Les Lions de mer/Chapitre 26

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 290-299).


CHAPITRE XXVI.


Que l’hiver vienne ! et que les esprits polaires dissipent les ténèbres du monde et les agitations de la tempête.
Campbell



La terre ne s’était point arrêtée dans sa course rapide autour du soleil tandis que tous ces événements avaient lieu dans les mers antarctiques. L’été était passé, cet été qui aurait dû ramener les chasseurs de veaux marins, et l’automne était venu glacer l’espérance aussi bien que le corps. L’hiver n’amena aucun changement. On n’apprenait rien de Roswell et de ses compagnons et il aurait fallu en effet un miracle pour qu’on eût de leurs nouvelles.

Marie Pratt ne faisait plus mention de Roswell dans ses prières. Elle le croyait mort, et sa foi puritaine lui enseignait à ne point prier pour ceux qui ne sont plus. Quoique nous n’approuvions pas qu’on fasse abus du purgatoire[1] nous désirons sincèrement que des prières de cette nature aient auprès de Dieu toute l’efficacité que leur attribue une grande partie des chrétiens. Mais Marie Pratt, quoiqu’elle fût bien meilleure que nous sous tous les rapports, était moins libérale à l’égard d’un point aussi important. Jamais le nom de Roswell n’était sur ses lèvres lorsqu’elle priait, quoiqu’une minute à peine se passât sans que l’image de Roswell fût présente à son imagination. Il vivait encore dans son cœur, sanctuaire dont elle ne cherchait pas à l’exiler.

Quant au diacre, la vieillesse, la maladie et l’anxiété d’esprit l’avaient miné. Les passions dont il avait été possédé lorsqu’il jouissait de la santé, s’étaient retournées contre lui, et attaquaient en lui le principe vital comme des oiseaux de proie. Il est plus que probable qu’il aurait encore pu vivre plusieurs mois, peut-être plusieurs années, si le funeste génie de l’avarice n’avait entretenu le mal qui le rongeait. Quoi qu’il en fût, son état empirait de jour en jour, et l’habile docteur Sage ne cachait point à Marie combien il était peu probable que son oncle et son protecteur eût encore longtemps à vivre.

Rien n’est plus merveilleux que de voir à quel point les parents d’un homme riche s’intéressent à lui lorsqu’il va mourir. On savait que le diacre avait une petite fortune, et l’on croyait qu’elle s’élevait à trente ou quarante mille dollars ; ce qu’on regardait comme de la fortune, il y a trente ans, dans le comte de Suffolk, et tous ceux qui, dans le comté, pouvaient faire valoir le moindre titre de parenté avec le diacre, commençaient à entourer son lit. Dans ce moment de sollicitude générale dont le diacre était l’objet, Marie Pratt, qui l’avait soigné avec tant de dévouement, semblait n’être plus qu’une indifférente. D’autres qui étaient au même degré de consanguinité qu’elle-même à l’égard du mourant, et deux parents, un frère et une sœur, qui se trouvaient d’un degré plus rapprochés, avaient leurs prétentions, et ne paraissaient point disposés à y renoncer.

Marie aurait été heureuse de prier près du chevet de son oncle ; mais le ministre Whittle s’était emparé de cette fonction, attendu qu’un homme qui avait si longtemps exercé la charge de diacre ne pouvait quitter ce monde sans qu’on remplît à son égard toutes les formalités usitées dans le meeting. Quelques-uns des parents qui n’avaient paru que depuis peu, et qui ne savaient pas comment les choses se passaient entre le diacre et le ministre, se plaignaient des allusions trop fréquentes que faisait ce dernier aux besoins pécuniaires de la congrégation, et de la demande à peu près directe qu’il avait adressée au diacre d’un legs qui permît au ministre de faire peindre le temple, acheter quelques poêles d’un nouveau modèle, et remettre à neuf les murs du bâtiment. Cette modeste requête, murmurait-on, car tout se passait alors en murmures, n’aurait coûté qu’un millier de dollars de la fortune péniblement amassée par le diacre.

