Les Mémoires d’une chanteuse allemande/01-6
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913), (p. 121-143).
CHAPITRE VI
ROUDOLPHINE
À la fin de ma dernière lettre, et contre mon gré, je suis devenue bien sérieuse ! Voyez-y un trait de mon caractère ! Toujours, je prévois les conséquences de mes actes, je dois me rendre compte de mes impressions, sentiments et expériences. Même l’ivresse sensuelle la plus accentuée ne l’a pas emporté sur cette disposition de mon cerveau. Vous en aurez la preuve dans le chapitre de mes aveux que voici.
Ma liaison avec Franzl suivait son cours, que rien n’entravait. J’étais toujours si prudente que ma tante n’en remarqua rien, et nos rencontres demeurèrent un secret caché à tout notre entourage et à nos relations. En outre, je veillai toujours avec rigueur à ne consentir qu’une fois par semaine à nos tête-à-tête, sentant bien que davantage eût nui à ma santé et à mon bien-être. Mais, plus approchait la date de mes débuts à la scène, plus mon Franzl, d’abord si apeuré, prit de l’assurance. Il croyait déjà avoir des droits sur moi et devint autoritaire, comme tous les hommes dès qu’ils se savent possesseur incontesté ! Aussi, dès que je l’eus vérifié, ma décision fut prise. Au moment où j’allais commencer une brillante carrière, devrais-je donc m’enchaîner à un être insignifiant que je surpassais à tous points de vue ? Jamais de la vie ! Rompre avec lui et nous séparer brouillés était dangereux ; qui m’eût garanti sa discrétion ? Il fallait agir avec adresse ; je réussis à dénouer cette liaison de telle façon qu’aujourd’hui encore il croit que je l’eusse épousé si le hasard ne nous avait pas séparés. Hasard qui résulta d’une intrigue subtilement ourdie. Je donnai à mon professeur de chant l’occasion de remarquer que son accompagnateur m’accablait de déclarations d’amour et que j’inclinais à renoncer à une brillante carrière d’artiste pour me contenter d’« une chaumière et d’un cœur ». Ceci suffit à provoquer la hargne de mon professeur, qui était fier de m’avoir formée et escomptait, de mes succès, de grands avantages personnels. Bien entendu, je le conjurai de ne pas faire trop souffrir mon bon Franzl de cet amour, pour que je n’aie pas trop à en pleurer. Il y réussit aussi ; bref, Franzl obtint un bon engagement à l’orchestre du théâtre de Budapest ; nous nous fîmes de tendres adieux, et je me trouvai dégagée de cette liaison sans avoir à en redouter quoi que ce soit pour ma bonne réputation.
Peu après, je fis mes débuts au théâtre de la Kaerntner-Tor ; avec quel succès, vous le savez. Je nageai dans la félicité. Tout le monde vint à mes devants ; on se disputait ma présence ; applaudissements, argent, succès s’amassaient. Il ne manquait ni de courtisans enthousiastes, ni d’admirateurs épris. L’un croyait arriver à son but par des poésies, l’autre par des cadeaux précieux ; mais j’avais déjà observé la vie d’un œil pénétrant et mon expérience m’avait persuadée qu’une artiste ne doit laisser prévaloir ni sa vanité, ni son cœur, et surtout pas ses sens, si elle ne veut pas tout risquer. Aussi demeurai-je, en apparence, froide et décourageante envers toute approche, et j’acquis la réputation d’une femme vertueuse et inaccessible. Personne, bien sûr, ne supposait qu’après avoir perdu Franzl j’étais revenue à la pratique des joies cachées du samedi et que j’ajoutais nombre de plaisirs épicés à celui du bain chaud. Mais je ne me suis jamais laissé entraîner à y recourir plus d’une fois par semaine, encore que mes sens m’y aient parfois vigoureusement incitée, notamment quand j’avais chanté un beau rôle et que toute sorte d’hommages m’avaient excitée. Observée maintenant par mille yeux, j’étais d’autant plus prudente dans mes relations ; ma tante devait m’accompagner à chaque pas ; personne ne pouvait rien trouver à redire à ma conduite.
Cela dura tout l’hiver. J’avais maintenant un revenu fixe et je m’étais installée, sans luxe mais fort confortablement ; j’avais accès à la meilleure société et me sentais parfaitement heureuse. De temps à autre seulement je songeais avec quelque regret que j’avais perdu mon Franzl, car mes satisfactions solitaires me laissaient souvent désirer un plaisir plus complet. J’en fus dédommagée pendant l’été par un heureux concours de circonstances. J’avais été introduite dans la maison d’un riche banquier viennois dont la femme me témoignait l’amitié la plus sincère. Son mari s’était livré à des travaux d’approche, comptant sur sa richesse pour avoir la partie facile avec une reine de la scène. Mais, comme les autres, il se vit éconduit, bien qu’il m’ait crue plus accessible, et sans éveiller les soupçons, en m’accueillant chez lui. Je devins ainsi dans cette maison un hôte presque quotidien, je récusai les tentatives continues du mari, ce qui peut-être me fit gagner peu à peu l’amitié de sa femme à qui je fis adroitement comprendre qu’il soupirait en vain pour moi. Roudolphine, c’était là le prénom de mon amie, âgée de vingt-sept ans, était une jolie brune, aux formes gracieuses, extrêmement vive et ardente en tout son comportement, mais qui n’avait pas d’enfants et s’était passablement éloignée de son mari, dont elle n’ignorait pas les fredaines. Tous deux se témoignaient une prévenance et des égards réciproques, et ne se refusaient pas les plaisirs conjugaux, mais leur ménage n’avait pourtant pas cette intimité qu’assure la confiance réciproque. Sans doute son mari ignorait-il, autant que moi, qu’elle était, de nature, pleine de concupiscence, ce qu’elle savait adroitement masquer. Mais je devais bientôt avoir la preuve irréfutable de ses appétits.
