Les Mémoires d’une chanteuse allemande/02-5

Traduction par Guillaume Apollinaire.
France-Loisirs (réimpression de l’édition de 1913) (p. 209-221).

CHAPITRE V

ORGIE

Outre le personnel de l’Opéra et l’intendant, qui assistait régulièrement aux répétitions, j’aperçus ici un monsieur qui retint aussitôt mon attention. C’était un fort bel homme, élégamment vêtu, le visage exceptionnellement spirituel. Il avait été amené par un de nos collègues ; c’était un amateur et un connaisseur de choses d’art. Un de nos ténors ayant chanté un passage en faisant quelques fautes, il s’avança et reprit ce passage avec tant d’ardeur, avec un ton et une diction si justes, que nous en fûmes tous enchantés. Il avait une voix comme je n’en avais encore jamais entendue, et qui me fit frémir de tous mes nerfs. Tout le monde applaudit et le ténor s’exclama : « Chanter après vous serait, vraiment, profaner cet air » ; et il rata le reste de son rôle, comme moi et les autres chanteurs d’ailleurs.

Je m’enquis auprès de Monsieur de N… du nom de cet inconnu, et demandai si c’était un Hongrois.

— Vous m’en demandez plus que je ne saurais vous dire. Sa carte de visite porte : Ferry, F.e.r.r.y. Ce peut être un Hongrois, un Anglais, un Italien ou un Espagnol, peut-être aussi un Allemand, un Français ou un Russe. Il parle toutes les langues également bien. Je n’ai pas vu ses papiers d’identité et je sais seulement qu’il arrive de Vienne, qu’il a été reçu à la Cour et qu’on se réjouit de pouvoir l’inviter à toutes les grandes soirées chez nos magnats.

Ferry resta jusqu’à la fin de la répétition et se fit présenter à moi.

Les jours où j’avais eu une répétition générale, j’étais libre le soir. On m’avait beaucoup recommandé d’assister à des représentations de pièces parlées pour acquérir une bonne prononciation en hongrois ; j’allai donc, le soir, au théâtre, dans la loge des acteurs. Au premier entracte j’y eus une visite inattendue, celle de Monsieur de Ferry. Il s’excusa d’avoir eu l’audace de me rendre ici visite, et je l’invitai à rester. Il me fit la cour, c’est-à-dire qu’il loua ma voix, me trouva une belle prestance pour la scène, apprécia le bon goût de mes toilettes, et autres compliments de ce genre, mais sans parler d’amour. Je me mis en tête de faire sa conquête avant qu’une des femmes de magnat, plus ou moins cocottes, ne me l’arrachât. Je ne négligeai aucun des artifices de la coquetterie et pus croire qu’il me serait aisé de le conquérir. Et, comme il avait sollicité la faveur de me rendre visite chez moi, je pensais déjà le tenir ; mais je m’étais fait illusion.

Nous parlâmes aussi d’amour, mais en termes fort généraux. Si même, par ses paroles, il me donna à entendre que je lui plaisais beaucoup, il ne sollicita pas de moi la moindre marque de faveur. Et quand, à l’arrivée ou au départ, il me serra la main, ce fut de telle façon que je n’en pus rien conclure ; il le fit sans insister, sans y mettre aucune intention.

Je finis pourtant par l’amener à me parler de ses amours passées, en lui demandant s’il avait déjà fait beaucoup de conquêtes et avait déjà été sérieusement amoureux.

— J’aime la beauté là où je la trouve, me dit-il. J’estime que ce serait de ma part une erreur que de m’enchaîner à un seul être, de même que je tiens le mariage, avec ses règles, pour l’institution la plus « tyrannique » de l’humanité. Comment un homme qui tient à son honneur peut-il faire une promesse concernant une chose qui ne dépend pas de sa volonté ? En fait, on ne devrait jamais rien promettre. Et vous ne rencontrerez personne qui puisse m’objecter qu’on l’ait informé d’une quelconque promesse que j’eusse faite. Même quand on m’invite à un dîner ou à une soirée, je ne promets jamais d’y aller ; je me contente d’accuser réception de l’invitation. Je ne fais jamais de pari et ne joue aucun jeu de hasard. Précisément parce que je connais la puissance du hasard, je tiens à lui laisser, contre moi, le minimum de chances. C’est aussi pourquoi je ne promettrai jamais d’être fidèle à une femme qui me plaît. Qu’elle me prenne tel que je suis ; si elle condescend à partager mon cœur avec d’autres, elle y trouvera toujours assez de place pour elle. Aussi n’ai-je jamais encore fait de déclaration d’amour à aucune femme ; j’attends qu’elle, pour sa part, me dise franchement et honnêtement que je lui plais assez pour qu’elle n’ait rien à me refuser.

