Les Mémoires d’une chanteuse allemande/01-7

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 145-153).

CHAPITRE VII

SEULE !

Après nous être remises, par un long et réconfortant sommeil, des fatigues de la nuit, nous prîmes ensemble, Roudolphine et moi, notre déjeuner ; il ne lui restait plus qu’à se confesser, c’est-à-dire me raconter l’histoire de son ménage, puis, en détail, sa liaison avec le prince.

Ce ne fut guère que l’histoire de toute femme extrêmement disposée aux satisfactions sensuelles, mais que néglige son mari. Le prince, grâce à une expérience amassée dans le monde, avait vite deviné le secret de ce ménage ; il ne pouvait ignorer longtemps le tempérament voluptueux de Roudolphine.

Aussi, lui-même ardent et passionnément sensuel, tout en se masquant sous une apparence de froideur, et en évitant soigneusement de se compromettre, l’avait-il approchée avec prudence, mais de façon peu ambiguë, faisant apparaître l’humeur volage du mari comme une excuse fort valable à l’infidélité qu’elle commettrait peut-être…

Entraînée par son tempérament ardent, elle lui avait cédé, cherchant ainsi à se venger et à se dédommager de la froideur de son époux. Aussi bien ce désir de vengeance est-il l’un des motifs les plus efficaces pour décider les femmes mariées à l’adultère, encore qu’elles l’avouent rarement !

Roudolphine, au demeurant, m’avoua qu’elle n’aimait pas le prince, — elle était pourtant jalouse, je pus ensuite le vérifier, non de sa tendresse, mais de ses faveurs, — et le prince était, après son mari, le seul homme auquel elle ait appartenu.

Je l’en crois ; elle devait ménager la jalousie de son mari, et aussi sa propre réputation, encore intacte, double motif de veiller au choix de ses relations. Sinon par attachement pour elle, — car ses sentiments à lui étaient à peu près au point zéro, — du moins par fierté, son mari n’eût pas admis chez sa femme un comportement qui l’eût exposé au ridicule.

Dans ces conditions, je ne doute pas non plus que le prince ait été le seul homme avec qui Roudolphine partageait les faveurs réservées à son mari, mais je ne crois pas non plus me tromper en admettant qu’avant de connaître le prince elle eût été une proie aussi facile pour tout autre séducteur, pour peu que l’occasion, qui est la plus parfaite entremetteuse en ce monde, lui eût été propice.

J’écoutais donc avec un vif intérêt les aveux de Roudolphine, bien que leur récit n’eût rien comporté d’exceptionnel ; j’ai toujours été attentive à de tels épanchements confiants des personnes de mon sexe, ne négligeant jamais l’occasion de les provoquer, par ma ruse ou à la faveur de quelque surprise quand mes amies n’étaient pas d’elles-mêmes enclines à m’ouvrir leur cœur et à m’initier aux mystères de leur façon de penser ou de sentir.

Des indications de cette nature m’intéressent psychologiquement ; elles étendent ma connaissance du monde et des êtres, me montrent souvent la vie sous un nouvel aspect et confirment généralement la phrase que je me plais à répéter : « Notre vie sociale repose sur des apparences ; elle comporte une double morale, celle qu’on affiche devant le monde et celle qu’on pratique entre quatre yeux. »

Et, de fait, que d’expériences j’ai déjà faites à ce point de vue, malgré mon jeune âge ! D’abord mon père, sérieux et digne, et ma pudique mère, que j’ai surpris en un rare moment d’ivresse sensuelle ardente, à l’instant même de leur voluptueuse extase. Puis, Marguerite, vive et gaie, mais, en tant que gouvernante de ma jeune cousine, parlant sans cesse de convenances et de morale ; quels aveux ne m’a-t-elle pas faits, quand je l’écoutais, bien jeune encore, avant de voir, de mes propres yeux, comment elle se procurait par elle-même un mince équivalent des jouissances auxquelles elle aspirait ! Roudolphine enfin, cette élégante jeune femme qui se donnait à un homme autre que son mari pour éprouver les joies que ce dernier lui marchandait trop à son gré. Quant au prince, cet être en apparence si bien éduqué, d’une tenue de « diplomate », quelle vigoureuse sensualité résidait en lui ! Or tous, chacun dans son milieu, n’avaient-ils pas su confirmer leur réputation d’extrême moralité ? Le monde ne repose que sur de tels simulacres !

