Les Mémoires d’une chanteuse allemande/01-5
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913), (p. 107-120).
CHAPITRE V
FRANZL
La description, finalement trop animée, de ma précédente lettre ne m’a pas laissée en venir à ce que je voulais surtout noter pour vous. Le souvenir des joies secrètes que j’avais alors appris à me procurer, au temps où s’épanouissait ma jeunesse de jouvencelle, m’a enlevé la plume de la main, pour donner à celle-ci un tout autre rôle ; un rôle qui, même plus tard, aux années de ma maturité, n’a point encore perdu son charme et auquel, à bon droit méfiante envers tous les hommes, j’ai de temps en temps eu recours. Je vous écrivais alors que mes prochains aveux me coûteraient assez d’efforts et, bien que je vous aie déjà dit à peu près l’essentiel, il me faut vraiment beaucoup de résolution pour persévérer dans ma franchise. Je vous ai avoué que je ne regrettais rien de tout ce que j’ai entrepris pour satisfaire mes sens, excepté cet abandon trop confiant à l’homme sans conscience qui, sans votre assistance, m’eût rendue tout à fait malheureuse. Aussi ne regretté-je nullement mes expériences à Vienne, vers la fin de mes études de chant.
Quand je fus assez avancée pour étudier des rôles, il me fallut un accompagnateur, assis au piano, tandis que j’allais et venais dans la pièce, accordant mes gestes sur le chant. Mon professeur me recommanda un jeune musicien, élevé dans un séminaire, qui se consacrait surtout à la musique d’église et, ce faisant, gagnait sa vie en donnant des leçons. C’était un jeune homme âgé de dix-neuf ans, excessivement timide, qui n’était pas spécialement joli garçon, mais bien fait, très propre et soigné dans sa tenue, ce qu’il devait sans doute à son éducation religieuse. Il était le seul jeune homme autorisé à fréquenter régulièrement notre domicile, aux seules heures d’enseignement à vrai dire ; n’était-il pas naturel que s’établisse entre nous une sorte d’intimité, à laquelle d’ailleurs, au début, il se prêta moins que moi, car il restait timide et effarouché, n’osant presque jamais me regarder. Vous me savez espiègle et entreprenante ; j’avais alors déjà ce don au plus haut degré. Je m’amusai à le rendre amoureux de moi, ce qui ne me fut guère difficile. Rien plus que la musique n’est apte à séduire et à fournir des occasions et, mon talent s’affirmant au cours de mes études avec une étonnante vigueur, je le vis peu à peu prendre feu et flamme. Je ne l’aimais certes pas, — je ne devais connaître que plus tard ce sentiment puissant, — et trouvais donc un plaisir particulier à observer les effets d’un tel sentiment sur un être encore pur et innocent, au physique autant qu’au moral. C’était là, de ma part, un jeu cruel et, précisément parce que je m’en rends maintenant compte, j’aurai quelque peine à vous raconter ce qu’il en advint.