— Je crois, répondis-je, que vous avez trouvé des personnes qui en fussent capables, mais je ne comprends pas que vous puissiez les aimer, car, excusez-moi, seules des femmes sans vergogne sont capables de faire une déclaration d’amour à un homme au lieu d’attendre qu’il prenne l’initiative.

— Je ne vois pas pourquoi ! Un homme ne peut-il préférer une femme qui l’aime assez pour renoncer aux règles conventionnelles à celle qui, avec lui, ne fait que jouer la comédie ? Et même ces dames qui se font prier, ne le font-elles pas avec le ferme propos de céder en fin de compte ? Un homme ne pourra-t-il aimer mieux, et plus longtemps, une femme qui lui aura sacrifié sa propre vanité que celle qui, par coquetterie, le fait longtemps attendre ? Leur amertume pousse d’ailleurs la plupart des hommes à se venger des femmes qui les ont fait longtemps languir ; une fois conquises, ils le leur font payer en les trompant et les abandonnant.

— Et ces malheureuses filles qui, dès le premier assaut, se livrent à l’élu de leur cœur, méritent-elles aussi que les hommes se vengent d’elles ?

— Je ne me suis jamais vengé que de femmes coquettes. Je ne voudrais jamais convaincre une jeune fille innocente de se donner à moi. Je ne l’ai jamais fait, bien qu’il ne m’ait pas manqué de telles occasions. Chacune, en de tels cas, s’est offerte à moi, me priant de l’affranchir d’une virginité devenue un fardeau ; chacune savait aussi que c’était là son destin. Libres de choisir, elles pensaient : « Me faut-il opter pour celui qui me poursuit de ses assiduités, plutôt que pour celui qui me laisse deviner que je lui plais, mais sans me presser de me déclarer à lui ? » Celles qui raisonnaient avec une telle logique ont souvent porté sur moi leur choix, surmontant ces scrupules ridicules que leur ont inculqués, dès l’enfance, leurs mères ou leurs tantes ou d’autres êtres prudes ou gorgés d’expérience et qui leur prêchaient une pudique réserve ; elles ont alors joué franc jeu avec moi. Aucune ne l’a regretté. À chacune, je faisais observer les risques de sa décision ; à chacune, j’ai dit qu’elle pouvait se trouver enceinte, que je ne l’épouserais pas, que j’aimais aussi d’autres femmes et qu’elles ne me reverraient jamais. Dites-moi si ce n’était pas là agir avec honnêteté ?

Comment l’aurais-je nié ? À toutes mes objections, il avait réponse, et je savais qu’il ne me ferait jamais de déclaration d’amour, mais je savais aussi que plus d’une Messaline, parmi toutes ces femmes de magnats, le détourneraient de moi si je n’agissais pas dans le sens qu’il me suggérait. Si j’hésitais encore, c’est dans l’attente d’une occasion qui m’éviterait d’avoir à rougir de honte, et je comptais en trouver une pendant le Carnaval. Je ne sais s’il me croyait très inexperte en amour ; mais, d’après tout ce qu’il m’avait dit, la virginité n’avait pour lui aucun attrait particulier.

Je me demandai si je ne devrais pas m’en ouvrir à l’une de mes amies et la prendre comme une sorte d’entremetteuse ; je racontai, en présence d’Anna, toute notre conversation. Elle prit un air pensif et me dit qu’à son avis Ferry s’était déjà laissé prendre aux rets d’une des femmes de magnats ; mais elle me promit de le faire parler pour savoir s’il prendrait part, lui aussi, à l’orgie qui devait avoir lieu dans le bordel de Resi Luft.

Les nouvelles qu’elle m’apporta quelques jours plus tard n’étaient pas fort rassurantes. Selon elle, Ferry avait désormais pour favorite la princesse O… Quant au bal « masqué » et à l’orgie chez R. Luft, Ferry s’y montrerait certainement ; il avait été invité par trois dames mais n’avait pas promis de venir, car c’eût été contraire à ses principes.

