Les Mémoires d’une chanteuse allemande/02-3

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 175-195).

CHAPITRE III

AMOUR ET SADISME

Je m’étais donné pour but de conquérir Arpad, sans m’être demandé comment m’y prendre.

S’il ne s’était agi que de le séduire, la chose allait sans difficulté, mais il me fallait tenir compte de bien des choses, et je ne m’aperçus du danger que lorsque Monsieur de N… nous eut laissés seuls. Dans le cas d’Arpad, la difficulté, le danger étaient bien plus grands que dans tous les autres cas ; je pouvais bien m’imaginer, avec ce jeune garçon, quand son désir aurait été stimulé et que je lui aurais indiqué la voie d’accès à ce suprême trésor qu’un homme peut souhaiter, et une femme lui accorder, qu’il me serait impossible de contenir sa passion, sinon de la contrôler moi-même. Ce tout jeune homme, je m’en rendais compte, ne ressemblait pas à mon accompagnateur, dressé de façon à obéir et à se soumettre, et à qui je pouvais toujours dire jusqu’où il lui était permis d’aller.

Un malheur, cette fois, serait vite arrivé ; et quels risques n’eussé-je pas courus en faisant, la première année de ce nouvel engagement, un pas d’une gravité imprévisible pour toute ma carrière théâtrale ! En outre, je connaissais beaucoup trop peu encore Arpad pour être persuadée de sa discrétion. Les jeunes gens se vantent volontiers de leurs conquêtes et, même si ce ne devait pas être le cas, je devais éviter que l’un de nous se trahît par des regards ou un mot trop vite prononcé. Et si, par hasard, quelqu’un nous épiait ?…

Si j’avais, dès ce moment, connu les Hongrois et les Hongroises comme j’ai appris plus tard à les connaître, j’aurais peut-être moins hésité ; mais j’arrivais de Francfort où on juge la conduite d’une femme avec beaucoup plus de sévérité qu’ici, en Hongrie, où une certaine légèreté fait partie du bon ton, notamment dans le monde des actrices.

Mon cœur battait si fort, quand Monsieur de N… me laissa seule avec son neveu, que je pus à peine parler, tant les sensations qui m’agitaient en mon for intérieur me contractaient la gorge. Je sentis que je m’étais amourachée d’Arpad. Ah ! si j’avais pu lui inspirer les sentiments que j’éprouvais pour lui ! Ce n’était pas simplement le désir ; c’était cet amour pur, éthéré, tel que je l’avais lu dans les livres. J’aurais voulu être assise, des heures durant, auprès de lui, le regarder, l’entendre ; cela seul m’eût déjà comblée de bonheur.

Mais je ne veux pas m’attarder à la description de ce que j’éprouvai alors ; je ne m’en sens pas la force, et il y faut une plume plus exercée. Or, je ne me suis jamais prise pour un grand écrivain et je n’ai su acquérir que des notions d’orthographe et de grammaire ; le style, la rhétorique sont toujours restés pour moi un but inaccessible, brillant devant moi comme une Fata morgana.

Quand l’oncle d’Arpad se fut éloigné, le maître d’hôtel de l’hôtel « À la reine d’Angleterre », — où j’étais descendue avant de louer un logement à l’année, — apporta le goûter, qui comportait du café avec une splendide crème fouettée glacée, une tarte à la noisette, des fruits, — melon et pastèque, — et un punch glacé. J’avais laissé au maître d’hôtel le soin de choisir, et il ne nous avait apporté que des mets rafraîchissants. « Si c’est ainsi qu’on vit en Hongrie, pensai-je, il n’est pas étonnant qu’on s’y rende vite malade ! » J’avais fait asseoir Arpad à côté de moi et, comme il faisait fort chaud bien que les persiennes fussent closes, j’avais laissé glisser le léger châle de soie qui me couvrait le cou et la gorge ; il put ainsi apercevoir les belles formes rondes de mes seins, qu’il ne s’aventura d’abord à contempler qu’à la dérobée, du coin de l’œil.

Mais quand il eut constaté que je ne lui refusais pas ce plaisir, il s’approcha, puis se pencha à plusieurs reprises vers moi, les yeux rivés sur ce spectacle. Il soupirait ; sa voix chevrotait. Lorsque je lui tendis le verre de café glacé, mes doigts rencontrèrent les siens et nous tînmes ensemble le verre quelques instants, avant de le reposer. Je sentis ma défaite approcher, mais n’y opposai qu’une faible résistance. Un léger frisson me parcourut, je sombrai dans une sorte de réflexion rêveuse et notre conversation se trouva interrompue. Je m’appuyai du dos sur le canapé, paupières closes, les sens chavirés, et je crus que j’allais perdre connaissance.

J’avais dû changer de couleur, car Arpad me demanda, d’une voix inquiète, si je me sentais mal. Je repris mes esprits et le remerciai en lui serrant la main, puis en lui abandonnant tout à fait ma main gauche. Il s’en empara, de ses deux mains, et me fixa du regard. Son visage était rouge et je crus que tous les boutons de sa tunique allaient sauter, tant sa poitrine s’était gonflée.