Le siège que le diacre Pratt eut à soutenir pendant la dernière semaine de sa vie fut opiniâtre. Il reçut, sous bien des formes, le conseil de faire un testament, quoique le frère et la sœur, contents de la manière dont leurs droits étaient fixés par la loi, ne fissent que peu d’observations à cet égard, à moins que ce ne fût pour se plaindre de l’inconvenance qu’il y avait à fatiguer un homme, dans l’état où était leur frère, d’une affaire si pénible et si triste. Dès qu’on vit que des personnages si importants se montraient contraires à l’idée d’un testament, la plupart des parents changèrent d’avis, et chacun se mit à calculer ce qui pourrait lui revenir dans un partage qui aurait lieu suivant le degré de parenté.

On se trouvait alors au commencement d’avril et ce mois est ordinairement beau sur le bord de la mer, quoique les changements de la température y soient fréquents. Le jour où se passa la scène que nous avons à décrire, les fenêtres de la chambre à coucher du diacre étaient ouvertes, et le doux vent du midi soufflait sur ses joues pâles et creuses.

La mort était près du chevet du diacre Pratt, quoique le principe de la vie luttât avec force contre cette terrible puissance dont l’humanité est la sujette. Ce fut alors que cette foi pharisienne, qui avait longtemps retenu dans l’esclavage celui qui la professait, se montra insuffisante lorsqu’il s’agissait de donner aux derniers moments du diacre Pratt un peu de calme et de sécurité ! Il avait toujours été trop égoïste pour être humble et pieux comme il aurait dû l’être. Peu importait maintenant qu’il eût été diacre, ou qu’il eût fait de longues prières sur les places des marchés, où tout le monde pouvait le voir, et qu’il eût agi ainsi, comme il avait l’habitude de le dire, pour donner l’exemple. Tout cela n’avait point suffi pour purifier son cœur.

Le docteur avait ordonné qu’il ne restât dans la chambre du mourant que deux ou trois de ses plus proches parents. Parmi ces derniers était la douce Marie, qui aimait, dans un tel moment, à être près de son oncle. Elle ne pensait plus à son avarice, à sa passion pour le gain, à cet égoïsme ardent qui rapportait tout à l’intérêt personnel, et si peu à la Divinité. Au moment où Marie était au chevet de son oncle, on vint la prévenir que Baiting Joe désirait la voir, et qu’il l’attendait dans le corridor qui conduisait à la chambre à coucher. Elle alla trouver le vieux pêcheur, qui se tenait près d’une fenêtre dont la vue donnait sur l’est, et qui, par conséquent, était en face de Gardiner’s-Bay.

— Le voilà ! mademoiselle Marie, dit Joe, en montrant la fenêtre, et toute sa figure portait la vive empreinte de la joie et du whiskey, le voilà ! Il faut le dire sur-le-champ au diacre, afin que ses derniers moments soient plus heureux. Le voilà ! je l’ai reconnu sur-le-champ !

Marie aperçut un vaisseau qui se dirigeait vers Oyster-Pond, et l’habitude qu’elle avait de voir toute sorte de navires était telle qu’elle vit tout d’abord que c’était un schooner ; mais il y avait si longtemps qu’elle n’espérait plus revoir le Lion de Mer, qu’il ne lui parut pas possible que ce fût le navire qu’on n’attendait plus.

— Que me montrez-vous là, Joe ? demanda-t-elle toute surprise et avec une parfaite innocence.

— Ce navire, le Lion de Mer, qu’on a depuis si longtemps regardé comme perdu, mais qui revient au moment où son armateur va quitter cette terre.

Joe parla pendant quelques minutes, la tête et la moitié du corps penchées en dehors de la fenêtre Marie ne l’interrompait pas ; elle s’était affaissée sur une chaise, pour ne pas tomber sur le plancher. L’aimable fille reprit un peu de pouvoir sur elle-même, et il lui fut possible de parler.

— Joe, dit-elle, vous n’en êtes pas sûr ; ce schooner ne me paraît point semblable au Lion de Mer.

— Cela est vrai dans certaines choses, tandis que dans d’autres c’est le même vaisseau. Ses œuvres hautes sont étrangement défigurées ; mais jamais aucun autre schooner de cette espèce ne vient de ce côté, et je n’en connais pas qui puisse venir. Voilà le pavillon que j’ai aidé à faire de mes propres mains, et qui devait servir de signal au diacre ! Il n’y a plus de doute maintenant.

