Les Mémoires d’une chanteuse allemande/02-2

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 169-174).

CHAPITRE II

ARPAD

Lorsque je revins à Vienne, les gens que j’y avais connus furent fort surpris de me trouver, au physique, si changée. J’avais convenu d’une rencontre avec ma mère qui fut témoin de mes succès à la scène. À notre première rencontre, dès qu’elle m’aperçut, elle s’exclama : « Ah, ma chère enfant, comme tu es embellie, comme tu as l’air fraîche et bien portante ! »

Je rencontrai un jour Roudolphine chez Dommayer à Hietzing. Elle me dévisagea avant de venir vers moi et me dit qu’elle ne m’avait d’abord pas reconnue. Elle aussi avait changé, mais pas à son avantage ; elle était obligée de remplacer le rose de ses joues par du fard, mais ne réussissait pas à masquer le cerne bleuâtre de ses yeux ; on ne le voyait que trop.

« Serait-ce que, depuis ton départ de Vienne, tu as renoncé aux joies de l’amour ? me demanda-t-elle. C’est impossible ; qui a bu de cette ambroisie ne saurait s’en passer ensuite. Mais il y a des gens d’une santé inattaquable, que la jouissance amoureuse fortifie au lieu de les affaiblir ; peut-être en es-tu ! »

Je l’assurai, mais en vain, que pendant mes deux années d’absence de Vienne, j’avais mené une vie très chaste et m’en trouvais d’autant mieux. Elle ne voulut pas me croire, et me répondit que c’était absurde.

« Qui donc aurais-je pu trouver à Francfort, lui dis-je, de gros richards ? Ce sont de vrais antidotes de l’amour, ils ne comprennent rien à la galanterie ; quant à me donner à un homme qui ne partage pas un tantinet mes sentiments, cela me paraîtrait indigne de mon sexe. Je ne connais rien de plus répugnant qu’une Messaline qui ne recherche que la volupté animale ! »

Sous son fard, Roudolphine rougit ; peut-être avais-je touché juste, quoique c’eût été sans le vouloir. Notre entretien fut bref.

J’aperçus alors deux messieurs distingués qui nous observaient attentivement avec leurs lorgnettes ; l’un d’eux salua mon amie d’antan, sur quoi je m’éloignai et me dirigeai vers une dame qui montait l’allée dans ma direction.

Pendant les quinze jours de mon séjour à Vienne, j’appris que Roudolphine y passait désormais pour l’une des femmes les plus dévergondées. Elle avait des amants par douzaines. Les deux messieurs que j’avais vus à Hietzing étaient du nombre ; c’étaient deux « attachés » de l’ambassade du Brésil, les plus grands roués de Vienne. Roudolphine me présenta même l’un d’eux, le comte d’A… Elle n’était plus jalouse, et cédait volontiers ses amants à chacune de ses amies. Elle-même me raconta qu’elle trouvait presque autant de satisfaction sensuelle à voir les autres jouir qu’à jouir elle-même. Elle me rappelait les scènes de la Justine de Sade où se passent des scènes de ce genre.

Par politesse, je devais une visite à Roudolphine ; je la trouvai seule, en début d’après-midi, vers trois heures et demie. Elle me montra une quantité de photographies qu’elle avait récemment reçues de Paris.

Ce n’étaient que des scènes érotiques, des femmes et des hommes nus. Les plus intéressantes étaient celles concernant Madame Du Deffand qu’Alfred de Musset faisait « circuler » parmi ses amis.

Elles représentaient six scènes obscènes, montrant la célèbre femme de lettres avec, le plus souvent, d’autres femmes et des filles impubères qu’elle initie aux mystères de l’amour priapique ; l’une des photographies la montre s’accouplant avec un gorille géant, une autre, avec un chien de Terre-Neuve, la troisième, avec un étalon que deux filles nues tiennent en laisse ; elle-même est accroupie, montrant dans toute sa splendeur ses fesses et, par-dessous, une grotte de volupté qui doit être fort largement béante puisque l’étalon y fait pénétrer sans peine sa lance redoutable. J’ai peine à croire qu’une femme soit en mesure de supporter cela ; la douleur doit dominer, de beaucoup, la volupté.

Roudolphine me raconta alors dans quelles circonstances ces images prirent naissance. Peut-être ne le savez-vous pas ; c’est une histoire assez intéressante pour que je vous la raconte.

George Sand avait eu pendant de longues années une liaison avec Alfred de Musset ; ensemble, ils parcourent l’Italie et vinrent à Rome. Il y eut là, entre eux, une terrible querelle, suivie d’une brouille totale. Musset, d’abord fort discret, épargna sa maîtresse. Mais elle agit autrement. Lorsqu’on l’interrogea sur les causes de la rupture, elle répandit la nouvelle qu’elle avait donné congé au poète en raison de sa déficience dans les tournois de l’amour, du fait qu’il était devenu complètement impuissant.