Ces préliminaires se prolongeraient-ils encore longtemps ? Il était bien trop timide pour exploiter un avantage dont il ne s’était pas encore aperçu ; un roué en eût tiré un tout autre parti ; mais qui sait si un roué aurait su me mettre en cet état, alors que j’eusse été sur mes gardes, sans trahir mes sentiments ?

La situation était pour moi pénible, et je me proposai d’en sortir. Je rappelai à Arpad que son oncle l’avait chargé de me montrer la ville. Je lui dis de faire venir un fiacre.

— L’équipage du baron d’O… est devant la porte, répondit un domestique ; le baron a envoyé sa voiture, elle est à vos ordres.

Geste galant ! Depuis mon arrivée, je n’avais pas encore vu le baron ; j’avais oublié de lui envoyer ma carte de visite, et pourtant, il avait eu cette attention ! Je me sentis confuse et décidai de me faire conduire à son domicile, pour y déposer ma carte. Arpad me répondit qu’en tout cas je ne le trouverais pas chez lui. Nous y allâmes pourtant, puis nous rendîmes à Ofen et revînmes vers le Bois-de-Ville, une sorte de parc aménagé d’assez mauvais goût, avec quelques canots sur un étang. Je demandai à Arpad si nous étions loin de l’hôtel « À la reine d’Angleterre ».

— À environ une heure, répondit-il.

— Je vais renvoyer la voiture, et nous nous promènerons ici, aussi longtemps que cela nous plaira. N’en serez-vous pas fatigué ? demandai-je à Arpad.

— Je n’en serai pas fatigué, même si cela doit durer jusqu’à demain matin.

Je souris, songeant à une certaine sorte de fatigue.

Les habitants de Budapest ne viennent en ce lieu que de jour ; dès le coucher du soleil, tout le monde reflue vers la ville. De la ville, j’avais déjà plus qu’assez, pour y avoir respiré beaucoup de poussière. Pest est la ville la plus poussiéreuse que je connaisse ; le sol, autour de la ville, n’est qu’une vaste sablière, de sorte que le moindre souffle de vent apporte en ville des nuages de poussière comme ceux d’Afrique ou des steppes de Boukhara. J’étais satisfaite d’avoir trouvé un endroit moins exposé à la poussière ; nous eûmes à traverser plusieurs pelouses avant d’atteindre une petite île où ne mène qu’une passerelle réservée aux piétons. Je donnais le bras à Arpad, qui me mena vers un restaurant encore ouvert ; je demandai jusqu’à quelle heure il restait ouvert ; on me répondit qu’il fermait à neuf heures et ouvrirait à nouveau à quatre heures du matin. Arpad me conseilla de revenir sur nos pas, le Bois n’étant pas très sûr de nuit ; on y avait récemment assassiné quelqu’un.

— Auriez-vous par hasard peur, mon cher Arpad ? lui demandai-je. Je l’appelais déjà par son prénom, et il faisait de même ; notre intimité s’était déjà affirmée. Je l’avais amené, sinon contraint à des aveux ; il me jura, face aux étoiles et au ciel d’un azur sombre, qu’il m’aimerait jusqu’à sa mort, et qu’il était déjà tombé amoureux de moi à Francfort. Son imagination s’exaltait comme seul un adolescent au tempérament lyrique en est capable. Il serrait et embrassait mes mains et, lorsque nous fûmes arrivés dans l’île, se jeta à mes pieds, m’affirmant qu’il révérait ce sol que foulaient mes pieds, me suppliant de l’autoriser à les embrasser. Je me penchai vers lui, je l’embrassai sur ses cheveux bouclés, son front, ses yeux ; il me prit à la taille et cacha sa tête, — devinez donc où ? Le voisinage de cet endroit vers lequel aspirent tous les hommes, bien que jalousement voilé de mousseline, de jupons et du rempart de drap de ma chemise, semblait l’enivrer ; il se saisit de ma main droite et la porta, sous son gilet, vers son cœur. Il battait, il cognait aussi fort que le mien ; mon genou droit se trouva en contact avec son pantalon, à un endroit où je rencontrai quelque chose de dur que mon genou fit encore durcir et grossir ; je crus que son pantalon, fort collant, allait éclater.

Il était onze heures, et nous étions encore dans l’île, enlacés, ma jambe droite par-dessus son genou. Il s’enhardit enfin à glisser sa main droite jusqu’au bord de ma robe, jouant en route avec les lacets de mes bottines, remontant ensuite jusqu’à ma jarretière, jusqu’à ce que sa main atteignît mes cuisses nues. Dès ce premier attouchement, je me sentis hors de moi. Nos lèvres se collèrent, je buvais les siennes et glissai ma langue entre ses dents, à la rencontre de sa langue. Je crus qu’il allait l’engloutir, tant il s’en régala.

Et je ne sais comment il se fit que j’eus soudain son sceptre entre mes doigts, le serrant à le rompre ; cependant, l’index de sa main droite avait atteint ma fente, et s’en amusait ; au sommet, elle était tout humide déjà, et ses jeux me rendaient comme folle.