Joe aurait pu parler longtemps sans craindre d’être interrompu ; Marie avait couru dans sa chambre, le laissant la tête et le corps en dehors de la fenêtre, faire toutes ses conjectures, tandis que la personne à laquelle il croyait parler était à genoux, rendant grâces à Dieu. Une heure plus tard il n’y avait plus de doute, le schooner passait entre Oyster-Pond, et Shelter-Island, se dirigeant vers le quai bien connu d’Oyster-Pond.

— N’est-ce pas extraordinaire, Marie, s’écria le diacre, d’une voix creuse, il est vrai, mais avec un feu et une énergie qui semblaient triompher de la mort, n’est-ce pas extraordinaire que Gar’ner revienne enfin ! S’il a fait son devoir envers moi, ce sera le plus grand événement de ma vie, cela donnera du calme et du bonheur à la soirée de mes jours. J’espère avoir été toujours reconnaissant des bienfaits de Dieu, et je le suis aujourd’hui du fond de mon cœur. Que la prospérité me soit donnée en partage, et ce n’est pas moi qui l’oublierai. On m’a demandé de faire mon testament, mais je leur ai dit que j’étais trop pauvre pour faire rien de pareil ; et maintenant que mon schooner est revenu, je ne doute pas qu’on ne revienne à la charge. S’il m’arrivait quelque chose, Marie, vous pouvez montrer le papier que je vous ai donné, et cela les satisfera tous. Vous vous souviendrez qu’il est adressé à Gar’ner. Il n’y a pas grand’chose là-dedans, et l’on ne trouvera pas que ce soit beaucoup ; mais, tel qu’il est, c’est le dernier acte que j’aie signé, à moins que je ne me rétablisse. Quand je pense que Gar’ner est enfin revenu ! Cela m’a rendu la vie, et je serai debout dans une semaine, s’il n’a pas oublié la plage et le trésor caché.

Marie Pratt gémit lorsqu’elle vit son oncle, dont les jours étaient comptés, se livrer à de telles espérances.

Quant aux parents du diacre, leurs convoitises n’en devinrent que plus ardentes. Apprendre qu’un vaisseau chargé de fourrures, appartenant au diacre, allait arriver, c’était assez pour émouvoir des héritiers ; mais supposer que ce vaisseau apportait un trésor, d’après certains bruits qui s’étaient répandus, il y avait là de quoi enflammer leur cupidité.

Et, en effet, il arrivait, ce petit navire, battu par la tempête, amoindri, bloqué par la glace et à moitié brûlé, après avoir parcouru une étendue de mer qui équivalait à une demi-douzaine de traversées ordinaires. C’était le schooner bien connu du lecteur qui se dirigeait vers le quai, où toutes les créatures humaines pour lesquelles il était à peu près convenable de se trouver là étaient réunies en foule. En comptant les enfants et les femmes, il ne devait pas y avoir moins de cent personnes sur le quai, et parmi elles se trouvaient la plupart des parents pleins de sollicitude qui entouraient le propriétaire du vaisseau à ses derniers moments.

Baiting Joe était un oracle dans de telles circonstances. Il avait passé sa jeunesse sur mer, ayant souvent doublé le cap Horn. Tous ceux qui pouvaient approcher de lui le consultaient.

— Voilà le bateau, dit Joe, affectant d’appeler le schooner par ce petit nom, comme pour lui donner une marque d’intérêt. Oui, mais comme il enfonce dans l’eau ! ne pensez-vous pas, Jim, qu’il porte quelque chose de plus lourd que des peaux pour être si bas dans la mer ?

Jim était un autre pêcheur, mais un humble pêcheur d’huîtres, dont l’autorité n’égalait point celle de Joe.

— Je n’ai rien vu de pareil, dit Jim.

— C’est lui ! s’écria Joe, le capitaine Gar’ner lui-même, vivant et en bonne santé ! le voilà sur le pont !

Une petite fille partit emportant, cette nouvelle, et elle en eut bientôt fait part à Marie, qui pleurait de joie. Une heure après, Roswell la serrait dans ses bras, car il eût été impossible à la femme la plus scrupuleuse d’affecter dans un tel moment de la froideur ou de la réserve. Au moment où Roswell pressait Marie, contre son cœur, il murmura à ses oreilles la bonne nouvelle de son humble soumission à la foi qui proclame le Christ Fils de Dieu. La douce et charmante fille connaissait trop bien la sincérité et la franchise du caractère de son amant pour douter en rien de ce qu’il disait. Ce moment fut le plus heureux de son innocente vie.