Dès le début des chaleurs estivales, elle s’installa dans une charmante villa de Baden où son mari venait la voir régulièrement le samedi et à d’autres dates, quand ses affaires le lui permettaient, amenant alors quelques-uns de ses amis. Roudolphine m’invita à l’y rejoindre quand l’Opéra fit relâche, et je trouvai bienvenu ce repos au grand air. Jusqu’alors, il n’avait été question, dans nos entretiens, que de musique, de toilettes et d’art ; désormais, nos conversations prirent un tout autre aspect. La cour que me faisait son mari nous porta vers des sujets de cet ordre et je pus vite observer qu’elle mesurait le papillonnage de son mari aux privations qu’il lui imposait de ce fait. Ses doléances se précisèrent et elle fit si peu mystère de leur objet que je me résolus aussitôt à jouer auprès d’elle la femme parfaitement innocente, et même inexperte au dernier point. J’avais ainsi trouvé son point faible, qui est celui de toute jeune femme ; en effet, elle entreprit aussitôt de m’instruire et, plus je jouai l’ignorante, affectant de trouver incroyable tout ce qu’elle s’efforçait de me faire comprendre, plus elle témoigna de zèle, et plus ses lèvres s’ouvrirent à tout ce dont son cœur débordait. Ce lui fut un plaisir de m’éclairer sur toute sorte de choses, dont je savais déjà bien plus que de raison. J’affectai d’aller de surprise en surprise et elle s’étonnait réellement qu’une jeune artiste qui joue avec tant de feu soit encore si ignorante. Dès le quatrième jour de mon séjour, nous prîmes notre bain ensemble et il était inévitable que son enseignement prît un tour pratique. Plus je jouai de pudique maladresse, plus elle sembla trouver de plaisir à initier une novice. Plus je fis de manières, plus elle s’enflamma ; mais les choses n’étant pas allées, en plein jour et dans la baignoire, au-delà de rires, de plaisanteries et de chatouilles, je prévoyais bien qu’elle s’ingénierait, de toute son astuce, à me faire passer la nuit auprès d’elle. Le souvenir de la première nuit d’initiation dans le lit de Marguerite m’envahit avec une telle violence, — Roudolphine avait un fort beau corps et semblait exceptionnellement excitable, — que j’allai, avec la plus grande candeur, au-devant de ses vœux, ce qu’elle prit encore pour une preuve de parfaite innocence. Elle croyait m’apprendre quelque chose, et ce fut moi qui menai la danse.
Sa chambre était plus charmante qu’on ne peut l’imaginer ; elle comportait tout le luxe que peut concevoir l’un des principaux banquiers de Vienne, et tous les raffinements que souhaite un fiancé pour sa nuit de noces. C’est ici que Roudolphine avait été faite femme et elle me raconta dans les plus infimes détails, à moi qui n’étais qu’innocence avide de savoir, ce qu’avaient été ses expériences et ses sensations lorsque fut cueillie la fleur de sa virginité. Elle ne faisait plus mystère de son tempérament avide de volupté ; je la crus donc quand elle m’assura que, quelques mois encore après son second accouchement, elle n’avait éprouvé nul plaisir aux étreintes conjugales, alors très fréquentes, et que la jouissance ne s’était manifestée que peu à peu, plus tard, mais dès lors vite accrue. Aussi invraisemblable que cela m’ait alors paru, en raison de mon tempérament extrêmement sujet à cette excitation, autant je suis pourtant persuadée de sa véracité. La faute incombe souvent à l’époux quand il en termine trop vite après avoir pénétré, ne sachant pas éveiller les sens de la femme ou l’abandonnant à demi satisfaite. En tout cas, Roudolphine s’était dédommagée de ses privations initiales, car c’était une femme aussi charmante que désirable, et qui supportait mal que son mari la négligeât. Je ne vous raconte pas nos plaisanteries et privautés au cours de ces nuits dans son large lit anglais. Elle prodiguait ses ébats, ne se rassasiant pas de baisers et des mille attouchements de nos corps nus ; elle était capable de les savourer pendant des heures, sans se douter que, pour moi, c’était encore petite mesure, puisque je me bornais à faire semblant de permettre, de céder et de répondre pudiquement.
Nos rapports devaient vite devenir plus intéressants encore, car Roudolphine excellait à se dédommager discrètement des infidélités de son mari. Tout près de sa villa demeurait un prince italien qui vivait à Vienne où il faisait régler ses affaires financières par le mari de Roudolphine ; la grande fortune de l’un faisait de l’autre son obéissant serviteur. L’italien, la trentaine bien sonnée, paraissait d’extérieur sérieux, fier et d’une solide culture, mais en réalité dominé par une forte sensualité, et nanti en outre d’une exceptionnelle vigueur corporelle. Il ne connaissait qu’un but : la jouissance sous toutes ses formes, et qu’une loi : se préserver, avec une incroyable astuce, des suites de tous ses plaisirs. J’allais bientôt apprendre à connaître assez bien cet homme curieux, mais je me réjouis encore aujourd’hui qu’il ait trouvé à qui parler. Quoiqu’il soit souvent venu dîner ou prendre le thé quand le mari de Roudolphine venait nous voir à la villa, je n’avais pas le moindre soupçon de sa liaison très intime avec elle, tant il savait se dominer. Seul le hasard m’en rendit complice, car Roudolphine, elle aussi, s’était bien gardée de me mettre dans la confidence.