L’instinct l’avait guidé, en ce jeu d’amour, et non l’habitude, car il m’avoua plus tard qu’il avait ignoré jusqu’alors la différence entre le carquois et la flèche d’amour. Tandis que, du pouce et de l’index, il se consacrait à mon bouton, ses trois autres doigts s’étaient fait un chemin plus bas, découvrant l’accès, tout ouvert et brûlant comme s’il eût contenu de la lave en feu.

Mes esprits chavirèrent, tant l’excitation était forte, et je dus fermer les yeux. C’est alors que j’aperçus sa verge, merveilleusement gonflée, se cabrant, semblable à la corne d’un taureau. Je n’avais pas encore touché la peau, mais j’en vis surgir le gland, fier et empourpré ; je sentis son frisson, puis une décharge électrique au creux de ma main quand elle effleura ce conduit par où se déverse le suc de vie. Comme un jet d’eau, il jaillit, laiteux, si bien que ma bouche, en quête d’air frais, reçut la décharge de ses reins. Au même instant, je me sentis également prête à déborder ; mon jet fut si copieux qu’il s’en remplit la main, comme s’il était allé puiser de l’eau à une source. Dégageant sa main de mes jupons, il la porta à ses lèvres et but tout ce qu’elle contenait, léchant encore sa paume et jusqu’aux replis entre ses doigts. Cela non plus, personne ne le lui avait enseigné ; la nature seule le guidait, dont il se laissait inspirer.

Après cette dernière éjaculation, il ne se trouva pas plus épuisé que moi-même, ravagée que j’étais d’un feu intérieur qui m’incitait à de nouvelles jouissances. Nous nous demandions apparemment, l’un et l’autre, comment procéder maintenant. Ma raison avait abdiqué, je ne tenais plus compte de rien. M’eût-on même dit que le déshonneur me guettait, que je risquais d’être engrossée, de mourir en accouchant, et même si des gens étaient survenus, que j’eusse vus en train de nous contempler, j’aurais continué ces jeux de l’amour, j’aurais proclamé ma félicité, sans éprouver nulle honte, tant j’étais devenue l’esclave de mes désirs, résolue à ne me point dérober à leur domination.

Cette extase se prolongea pendant plusieurs minutes, après l’instant de suprême volupté qu’avait provoqué notre double spasme. Nos désirs ne s’en trouvèrent point atténués ; chez moi, au contraire, ils s’affirmaient d’un instant à l’autre. Il en était de même pour lui. Mon regard allait de son visage à son dard, encore fièrement enflé, se portant ensuite sur le décor inanimé autour de nous, jusqu’à la surface des eaux paisibles, d’où surgissaient, çà et là, quelques broussailles. La lueur de la lune se reflétait sur l’eau qui, par endroits, semblait se rider quand un poisson y sautillait. Quelle volupté rafraîchissante que s’y baigner en compagnie d’Arpad ! J’étais bonne nageuse ; j’avais pris des leçons de natation à Francfort et j’aurais été capable de traverser dans toute leur largeur le Main ou même le Danube.

Arpad devina ma pensée et chuchota : « Veux-tu te baigner avec moi dans cet étang ? Il n’y a aucun danger ! À cette heure, personne ne passe plus ici. Les gens du restaurant dorment depuis belle lurette.

— Mais, tu m’as dit que l’endroit n’est pas sûr, répondis-je, et qu’on a récemment assassiné quelqu’un ici. Sinon, cela me plairait.

— N’aie pas peur, mon ange chéri. C’est encore ici l’endroit le plus sûr. Ce ne serait dangereux que là-bas, en direction de la ville, dans l’allée des platanes qui mène vers la Kônigsgasse, parmi les villas.

— Mais, que dira-t-on à l’hôtel quand nous rentrerons si tard ?

— La porte de l’hôtel reste ouverte toute la nuit ; le portier dort dans sa loge. Tu sais ton numéro de chambre. La femme de chambre aura peut-être laissé la clef sur la serrure ; cela arrive souvent. Nous verrons bien ; on trouve sans peine un prétexte pour rentrer tard. D’ailleurs, j’ai souvent pris une chambre dans cet hôtel, quand je ne veux pas réveiller le concierge de mon oncle. Je prends n’importe quelle clef, comme si j’étais chez moi. Au surplus, ton voisin de chambre est parti aujourd’hui, sa chambre est vide et je m’y installerai.

— Puisque tu me rassures, essayons. Aide-moi à me déshabiller, j’en ferai autant, dis-je.

Il enleva aussitôt son kalpak, son brandebourg fourré et son gilet, puis m’aida à délacer mon corset. En moins de trois minutes, nous fûmes nus tous les deux, au clair de lune.

Arpad, de toute évidence, n’avait encore jamais vu une femme nue. Tremblant de tout son corps, il se mit à genoux devant moi et m’embrassa des pieds, à la tête, par-devant, par-derrière, suçant les boutons de mes seins, abordant le temple de la volupté ; il inséra sa langue entre mes grandes lèvres, chatouillant le haut et pénétrant autant qu’il put. Je finis par me dérober à lui et bondis dans l’eau ; j’avançai toujours plus loin, jusqu’à perdre pied, et me mis à nager. Il ne nageait que d’une main, de côté, m’étreignant de l’autre et plongeant parfois ; je sentais alors sa tête bouclée glisser de mes seins à mon ventre, et ses doigts, ou sa langue, effleurer le siège de volupté.

