Les Mémoires d’une chanteuse allemande/02-1

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 155-167).

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHASTE !

Peut-être serez-vous étonné, bien cher ami, de lire désormais des lettres différant fort de celles que j’ai jusqu’à présent écrites, tant par leur style, leur conception, leur philosophie et mes opinions, que par la diversité des sujets traités ? Ne croyez pourtant pas que, lasse d’écrire, j’aie trouvé un confident chargé de continuer mes Mémoires ; il faudrait que je connusse, en dehors de vous, encore quelqu’un à qui me confier, comme à vous, sans la moindre réserve ; ce qui n’est pas le cas. Il faut connaître les hommes bien exactement pour se risquer à leur confier ce qu’on pense, ce qu’on a pensé et ressenti ; je n’ai à ce jour pas encore trouvé un tel homme, parmi ceux surtout auxquels je me suis physiquement totalement donnée.

La différence, le complet changement de ton proviennent uniquement de ce que mon point de vue s’est adapté à mes expériences, tandis que je les rédigeais, du fait que je me reporte en pensée à la situation dans laquelle je me trouvais alors ; peut-être n’ai-je pas tort d’adapter mon style à ces situations variées.

Dans ma dernière lettre, je vous indiquais que j’avais accepté un contrat à Francfort, parce qu’il me semblait le plus avantageux des deux proposés. Heureusement, je ne m’étais engagée que pour deux ans ; j’estime en effet que ce furent, à tous points de vue, deux années perdues.

Sans douté, lorsque j’arrivai à Francfort, n’était-il pas question de cette « wagnéromanie » qui sévit présentement en Allemagne, car Richard Wagner était encore une étoile inconnue dans le monde musical ; mais le répertoire comptait passablement de pièces dénuées de goût. La lutte venait de commencer entre la musique italienne et l’allemande et cette dernière prenait ici le dessus.

La musique italienne m’a toujours plu davantage que toute autre ; je trouve qu’elle répond mieux à ce qu’éprouve notre âme, et exprime plus nettement les sentiments de notre cœur ; elle me semble plus passionnée, plus fondante et plus douce que notre savante musique allemande ; je n’ai jamais réussi non plus à trouver beaucoup de charme à la sonorité légère de la musique française qui m’a toujours paru faite pour danser un quadrille. Les compositeurs d’opéras italiens offrent aussi aux chanteurs plus d’occasions de se distinguer ; ils écrivent pour nous, alors que les Allemands mettent l’accent sur la part des instruments, de sorte que nous devons nous sacrifier à l’orchestre et peiner pour lui.

Mais, outre les inconvénients de carrière, Francfort m’apparut la ville la plus antipathique qu’on puisse découvrir, même avec la « lanterne de Diogène » ; c’est une ville où l’aristocratie de l’argent et la juiverie donnent le ton, où l’on ne comprend guère l’art, où les gens prennent une loge au théâtre pour y être vus, où l’on demande, à chaque instant, quel nom vous portez et où les gens sont jaugés d’après leur fortune. Comment l’art y fleurirait-il ? Même la passion la plus ardente s’y congèle, les plaisirs de l’amour n’y sont que satisfaction d’un besoin naturel, ce que Shakespeare appelle « un rafraîchissement de la rate ».

Je n’y manquai pas d’adorateurs, appartenant notamment à cette nation dont les ancêtres ont franchi la mer Rouge ; ils m’approchaient avec respect, alors que j’avais soif de volupté. Dans leur foule, pas un que j’eusse tenu pour digne de mon amour et à qui donner le trésor que je portais sans cesse en moi. Parmi mes camarades, il y avait bien quelques hommes gracieux et galants, mais je m’étais fait une règle de choisir n’importe qui plutôt qu’un partenaire de scène, chanteur ou musicien. Ce sont gens bien trop indiscrets ; on y risque trop pour sa réputation et son emploi, et j’ai toujours attaché un grand prix à préserver le nimbe de ma vertu.

Si, au moins, j’avais trouvé fille ou femme à qui je puisse me confier, de corps et dans mes pensées, comme ce fut le cas pour Marguerite, je n’aurais craint nul effort pour l’initier aux doux mystères de la volupté. Mais je ne rencontrai que des créatures assez laides ou d’une pruderie rebutante ; d’autres, par contre, à force de fréquentations, avaient l’air de prostituées et m’écœuraient, si bien que je me trouvai réduite à moi-même.