Les jardins des deux villas étaient aussi proches l’un de l’autre que les maisons elles-mêmes ; tandis qu’un jour je cueillais des fleurs, derrière une haie, je vis Roudolphine sortir un bout de papier d’une encoignure de l’enclos, le cacher dans son corsage et regagner sa chambre. Soupçonnant quelque aventure, je me glissai sur ses pas, et par la fenêtre, la vis lire avec attention le billet, le brûler aussitôt à la flamme d’une allumette et s’asseoir à sa table sans doute pour écrire la réponse. Pour la rassurer, je regagnai vite ma chambre, me mis à chanter à voix haute comme si j’étudiais, mais m’assis de façon à pouvoir observer, par la fenêtre, l’endroit d’où elle avait extrait le billet. Je ne m’étais pas trompée dans mes suppositions. Roudolphine se montra bientôt dans le jardin, se promenant d’un air détaché le long de la clôture, jouant avec des feuilles ; elle y cacha sa réponse avec tant d’adresse que moi-même ne m’en aperçus pas, mais fixai du mieux possible en ma mémoire l’endroit où elle s’était le plus attardée. Dès qu’elle eut regagné sa chambre, — où je sus bientôt qu’un visiteur, venu de Vienne, la retenait, — je m’en fus au jardin et trouvai sans peine le papier caché derrière des feuilles, dans une fente de la clôture. Enfermée dans ma chambre, je lus :
« Pas aujourd’hui ; Pauline dort dans ma chambre. Demain, je me débarrasserai d’elle, en prétextant que j’ai mes règles. Je ne les ai pas pour toi ! À demain donc, comme d’habitude, à onze heures. »
Le billet était en italien, et d’une écriture contrefaite. Vous pouvez me croire si je dis qu’aussitôt je devinai tout. Mon plan fut bientôt dressé ; je ne remis pas le billet à sa place ; cette nuit-là, le prince viendrait et nous surprendrait au lit. Ainsi, moi, si candide, je connaissais leur secret, et je pouvais prévoir que je ne m’en tirerais pas sans quelque profit.
À vrai dire, je n’avais aucune idée de la façon dont le prince parviendrait jusqu’à la chambre de Roudolphine. Dès le déjeuner, nous avions convenu que nous passerions encore cette nuit ensemble, — ce pourquoi elle avait dû décliner la visite du prince ; — mais, en prenant le thé, elle me fit comprendre que nous ne dormirions pas ensemble la semaine suivante, parce qu’elle sentait approcher le moment de ses règles. La maligne croyait ainsi m’égarer, mais c’est moi qui, déjà, la tenais ! Pour le moment, il ne s’agissait plus que de l’amener à s’endormir avant onze heures, sinon elle trouverait peut-être un moyen d’empêcher la surprise attendue au moment où le prince viendrait. J’insistai donc pour qu’on se mette tôt au lit et je fus si détendue et si continûment caressante, qu’elle s’endormit enfin, épuisée. Nos poitrines accolées, ses jambes entre les miennes, nos mains entrecroisées à la source des joies d’autrui, elle reposait, endormie, tandis qu’éveillée, j’étais tout attente. J’avais soufflé la lampe, aux aguets, anxieuse de savoir si ma ruse réussirait. Soudain, j’entendis dans l’alcôve qui servait de garde-robe un léger craquement du plancher, le frôlement de pas précautionneux ; puis la porte s’ouvrit, j’entendis quelqu’un respirer, se déshabiller, s’approcher du lit, du côté où Roudolphine dormait, et je fus alors sûre d’avoir réussi. Je fis naturellement semblant de dormir d’autant plus profondément. Le prince — car c’était bien lui — souleva la couverture et s’allongea à côté de Roudolphine qui, effrayée, s’éveilla aussitôt, tandis que je la sentais trembler de tout son corps.
Ce fut alors la catastrophe. Il voulut aussitôt s’emparer du trône si souvent conquis déjà ; elle l’en écarta et, en sourdine, lui demanda s’il n’avait pas reçu sa réponse. À l’endroit qu’il souhaitait atteindre, il trouva ma main et ma cuisse. Je poussai un cri, ne sus, apparemment, me dominer, me mis à trembler et frissonner, me collai à Roudolphine et n’éprouvai pas un mince plaisir en imaginant l’effroi que tous deux durent ressentir en m’entendant crier. Le prince, ainsi découvert, ne sut réprimer un juron en italien et Roudolphine fut mal inspirée lorsque, se rendant compte de la situation, elle voulut me faire croire que son mari lui faisait une visite inattendue. Sur un ton dégagé, je lui fis des reproches ; n’avais-je pas reconnu la voix, et Roudolphine n’avait-elle pas aventuré ma jeunesse et ma pudeur dans une situation épouvantable et sans issue ?… Elle avait perdu toute sa présence d’esprit, et ne savait plus que dire ni faire. Le prince, lui, en parfait « galant homme », se rendit vite compte de la situation et constata qu’il n’avait plus rien à perdre, mais que peut-être il y trouverait un attrait accru. C’est aussi ce que j’avais attendu de lui, ce sur quoi j’avais basé mes plans.
Avec d’aimables plaisanteries, qui rendirent aussitôt moins épineuse la singulière aventure, il se hâta de fermer les portes de la chambre et d’en retirer les clefs, puis s’installa dans le lit entre nous deux. Des excuses, explications et reproches s’ensuivirent qui, à vrai dire, ne surent que nous convaincre qu’il n’y avait plus moyen d’y rien changer et que, tous trois, nous devions être également discrets pour éviter les désagréables conséquences d’un tel concours de circonstances inexplicables. Chacun des mots du prince rendait courage et confiance à Roudolphine et, tout en sanglotant mes reproches, je l’amenai à reconnaître qu’il ne lui restait rien de mieux à faire que de m’associer à ses jeux, m’en rendre complice. Vous le voyez, Marguerite ne m’avait pas pour rien raconté son aventure à Genève ! Ma situation à Baden était en somme la même, mais pourtant différente, le prince ignorant, tout autant que Roudolphine, qu’ils n’étaient que marionnettes entre mes mains.