Or, peu à peu, tout ce que j’avais vu, appris et expérimenté moi-même m’avait rendue curieuse et désireuse d’en savoir davantage, si bien que je fis appel à toute ma cervelle de fille pour savoir comment amener Franzl — tel était son nom — à se manifester, durant mes vocalises, par des gestes plus résolus que ses éternels soupirs languissants. Et quand une fille est en quête de moyens, elle les trouve vite ! Deux fois par semaine, ma vieille parente allait le matin au marché pour y faire ses emplettes, juste au moment de mes études de chant. La femme de ménage ouvrait la porte à mon accompagnateur, mais ne l’annonçait pas, car elle savait que sa visite était convenue. C’est là-dessus que j’échafaudai mon plan. Comme par hasard, je racontai au timide Franzl que, souvent, je dormais si peu la nuit que, le matin, après le petit déjeuner, le sommeil m’envahissait si profondément qu’il fallait alors me secouer vigoureusement pour me réveiller. Une fois qu’il fut dûment informé, je m’installai sur le canapé dans une pose bien étudiée pour dormir, au moment où Franzl, toujours ponctuel, entra comme dix heures sonnaient. J’avais une jambe en l’air, le fichu, comme il se doit, tombé, découvrant le cou et la poitrine, le bras replié sur les yeux, mais de façon à voir, à la dérobée, ce que ferait Franzl. Le cœur battant, mais en mon for intérieur très réjouie d’une ruse si bien conçue, je l’entendis venir ; la porte de la cuisine se referma et il entra dans la pièce. Stupéfait, comme pétrifié, il s’arrêta à la porte, une rougeur monta à son visage, ses yeux prirent un éclat merveilleux et il me dévorait presque du regard. Ce spectacle inattendu produisit sur lui un effet si peu douteux, même à travers son pantalon, que j’eus presque peur de me trouver seule avec lui et, en somme, dans une certaine mesure, livrée à sa fantaisie. Il toussota d’abord discrètement, puis un peu plus fort pour me réveiller ; rien n’y fit, je continuais à dormir d’une façon gênante pour lui ; il s’approcha alors du canapé et tenta, se baissant le plus possible, de regarder sous ma jupe. J’avais à vrai dire tout disposé de sorte qu’il puisse vraiment voir quelque chose, mais sans doute mes vêtements s’étaient-ils un peu déplacés, car Franzl, plus tard, m’a assez souvent répété qu’il avait, certes, pu voir mes cuisses, mais rien de plus. J’observais chacun de ses gestes, fermement résolue à continuer de dormir. Il se racla la gorge, toussa, fit grincer une chaise…, je dormais ! Il plongea du regard, aussi loin que possible, dans ma poitrine, et tenta à nouveau de regarder sous ma jupe…, je dormais ! Tout à coup, il sortit de la pièce, soit pour s’en aller, soit pour me faire réveiller par la femme de ménage. Le sot bonhomme, pensai-je, et qui manque de décision ; je me fâchai que toute ma ruse dût être vaine. J’appris ensuite qu’il avait voulu amener la domestique, mais ne l’avait pas trouvée. Quelques instants plus tard, il revint, se tenant près du canapé, encore plus indécis qu’auparavant. Il essaya encore une fois de me réveiller en faisant toute sorte de bruits, mais en vain, bien sûr ! Je ne voulais pas être réveillée, je voulais arriver à mon but. Il était visiblement dans un état d’excitation fiévreuse, débattant en lui-même ce qu’il devait faire. Je n’aurais pas tiré parti des enseignements de Marguerite et j’aurais en vain lu Felicia si je n’avais su alors qu’aucun homme, à la longue, ne peut résister à tel spectacle et à pareille occasion.
Si innocent, si peu expérimenté qu’ai été Franzl, il avait pourtant des sens et aurait dû être de pierre pour résister à pareille tentation. Finalement, en effet, il s’enhardit à toucher d’abord mon mollet, puis le genou et enfin les cuisses nues. Si moi-même, dès cet instant, j’étais en chaleur, que pouvait bien ressentir le pauvre ! Les yeux anxieusement rivés à mon visage, pour le cas où je me réveillerais, il s’enhardit enfin à palper l’endroit qui l’attirait avec une force magique. Un frisson de volupté m’envahit lorsque je sentis, pour la première fois, une main d’homme à ce foyer de tout plaisir terrestre. C’était tout autre que ce que j’avais jusqu’alors connu ! Si je soupirai alors, ce n’était plus une comédie ; en même temps, je modifiai ma position, à l’avantage de mon craintif partenaire, tremblant de tous ses membres à l’idée que j’allais peut-être me réveiller. Mais il dut bientôt se convaincre que j’étais en pleine léthargie, car il reprit ses jeux. En me déplaçant, j’avais dégagé la voie pour sa main ; non content de me toucher, il souleva discrètement mes vêtements afin de mieux voir. Vous-même m’avez dit, lorsque vous eûtes à m’examiner lors de cette affreuse maladie, que mon corps était une belle conformation, notamment en cet endroit et malgré les ravages de la maladie. Aussi croirez-vous volontiers que mon Franzl soit alors sorti de ses gonds et, devant la tentation, se soit trouvé incapable de résister à son incroyable timidité.