« Et si, me suis-je alors dit, j’employais ces deux années ici pour acquérir des forces en vue de jouissances plus concrètes à l’avenir ? » Mais serais-je capable d’exécuter ce dessein ? La volupté future me dédommagerait-elle de cette chasteté ? Essayons ! On dit que rien n’est plus fort qu’une volonté humaine. Je me soumis à cette épreuve que je m’imposai moi-même.

Les quinze premiers jours, il me fallut des efforts, que je dirais surhumains, pour ne pas porter mes doigts à un certain endroit… Plus tard, ce me fut plus facile ; quand des rêves voluptueux, ou bien mon sang bouillonnant m’aiguillonnaient, durant mes veilles, je sautais du lit et prenais vite un bain de siège d’eau glacée, qui me faisait serrer les dents, ou bien je lisais, dans un journal, quelques articles de politique. Mais rien ne refroidit autant que ces lectures politiques, auprès desquelles une douche froide est bien excitante ! Pendant mon second mois d’abstinence, les assauts de mes sens se firent plus rares ; ils me prirent parfois au dépourvu, sans être aussi insistants et prolongés. Je crois que j’aurais pu renoncer totalement aux joies de l’amour si j’y avais été obligée. On peut savoir s’abstenir pour éprouver ensuite une jouissance accrue ; l’abstinence même l’intensifie. De même, si l’on veut aller à un bal, évite-t-on de longues promenades ou d’autres fatigues corporelles. De même encore, si l’on est convié à un dîner succulent, on n’aura pas l’idée de se charger l’estomac auparavant. Il en va de même pour les plaisirs de l’amour. Pourtant, je ne sais si j’aurais encore tenu deux ans, et je dois au hasard d’avoir été en mesure de supporter cette longue épreuve.

Une de mes collègues, Madame Denise A…, Française de naissance, mais qui parlait parfaitement l’allemand, était, parmi les autres chanteuses, la seule avec laquelle on pouvait parler de tout, sans risquer de sa part une indiscrétion ou sans se heurter à sa pruderie. Elle connaissait tout de la vie, et la jouissance jusqu’à ses extrêmes limites, si bien qu’elle avait atteint ce stade où l’on est blasé à l’égard des excitations sexuelles. Elle n’était pas assez âgée, ni assez laide pour ne plus trouver de chevaliers servants ; si parfois elle se laissait encore courtiser, ce n’était que pour faire casquer ses amants, comme ont coutume de le faire les froides coquettes de Paris.

Parmi ceux qu’un goût bizarre entraînait vers Denise, certains m’avaient priée d’intercéder auprès d’elle, ce que j’eus la bonté de faire ; plaidant leur cause, j’eus en revanche à entendre ses récits et explications.

— J’ai perdu toute envie de jouir, me raconta-t-elle, non par satiété précoce, mais par dégoût ; jouir me répugne.

Quand on entend dire ou qu’on lit jusqu’où peut mener ce genre de satisfactions, on en perd toute envie. Comme si on passait d’une eau froide à une autre, tiède, puis brûlante, de là dans des bourbiers, et, pour finir, dans des cloaques puants, remplis de vers immondes. Vous l’apprendriez, si vous vous aventuriez sur cette voie.

J’étais mariée, et mon mari était le plus effréné jouisseur qui se puisse trouver ; ses excès l’ont tôt tué. Il est mort d’une effroyable maladie, que dis-je ? plusieurs maladies à la fois l’ont ravagé de son vivant ; il est mort de tuberculose de la moelle épinière, mais il était aussi « syphilitique » ; son corps n’était plus qu’une plaie et il avait même perdu la vue. Tout cela, avant l’âge de trente-trois ans. Je l’adorais ; le perdre fut mon désespoir. Toutes ces maladies l’ont emporté au galop. En six mois, lui qui allait encore à cheval au Bois de Boulogne, apparemment bien portant, s’est trouvé abattu au point d’être incapable de tout mouvement. Aidée d’une amie, je devais le nourrir comme un nouveau-né. Et savez-vous à qui est due cette fin affreuse ? À un être corrompu qui se disait son ami et lui donna à lire le livre le plus infâme qu’on ait jamais écrit : la Justine et Juliette du marquis de Sade, ou Les Malheurs de la vertu et les prospérités du vice.