L’histoire vint aux oreilles de Musset ; il se sentit offensé dans sa vanité à l’idée qu’il pourrait avoir désormais mauvaise réputation auprès des nombreuses femmes qu’il courtisait, et il projeta de se venger de Madame Du Deffand. De là, ces photographies, pour lesquelles il écrivit, en vers, un texte approprié, passablement scandaleux ; il fit reproduire le tout en photographies, parce qu’il aurait eu peine à trouver un imprimeur qui acceptât de les éditer.

J’étais contente de m’être réconciliée avec Roudolphine, mais ses visites me gênaient un peu, car elle avait dès lors une réputation vraiment fort mauvaise.

J’attendis avec impatience la fin de mes représentations, et sans m’attarder un jour de plus à Vienne, je partis pour Budapest.

J’y arrivai juste pour la grande Foire annuelle, le seul moment de la morte-saison où la ville ait encore l’air vivant ; cette foire dure une quinzaine, et on l’appelle le Marché de la Décollation de Saint-Jean, ou le Marché aux Melons, ces fruits rafraîchissants affluant alors aux éventaires.

À Francfort déjà, j’avais acheté un dictionnaire allemand-hongrois et une méthode pour l’étude de cette langue.

Dès mon arrivée à Budapest, je fis porter ma carte de visite à Monsieur de N… ; il eut la politesse de me rendre aussitôt visite, accompagné de son neveu Arpad, dont les yeux brillèrent de joie dès qu’il me vit.

Je ne fus pas peu étonnée de les voir entrer tous deux chez moi en uniforme hongrois de gala ; j’appris ensuite que c’était soudain devenu la mode en Hongrie et qu’on portait désormais couramment ce costume hongrois.

Monsieur de N… me conseilla de porter aussi quelques robes selon la mode nationale ; le fanatisme avec lequel hommes et femmes se voyaient requis de se vêtir ainsi avait valu des insultes de la part de la jeunesse à diverses personnes qui s’étaient opposées au mouvement en faveur de cette mode. On attendrait donc de moi, plus que de toute autre dame, ce genre d’hommage, du fait que j’étais membre du théâtre national. Je trouvai tyrannique cette exigence qui n’était nullement mentionnée dans mon contrat avec l’intendant du théâtre ; mais, ce costume étant assez joli, je consentis à le porter, d’autant qu’il me parut m’aller très bien et, quoiqu’il fût très voyant, me convenir même mieux que ceux que j’avais portés jusqu’alors. Je me fis faire quelques costumes, que je portai de préférence aux autres.

Monsieur de N… me demanda si je chanterais mes rôles en italien ou en allemand. Je lus sur son visage qu’il aurait volontiers ajouté encore une question et devinai bien laquelle, aussi lui répondis-je que je m’efforcerais d’apprendre assez le hongrois pour pouvoir chanter dans cette langue. Comme il y a peu d’opéras comportant un texte parlé et que, seul, un petit nombre d’auditeurs comprennent quelques mots de texte chanté, je pensai que cet effort ne me serait pas trop difficile. En outre, ajoutai-je, j’avais l’intention de prendre des leçons.

Monsieur de N… me recommanda une dame du théâtre, parlant assez bien l’allemand pour me l’enseigner, et je répondis que je verrais.

On a coutume, en Hongrie, d’offrir quelque chose aux visiteurs, à n’importe quelle heure du jour ; aussi bien la nourriture joue-t-elle un grand rôle dans la vie quotidienne. Les Hongrois sont de grands sybarites.

J’invitai donc ces deux messieurs à goûter ; Monsieur de N… s’excusa en raison des travaux dont il était accablé, et se leva. « Si tu as envie de rester, dit-il à son neveu, je t’autorise à accepter l’aimable invitation de Mademoiselle. Tu pourras ensuite la promener en ville et lui servir de cicerone. »

« Sans doute viendrez-vous aussi voir notre théâtre, Mademoiselle, ajouta-t-il, en s’adressant à moi. Ce ne sera sans doute pas d’un grand intérêt pour vous, c’est une tragédie, à laquelle vous ne comprendrez guère. Employez donc votre temps à votre guise ! Demain, nous parlerons du reste. »

J’étais heureuse de pouvoir ainsi être seule avec le beau jeune homme.

Je m’étais d’avance promis de bien lui enseigner l’amour et de l’habituer, dès le début, à se plier à tous mes vœux et caprices.