Il palpa l’objet de ses désirs — des miens aussi, dois-je avouer — avec tant de douce prudence qu’il me fallut bien noter la différence entre sa main d’homme, celle de Marguerite et la mienne. Toujours comme en dormant, je m’étirai en tous sens, mais me gardant bien de resserrer les jambes, ce qu’eût normalement fait quelqu’un endormi pour de bon. Franzl eut l’air de ne plus savoir se contenir. Comme hors de lui, il ouvrit son pantalon, dégainant l’arme du sacrifice ; elle eût à coup sûr triomphé de moi si les avertissements de Marguerite n’avaient été fort présents à ma pensée. Je voulais devenir une grande artiste, tel était mon ferme propos ; je n’étais pas moins résolue à jouir de tout ce que mon sexe tolère sans danger, mais, ce que je ne voulais pas, c’était me livrer ainsi à un jeune homme sans expérience. Aussi m’éveillai-je au moment où il s’accroupissait devant moi, entre mes cuisses, sur le canapé ; je l’observai d’un regard fixe dans son désarroi et me retournai d’un bond, de sorte qu’il se trouva aussitôt frustré de la situation acquise et empêché de continuer.
Vous avez vanté mon évident talent de comédienne ; il me faut donc vous raconter une scène dans laquelle vous eussiez, à coup sûr, admiré la véracité de mon jeu. Reproches, indignation et larmes d’un côté ; de l’autre, angoisse, honte, une attitude décontenancée, au point qu’il en oublia de refermer le pantalon qui, en somme, trahissait son dessein ; ce qui, au demeurant, ne me déplut nullement, car j’eus ainsi, au milieu de mes larmes et sanglots, toute latitude de satisfaire ma curiosité ; j’eus quelque motif de me réjouir d’une ruse qui m’avait approchée d’un jeune homme si solidement constitué. Je lui tins des propos fort simples ; lui démontrai qu’il devrait se cacher du monde entier si je me plaignais de l’indignité de sa conduite. Par là, je l’eusse mis en fuite, sans au revoir, si je ne lui avais aussi avoué que j’avais pour lui une réelle sympathie, que j’avais depuis longtemps remarqué son amour pour moi, ce qui me disposait à pardonner, en vertu de l’excès de ce sentiment, ce que sa conduite avait de répréhensible. Sans doute avais-je dit tout cela avec autant de naturel que de persuasion, car il le crut sans réserve, domina finalement son trouble, fit disparaître ce qui trahissait trop clairement son crime, si bien que tout s’acheva par un baiser sans fin…
Être ainsi allée au-devant de ses sentiments, voire les lui témoigner, ne mena pourtant pas plus loin. Il resta aussi timide qu’auparavant, n’osant plus le moindre geste. Après des reproches, des assurances et des pardons réitérés, les choses redevinrent ce qu’elles étaient auparavant et comme si rien ne s’était passé. On ne travailla guère et, quand mon ange gardien rentra de ses emplettes, Franzl me quitta, timide et embarrassé, si bien qu’après toute ma ruse et ce plan savamment combiné, je m’apparus assez sotte. Je me rendis même compte que, de peur, il ne reviendrait plus. Mais j’hésitais à l’idée de m’être si totalement trompée ! Inquiète et distraite, je me creusai la tête pour arriver à mes fins sans renoncer à ma dignité de femme. Il fallait d’abord me trouver encore une fois seule avec lui, car — il me l’avoua plus tard — j’avais bien deviné qu’il était résolu à ne plus jamais franchir le seuil de notre demeure. Il ne m’était pas facile de trouver la bonne solution, car je n’étais pas réellement amoureuse de lui, mais seulement curieuse ; je ne voulais pas lui octroyer d’autres droits, mais seulement en faire à ma tête.
C’est mon professeur de chant qui joua les conciliateurs. Je le priai de vérifier encore une fois si mes études, avec cet accompagnateur, étaient en bonne voie ; il fallait donc le convoquer en même temps que moi, ce qui se fit sans autre difficulté. Franzl fut passablement embarrassé de se trouver soudain, et sans s’y attendre, en ma présence. Pour qui aurait su ce qui s’était passé entre nous, ma stupéfaction feinte, et la sienne, fort naturelle, eussent été assez comiques. Tout alla à souhait. Je lui chuchotai qu’il me fallait un entretien avec lui, la femme de ménage ou ma tante semblant avoir remarqué quelque chose. Mortellement angoissé, il fut prêt à tout et, en partant, nous convînmes d’un rendez-vous, le soir, au théâtre. La glace était rompue ; dès qu’entre deux jeunes personnes il y a des secrets et des tête-à-tête, le reste se trouve tout seul !