Il paraît que l’auteur est devenu fou, par suite de ses excès, et mourut dans un asile d’aliénés. Monsieur Duvalin, l’ami de mon mari, celui qui lui donna à lire ce livre maudit, prétendait, à vrai dire, que Sade n’était pas devenu fou, mais, pour accumuler les jouissances, s’était installé dans un couvent de Jésuites, près de Paris, à Noisy-le-Sec. Lorsque j’accablai Duvalin de reproches, le taxant d’assassinat, il haussa les épaules et me répondit que telle n’avait pas été son intention, mais qu’au lieu de vouloir la perte de mon mari, il avait voulu le guérir de son penchant aux excès, de sorte qu’il n’était pas responsable que son remède ait échoué. « Que voulez-vous, Madame, conclut-il, moi aussi j’ai été tourmenté par le démon de la chair, mais guéri par la lecture de ce livre qui, au contraire, l’a encore entraîné plus bas, alors qu’il m’avait sauvé de tous les appétits contre nature. Je ne dis pas que je sois devenu un « ascète », mais je ne suis pas non plus de ces gens dont la démesure transforme en cloaque d’agréables plaisirs. Le dégoût m’a dégrisé ; il a cédé à son attrait. Qu’y puis-je ? »

Désespérée de la mort de mon mari, j’ai voulu me tuer, et d’une façon « raffinée », car j’étais un peu fantasque. Pendant notre vie en ménage, mon mari avait épuisé la gamme des plaisirs de nature animale qu’on peut goûter avec une femme seule. Lorsque j’eus, pour la première fois, en main le livre du marquis de Sade, illustré de plus de cent gravures sur cuivre, je constatai que mon mari avait vécu avec moi beaucoup de ces scènes. En pensée, je devins une bacchante et voulus tout essayer, me livrer aux excès décrits dans le livre, me tuer par ces dérèglements, comme l’avait fait mon mari. Ainsi les femmes hindoues, après la mort de leur époux, montent sur le bûcher pour y être brûlées vives.

Mon amour pour mon mari était illimité ; je voulais mourir comme lui, d’une mort encore plus affreuse que sur un bûcher. Je voulus étudier, en théorie, les voluptés tout animales pour les mettre en pratique. Mon mari m’avait lu en partie, ou donné à lire quelques livres de ce genre, notamment les Mémoires de (l’Anglaise) Fanny Hill, les Petites fredaines, l’Histoire de Dom Bougre, Le Cabinet d’amour et de Vénus, Les Bijoux indiscrets, La Pucelle de Voltaire, Sœur Paloma de l’abbé Pineraide, Les Aventures d’une Cauchoise.

Il voulait, par là, se donner, et me donner l’envie de jouir. Il atteignit son but et me trouva encline à toutes les cochonneries que nous fîmes ensemble. Il n’avait mis à part que le livre de Sade qu’il jugeait trop dangereux pour moi ; je ne le trouvai qu’après sa mort, soigneusement caché dans une armoire à double fond. Je me mis à le lire. Mon impatience me portait à rechercher le sens des illustrations et je l’ouvris d’abord là où se trouvaient les scènes les plus affreuses, par exemple les tortures de femmes, l’aventure sur l’Etna, les scènes de flagellation, les orgies, les viols de garçonnets, les scènes à Rome, celle où le marquis de Sade apparaît dans une peau de panthère, entre trois femmes nues et deux enfants dont il mord l’un mortellement, enfin la description de l’orgie avec les femmes décapitées, les scènes de bestialité, etc.

Je commençai seulement à comprendre Duvalin. Ce livre pouvait produire deux sortes d’effet, selon les dispositions naturelles du lecteur ou de la lectrice, selon leur capacité à ressentir ou à comprendre. De même que Duvalin en était revenu semi-blasé, j’éprouvai un tel dégoût devant ces horreurs, dont la lecture me coûtait déjà beaucoup d’efforts, que je me retrouvai comme émoussée avant d’en venir à mettre en œuvre un peu seulement de ce que j’avais trouvé dans ce livre. J’avais beau me toucher moi-même autant que je voulais, je retirais ma main, trouvant ce contact fade et vain. Un excès d’excitation avait brisé en moi l’aiguillon de la chair, et je ne retombai plus jamais dans ces tentatives. J’étais guérie de toute cette recherche instinctive de volupté qui est latente dans le corps humain. Je commençai à comprendre ce que peuvent éprouver des mâles châtrés.