Eh bien ! j’avais atteint mon but en devenant la confidente de Roudolphine et du prince ; rien ne m’obligeait plus à la pruderie jusqu’alors affichée ; j’avouai donc ouvertement à Roudolphine, non sans une rougeur adroitement provoquée, que les jeux de la dernière nuit et les enlacements du prince m’avaient fait grand plaisir ; pour me remercier de cette confidence, Roudolphine m’embrassa affectueusement, en me serrant sur son cœur. Elle était encore ravie de m’avoir, par ses leçons, guidée dans les mystères de l’amour et procuré une jouissance qu’à vrai dire je devais moins à ses bons offices qu’à ma propre astuce.

Le soir, le prince ne se fit guère attendre ; il partagea assez également ses caresses entre elle et moi. Mais ma vanité me suggérait que, malgré cette apparente impartialité, le prince m’eût préférée à elle comme partenaire, ne serait-ce que parce que Roudolphine était pour lui une apparition familière, tandis que j’avais sans doute pour lui l’attrait de la nouveauté ; or, — ai-je besoin de vous le dire ? — le changement est l’épice du plaisir, autant pour les hommes que pour les femmes. Ce n’est pourtant pas encore cette fois que je pris ma revanche. De nouveau, Roudolphine obligea le prince à lui sacrifier les prémices de sa vigueur ; mais je dois lui rendre cette justice qu’il s’employa, de son mieux, de toutes ses forces, à me dédommager de cette privation. Mais à quoi bon vous raconter cette nuit en détail ? Je n’aurais d’autre solution que de me répéter, ce qui vous lasserait autant que moi, sans compter que votre imagination, associée à mes aveux précédents, vous met suffisamment en mesure de vous représenter vous-même ces scènes.

Indiscutablement, chaque femme est sensible au charme d’un premier amour avec un adolescent inexpérimenté ; elle peut lui prodiguer ses leçons, le guider pas à pas dans cette initiation aux doux mystères de son propre plaisir et jusqu’à ce qu’il en ait épuisé la coupe. L’espèce d’autorité que la femme peut, en pareil cas, affirmer envers l’homme a, pour sa vanité, quelque chose de flatteur ; il y a, pour toute femme, un charme indescriptible dans les caresses naïves, si maladroites soient-elles souvent, d’un homme sans expérience. Mais la femme n’éprouve la parfaite satisfaction de ses sens qu’aux bras d’un homme d’expérience, auquel sont familiers tous les secrets de la volupté, tous les moyens de la porter à son plus haut degré. Tel était le prince ; et, si vous n’oubliez pas qu’en dépit de sa vigueur physique il témoignait toujours d’une certaine délicatesse, ne brutalisait jamais la femme qui se donnait à lui et, tout en paraissant songer plus au plaisir de la partenaire qu’au sien, le doublait par là, vous pouvez au moins deviner le degré de voluptueuse satisfaction qu’il nous procurait en ces nuits dont je ne vous parle pas davantage.

Le dimanche suivant, le mari de Roudolphine vint, de Vienne, la voir comme il en avait coutume. Sur son vœu exprès, Roudolphine invita le prince à déjeuner. Je l’avais souvent vu dans leur maison de Vienne, mais, à Baden, il prenait soin de n’apparaître que rarement, de jour, pour ne point éveiller de soupçons. Moi-même, depuis que j’avais été initiée au secret de Roudolphine, je n’avais vu le prince que la nuit ; les choses étaient alors assez avancées entre nous pour qu’il n’ait aucune contrainte à s’imposer, mais puisse se laisser aller tout à sa guise.