Le soir, je quittai ma loge avant la fin du spectacle et trouvai mon Franzl à l’endroit convenu. Je lui dis que, d’après les mines et propos de ma tante, elle, ou bien la femme de ménage semblaient nous avoir surpris ; j’étais désespérée, ajoutai-je, ignorant ce qu’il avait entrepris pendant mon malencontreux sommeil et jusqu’à quel point il avait poussé sa honteuse insolence ; depuis lors, je me sentais mal à l’aise, fiévreuse et énervée et je devais craindre que le pire ne soit arrivé. Franzl prit tout cela pour argent comptant, ne sachant plus comment me calmer et me consoler. Ce disant, nous approchions de mon domicile et, si les reproches et excuses devaient se prolonger, nous nous quitterions, aujourd’hui encore, sans que nos rapports s’en fussent trouvés modifiés. Aussi, au plus haut degré de l’énervement, me sentis-je soudain mal à l’aise, incapable de marcher, si bien que Franzl dut aller quérir un fiacre ; si je ne l’y avais fait monter, peu à peu, je crois bien qu’il m’eût laissée rentrer seule. Dans la voiture étroite et sombre, propice aux confidences, il ne m’échapperait plus ; je n’avais qu’un souci, celui d’être trop vite arrivée chez moi ! Je lui dis donc qu’il m’était impossible de me montrer à ma tante, éplorée et égarée comme j’étais, et lui demandai de dire au cocher de nous mener faire le tour du Glacis pour me laisser le temps de reprendre mes esprits. Il en fut ainsi, et tout se déroula selon mes vœux. Les larmes se muèrent en baisers, les reproches en caresses. Je sentis, pour la première fois, tout le charme des embrassades d’un homme, fis, certes, quelque résistance, mais en évitant que leur excès ne fit prévaloir sa timidité ; ne voulais-je pas apprendre de lui ce qu’il était advenu de moi durant mon sommeil ?
Toutes ses explications et assurances ne suffisant pas, il essaya de me démontrer par des gestes qu’il s’était contenté de peu. Sa main se mit en quête de l’endroit qui, depuis longtemps, l’attendait ! Il s’enhardit à un premier contact qui me fit un tout autre effet que pendant mon sommeil simulé, car il couvrait cette fois ma bouche de baisers. Je tins d’abord les jambes aussi serrées que possible, ne les écartant que peu à peu, comme dominée par ses caresses ; je soupirai, j’étouffai les reproches à la faveur d’une respiration toujours moins aisée, et pus jouir, avec une satisfaction indescriptible, des caresses de sa main. Il se comportait, à vrai dire, avec peu d’adresse et d’expérience. Je m’entendais mieux à trouver l’endroit ou l’instant propices, mais même son inexpérience exerçait sur moi un effet exceptionnellement excitant ; je pensai davantage alors aux plaisirs qui m’attendaient lorsque je serais plus en confiance avec lui qu’à l’instant présent. Il ne semblait pas se douter que chez la femme, le point le plus excitable se trouve dans l’antichambre et s’efforçait de pénétrer, du doigt, toujours plus avant ; et, plus il y réussissait, plus il s’enflammait, de plus en plus hors de lui. Je sentais parfaitement à quel point la nature l’incitait à une union plus parfaite avec moi, mais il n’en était pas, il ne devait jamais en être question entre nous ; j’y étais fermement résolue. Chaque fois donc qu’il me serrait de plus près, tentant de s’insinuer entre mes cuisses, je le rejetais vivement en arrière, je le menaçais d’appeler au secours, pour céder et me réconcilier avec lui dès que, intimidé, il battait en retraite, se contentant des jeux de sa main. Mais, autant je me réjouissais du succès de mes plans, autant le plaisir me semblait imparfait ; or, bien que je me fusse installée dans ce fiacre pour, avais-je dit, m’y détendre, ce genre d’entretien ne s’y prêtait précisément pas. Le temps s’écoulait si vite que je dus finalement me hâter de rentrer chez moi.