Denise m’entretint encore beaucoup de ces sujets ; je jouai si bien la comédie qu’elle me crut, en fait, encore fort inexpérimentée. Sans doute supposait-elle que je connaissais le plaisir solitaire de la main, celui que ménage le godemichet ou même la jouissance avec d’autres femmes, mais non la plus dangereuse par ses suites, celles avec des hommes. La feinte est, selon moi, aussi innée chez la femme que, chez l’homme, la vantardise à propos de leur courage. Elle me demanda si je n’avais encore lu aucun des livres qu’elle avait cités. Quand je répondis que non, elle me proposa aussitôt de commencer par Justine et Juliette.

Quelques médecins affirment que le camphre a la vertu d’étouffer le besoin sexuel qui taquine la femme. Je ne sais si c’est vrai, mais il est certain que le livre de Sade étouffa en moi, pendant des mois, toute pensée, toute soif de débordements sexuels. Quelle imagination il déploie ! Est-il même possible que de telles choses arrivent ? Les hommes, ici, sont des tigres et des hyènes, les femmes des boas, des alligators. On n’y trouve que bien peu de jouissance sexuelle naturelle, mais beaucoup entre femmes, entre hommes et animaux ou garçonnets. C’est horrible ! Je me demandai si l’homme peut réellement se trouver repu des joies naturelles de l’accouplement au point d’éprouver le désir de voir, au lieu de beaux corps blancs, des corps abîmés, brûlés, déchirés ? J’étais effrayée qu’un homme pût exister, qui écrivît cela. A-t-il vraiment vécu ces scènes, ou bien son imagination échevelée l’égara-t-elle au point qu’il mette de telles choses noir sur blanc ? Ne dit-il pas, quelque part, qu’elles étaient courantes chez les gens du monde de son époque et que de telles scènes se passèrent au Parc-aux-Cerfs ?

Il parle de la volupté qu’on éprouve à voir des gens mourir, et dit que la fameuse marquise de Brinvilliers déshabillait parfois ses victimes et se délectait à les voir périr dans les contorsions.

Tant que dura cette lecture, qui se prolongea pendant plusieurs mois, je ne songeai pas une fois à refaire seule ce que je n’avais fait qu’avec Marguerite et Roudolphine. Pour lire dix volumes de plus de trois cents pages, il me fallait du temps ; je ne pouvais me consacrer entièrement à cette lecture, car je devais étudier de nouveaux rôles ; la direction du théâtre ne m’épargnait pas : chaque jour, répétition ou représentation ; enfin, je recevais souvent des visites de camarades de métier ou d’amis, et j’étais invitée à des soirées, des bals, des excursions à la campagne. Enfin, je n’étais pas, alors, assez sûre de mon français pour comprendre tout ce qu’écrit Sade ; je ne pouvais que deviner le sens de certains passages, à cause de beaucoup de mots qu’on ne trouve dans aucun dictionnaire.

Et c’est ainsi que, deux ans durant, je vécus aussi chaste que sainte Madeleine qui, dit-on, avait eu une jeunesse passablement agitée et tumultueuse.

Au cours de ma deuxième année sous contrat à Francfort, j’avais reçu diverses offres de villes d’Allemagne, d’Autriche et de Hongrie. Il m’était difficile de prendre une décision, jusqu’au moment où Monsieur N…, alors intendant de l’Opéra hongrois, vint en personne à Francfort me réitérer, de vive voix, ses propositions écrites. Il était accompagné de deux messieurs, dont l’un était un Hongrois, homme du monde, le baron Félix d’O. Amateur de musique, c’était un homme fort aimable, fort bien de sa personne et, de surcroît, fort riche. Lors de sa dernière visite, il me fit déjà la cour, et me fit aussi des propositions qui m’eussent laissé escompter des revenus bien supérieurs à ce que je recevrais de l’administration du théâtre. Mais il me répugnait de vendre mes faveurs au vulgaire dieu Mammon ; je me serais dégradée à mes propres yeux, aussi refusai-je toutes ses offres.