Bien que je sache me dominer, et en sois consciente, je dois avouer que je ne vis pas sans quelque battement de cœur le prince accepter l’invitation et pénétrer dans la salle à manger ; je crois même qu’à sa vue une rougeur traîtresse me monta au front, contre mon gré. Mais le comportement du prince me calma vite et m’aida à dominer complètement mon propre embarras. Il salua Roudolphine avec cette discrète galanterie que semblaient autoriser ses relations avec le mari ; envers moi, il fut cérémonieux et conventionnel. À table, après les premiers verres de vin, il s’échauffa quelque peu, mais sans se départir d’une réserve qui était devenue sa seconde nature. Personne, nous voyant à table, n’aurait eu le moindre pressentiment de nos relations intimes. Le prince était d’une politesse recherchée, sans plus, avec une nuance de froideur aristocratique ; bref, à sa manière, quelqu’un d’assez remarquable. Il connaissait le monde et la vie, et savait toujours se dominer. Insensible à l’amour et, de ce fait, peu soucieux de tendresse, tout comme il en était lui-même incapable, il n’était en quête que de plaisir ; me rapprocher d’un tel homme, moi qui n’aspirais aussi qu’à la jouissance, sans avoir nulle envie de donner mon affection, devait, à mes yeux, m’être doublement bienvenu.

Nous prîmes le café au jardin ; le prince offrit son bras à Roudolphine ; j’eus celui du mari. Tandis qu’il s’écartait un moment avec le prince pour l’entretenir d’une opération bancaire, Roudolphine me dit son regret que la venue de son époux nous privât toutes deux de nos plaisirs nocturnes. Mais, si Roudolphine projetait ainsi de me condamner, pour cette nuit, à l’abstinence, cela ne concordait pas avec mes plans. Dès l’arrivée du mari, je m’étais résolue à avoir, cette nuit-là, le prince pour moi seule ; je n’étais embarrassée que quant à la façon de lui faire savoir que, si Roudolphine devait renoncer à son plaisir, j’escomptais d’autant plus vivement le mien. Or, le prince me glissa à l’oreille que je pouvais compter sur sa visite, malgré la présence du mari, si je pouvais lui faire tenir la clef de ma chambre. Une demi-heure plus tard, elle était entre ses mains.

Il ne se fit pas longtemps attendre ; peu après minuit, il entra dans ma chambre et je vécus, dans ses bras, des heures délicieuses. Il m’assura qu’à tous points de vue il me préférait à Roudolphine ; l’ardeur de ses baisers, la vigueur de ses caresses me montrèrent à suffisance qu’il n’avait, par cette affirmation, nullement visé à seulement flatter ma vanité féminine. Il se montra, pendant la nuit, si excité, si insatiable de caresses que, malgré tout le plaisir ressenti, je me trouvai, dès son départ, épuisée au point de sombrer aussitôt dans un profond sommeil dont Roudolphine seule me fit sortir en venant me réveiller.

Je vis aussitôt, sur la table de toilette, la montre du prince qui l’y avait oubliée ; Roudolphine aussi l’avait aperçue, ce qui suffit à me trahir et à lui apprendre avec qui j’avais passé la nuit ; le mystère de mon profond sommeil s’expliquait du même coup. Elle me reprocha vivement mon imprudence qui eût aisément pu la compromettre aux yeux de son mari. Mais je lui objectai calmement que je ne comprenais pas comment je pourrais la compromettre, étant donné que son mari, qui m’avait déjà courtisée, n’aurait nul droit de me blâmer de recevoir chez moi le prince. Mes raisonnements n’eurent pas, sur elle, l’effet désiré et ne dissipèrent nullement sa mauvaise humeur ; elle procédait bien moins de la crainte d’être compromise par moi que de sa jalousie ; elle m’enviait pour les ardentes caresses auxquelles son appétit sensuel n’avait pas trouvé de compensation suffisante dans les bras d’un mari frigide.

Le lendemain soir, lorsque reprirent nos ébats à trois, je vérifiai combien j’avais raison. Roudolphine mit tout en œuvre pour m’éliminer, pour s’imposer et, autant que possible, confisquer le prince à son profit. Mais j’eus ma revanche, je la pris lorsque Roudolphine eut ses règles, la loi juive suffisant à lui interdire tous rapports avec un homme. Le prince se consacra entièrement à moi, et ce, en sa présence, ce qui alimenta le feu de sa jalousie.