Je me séparai cette fois de lui avec l’assurance qu’il reviendrait ; je ne me trompais pas. Il vint, et alors commencèrent une suite de moments heureux, comblés de jouissances qui sont encore pour moi un agréable souvenir, bien que j’aie appris ensuite à connaître une vie plus pleine de richesses. Après ces explications et ces privautés dans le fiacre, nos rapports devinrent quelque chose de très particulier. Je n’aimais pas Franzl, — je ne devais connaître ce sentiment que plus tard, et pour mon malheur, — aussi étais-je fermement résolue à ne jamais lui accorder la totalité des droits d’un époux. Il devait servir à mon plaisir, et je voulais apprendre et éprouver avec lui ce qui ne comportait pas de risques. Il devint, naturellement, de plus en plus audacieux, mais, précisément parce que je lui refusai toujours l’ultime faveur, je conservai toujours mon empire sur lui ; un mot de moi suffisait à le dompter. Chaque fois que je me trouvai seule avec lui, — et je prenais soin que ce ne fût pas trop souvent, — je connus par lui les moments les plus charmants. J’accordai à sa main pleine liberté et il se fit bientôt moins maladroit et impétueux que dans le fiacre. Il avait le droit de caresser et d’embrasser n’importe quelle partie de mon corps ; mais, à vrai dire, j’avais souvent fort à faire pour le tenir à distance. Chaque fois qu’il tentait de s’insinuer entre mes cuisses, de se déshabiller à mon insu et d’atteindre le but essentiel, je le repoussais d’un geste adroit, ne redevenant plus complaisante que sur sa promesse d’être moins exigeant. Sans doute cela lui était-il amer et, plus d’une fois, je pus constater qu’au faîte de son excitation il ne se dominait plus et éjaculait toute sa vigueur. J’étais, depuis longtemps, effroyablement curieuse et désireuse de connaître de plus près cet instrument si judicieusement agencé par lequel l’homme nous rend indiciblement heureuses, mais aussi malheureuses au-delà de toute expression. J’aurais eu bien peu de bon sens inné si je n’étais arrivée à mes fins sur ce point.
Certes, il ne devait pas se rendre compte de ce que je voulais au juste. Au contraire, il devait croire qu’il me faisait, pas à pas, avancer sur cette voie glissante. Le mieux était de le mener à faire lui-même ce que, moi, je voulais obtenir de lui. Il ne me fut guère difficile d’amener mon Franzl à chercher, pour les baisers prodigués à ma bouche et à mes seins, un endroit plus décisif. Or, si la langue sait mal rester inactive dans la bouche, elle en est moins capable encore une fois au centre de nos excitations ; dès que je soupirai, tendue et frémissante, il me sut sensible à ces caresses, s’en trouva plus inventif et me procura des joies ineffables. Mainte fois, il me parut vouloir profiter de l’occasion, lorsque après m’être épanchée en moi je lui apparaissais épuisée et prête à me laisser prendre. Il s’installait alors sur moi, prêt à mettre à profit quelque instant d’inattention, mais se trouva chaque fois déçu, car même les moments de suprême plaisir ne me faisaient pas perdre la notion exacte de tout ce qui serait remis en question si je m’avérais consentante quant à l’essentiel. Il lui fallait alors redescendre modestement du trône qu’il croyait conquis et se diriger là où je pouvais jouir sans appréhension.