Le soir où l’orgie devait avoir lieu approchait. Anna, Nina et Rosa m’aidèrent à confectionner mon costume. Il était de soie bleu ciel, avec des entre-deux de gaze en soie blanche, le tout brodé de fleurs dorées. On pouvait l’ouvrir à l’endroit des fesses, des seins et du nombril jusqu’à trois pouces au-dessous de la grotte de volupté. Aux pieds, j’aurais de charmantes sandales de velours écarlate, également brodées de fleurs dorées. Ma coiffure consistait en un ornement de plumes de marabout. En outre, je porterais un masque de taffetas, de sorte qu’on ne verrait que les yeux et la bouche.

Le 23 janvier, à 7 heures du soir, nous nous fîmes conduire, Anna et moi, rue des Brodeurs. Par-dessus mon déguisement, je portais un chaud manteau de fourrure ; Anna me quitta dans le vestibule, où je remis ma carte d’entrée. Resi Luft elle-même la prit de mes mains. Il y avait déjà beaucoup de dames et de messieurs, et j’entendis les sons d’un orchestre. Les premiers messieurs que j’aperçus furent le gouverneur T… et le baron G…, sans masques et entièrement nus. Mon apparition dans la salle fit sensation ; j’entendis des dames chuchoter, l’une à l’autre : « Elle va nous éclipser ! Ah ! comme elle est belle ! Un vrai sucre, on voudrait y mordre ! » etc.

Les messieurs étaient plus ravis encore. Les parties les plus belles de mon corps, mes seins, mes bras et mollets, mon derrière et ma conque étaient nues, ou voilées d’un tissu transparent ; on les voyait fort bien. Je jetai un coup d’œil à la ronde, pour découvrir Ferry parmi les hommes. Il se tenait aux côtés d’une dame vêtue d’un costume de tulle blanc : l’ornement, lis et roseaux, la désignait comme nymphe. Une autre dame, portant pour tout vêtement une ceinture d’or rehaussée de diamants et, dans sa chevelure, noir de corbeau, un diadème de diamants, représentait Vénus ; le bras au cou de Ferry, elle tenait en main son sceptre d’amour, qui se cabrait sous ses doigts ; le gland, dénudé, brillait comme s’il eût été imbibé d’huile ; il était d’un rouge sombre, et d’une taille inusitée. Jamais encore je n’avais vu lance aussi longue et belle. Ferry était complètement nu, les pieds chaussés de sandales de maroquin rouge cerise. Ni l’Apollon du Belvédère, ni Antinoüs n’étaient aussi bien proportionnés, aussi beaux que lui. Son corps était d’une blancheur éblouissante, et comme ceint d’un reflet rose. À sa vue, je tremblai de tout le corps, je le dévorai des yeux et, sans le vouloir, m’arrêtai devant ce groupe. Vénus avait le corps beau et blanc, mais les seins un peu avachis ; sa conque semblait trop béante et les lèvres qui la protègent tiraient sur le violet ; on voyait bien qu’elle témoignait d’un zèle extrême envers la déesse qu’elle figurait.

Les yeux de Ferry se fixèrent sur moi, ses lèvres esquissèrent un sourire et il dit : « Voilà la meilleure façon de prendre l’initiative ! » Puis il se retourna vers les deux dames, s’inclina et, les ayant quittées, vint droit sur moi. Il murmura mon nom à mon oreille. Sous mon déguisement, je rougis.

L’orchestre attaqua une valse ; il était invisible, séparé des acteurs de cette bacchanale par un paravent. Ferry me prit par la taille et nous nous éloignâmes en tourbillonnant parmi les innombrables danseurs et danseuses. Je me trouvai comme étourdie par le frôlement de tant de corps chauds, lisses et nus, de femmes et d’hommes, au gré de la valse qui les entremêlait dans une sorte de vertige, par la vue de tant de verges mâles gonflées qui pointaient, pendant la danse, vers un but précis, par les baisers qui résonnaient et par l’odeur voluptueuse de tous ces hommes et femmes en rut. La flèche de Ferry frôla, de sa pointe, ma grotte et parfois son sommet ; je la tendis, entrouverte, à sa rencontre, pour qu’il se dirigeât vers le bas, mais il se borna à me demander : « N’es-tu pas jalouse ?

— Non, répondis-je, j’aurais voulu te voir en Mars auprès de Vénus. »

Il me quitta et reprit, des bras d’un danseur, la dame qui représentait Vénus.