Même si elle n’aimait pas le prince, l’avantage apparent qu’il me témoigna devant elle déroutait sa vanité. Ceci étant, je ne fus guère surprise de sa froideur croissante à mon égard ; elle finit par me dire que les exigences de son foyer l’obligeaient à quitter Baden plus tôt qu’elle n’avait projeté. Par là, sans doute, elle mettait fin aux rapports entre le prince et moi, mais se privait aussi de sa compagnie, car elle ne pouvait se risquer à le recevoir dans sa maison de Vienne. Tant il est vrai que la jalousie conduisant à éliminer une rivale fait aussi admettre, même avec allégresse, la privation pour soi-même.

Entre femmes de ce qu’on appelle la bonne société, des situations aussi délicates que celle existant entre nous ne comportent aucun commentaire, et il n’y en eut pas entre nous. Néanmoins, je fis comprendre à Roudolphine que je m’expliquais son changement d’attitude par sa jalousie, ce qui ne contribua guère à ranimer ses sentiments d’amitié envers moi ; après avoir été si longtemps presque inséparables, nous nous quittâmes avec une froideur réciproque à peine masquée. Mais n’en est-il pas, finalement, toujours ainsi des pactes d’amitié liés entre femmes et jeunes filles ? L’amitié entre femmes, si intime soit-elle, résiste rarement aux premiers frimas qu’engendre la jalousie.

Je revins donc avec Roudolphine à Vienne, mais, n’y fréquentant plus que fort rarement sa demeure, je n’eus quasi plus l’occasion de voir le prince.

Ainsi se dénoua ma liaison avec lui. Aujourd’hui encore, je pense avec agrément à cet homme beau et spirituel qui, le premier, m’enseigna, sinon l’amour, au moins la volupté qu’une femme éprouve dans les bras d’un homme.

À vous, qui me connaissez, ai-je besoin de dire que la rupture, provoquée par Roudolphine, me fit profondément regretter cette liaison avec le prince ? Désormais, et parce qu’il ne me serait pas facile de trouver quelqu’un qui le remplaçât, je me trouvai réduite, en ce qui concerne certaines joies, à l’office de ma propre main.

Vous connaissez assez la vie des gens de théâtre pour savoir que les admirateurs, les hommages masculins ne me manquèrent pas. Il n’est pas de femme désireuse de faire des conquêtes qui soit plus favorisée que l’actrice ; sa beauté, son talent, déployé sur scène aux yeux de la foule, lui font une situation privilégiée, tandis qu’une autre femme trouve rarement l’occasion de se mettre en valeur dans le cercle familial, souvent fort étroit. En outre, une actrice a une vie publique, est parfois célèbre, et la vanité des hommes se satisfait volontiers de relations intimes avec une célébrité dont la gloire peut rejaillir, au moins par reflet, sur eux.

Il n’est donc nullement étonnant que chaque artiste connue se voie entourée d’admirateurs de tous les milieux, de toutes les classes sociales, des nobles titrés et des matadors de la Bourse jusqu’au tout jeune poète qui dépose timidement à ses pieds les premiers-nés de sa Muse, — tous assoiffés d’un regard, d’un signe de faveur de la belle. Mais où aurais-je trouvé, parmi tous ces hommes, celui dont j’avais besoin, prêt à satisfaire à mes désirs, à rester mon esclave sans s’arroger nulle autorité sur moi, me laissant toujours libre de rompre avec lui sans avoir à redouter ses indiscrétions ?

Seul un hasard exceptionnel m’eût aidée à pareille découverte, et le hasard ne me fut d’abord guère favorable.

Grâce à mes premiers succès, j’avais été engagée pour un an au théâtre de la Kaerntner-or. Mon contrat touchait à sa fin ; au moment de le renouveler, on me fit en même temps des « offres » pour Budapest et Francfort. Née Autrichienne, j’aimais Vienne, la belle et brillante ville impériale, et j’aurais sans doute préféré y rester, même avec des « gages » assez minces, si je n’avais reçu, à la même date, une lettre de mon père ; il m’informait de sensibles pertes qu’il venait, hélas ! de subir. Je lui devais de le remercier, par un geste concret, des importants sacrifices qu’il avait faits pour assurer ma formation d’artiste ; ce qui me fit accepter, comme étant la plus avantageuse au point de vue pécuniaire, l’offre de Francfort. C’est ainsi que, pour un an, je dis adieu à Vienne.