Elle ne fit plus mystère de sa longue liaison avec le prince, qu’elle mit aussi au courant de ce qu’elle faisait avec moi comme de ce que moi, petite innocente, j’avais accepté d’elle ; elle lui dit même que je brûlais d’envie d’être mieux informée de certaines choses. Je vis qu’à ces descriptions l’ardeur du prince s’enflammait davantage ; plus j’essayais de faire taire Roudolphine, plus elle décrivait avec animation ma curiosité, ma sensualité que seule entravait la pudeur, et mes charmes cachés. Je m’aperçus aussi que le prince ne restait pas oisif et le sentis insérer ses genoux entre les jambes de ma voisine pour arriver, de côté, à son but sans monter sur elle, car de temps à autre, ses jambes touchaient les miennes. Tandis que je sanglotais mais, ce faisant, brûlais de curiosité, Roudolphine continuait de parler, mais de façon toujours plus entrecoupée, par suite des gestes du prince. Elle aussi commença à s’agiter et, le moment de l’extase approchant chez elle, voulut m’associer, par sa main, à leur commun plaisir ; loin de m’y opposer, j’y trouvai agrément, tout en affectant de ne pas m’en rendre compte. Mais je sentis soudain une seconde main s’égarer là où Roudolphine s’affairait ; ce que je ne voulus pas tolérer, afin de ne pas sortir de mon rôle. Aussi me retournai-je, indignée ; mais, parce que Roudolphine, ayant trouvé sur ce sentier interdit la main de son amant, avait aussi retiré la sienne, je me trouvai réduite à moi-même et dus, sans me faire remarquer, mener toute seule à bonne fin ce qu’avaient entrepris mes deux compagnons de lit !
À peine eus-je tourné le dos que, sous l’effet de la jouissance croissante, tous deux parurent perdre toute retenue. Le prince s’élança, se précipita sur Roudolphine en proférant les mots d’amour les plus tendres ; ouvrant largement les jambes et soupirant de volupté, elle accueillit enfin le visiteur dans une position naturelle. Aux secousses du lit, je ressentais chaque poussée, ce qui me rendit envieuse. Bien que je ne pusse rien voir, le tableau se présentait nettement à mes yeux ; il m’enflamma si violemment qu’au moment où tous les deux, soupirant, hoquetant et crispés, s’inondèrent l’un l’autre, un fleuve ardent et brûlant jaillit de moi avec une abondance exceptionnelle, me faisant presque perdre conscience.
Après la pratique, — et un peu de repos, — vint la théorie. Je ne sais si ce fut exprès ou par hasard, mais le prince, d’abord allongé sur Roudolphine, était retombé entre nous deux ; toutefois, il s’abstenait de tout geste qui eût pu m’effaroucher ou m’effrayer. Je savais bien que ma force, ma supériorité à l’égard du couple surpris, était au prix de mon silence ; je voulais attendre et voir quels moyens tous deux emploieraient pour rendre leur complice inoffensive. Ils s’y essayèrent d’abord à tour de rôle, et de fort diverse façon. Roudolphine me démontra d’abord que, visiblement négligée par son mari qui tentait ailleurs sa chance, — ne m’avait-il pas importunée, moi aussi ? — elle avait parfaitement raison de se dédommager dans les bras d’un cavalier aussi aimable, bien élevé et, avant tout, si discret. Dans la fleur de l’âge, elle pouvait et voulait d’autant moins se priver des ravissements les plus doux de ce monde que les médecins lui avaient conseillé de ne faire à son tempérament nulle violence. Ne savais-je pas, par elle-même, combien ce tempérament était vif, de même qu’elle savait, par moi, que je n’étais nullement indifférente à l’amour malgré la crainte que m’inspiraient ses suites ? Elle voulut alors raconter nos jeux, ce même soir, avant que le prince l’ait surprise de si énigmatique façon. Je voulus la faire taire et tendis la main vers elle, par-dessus le corps du prince ; il s’en saisit pour l’embrasser, avec douceur mais non sans impétuosité.
C’était son tour de parler : rôle difficile, car il devait peser chaque mot pour ne point blesser Roudolphine ; mais le ton de sa voix m’indiquait assez qu’il tenait bien plus à me conquérir fort vite qu’à ménager la bonne humeur de Roudolphine, contrainte de consentir à tout pour ne point s’exposer au péril que son secret, si bien caché jusqu’alors, se trouvât découvert. Je ne sais plus tout ce qu’il dit pour me calmer, s’excuser et me démontrer que je n’avais rien à craindre de lui ; je sais seulement que la chaleur de sa nudité m’enivrait, que sa main caressa d’abord mes seins, tout mon corps et finalement le centre de ses désirs et des miens, ce qui me mit dans un état indescriptible. Par décence, je résistai d’abord, mais en vain ! À ses baisers seulement je m’opposai, sinon il eût vite remarqué que je brûlais d’envie de les lui rendre. Je débattis en moi s’il ne valait pas mieux en finir avec toute cette comédie et m’abandonner, sans plus de façons, à des circonstances si impératives. Mais c’était perdre mon avantage sur les deux coupables, renoncer à mener le jeu de ces marionnettes et surtout j’eusse risqué d’être engrossée par ce mâle si vigoureux et passionné ; n’avais-je pas vu avec quelle impétuosité il en avait terminé avec Roudolphine ? Entré chez moi en vainqueur, il ne se serait certainement pas contenu ; ni mes prières, ni mes discours, ni même ma réserve n’y eussent porté remède et j’ignorais même si je saurais, moi, me retenir au moment décisif.