Ce que j’avais entendu raconter par Marguerite de ses jeux avec sa maîtresse, j’en fis ainsi l’expérience sur moi-même. Quand Franzl, sa tête bouclée entre mes jambes, sa bouche adhérant au lieu de son désir, jouait, de sa langue, un jeu lascif, effréné, me chatouillait et suçait, essayant d’entrer au plus profond et que je pouvais jouir, sans bouger et sans rien craindre, je me comparais à la baronne et me trouvais plus favorisée qu’elle ! Elle n’avait auprès d’elle que Marguerite, et moi, un beau jeune homme, en pleine vigueur. Je pouvais voir quel puissant effet mon abandon exerçait sur lui. Il était si beau à voir quand, au moment de la suprême extase, la sève jaillissait en moi et que lui, loin de relâcher la pression de ses lèvres, suçait et dégustait comme s’il eût voulu avaler tout mon être ! Je ne nierais pas un seul instant que cette façon de jouir a toujours eu pour moi un attrait extraordinaire ; ce qui tient, peut-être, à la parfaite passivité avec laquelle la femme éprouve ainsi les caresses de l’homme, mais aussi au caractère peu habituel de l’hommage ainsi rendu à ses charmes ; car les choses se passent rarement ainsi, surtout quand l’homme a quelque droit d’exiger davantage. Déjà, le contact tout externe avec la bouche, le simple baiser exerce un effet enivrant ; si alors la langue sait, ou apprend, aux ondulations de l’endroit qu’elle flatte, quel doit être son rôle, je me demande si je ne donnerais pas la préférence à ce plaisir sur tout autre, ne serait-ce que parce qu’il dure plus longtemps et laisse encore quelque appétit inassouvi…
Mais il m’a été, en somme, plus aisé de vous dire tout ce qui précède que ce qui va suivre. Pour ce faire, me voici renonçant au beau privilège qu’a la femme d’être toujours celle qui consent, mi-contrainte parfois. Mais la vérité s’impose entre nous et vous devez savoir ce que j’aurais à peine le courage de vous dire de vive voix. Il était naturel qu’après tant de gentillesses et de complaisance de sa part, mon Franzl ait droit à l’équivalent. J’avais depuis longtemps souhaité faire ce que j’avais observé quand ma mère avait su inviter mon père à renouveler sa jouissance ; eh bien, la chose se fit, comme de soi.
D’abord de la main, le regard pudiquement détourné, puis la bouche, allant de baisers superficiels à d’autres plus intenses, enfin, le plaisir total, sans retenue ni nulle honte. Je ne sais sans doute pas au juste ce que les hommes éprouvent quand il leur est donné de traiter ainsi l’objet de leur désir ; mais je crois leur volupté extrême si j’en juge par ce que j’éprouvai quand je pus à mon tour contempler cet admirable instrument de la vigueur virile, le caresser, en jouer, l’embrasser, le sucer et finalement provoquer un copieux jaillissement de sa sève vitale. J’avais déjà vu, chez mon père, ce que je pouvais maintenant mieux examiner et palper. Il me restait à en connaître la force et la beauté dans toute leur ampleur. Franzl était plus jeune que mon père ; je fis durer le temps de la contemplation et des tentatives. Beaucoup de femmes, sans doute, par gêne ou coquetterie, n’apprennent jamais ce plaisir dans sa totalité. Il y a à cela bien d’autres motifs. D’abord, le caractère féminin, puis, souvent, l’impétuosité de l’homme, qui ne s’attarde pas volontiers aux préludes, mais a hâte d’accéder tout de suite au plaisir suprême. Aussi faut-il, à cette autre procédure, un ensemble de circonstances favorables : l’accord réciproque, la certitude de n’être pas dérangés, et mille autres détails qu’on ne peut apprendre que par l’expérience. Pour mon Franzl, ce ne fut encore, certes, qu’une mince compensation au fait que, ferme en mes propos, je lui refusai toujours d’entrer en moi, lui interdisant, par un sage calcul, ce qu’il appelait son paradis. Quand il m’avait embrassée, aspirée et dégustée en guise de plus complète victoire, il se trouvait d’habitude excité à tel point que j’aurais dû faire, ne fût-ce que par pitié, ce que je faisais par plaisir. Plaisir moindre pour moi que pour lui encore, quand d’abord, au comble de son énervement, de quelques gestes de ma main je le libérais de l’excès de sa vigueur en la faisant jaillir, puis surtout quand, après un court repos et une toilette soigneuse, je le ragaillardissais une seconde fois et voyais ce membre, chef-d’œuvre de la nature, se raffermir après un moment de total épuisement. Comme il s’enflait et se colorait ! Comme il était menaçant, et pourtant sans danger ! Combien mou et veule, après le plaisir, mais rigide et inflexible dès que le désir l’avait réveillé ! Et quel exaltant spectacle enfin que son débordement ! Puisque j’ai résolu de tout dire, vous cacherais-je que, pour finir, dans le vertige du plaisir, ma bouche s’emparait, d’elle-même, de ce membre nerveux, mes lèvres suçaient sa pointe velouté et ma bouche accueillait le jet tout entier, sans s’arrêter d’aspirer, de suçoter jusqu’à ce que je sente comment, dans ses tressaillements, le baume divin avait jailli jusqu’à la dernière goutte ? Aujourd’hui encore, le sang bout dans mes veines à y penser et, certes, je ne regrette rien de tout ce que j’ai fait alors. Ce que j’ai regretté, amèrement, c’est ce que je fis plus tard, encore que, grâce à votre amitié désintéressée, j’aie évité que ce remords empoisonne le reste de mes jours.