Nous revînmes vers la rive, aiguillonnés de désir d’une jouissance complète, et je me résignai à admettre en moi le dispensateur des joies, qui parfois sait aussi les anéantir. Mais je ne songeai pas un instant aux suites possibles de cet abandon. Si j’avais vu un poignard entre ses mains, j’aurais tendu ma poitrine à ses coups. À cause de son inexpérience, le moment critique survint avant même que sa massue ait pénétré en moi ; ainsi, sa corne d’abondance déversa à flots son suc le long de mes cuisses. Il ne fut pas découragé pour autant, se serra contre moi, le souffle haletant ; ses doigts se crispaient dans ma chair, sa baguette ne resta inerte que peu d’instants, tressaillant parfois, après quoi je la sentis plus chaude, plus dure et plus grosse, pénétrer, d’un seul élan, jusqu’en mon tréfonds, le gland atteignant le vagin. C’eût été douloureux, si ce n’avait été si parfaitement délicieux.

Je crus bien que, cette fois, j’allais me trouver enceinte : un frisson voluptueux parcourut mes membres et je le sentis jusqu’aux fesses, puis jusqu’aux orteils. Mes écluses s’ouvrirent et le flot déborda, si copieux qu’Arpad crut, comme il me l’avoua plus tard, que je l’avais arrosé d’autre façon. Ce fut là ce qui excita chez lui le même conduit et je sentis s’épancher en moi un jet chaud qui n’en finissait pas. Ce ne pouvait être déjà un déversement des glandes, car, après qu’eut cessé cette chaude averse, son sceptre d’amour continua à faire rage en moi, cependant que la source de volupté se tarissait chez moi. Finalement, la décharge électrique se produisit chez lui et nous restâmes accolés, incapables de parler, la tête vide, plongés dans une méditation voluptueuse. Si une seule pensée traversait encore ma cervelle, c’était que nous pourrions rester éternellement ainsi, et que la mort nous surprendrait en cette pose. Mourir serait la plus haute félicité.

Le vent apportait jusqu’à nous les sons du clocher de l’église Sainte-Thérèse ; minuit sonna. Je rappelai à Arpad qu’il était grand temps de rentrer en ville, où nous pourrions continuer nos jeux. Il m’obéit sur-le-champ. Il n’était pas de ces hommes qui, comme d’habitude, une fois qu’ils ont triomphé de nous ne veulent plus en faire qu’à leur tête. Il me demanda simplement l’autorisation de me porter dans ses bras, comme un enfant, jusqu’à la rive ; il me prit sous les fesses, je nouai mes bras à son cou et il me porta, comme une plume, de l’eau de l’étang jusqu’à un banc de bois où nous avions laissé nos vêtements. Je mis mes bas et il noua les lacets de mes bottines, tout en embrassant sans arrêt mes mollets et mes genoux ; puis, nous finîmes de nous habiller, et marchâmes jusqu’au proche rond-point. Devant le stand de tir, à la sortie du petit Bois-de-Ville, stationnait un fiacre de louage, le cocher sur son siège. Arpad lui demanda de nous conduire en ville, moyennant un bon pourboire. Il donna comme adresse la place Saint-Joseph, ne voulant pas que le cocher sache qui j’étais et où j’habitais ; j’avais eu, moi, la prudence de rabattre une voilette sur mon visage. Le cocher répondit que, pour 1 florin d’argent, il nous mènerait à l’endroit convenu ; nous nous assîmes et il fit galoper ses chevaux ; il avait amené au stand de tir un groupe de jeunes gens pour une beuverie ; il était commandé pour minuit et devait faire vite pour être de retour à l’heure.

Nous fîmes halte place Saint-Joseph. Nous étions tout près de la Reine d’Angleterre. Arpad me laissa entrer la première, tandis qu’il allait prendre les clefs. Je montai et l’attendis devant ma porte. Il arriva bientôt, avec une seule clef, car le portier ne dormait pas encore. Il lui avait raconté qu’il m’avait conduite à Pest où il avait rencontré sa tante, à laquelle il m’avait présentée, et avec qui nous étions allés au restaurant-jardin Horvath, où nous nous étions attardés. Après m’avoir fait entrer, il me dit qu’il devait repartir ; pour induire en erreur le portier, il rentrerait par l’autre porte de l’hôtel ou par le café qui, pendant la Foire, restait ouvert toute la nuit ; de la sorte, personne ne le verrait revenir.

Je me sentais un peu lasse. La position que nous avions adoptée pendant toute cette joute d’amour, debout, m’avait fatigué les jambes, et j’aspirais au repos. Mais si Arpad devait insister pour faire encore l’amour, je ne m’y refuserais pas ; je l’aimais trop, et lui savais gré de son amour et du plaisir qu’il m’avait procuré.