Toute ma carrière d’artiste était en jeu ; je restai ferme, ne répondant pas à ses gestes et n’opposant de résistance sérieuse qu’au moment où il fit mine de requérir plus que l’amusette. Roudolphine ne savait plus que me dire, que faire de moi, mais sentait bien que ma résistance devait être brisée cette nuit encore, sinon elle n’aurait pu, le lendemain, affronter mon regard. Pour m’exciter, — ce qui était vraiment superflu, — elle approcha de moi sa tête, m’embrassa sur la bouche, puis sur les seins et finalement entre les jambes, rivant ses lèvres à l’entrée du temple encore inviolé, s’adonnant à un jeu si excitant que je lui en laissai pleine liberté. Le prince, qui s’était écarté pour qu’elle s’approchât, la laissait agir, à genoux près de moi, m’embrassant lui aussi avec une extrême ardeur, de sorte que ses baisers et ceux de Roudolphine me couvraient littéralement du haut jusqu’en bas. Je ne résistai plus puisque l’essentiel était ainsi hors d’atteinte ; il s’empara alors de ma main qu’il mena vers son sceptre, ce que j’affectai d’agréer ; mais il me fallait l’atteindre entre les cuisses de Roudolphine agenouillée et je constatai qu’il était, de son autre main, occupé là où, peu auparavant, s’était trouvé ce sceptre que je tenais maintenant en main et que, me laissant guider par lui, je devais caresser, enserrer et comprimer. Jeu compliqué, mais plus excitant que je ne saurais dire ; je n’avais qu’un regret, qu’il fasse sombre, car c’est un spectacle dont l’œil aussi doit jouir.
Je sentais Roudolphine frémir et frissonner ; à force de m’embrasser et me sucer, tandis que la main du prince la caressait, elle éprouvait à nouveau le désir, car elle se tendit et se pâma soudain si vivement que le prince, se redressant, prit une position que je ne connaissais pas encore ; il se pencha sur elle par-derrière et, dans cette position, pénétra en elle. Au moment où il s’était levé, j’avais naturellement retiré ma main ; il la ressaisit pour la guider, ce nonobstant, là où il s’unissait le plus intimement à elle. Il enseigna alors à ma main un geste dont je n’avais pas encore eu l’idée, mais qui leur convenait à tous deux. Je devais tantôt enserrer son poignard à la base, tantôt chatouiller la gaine où il devait s’enfoncer. Je simulai la réticence, mais ne demandai qu’à m’instruire et comme Roudolphine m’embrassait et me suçait avec une passion croissante, tandis que sa volupté s’accentuait, il faut croire que nous atteignîmes tous trois au même instant l’extase suprême. Ce fut un élan enivrant, mais une telle tension que, tous trois, demeurâmes ensuite un quart d’heure, allongés, comme inanimés. Nous avions tellement chaud, en cette nuit d’été, que nous n’y tenions plus, même sous la légère couverture, et nous nous écartâmes l’un de l’autre, autant que le permettait le lit. Enfin reposés, après le feu de l’action, la froide raison reprit ses droits.
Le prince commenta calmement la situation surgie du hasard, comme s’il eût convenu avec nous d’une partie de campagne. Se fiant à la loquacité de Roudolphine, il se donna peu de peine pour me convaincre, se contentant de réfuter ma crainte des conséquences de l’amour. La docilité de ma main, le plaisir que révélaient les battements de mon cœur et le frémissement de mes cuisses après les caresses linguales de Roudolphine au foyer de ma féminité, tout cela lui prouvait que, quant à la chose elle-même, il ne se heurterait plus à de grandes difficultés ; mais il devait me prouver l’absence de péril, ce qu’il essaya avec toute l’adresse d’un parfait homme du monde et expert en ses plaisirs. Il s’en remit au temps pour obtenir une victoire d’avance certaine et ne me demanda pas même de répéter une si belle nuit. Vers une heure du matin, il dut nous quitter ; le jour se lèverait bientôt et, à la certitude et au secret de sa jouissance, il en sacrifia la durée et la commodité. Nos adieux furent un singulier mélange de tendresses et de réserve, de plaisanteries, de gestes intimes ou de refus.
Lorsqu’il fut parti sans encombre, Roudolphine n’avait pas plus envie de s’expliquer davantage que moi de me confier déjà à elle. Nous étions toutes deux si lasses et émues que nous nous endormîmes aussitôt pour nous réveiller tard. Nos explications n’en furent alors que plus rapides. J’affectai d’être inconsolable d’être ainsi tombée aux mains d’un homme, et offensée de ce qu’elle l’ait informé de nos plaisirs secrets. Elle ne se rendit pas compte de la satisfaction que j’éprouvais toujours à me laisser consoler et rassurer par elle.
Je refusai, naturellement, de dormir avec elle la nuit suivante ; pareille aventure ne devait pas se reproduire ; j’ajoutai que je ne laisserais plus mes sens me jouer pareil tour, à l’encontre de mes convictions, que je dormirais donc seule, et qu’elle devait se garder de me croire disposée à accorder au prince ce qu’elle-même lui accordait ; mariée, elle pouvait, à la face du monde, apparaître enceinte, ce qui serait une catastrophe pour moi, artiste et exposée à mille regards.
Comme je m’y attendais, elle sortit alors l’argument des mesures de sécurité, bref, elle voulut me persuader de m’en remettre entièrement au prince et me laissa prévoir des heures du bonheur le plus serein. Je lui donnai l’impression que ses descriptions n’avaient pas été sans effet, mais persistai dans mon attitude timide et craintive.
Vers midi, le prince fit à Roudolphine une courte visite, une visite de convenance, qui était aussi à mon intention ; mais je prétextai un malaise et ne me montrai pas. J’escomptais avec d’autant plus d’assurance que tous deux concerteraient les moyens de vaincre ma résistance et de faire de moi la compagne sûre de leurs relations secrètes. Et, puisque je ne voulais plus coucher avec elle, ils devraient imaginer le moyen de me surprendre dans ma chambre.