L’autre compagnon de voyage de l’intendant était son neveu, un adolescent de dix-neuf ans environ, le plus joli garçon que j’aie encore rencontré, mais timide et emprunté comme le plus innocent campagnard. Il osait à peine me regarder et, quand je lui adressais la parole, il rougissait comme une pivoine. Cela devait valoir la peine de s’assurer le pucelage d’un si bel adolescent ! Si jamais un jeune homme ignora la théorie et la pratique des doux secrets de Cythère, ce fut bien ce jeune Arpad de H…, le fils d’une sœur de l’intendant du Théâtre hongrois.

Ces messieurs ne restèrent que deux jours à Francfort ; ils se rendaient à Londres et à Paris pour y acquérir les partitions de quelques opéras en vogue. Monsieur de N… me pressait de me décider, le baron d’O. associa ses prières à celles de l’intendant et, même dans les yeux du jeune homme, je lisais son désir que j’y consentisse. Ce désir en décida, et je donnai mon agrément. L’intendant sortit aussitôt de son portefeuille un contrat écrit en deux exemplaires, me le lut en entier ; je les signai tous deux.

D’après ce texte, j’étais engagée dès l’expiration de mon contrat à Francfort et après avoir donné six représentations à Vienne. Je débuterais donc à une époque peu favorable, ce qu’on appelle la morte-saison.

Or, à cette date, la Hongrie était encore soumise au régime dit « provisoire » et le Parlement d’Empire ne siégeait pas, quoiqu’il fût question de le convoquer l’année suivante. Le gouvernement autrichien commençait à se rendre compte que la méthode consistant à vassaliser un pays comme la Hongrie ne menait à rien, et il estimait plus rationnel de faire des concessions.

Je quittai Francfort en juillet. Avant d’y venir, je m’étais fait photographier à Vienne, chez Angerer. Je ne ressemblais plus du tout à ce portrait. Les traits de mon visage s’étaient accentués ; il n’y avait plus rien, dans mon aspect, de la jouvencelle encore mal dégrossie que j’étais en arrivant à Francfort. À vrai dire, on ne me donnait pas mon âge ; plusieurs médecins, et des amis hommes me trouvaient encore, de corps, trop peu développée pour cet âge. Je me rappelle encore ma mère, telle que je la vis au lit, le jour de l’anniversaire de papa. Quelle différence avec moi-même quand je séjournais à Vienne ! Mes jambes étaient moins fortes et charnues que ses bras ; on ne devinait pas, chez elle, un seul os sous la chair, tandis qu’on distinguait nettement, chez moi, les épaules, les clavicules, les côtes ou les hanches. Pourtant, au cours des deux dernières années, depuis que j’avais mené une existence de vestale, j’avais nettement pris du poids. Mes cuisses et ces deux sphères, auxquelles nous autres femmes attribuons assez d’importance pour en exagérer l’apparence par des vêtements de surcroît, avaient pris une rondeur et une vigueur, pourtant encore si souples que je ne me lassais pas de me contempler dans une glace double ; si j’avais eu la colonne vertébrale aussi élastique que certains acrobates qu’on appelle des « hommes-caoutchouc », j’aurais aimé me lover comme un serpent pour embrasser ces belles sphères.

Le récit de flagellations dans le livre de Sade me donnait parfois envie d’expérimenter quelle volupté on peut bien ressentir à se fouetter ainsi le derrière. Un jour, je tressai une mince verge de branches de saule, me dénudai et me plaçai devant mon miroir pour essayer ; mais le premier coup me fit si mal que j’y renonçai aussitôt. Je ne connaissais pas ce genre de volupté et j’ignorais qu’il faut commencer par des coups légers, comme les masseuses dans les bains turcs, et ne frapper de toutes ses forces qu’au moment de la jouissance sexuelle. Des années s’écoulèrent avant que j’apprenne à connaître ce genre de volupté et découvre qu’elle accroît réellement la jouissance. Il est heureux, au demeurant, que la douleur m’ait alors détournée de prolonger sur moi-même cette sorte de punition, car, malgré ma louable détermination de rester chaste, j’aurais été amenée à suppléer de nouveau la satisfaction sexuelle par le vain jeu des doigts à ma grotte de volupté. D’ailleurs, chaque fois que je prenais un bain, — en été, trois ou quatre fois la semaine, — j’étais exposée aux tentations de la chair ; vous ne le croirez pas sans doute, mais la vérité est que ce fut la lecture recommandée par Denise qui sut alors me refroidir.