Quelques filles du pensionnat de notre hôtesse apportèrent un tabouret rouge, qu’elles placèrent au milieu de la salle ; Vénus s’y appuya des deux bras et Ferry l’entreprit par-derrière. Wladislawa et Léonie s’assirent aux pieds des deux partenaires, la première, de ses doigts, écarta les grandes lèvres de la déesse et y joua avec sa langue, tandis que Léonie chatouillait les testicules de Ferry et lui insérait dans la fente arrière sa propre langue. Ferry s’en prit, à plusieurs reprises, si vigoureusement au corps de Vénus qu’elle en gémit. Quant à moi, je me débarrassai du peu de vêtements que je portais et me plaçai toute nue devant lui. « Enlèverai-je aussi le masque ? demandai-je. — Garde-le sur ton visage », répondit-il et, ressortant sa verge de la conque de sa déesse, il lui claqua de la main sur les fesses, pour qu’elle me cède la place. Mes genoux fléchirent lorsque je me substituai à elle. Ferry se mit à genoux derrière moi, pénétrant de la langue par-derrière, puis par-devant, m’excitant au point que j’attendis d’un instant à l’autre que ma fontaine gicle. En baissant les yeux, je vis le splendide gland rouge de sa lance semblable à un rubis au sommet d’un sceptre royal.

C’en était trop pour moi ! Vénus, secondée par une autre dame, me suçait les seins, une troisième m’embrassait, faufilant sa langue entre mes lèvres, qu’elle buvait et mordait. Léonie, accroupie entre mes jambes, chatouillait ma fente à me faire perdre les sens ; le souffle presque coupé, je me sentais parcourue de frissons, au diaphragme, dans les hanches, les cuisses, les bras et les fesses. Le moment critique approchait ; le suc laiteux jaillit, comme de la crème fouettée, de ma grotte et remplit la bouche de Ferry, que j’entendis l’aspirer jusqu’à la dernière goutte. Là-dessus, il s’élança et m’enfonça son sceptre, brûlant et noueux, jusqu’à la racine, ce qui m’arracha un cri aigu de volupté. Mes nerfs, encore détendus peu d’instants auparavant, se crispèrent, mon temple de volupté était comme embrasé ; son dard, dur comme la pierre, me fit l’effet d’un acier surchauffé. Oh ! comme il s’entendait merveilleusement au jeu de l’amour !

Tantôt il retirait son boute-joie dont le gland caressait mes lèvres dans son va-et-vient, tantôt, d’un vigoureux élan, il le rentrait. Je sentais l’étroit orifice de mon hymen qui tentait d’attirer et de retenir son gland avant de le relâcher. Il recommença plusieurs fois, ses mouvements devenant plus vifs et plus rapides, tandis que sa verge s’enflait toujours davantage. Lui non plus n’était plus maître de ses feux ; il se pencha vers moi et, incrustant ses doigts dans mes hanches, il mordit jusqu’au sang mon épaule ; sa langue et ses lèvres s’en repaissaient. Le spasme survint alors, et le jet fut si fort qu’il remplit ma grotte. Je craignais déjà que ce ne fût passé et que je ne dusse perdre Ferry, mais il ne desserra pas son étreinte et son boute-joie resta mon prisonnier, s’ébattant dans le carcan qui se refermait sur lui.

Malgré la forte décharge, mon intérieur se trouva sec en moins d’une minute, tant la chaleur absorbait la sève. Je sentis alors son sceptre se durcir à nouveau et me bouter des coups auxquels je répondis sans délai. Aux applaudissements de l’assistance, nous reprîmes la joute amoureuse, cette fois avec plus de réflexion, en mesurant et espaçant nos efforts. Aussi la décharge fut-elle simultanée et je sentis une secousse électrique me transpercer, s’implanter en mon cœur. Sans sa présence d’esprit et sa maîtrise, qui surent contrôler ses nerfs, je me serais, à cet instant, trouvée enceinte, mais, après ce jet, un autre, bien plus prolongé et chaud, lui succéda, paralysant l’effet du premier.