L’après-midi et le soir, Roudolphine ne parla plus de la nuit précédente, mais elle m’accompagna dans ma chambre, renvoya la soubrette dès que je fus couchée, ferma elle-même la porte de l’entrée de façon qu’aucun domestique ne puisse accéder aux pièces menant à la mienne, puis s’assit au bord de mon lit et entama avec moi une conversation pour me persuader que tout pouvait être engageant, agréable et exempt de risques. Je fis semblant de ne pas deviner que le prince était déjà dans sa chambre, peut-être même derrière la porte de la mienne, épiant notre entretien pour n’entrer qu’au moment favorable. Mon sens avisé me disait qu’il ne pouvait guère en être autrement ; je n’avais donc qu’à céder adroitement et par étapes à son insistance persuasive.
— Mais, objectai-je, qui me garantit que le prince emploiera un de ces dominos tels que tu me les décris ?
— Moi, je te le garantis. Crois-tu donc que je lui permettrais, avec toi, plus que je ne lui ai permis pour moi-même ? Je prendrai soin qu’il n’apparaisse pas sans domino à pareil bal !
— Mais cela doit faire terriblement mal, tu sais. Il a lui-même guidé ma main et m’a obligée à sentir combien il est fort et dur !
— Au premier moment, peut-être te fera-t-il un peu mal, mais à cela aussi il y a remède ! Tu as de l’huile d’amandes et de la cold-cream dans ton nécessaire de toilette ; nous en enduirons le dangereux adversaire, pour qu’il entre plus facilement.
— Et tu es vraiment sûre que pas une goutte de ce suc dangereux ne pourra pénétrer et faire mon malheur ?
— Me serais-je, sinon, donnée à lui ? N’aurais-je pas, moi aussi, couru les pires risques d’une imprudence, alors que je me refusais à tous rapports avec mon mari ? C’est seulement après m’être réconciliée avec lui que j’autorisai le prince à des jouissances illimitées. Maintenant encore, je fais en sorte que mon mari me fréquente quand j’ai été avec le prince, et toujours dans les huit jours, pour qu’on ne puisse rien découvrir si je devais me trouver enceinte.
— Quelle effroyable pensée pour moi ! Et puis, cette honte de me livrer à un homme ! Je ne sais que faire. Tu me décris toutes ces choses si tentantes, et mes sens me donnent de si impérieux conseils, — que, toi, tu suis ! — que je ne voudrais pour rien au monde passer encore une nuit comme la dernière. Je sens trop bien que, malgré toute ma gêne et mes inquiétudes, je n’aurais plus la force de résister. Tu as raison, le prince est aussi aimable que bel homme ; tu ne peux t’imaginer quels sentiments se sont éveillés en moi lorsque j’ai entendu combien vous étiez heureux tous deux à mes côtés.
— Moi aussi, j’ai éprouvé un double plaisir lorsque je t’ai fait jouir, — même incomplètement, — au moment même où, chez moi, la jouissance atteignait son sommet. Je n’aurais jamais cru qu’une jouissance à trois pût être aussi excitante que je l’ai éprouvé hier. Certes, j’avais déjà lu cela, mais les descriptions m’en paraissaient exagérées. Si répugnante me paraisse la pensée qu’une femme peut s’abandonner à deux hommes, je trouve charmant, irrésistible, qu’un homme discret et compréhensif se consacre à la fois à deux femmes, dans le cas où, bien entendu, ce sont deux vraies femmes, comme nous deux. Mais il ne faut pas que l’une soit plus timide et pudique que l’autre ; et c’est encore là, ma douce petite Pauline, ton tort.
— Quelle chance que ton prince ne soit pas là, à épier notre conversation ! Je ne saurais plus comment lui résister s’il savait à quel point tes paroles m’ont embrasée ! Tâte donc combien je suis brûlante ici, et comme ça me démange !
Ce disant, je me découvris, écartai les jambes et me tournai de façon qu’aucun détail n’échappe à quiconque eût regardé par le trou de la serrure. Si le prince était là, il fallait qu’il vienne. — Et il vint !
Homme du monde, et riche en expériences, il sentait que toute parole serait superflue, qu’il devait vaincre d’abord, après quoi on aurait le temps de s’expliquer. Le comportement de Roudolphine me montra qu’elle avait tout convenu et préparé avec lui. Je voulus me réfugier sous les couvertures, elle les enleva ; je voulus pleurer, elle m’étouffa de ses baisers, tout en riant. Mais, alors que je m’attendais à voir enfin comblée ma longue attente, je n’avais pas compté avec la jalousie de Roudolphine ; contrainte de faire de moi sa complice et inquiète que son plan échoue au moment critique, elle ne voulait pourtant pas m’accorder la primeur des joies de cette heure. Avec une rouerie que je lui enviai, mais que je ne pouvais contrecarrer sans sortir de mon rôle, elle expliqua au prince que j’avais consenti et étais prête à tout, mais que je voulais encore me persuader de la parfaite innocuité du moyen auquel on allait recourir et que, par amitié pour moi, elle se prêtait à une expérience devant moi. La mine du prince me prouva qu’il ne s’attendait pas plus que moi à pareille offre et qu’il eût préféré me présenter d’abord ses hommages ; mais, qu’objecter à cette offre ? De la poche de sa robe de chambre, Roudolphine extirpa quelques vessies, en gonfla une pour me prouver qu’elle était parfaitement étanche, l’humecta puis en revêtit le prince, tout en plaisantant et le caressant. Puis, vive comme l’éclair, elle se déshabilla, s’allongea sur le lit près de moi, attira le prince sur elle et m’invita à tout observer bien attentivement pour me libérer de ma crainte insensée.