Quand il arriva, j’étais déjà au lit. Lui aussi devait être épuisé ; sa fontaine avait jailli trois fois, et je lui conseillai d’épargner ses forces pour la prochaine fois. Je vis, à son visage, qu’il aurait aimé rester, mais eut la délicatesse de ne pas insister et nous nous quittâmes après nous être encore embrassés ; il porta encore ses lèvres à celles de cette autre bouche qui lui avait valu tant de plaisirs.

Je ne veux pas vous raconter tous nos autres tournois d’amour, une vraie campagne au pays de Cythère ; il me faudrait me plagier moi-même, et me perdre en répétitions qui pourraient vous ennuyer.

Arpad m’avoua qu’à Francfort il avait trouvé chez un bouquiniste un livre, les Aventures mémorables de Monsieur de M…, dans lequel il avait appris la théorie des plaisirs de l’amour. C’était une grande chance pour lui, ajouta-t-il, que je sois venue bientôt en Hongrie, car il avait été plusieurs fois sur le point d’accorder à une hétaïre les prémices de sa virilité ; seule, la crainte d’une infection l’en avait détourné. Un de ses amis qui avait sacrifié à Vénus dans une maison sans hygiène y avait contracté une maladie honteuse dont il n’arrivait pas à se guérir.

Bien que j’eusse négligé, le premier soir, toutes les précautions accoutumées, je me résolus à me prémunir, dorénavant, contre les suites éventuelles du plaisir amoureux. J’eus à nouveau recours au moyen protecteur que vous savez ; il m’arriva de le négliger, et pourtant nos rapports intimes n’eurent point de fâcheuse conséquence. Sans doute, vous, qui êtes médecin, vous expliquerez-vous ce phénomène mieux que je ne saurais le faire.

Notre bonheur, cependant, ne devait pas durer. Dès octobre, Arpad se vit nanti d’une fonction loin de Budapest qu’il dut quitter. Ses parents habitaient cette région éloignée, et le père d’Arpad était homme trop strict pour qu’Arpad pût envisager de ne pas lui obéir.

En septembre, je m’étais installée dans un logement, dans l’immeuble Horvath, rue Hatvany. Je ne prenais pas mes repas chez moi, mais me les faisais apporter du Casino. C’était, pour moi, plus avantageux et aussi plus commode. En outre, cela me donnait une bonne excuse pour ne point inviter chez moi les autres actrices ; si j’avais eu une cuisinière, elles m’auraient pour ainsi dire obligée à inviter à ma table, comme il est de mode en Hongrie. Cette mode, me dit-on, avait davantage régné auparavant. Les acteurs, chanteurs, de l’un et l’autre sexe, sont volontiers pique-assiette.

Je pris, pour étudier le hongrois, une institutrice que m’avait recommandée le baron d’O… Il m’avait déconseillé d’engager celle que m’avait proposée Monsieur de N…, à cause de sa mauvaise réputation en ville ; elle avait réduit à la misère plusieurs chevaliers servants, étant d’une rapacité éhontée.

Madame de B…, qui m’enseignait le hongrois, devait avoir été fort belle dans sa jeunesse, et avait eu un passé assez agité. Son mari était un ivrogne, dont elle divorça. Elle parlait fort bien l’allemand et n’avait appris le hongrois qu’en venant au théâtre. Son père était fonctionnaire, et elle avait eu une bonne éducation, ce qui la mettait à l’aise dans n’importe quel salon. Elle me complimenta de ma rapidité à apprendre le hongrois et s’étonna de mon aptitude à assimiler la prononciation, qui diffère nettement de celle de l’allemand.

Nous fûmes bientôt aussi intimes que si nous avions été du même âge. Elle ne faisait nul secret de ses aventures passées et sut souvent me distraire en me les racontant. Le nombre de ses amants était, sans doute, assez restreint, mais elle connaissait les « nuances » des jouissances de l’amour aussi bien qu’une véritable Messaline. Je ne sus pas lui en cacher mon étonnement.

— Cela provient, m’expliqua-t-elle, de ce que j’ai eu des amies qui se gênaient fort peu de faire devant moi leurs cochonneries, de sorte que j’ai surtout appris en regardant, sans y participer moi-même. Madame de L…, cette personne que Monsieur de N… vous avait recommandée comme institutrice, a été, dans sa jeunesse, la femme la plus dévergondée, et le serait encore si elle n’était déjà trop vieille ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir encore quelques amants. J’ai lu des récits sur Messaline, Cléopâtre et d’autres gourgandines. Je n’accorderais nulle créance à ces livres, si je ne connaissais pas la L… Mais vous devriez pourtant faire sa connaissance ; c’est quelqu’un d’intéressant, en son genre, une espèce de miracle. Elle connaît toutes les entremetteuses et filles de joie de Budapest. Vous apprendriez par elle des choses que bien peu de femmes connaissent.

Je dois ajouter que j’avais entretenu Madame de B… du livre de Sade, et lui en avais montré les illustrations. Elle ne les avait jamais vues, mais croyait, ajouta-t-elle, que Madame de L… les connaissait, car elle-même avait vu Madame de L… mettre en pratique quelques-unes de ces scènes.