J’ai ainsi appris à mes frais qu’on ne peut, sans risques, jouer toujours avec le feu et que, parfois, le plus ferme propos se trouve dominé par quelque frémissement des nerfs, qui vous surprend traîtreusement, par quelque impulsion mystérieuse surgie de votre être. Il serait dommage que je ne sais quelle jeune fille, en lisant ces lettres, — j’ignore quel usage vous en ferez, quoique je sois certaine qu’il ne nuira point à mon bonheur, — se laissât entraîner à agir, en tout, comme moi, à se livrer audacieusement à toutes les expériences que j’ai faites, favorisée par les circonstances. Si elle s’adonnait au plaisir solitaire — si savoureux soit-il — plus de deux fois par semaine, il en résulterait infailliblement anémie et maladies. Si elle s’abandonnait à des rapports intimes avec une amie, avant de s’être assurée de sa discrétion ou enquise des circonstances autour d’elles, des bavardages pourraient lui nuire beaucoup. Si, enfin, elle accordait des privautés à un jeune homme qu’elle ne puisse pas épouser, sans être très sûre de garder le contrôle de ses sens, un instant d’inattention suffirait à empoisonner sa vie. Aussi la lecture de livres voluptueux ou lascifs, la contemplation de dessins obscènes sont-elles extrêmement dangereuses pour toute jeune fille. J’ai vu, plus tard, toute une collection de tels livres et dessins et je sais, par expérience, quelle impression ils produisent. Les Mémoires de Monsieur de H…, Les Galanteries d’abbés et La Conjuration de Berlin, les Historiettes et les Romans priapiques d’Althing en langue allemande, de même que Le Portier des Chartreux, Faublas, Felicia ou mes Fredaines, Les Confessions érotiques de l’abbé Pineraide, etc., en français, sont, en fait, un vrai poison pour des femmes célibataires. Tous ces livres décrivent l’acte de la façon la plus charmante et excitante, mais aucun n’en évoque les conséquences, ne montre tout ce que risque une jeune fille qui s’abandonne sans réserve à un homme ; aucun ne narre les remords, le déshonneur, la réputation perdue et même les souffrances physiques qui peuvent l’atteindre.
C’est pourquoi le mariage est une institution remarquable et qu’on ne saurait assez respecter ; tout homme raisonnable doit tout faire pour son maintien, lui témoigner toute sorte d’estime et l’entourer de garanties. C’est là ma ferme conviction, bien que je ne me sois pas encore mariée. Une artiste notamment ne doit pas se lier ainsi. Elle ne peut être à la fois femme d’intérieur, mère de famille et l’idole du public ; je sens toutefois que je serais une épouse consciencieuse et une mère tendre, à supposer que mon mari me rende aussi heureuse que je le mériterais de sa part. Précisément parce que je sais de quelle exceptionnelle importance est la satisfaction sexuelle dans l’ensemble des rapports humains, je serais, pour mon mari, une compagne aimable et exemplaire à tous points de vue. J’agirais comme agissait ma mère, je m’efforcerais d’être, pour mon mari, toujours parée de l’attrait de la nouveauté, je consentirais à toutes ses fantaisies, mais lui laisserais encore toujours quelque chose à désirer, bref, je serais tout pour lui sans le lui laisser sentir ; n’est-ce pas là ce qui résume toute notre vie ?