Je vis tout, en effet ; je vis le ravissement de ces deux êtres, beaux à regarder, je les vis, lui, dans sa force, elle, dans son voluptueux abandon ; il pénétrait en elle, qui venait à sa rencontre, oublieux de ce qui les entourait, leur extase croissant à chaque effort, jusqu’au spasme noyé de frissons et de soupirs. Roudolphine n’écarta pas les jambes pour le laisser se dégager avant d’avoir tout à fait repris ses esprits, elle sortit alors le domino, rayonnante de plaisir, et me montra, d’un air triomphant, que pas une goutte n’avait pu en sortir. Elle se donna une peine infinie pour m’instruire de tout ce que j’avais appris déjà par Marguerite, sans avoir su me procurer cet objet que, sinon, j’eusse contraint Franzl d’employer. Elle débordait de la satisfaction de m’avoir démontré ses droits de préséance, alors que le prince, ce soir-là, aspirait visiblement à déguster un autre plat et qu’elle avait su obtenir ses prémices. Mais je me promis d’avoir plus tard ma revanche. Le prince était extrêmement aimable. Loin de mettre à profit ses avantages, il nous traita toutes deux avec une extrême tendresse, ne prenant que ce qu’on lui offrait, commentant avec une ardeur convaincante l’heureux hasard qui lui avait ménagé la connaissance de deux femmes aussi charmantes et décrivant avec les couleurs les plus plaisantes les relations ainsi inaugurées entre nous. Il fit de la sorte passer le temps nécessaire pour qu’il reprenne ses forces, car il n’était plus tellement jeune et savait les ménager devant les plus fortes tentations.
Le moment était enfin venu ! Il me conjura de lui faire pleine confiance et d’affronter la souffrance probable. Roudolphine fit avec un soin tout espiègle la toilette du triomphateur ; l’emploi que j’avais fait antérieurement du godmichet de Marguerite m’avait fait déjà perdre ce que les hommes apprécient tant de conquérir ; il me fallait faire pourtant honneur au privilège qu’escomptait le prince… Au demeurant, ayant consenti au jeu et à intervenir en tierce, j’affectai de renoncer à toute fausse pudeur et agréai tous les vœux des deux partenaires. Roudolphine me fit allonger sur le lit, la tête contre le mur, les jambes pendant sur le rebord du lit, largement écartées, un pied sur la table de nuit, l’autre sur le dossier d’une chaise. L’œil en feu, le prince contemplait les trésors déployés à son regard, et que je tentais en vain de cacher d’une main. Il l’écarta par des baisers brûlants et inclina sa lance, en quête de l’orifice. Sans brutalité, avec de douces caresses, il parcouru tout ce vestibule de sa pointe enduite de pommade ; Roudolphine observait tous ses mouvements d’un œil avide. Il dirigea ensuite sa lance vers le bas, vers la fente proprement dite, pour l’y insinuer avec autant de ménagements que possible. J’avais jusqu’alors ressenti une agréable démangeaison, mais aucune vraie jouissance. Maintenant, cela faisait mal et je commençai à gémir. Roudolphine m’encourageait, me suçait les seins, tâtant l’endroit où le prince tentait d’entrer, et me conseilla de lever les cuisses le plus possible. Mécaniquement, je suivis son conseil et le prince fonça avec une telle vigueur qu’il pénétra plus qu’à demi, mais je poussai un cri de douleur et me mis à pleurer pour de bon. Je me laissai pourtant faire, comme l’agneau qu’on immole, résolue que j’étais à en finir. Le prince allait et venait, lentement, mais je le sentais à l’étroit en moi ; un muscle, une membrane, je ne sais quoi lui faisait obstacle. Roudolphine m’avait mis un mouchoir sur la bouche pour étouffer un autre cri. Je le mordis, résignée, jusqu’à ce qu’un liquide dégoulinât le long de mes cuisses. Roudolphine regarda et s’exclama : « Du sang ! du sang ! Cher prince, bravo pour une si belle virginité ! » À peine le prince, jusqu’alors si modéré dans sa progression, eût-il entendu ces mots, qu’il sembla renoncer à tous ses égards et s’enfonça si fort que je sentis nos toisons se confondre. Cette fois, il m’avait fait moins mal qu’au premier élan ; le plus douloureux de l’opération était passé, mais je ne saurais dire que mon attente ait été satisfaite. Je vis mon vainqueur se passionner davantage et sentis en moi quelque chose de chaud, puis me rendis compte que le membre durci s’amollissait et ressortait, mais je mentirais si je parlais ici de plaisir. D’après les récits de Marguerite et mes propres essais, et surtout d’après le spectacle de mes parents, je m’étais représenté tout autrement la jouissance finale. Je trouvai surtout du plaisir à l’idée que ma ruse et mes calculs aient si bien réussi.