Que risquez-vous à voir tout cela ! ajouta Madame de B… Personne ne l’apprendra, car je dois dire, à l’éloge d’Anna (elle désignait d’habitude Madame de L… par son prénom), qu’elle est fort discrète. On éprouve une excitation d’un genre particulier à voir de telles scènes. Elles nous aident à connaître la morale humaine, à nu. Combien de grandes dames y a-t-il, à Budapest, dont personne ne soupçonnerait qu’elles se comportent de façon bien pire que les grandes prostituées les plus dissolues ? Anna les connaît toutes ; elle les a toutes vues, quand elles se croient le moins observées, aux prises, non pas avec un homme, mais avec une demi-douzaine.

Madame de B… avait aiguillonné ma curiosité. Si même les scènes dans la Justine et Juliette de Sade me répugnent au point que je ne me serais jamais résolue à assister à de tels spectacles, il en était quelques-uns que je serais capable de supporter.

Vous connaissez certainement ce livre et savez ce que représentent deux scènes auxquelles je pense spécialement ; si vous les avez oubliées, je les rappelle à votre mémoire. L’une montre une arène. En haut, à une fenêtre, on aperçoit un homme âgé, barbu, le propriétaire de la ménagerie, puis un jeune homme, une jeune fille tout juste nubile, à peine sortie de l’âge ingrat, et un garçonnet.

Par la fenêtre, on vient de jeter dans l’arène une jeune fille nue, la tête en bas ; une panthère, une hyène et un loup bondissent vers l’enceinte pour la dévorer. Un lion est déjà en train de déchiqueter le corps d’une autre fille ; on voit ses entrailles sortir du corps. Un ours géant en renifle une troisième[1]. Même vous, médecin, habitué à voir en clinique les opérations, les amputations les plus effroyables, seriez horrifié à un tel spectacle, et combien le serais-je davantage !

L’autre image représente le marquis de Sade vêtu d’une peau de panthère ; il attaque trois femmes nues ; il s’est déjà emparé d’une, dont il mord les seins, faisant jaillir le sang tandis que, d’une patte, il déchiquette sa poitrine et qu’un enfant nu gît, mort, le corps lacéré[2].

Je ne sais laquelle de ces deux images est la plus horrible, et je n’aimerais rien voir de tel. Mais il y a d’autres scènes, des orgies, des flagellations, des tortures et des débauches entre personnes du même sexe, qui ne comportent pas de meurtre, et qu’en somme on peut contempler.

Vous me direz peut-être que les scènes moins effroyables sont capables de mener aux plus horribles. Je n’affirmerai pas que certaines personnes ne connaissent pas ici de limites, mais je suis persuadée que, chez moi, ce ne sera jamais le cas. On pourrait aussi bien prétendre que tous les gens — et les femmes sont ici, je le sais, plus nombreuses que les hommes — qui vont assister à des exécutions capitales ou à des scènes de châtiment corporel, avec bâton, verges ou fouet, seraient eux-mêmes capables de tuer leurs semblables s’ils le pouvaient impunément, pour satisfaire leurs appétits morbides ; mais je sais, moi, qu’assurément il n’en est pas ainsi. L’une de mes amies, une Hongroise aussi, dont le père avait été officier et qui habitait alors, avec sa famille, la caserne Alser à Vienne, y assistait presque chaque jour à des séances de punitions corporelles ; elle a vu, de ses fenêtres, des soldats frappés de coups de verges ou de bâton, sans qu’il lui soit jamais venu à l’esprit d’en faire autant elle-même ; elle n’était pas même capable de couper le cou à un poulet. Il y a un abîme entre voir et faire.

Madame de L… avait accès dans les meilleures familles de Budapest ; des femmes de magnats étaient ses intimes. Sans doute leur enseignait-elle l’art dans lequel elle excelle : celui de captiver les hommes. Il n’y a rien de compromettant à la fréquenter. En Allemagne, c’eût été impossible. J’acceptai de la recevoir et Madame de B… me l’amena. Seul, le baron d’O… fronça les sourcils, estimant que ce n’était pas une relation digne de moi. Je ne sais pourquoi il était tellement monté contre elle. Elle me plut ; elle était bien moins libre de ton que je n’imaginais. Quand je la connus mieux et l’invitai à parler librement de tout avec moi, elle renonça alors seulement à toute réserve et je constatai que cette femme était tout autre qu’elle ne se montrait en société. Elle avait sa philosophie assez particulière, uniquement orientée par le souci de ménager à ses sens des aliments toujours nouveaux. C’était un Sade femelle, et qui eût été capable de faire ce que Justine et Juliette décrivait. Elle m’en fournit bientôt la preuve, ce que je vais vous narrer sans délai.

Notre entretien roulait, un jour, sur la façon de stimuler le désir sexuel dont le but final est l’accouplement de l’homme avec la femme. Elle était d’accord avec moi qu’une jouissance trop fréquente amortit la sensibilité des organes sexuels et qu’il faut, pour la réveiller, recourir parfois à des moyens artificiels.

— Je ne conseillerai à aucun homme, me dit-elle, d’accumuler autant d’expériences que je l’ai fait. Rien de pire, pour l’homme, qu’un abus d’excitation ; cela l’énerve et le rend impuissant ; l’imagination ne l’aide que rarement à remplacer ce qu’il a étourdiment gaspillé. Chez la femme, par contre, l’imagination continue à susciter cette excitation. Avez-vous jamais essayé de vous faire fouetter pendant l’accouplement ?