Même après cet exploit, il ne mit pas fin à cette démonstration de son amour et de sa vigueur virile. Les spectateurs applaudirent lorsqu’ils le virent reprendre pour la troisième fois le tournoi, sans avoir dégagé sa flèche de mon carquois. Et tous de s’écrier : « Toutes les bonnes choses sont trois ! » Bien que, cette fois, le jeu eût duré plus d’un quart d’heure, pas question pour eux de s’éloigner ! Je sais même que des paris s’engagèrent : Ferry aboutirait-il ou serait-il, d’épuisement, contraint à battre en retraite ? Il n’en fut pas question ! Ferry paraissait inépuisable ; le dénouement, longtemps attendu, — ce qui accrût son plaisir comme le mien, — survint enfin, m’inondant toute de sa sève. Mais aussi, cette sorte de voluptueuse prostration qui succède à la décharge dura, cette fois, bien plus longtemps qu’après le second acte de notre splendide drame d’amour. Je ne tenais plus sur mes pieds ; plusieurs pensionnaires de notre hôtesse m’enlaçaient les jambes. Sous mes pieds, à mes flancs, devant moi, je ne sentais que des chairs nues. Les dames m’abreuvaient de baisers, suçant les boutons de mes seins, tandis que Ferry, debout derrière moi, me serrait encore contre lui.

Je sentis enfin son dard, toujours dans ma grotte, perdre peu à peu de sa rigidité, et s’échapper de la cage à laquelle il avait procuré une indicible volupté, tout en s’y trouvant lui aussi fort à son aise. Enfin, chacun finit par nous laisser tranquilles. Ferry m’embrassa, me tenant longtemps encore entre ses bras. Puis, il me prit par le bras et fit mine de m’emmener. « Sur le trône ! » s’écrièrent alors plusieurs voix d’hommes et de femmes.

Au fond de la salle, on avait édifié une sorte de tribune, avec un divan recouvert de velours rouge. C’est là qu’on projetait de nous mener pour signifier que nous méritions le premier rang parmi les vainqueurs des tournois amoureux. Ferry récusa cet honneur, en son nom comme de ma part ; il fit savoir qu’il préférait, si on voulait bien l’y autoriser, se désaltérer de quelque boisson rafraîchie. Sur quoi la dame costumée en Vénus nous mena vers le buffet. Le couvert n’était pas encore mis, il était trop tôt encore pour le souper, mais nous trouvâmes au buffet tout ce que pour l’instant nous désirions.

— Aurais-tu donc encore envie… ? lui demandai-je en l’étouffant de baisers.

— Pourquoi pas ? répondit-il en souriant. Mais je voudrais fermer la porte au verrou. Et toi, enlève ton masque, que je puisse lire la volupté sur ton visage. Serais-tu par hasard encore capable de me refuser cela ?

Il n’avait rien de ce despote, de ce sultan dont il avait voulu affecter le rôle ; c’était plutôt un berger, le plus doux et tendre que j’aie pu souhaiter. Je me levai, allai pousser le verrou de la porte et m’allongeai sur un doux lit de plume. Seule, une lampe d’albâtre, au plafond, éclairait la chambre ; sa lumière se concentrait sur le lit. J’écartai les cuisses de mon mieux, m’appuyai sur les coudes, et attendis mon chevalier servant qui, sans perdre un instant, m’enfila de sa lance. Cette fois, rien ne nous distrayait de nous-mêmes ; je ne voyais que lui, et lui, que moi.

Saurais-je décrire ce que je ressentis alors ? Je ne peux dire qu’une chose : les trois libations que nous avions savourées grâce aux dieux de l’amour ne furent rien en comparaison de la volupté que j’éprouvai, cette fois, pour moi toute seule. Lorsque le moment critique approcha enfin, il me fixa du regard et ses yeux prirent une expression de sauvage volupté, ses lèvres s’entrouvrirent comme pour reprendre souffle, mes yeux aussi chavirèrent et nous sombrâmes dans l’ivresse du plaisir, poitrine contre poitrine, ventre contre ventre, nos jambes et nos bras entrelacés comme un couple de serpents…

Nous restâmes ainsi allongés une demi-heure ; il s’était à demi tourné vers le mur, si bien que je reposai sur lui. Il n’avait pas dégagé son sceptre de ma gaine et, les yeux clos, nous restâmes dans un demi-sommeil, jusqu’à ce que des cris, des exclamations d’allégresse, venant de la salle, nous eussent tirés de cette extase. Il se mit en quête de mon masque, que, dans ma distraction, j’eusse peut-être oublié, et m’aida à le fixer ; mes vêtements étaient posés sur une chaise ; je n’avais même pas remarqué qu’on me les avait apportés. Je me vêtis, Ferry reprit son domino qu’il enfila rapidement, et nous revînmes dans la salle.