Tandis qu’il me parut préférable de simuler un évanouissement, j’entendis le prince s’exclamer sur les signes indubitables de ma virginité ; mon sang avait effectivement taché le lit, et aussi sa robe de chambre. C’était plus que je ne pouvais escompter, après mes propres essais sur moi-même, notamment avec le godmichet. Entre cet objet et la virilité du prince, sans doute y avait-il encore une différence ! Ce n’était pourtant point là mon mérite, mais un heureux hasard ; aussi bien ce qu’on appelle le dépucelage est-il une chimère. J’en ai beaucoup discuté avec des femmes, et entendu les témoignages les plus contradictoires. Beaucoup de jeunes filles sont ainsi conformées qu’il n’est nullement question de résistance à la pénétration de l’homme. D’autres, bien qu’elles aient souvent joui, restent si étroites que toute répétition a, pour l’homme, l’attrait de la primeur. En outre, il est facile de tromper l’homme qui croit à la sagesse de la fille. Pour l’induire en erreur, elle n’a qu’à attendre ce moment qui se représente régulièrement… Elle se retire, se retourne et gémit un peu, et l’infortuné vainqueur jure qu’il a été le premier, aveuglé qu’il est, même s’il sait voir, par des traces de sang d’une tout autre origine…
Mais il était temps que je revienne à moi ! J’en avais fait à ma guise ; il m’importait maintenant de jouir, sans oublier mon rôle de fille séduite. L’essentiel était consommé, la glace était rompue. Pour le prince et Roudolphine, il en restait ce charme assez singulier d’avoir à me consoler, sinon à m’instruire encore, persuadés qu’ils étaient d’avoir initié une novice ! Ils se dévêtirent et s’allongèrent à mes côtés, le prince entre nous deux. On tira les rideaux épais, et alors commença un jeu des plus excitants. Le prince eut l’honnêteté de ne pas user des grands mots d’amour, d’aspirations, d’attente langoureuse. Il n’était que sensuel, mais avec raffinement, sachant certes que la jouissance est accrue quand des gestes délicats la pimentent. J’affectais encore d’avoir été malmenée, mais je compris assez vite ce qu’on voulait m’enseigner. Ses deux mains s’affairaient chez nous, les nôtres chez lui. Plus les baisers devinrent savants, plus les mains s’enhardirent, plus notre sang bouillonnait et plus nos nerfs frémissaient de volupté. Quel rare plaisir que d’embrasser un tel homme ! Il eût été de pierre s’il ne s’était enflammé à nouveau. Mais d’avoir déjà deux fois éjaculé l’apaisait. Il cherchait son plaisir, à tour de rôle, chez Roudolphine, puis chez moi, chez moi toutefois pas avant de s’être minutieusement lavé. Il était sans doute assez sûr de lui pour me donner sa parole d’honneur que je pouvais m’aventurer sans domino, du fait qu’il était plus calme et parfaitement maître de ses élans ; mais je ne pouvais renoncer trop vite au rôle où jusqu’alors j’avais excellé. Il dut donc commencer par Roudolphine qui, deux ou trois fois, se pâma avant qu’il ait perdu sa vigueur ; après quoi, toilette faite, il pénétra encore en moi. Je ressentis encore, il est vrai, quelque douleur, mais l’impression de volupté s’accrut ensuite de façon indicible et, pour la première fois, j’éprouvai une satisfaction totale. Pour me démontrer sa parfaite maîtrise, il n’acheva pas en moi, mais se retira sans épanchement, tandis que je sombrai, de ravissement, à demi évanouie. Il se débarrassa du vêtement protecteur et se rua sur Roudolphine, toute tendue vers la volupté ; elle me fit m’accroupir au-dessus de son visage, de façon à pouvoir me sucer et me déguster à l’endroit que le prince venait de mettre en ébullition. Bien entendu, je me fis d’abord prier ; cependant, d’un linge humide, je rafraîchis l’objet de ses vœux et, bientôt, nous composâmes un groupe des plus gracieux. Tandis que le prince s’installait dans Roudolphine, j’étais accroupie, jambes écartées, au-dessus de son visage, de sorte qu’ayant la tête à plat, sans oreiller, au niveau du corps, elle disposait, pour sa langue, d’un ample domaine ouvert à ses jeux. Toute nue, — le prince, dans sa fougue amoureuse, m’ayant dépouillée de ma chemise, — j’étais assise face à ce beau mâle qui, serrant sur soi mes seins, m’embrassait sans arrêt. Leurs deux langues ranimèrent ainsi l’ardeur à peine éteinte et je m’enflammai derechef. La volupté croissante rendait mes baisers plus passionnés ; je m’abandonnai à cette excitation et le prince m’assura qu’il n’avait jamais encore été si heureux !
Je me sentis fort envieuse, au moment où je vis approcher le moment critique chez lui, à l’idée que le flot divin s’épancherait en Roudolphine ; aussi fis-je semblant de perdre connaissance, tant je me pâmais, que je tombai de côté de tout mon poids ; j’avais si bien calculé mon geste que je désarçonnai le cavalier de Roudolphine à l’instant final. En tombant, je vis se séparer les deux organes jusqu’alors si intimement associés. Comme c’était fougueux et d’un rouge ardent chez lui, vaste et béant chez elle ! Ma chute les avait décontenancés ; ne pensant plus à parachever leur jouissance, ils eurent d’abord souci de me venir en aide. J’avais atteint mon but et ne me fis pas longtemps prier avant de reprendre connaissance. Je ne fis nul mystère de la satisfaction que j’éprouvais à être ainsi initiée aux mystères de l’amour, mais me refusai à une jouissance encore prolongée, que je n’eusse pu supporter. Le prince voulut me prouver qu’il était capable de renoncer au spasme final si nous deux ne voulions pas le partager et nous proposa d’attendre, de nous deux, son entière satisfaction.
Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais Roudolphine, déchaînée, fut aussitôt d’accord. Le prince s’allongea, tout nu, sur le lit et je dus, à l’exemple de Roudolphine, m’employer, de la main, à susciter le jaillissement de la fontaine merveilleuse. Tandis que j’embrassai le prince et que ma main taquinait le réceptacle de son baume miraculeux, Roudolphine prit dans sa bouche la pointe de sa hampe. Finalement, le jet écumeux jaillit, nous inondant tous trois. À cet instant, j’aurais bien voulu prendre la place de Roudolphine et aspirer ce suc chaud d’une fascinante clarté, mais ne demeurais-je pas encore fort peu expérimentée ? Il me fallait encore apprendre tout cela !
Vous concevrez, certes, qu’on n’oublie pas cette nuit incomparable.
Bien avant l’aube, le prince prit congé de nous, et nous dormîmes, enlacées, jusqu’à midi.