Je dois vous dire qu’avec Madame de L… il était inutile de vouloir dissimuler quelque chose. Elle avait remarqué, dès la première visite, jusqu’à quel point j’étais initiée aux mystères de la jouissance ; mais je n’avais pas à craindre qu’elle me trahît, car elle partageait mes opinions quant au goût qu’ont les femmes de simuler et dissimuler. Lorsque je lui dis que j’avais essayé une fois, mais que la douleur avait été trop forte pour que je continue, elle rit à gorge déployée.

— Il y a peu de femmes, me dit-elle, qui connaissent la volupté de la douleur, notamment des verges ou du fouet. Et, parmi les innombrables détenues des prisons régionales et municipales qui sont condamnées au fouet, il en est une à peine qui ne redoute pas cette punition.

« Je n’ai rencontré que deux femmes qui avouent y trouver une réelle volupté. L’une était une prostituée de Raab qui avait commis plusieurs vols, à seule fin d’être condamnée au fouet. Elle trouvait même une volupté plus grande à la punition publique et à la honte qui en résultait. Elle était fière qu’on l’appelât une putain. À vrai dire, elle criait et gémissait tandis qu’elle était fouettée, mais, revenue dans sa cellule, ou aussitôt relâchée, — ce qui est le cas pour de menus larcins, ou quand l’argent volé a été retrouvé, — elle se déshabillait et contemplait dans un miroir ses fesses écorchées ; elle caressait du doigt son coquillage ; de même, quand on lui appliquait la peine, c’est au moment de la douleur la plus aiguë qu’elle éprouvait les sensations les plus voluptueuses.

« J’ai découvert ici, à Budapest, une fille du même genre ; elle est à la prison de la ville, et condamnée à trente coups de fouet par jour. Mais elle ne crie jamais, et son visage exprime la volupté plus que la douleur. Auriez-vous plaisir à voir cette fille pendant la séance ?

J’hésitais, mais mon scrupule venait de la crainte que la chose soit connue du gouverneur de la ville, Monsieur de T…, qui saurait ainsi que je trouvais plaisir à de tels spectacles. Je le connaissais, il était parmi ceux qui me faisaient la cour. Anna — je l’appelle ainsi parce que Madame de B… l’appelait de même — me répondit que Monsieur de T… ne me verrait pas nécessairement, mais que Madame de B… et quelques autres dames, dont plusieurs aristocrates, comme les comtesses E… et R… et aussi O… et B… seraient certainement présentes ; ce qui me permettrait de passer inaperçue ; au demeurant, qui m’empêcherait de me voiler de façon à n’être pas reconnue ?

Je finis par dire oui et, le jour de la punition approchant, je n’eus point à attendre longtemps.

Le jour venu, il y eut en ville un autre spectacle qui empêcha les femmes de magnats de se rendre à la prison. C’était la réception de l’Archiduchesse, qui venait d’arriver de Vienne. Anna s’était arrangée de telle façon que nous trois, elle, Madame de B… et moi, pûmes entrer sans être vues dans une pièce du rez-de-chaussée qui nous avait été réservée. Nous prîmes place à la fenêtre et bientôt apparurent trois hommes, le gouverneur, le geôlier et le bourreau, puis la « délinquante », une fille d’à peine seize à dix-huit ans. Un petit visage de déesse, la taille fine, un visage empreint d’innocence. Elle ne paraissait nullement avoir peur, mais baissait les yeux, comme de honte. Anna nous dit que c’était là une pose, dont elle ne se départait jamais, ainsi que je pourrais bientôt m’en persuader.

Le geôlier ligota la fille sur un banc et le bourreau commença à la fouetter. Elle ne portait qu’une jupe mince et une chemise, tendues sur le corps, de sorte que les formes de ses fesses se dessinaient nettement. À chaque coup, elles tremblaient et continuaient à osciller. Son visage apparaissait contracté de douleur, mais aussi de volupté ; celle-ci s’accentua après le vingtième coup, ses yeux se révulsèrent et sa bouche s’ouvrit ; elle soupira, avec l’apparence de quelqu’un qui se trouverait au comble de l’extase.

— Cela aurait dû venir beaucoup plus tôt, ou alors, seulement vers la fin, me chuchota Anna. Je ne crois pas qu’elle jouira une seconde fois, ou alors, nous devons l’y aider quand elle reviendra, le châtiment une fois terminé. J’ai donné 5 florins au geôlier pour qu’il la fasse entrer ici. Je ne fais cela que pour vous être agréable !

Je savais ce que cela signifiait, et sortis de mon portefeuille 10 florins que je donnai à Anna pour régler les autres petits frais. Je me proposai de faire aussi un cadeau à la délinquante quand elle viendrait.