Ici, l’orgie atteignait à son apogée. On ne voyait que des groupes dans des poses voluptueuses, à deux, à trois, et même quelques-uns composés de plusieurs personnes.

Trois de ces groupes étaient plus compliqués que les autres. L’un comportait un homme entouré de six femmes. Couché sur le dos, sur une planche soutenue par deux chaises, il avait, de sa lance, enfilé l’une des femmes ; sa langue jouait dans la grotte de volupté d’une seconde, assise sur sa poitrine ; de ses deux mains, il chatouillait la conque de deux autres ; les deux dernières étaient sans doute moins bien partagées, et servaient surtout à compléter le groupe, encore qu’elles fissent semblant de jouir aussi.

Le deuxième groupe avait pour centre Vénus ; elle était étendue sur un homme qui l’avait embrochée tandis qu’un autre l’entreprenait par-derrière et venait d’introduire sa verge dans l’autre orifice, beaucoup plus étroit. Dans chaque main, elle tenait la flèche d’un homme ; le cinquième mâle, un véritable colosse de Rhodes, installé sur deux chaises basses, les jambes écartées, se faisait sucer par le premier. Chez ces cinq mâles et chez Vénus, la jouissance survint au même moment. C’était le plus beau des trois groupes.

Le troisième se composait d’un homme et de deux femmes. L’une était à moitié couchée et à moitié assise sur un divan ; la seconde, allongée sur elle, lui enserrait les hanches de ses jambes ; tendrement enlacées, elles s’embrassaient et jouaient de la langue. Le seconde s’arquait assez pour relever le croupion. L’homme, taillé en « hercule », enfonçait tour à tour son dard dans la grotte de volupté de l’une et l’autre des deux femmes superposées. Je me demandais ce qu’il ferait au moment critique. Il était, dans son jeu, parfaitement réfléchi et équitable ; aucune des deux n’avait droit à plus de coups que l’autre. Finalement, à son souffle plus rauque, je vis que l’instant décisif approchait, mais, même alors, il ne perdit pas son sang-froid et donna à l’une autant de son nectar qu’à l’autre ; le premier jet, le plus bref, était allé dans la conque de la partenaire du dessus.

Ainsi, de tous les participants, hommes ou femmes, à ce concert d’amour, personne n’était resté à jeun, bien que certains fussent arrivés au but avant les autres ; chacun, en outre, avait eu double jouissance. Ferry et moi étions, parmi eux tous, ceux qui nous sentions encore les plus en forme.

Parmi les femmes, seules, Vénus, la comtesse Bella et moi n’avions pas quitté nos masques.

Je sus plus tard qui avait joué le rôle de la déesse Vénus. C’était une femme du monde, célèbre par ses aventures galantes ; mais quitter son masque lui eût pourtant paru gênant. Bella était d’une insolence démoniaque. Elle criait à voix haute : « Venez donc, baisez-moi ! Ne voyez-vous pas que je suis une putain, une putain que n’importe qui baise ! » Elle abordait, l’une après l’autre, toutes les pensionnaires de notre hôtesse, caressait leur conque de sa langue, ou leur demandait d’uriner dans sa bouche. Au cours du souper, elle but un plein verre qu’un des assistants avait pour elle rempli d’urine. Elle fut bientôt ivre morte et se roula convulsivement sur le sol. Resi Luft dut, finalement, la faire transporter dans une petite chambre et mettre au lit, pour y dormir tout son saoul. Resi avait refermé la porte, mais Bella vint encore y tambouriner longtemps de ses deux poings, avant de s’effondrer sur le sol et de s’endormir. Plus tard, on envoya des pensionnaires voir ce qui se passait ; elles trouvèrent Bella, qui s’était vidée par toutes les issues, au milieu d’une véritable flaque, et la mirent au lit, où elle dormit jusqu’à quatre heures de l’après-midi.

L’orgie prit fin à quatre heures du matin.

Je rentrai chez moi, accompagnée de Ferry. Rosa était encore fort en train et n’alla se coucher que lorsque je la congédiai. Faut-il encore vous dire que, pour nous deux, Ferry et moi, le tournoi d’amour n’était point encore à son terme ?