Toute la séance dura une demi-heure, à raison d’un coup par minute. Monsieur T… s’éloigna, le bourreau emporta le banc dans une pièce, et la fille qu’on venait de battre entra. Anna se rendit avec nous dans une autre pièce dont les vitres étaient de verre dépoli, de sorte qu’on n’y pût regarder de l’extérieur. Anna ordonna à la fille de se déshabiller entièrement, ce qu’elle fit, mais en affectant encore d’avoir honte devant nous. Son derrière était terriblement enflé ; on pouvait compter les traces des coups et, à certains endroits, le sang perlait sous la peau, qui pourtant était belle encore.

— Tu n’as joui qu’une fois, il me semble, demanda Anna.

— Une fois seulement, répondit la détenue, d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine. Ses jambes tremblaient, et j’eus l’impression qu’elle brûlait d’envie de jouir encore une fois. Anna avança une chaise, sur laquelle elle lui fit mettre un pied ; ceci fait, Anna se mit à genoux devant elle et se mit à jouer, de ses doigts, puis de sa langue, aux abords de la grotte de volupté ; elle enfonça son index entre les grandes lèvres, le faisant vite entrer et sortir, tandis que sa langue taquinait la fente. La fille gémissait et haletait de plaisir, se cramponnant des deux mains à la chevelure d’Anna que, dans l’excès de sa volupté, elle se mit à bouleverser et à vouloir arracher.

— Ça te plaît ? lui demanda Anna.

— Ah ! oui, surtout, ne t’arrête pas ! Oh ! comme c’est bon — oh — oh — ne cesse pas encore — lentement avec le doigt — attends — ah — oh — maintenant, plus vite, non, pas encore. — Ah ! si vous pouviez me mordre, me griffer !

Ce spectacle m’avait tant excitée que j’enviais Anna du rôle qu’elle jouait près de cette fille. Il faut qu’elle l’ait deviné à l’expression de mon visage, car elle interrompit le jeu de ses mains et de sa langue.

— Voulez-vous essayer aussi ? — Et toi, Nina, dit-elle à Madame de B…, tu pourrais ne pas rester là comme une souche. Aide donc Mademoiselle !

Madame de B… sourit, me déshabilla, puis se dévêtit ; Anna seule resta vêtue comme elle était. Elle savait sans doute pourquoi elle ne devait pas nous imiter ; le spectacle de son corps si fané nous eût gâché toute envie de jouir, nous aussi.

Nina (Madame B…) avait le corps encore fort beau, plus beau même que celui de ma mère. Elle n’avait jamais eu d’enfant ; son ventre n’était pas plissé, sa poitrine pas avachie ; son visage seul indiquait son âge. Elle venait d’avoir cinquante ans. Pourtant, elle avait auprès des hommes moins de succès qu’Anna, de beaucoup moins belle. C’est qu’elle n’était pas aussi lubrique, et ressemblait trop à une statue de marbre inanimée. En ce moment même, elle restait de glace.

Je ne courais pas le risque d’être découverte. La détenue devait encore subir trois mois de détention et, me certifia Anna, commettrait quelque nouveau délit, une semaine au plus tard après sa libération, afin de ne pas être privée de la volupté du fouet ; je ne serais donc pas exposée à la revoir, à moins qu’il ne me plaise de lui rendre visite en prison.

Je pris donc, auprès d’elle, la place d’Anna ; celle-ci ayant interrompu son double chatouillement, le flot déjà prêt à se déverser était rentré dans son lit, et il me fallut recommencer à enflammer les désirs de la fille, cependant que Nina, qui s’était aussi mise à genoux à mes côtés, me tenait à la taille de sa main gauche et, de la droite, commença des caresses à ma grotte de volupté, qui se trouva bientôt tout humide et gluante, me brûlant comme si elle eût été remplie d’explosifs.

Anna s’était agenouillée derrière moi et jouait, de sa langue, dans cette autre petite fente toute proche de ma grotte de volupté. Cela surtout sembla exciter la fille, dont les mouvements s’accélérèrent, hâtant le dénouement. En même temps, Anna égratignait le derrière de la fille, déjà couvert de blessures ; elle le mordit et suça le sang des plaies.

— Ah, mon Dieu ! s’écria la fille, pâmée de volupté ; c’est trop fort, c’est plus que je ne peux supporter, je vais p… p… pisser.

Je sentis jaillir dans ma bouche un jet brûlant, d’un goût un peu salé ; la fille voulut se retirer, mais je la serrai plus fort contre moi et lui dis : « Tout, donne-moi tout ! » si bien qu’elle ne se retint plus.

Eût-ce été du champagne, je ne l’aurais pas avalé avec plus de voluptueuse avidité, et j’aurais donné je ne sais quoi pour qu’il y en eût encore autant. Bientôt après, l’autre suc jaillit à son tour de la grotte de volupté ; il était si abondant que même Arpad n’en avait jamais reçu de moi autant que j’en eus de la pauvre petite.

Ainsi prit fin ce jeu admirable, pour moi inoubliable. Nous nous rhabillâmes. Je donnai vingt florins à la fille, la serrai dans mes bras et l’embrassai, en lui disant qu’elle n’aurait plus besoin de commettre de vols, car je la prendrais chez moi.


  1. Cf. Histoire de Juliette, quatrième partie, t. VIII, p. 3 (note de wikisource).
  2. Cf. Histoire de Juliette, sixième partie, t. X, p. 191 (note de wikisource).