Mais la nouvelle était arrivée au diacre, et avant que Roswell eût eu le temps de donner d’autres explications à Marie, l’un et l’autre furent appelés au chevet du mourant. L’état de surexcitation où se trouvait le diacre l’avait tellement ranimé, que ses héritiers commençaient à regretter d’être venus si tôt. Marie Pratt seule de cette nombreuse famille, éprouvait les sentiments d’une parente et d’une chrétienne. Tous les autres membres de la famille ne voyaient dans le mourant que l’homme riche.

— Soyez le bienvenu, Gar’ner, le bienvenu ! s’écria le diacre avec tant d’énergie, que le jeune homme ne put bien se rendre compte d’abord de l’état du malade, méprise qui fut peut-être malheureuse, car elle le porta à être plus franc qu’il ne convenait dans cette circonstance. — Je ne pouvais trouver en moi le courage de renoncer à vous revoir, et j’ai toujours cru que nous aurions de bonnes nouvelles de vous. Les Gar’ners sont d’une famille à laquelle on peut se fier, et c’est pour cela que je vous ai donné le commandement de mon schooner. Les Daggets sont intolérables ; mais nous n’aurions jamais rien su des îles ou de la plage secrète, si ce n’avait été par l’un d’eux.

Comme le diacre s’arrêtait pour respirer, Marie se détourna en gémissant, à la pensée que les passions de ce monde possédaient encore l’âme de cet homme, qui n’avait peut-être pas encore une heure à vivre. Ce regard déjà vitré, mais encore animé, cette joue qui ressemblait à la feuille fanée de l’érable posée sur une pierre froide et blanche, et ces lèvres qui avaient déjà commencé à s’écarter des dents, formaient un triste tableau ; cependant, de tous ceux qui se trouvaient présents, Marie était la seule qui sentît tout ce qu’il y avait d’inconvenant dans une pareille scène, et combien il était peu raisonnable d’encourager des sentiments comme ceux qui prenaient un si grand empire sur l’esprit de son oncle. Le ministre Whittle, lui-même, avait la curiosité de savoir quelle somme se trouvait ajoutée à la succession du diacre Pratt par le retour du vaisseau qu’on avait si longtemps attendu. Tandis donc que tous les yeux se tournaient avec curiosité vers la belle figure du jeune homme, qui se tenait près du chevet du diacre Pratt, et que frère, sœur, neveux, nièces, cousins et amis attendaient que Gar’ner parlât, le ministre n’éprouvait pas moins d’anxiété que les autres, et ses traits exprimaient sa vive sollicitude. Dès que le diacre eut repris haleine et bu quelques gouttes d’un cordial que lui donna sa garde, ses pensées se reportèrent sur l’objet qui avait occupé toute sa vie.

— Ce sont des amis, Gar’ner, dit-il, qui m’ont tous rendu visite dans une petite maladie à laquelle je suis sujet depuis quelque temps, et qui seront heureux d’apprendre notre bonne fortune.

— Ainsi vous avez ramené le schooner après tout, Gar’ner ; que diront les armateurs de Sag-Harbour, qui prétendaient que nous ne le reverrions plus… ? Vous l’avez ramené, Garner…, ramené !…

— Seulement en partie, diacre Pratt. Nous avons eu du bonheur et du malheur depuis que nous ne vous avons vu, et nous n’avons ramené que la meilleure partie du vaisseau.

— La meilleure partie, dit le diacre avec une volubilité qui le força à s’arrêter, la meilleure partie ! Qu’est donc devenu le reste ?

— Le reste, nous l’avons brûlé, Monsieur, pour ne pas mourir de froid.

Roswell raconta en peu de mots, clairs et intelligibles, ce qui était arrivé, et comment il s’était servi des débris du Lion de Mer du Vineyard pour réparer son schooner. Ce récit ramena Marie auprès du lit de son oncle, et fixa ses regards sur les traits du narrateur. Quant au diacre, il aurait pu dire comme Wolsey dans Shakespeare : « Si j’avais servi Dieu avec la moitié du zèle que j’ai servi le roi, il ne m’aurait pas laissé, à mon âge, livré à mes ennemis. »

La chute dont il avait maintenant à souffrir n’était pas la perte du pouvoir, il est vrai, mais c’était la chute d’une passion encore plus ignoble l’avarice. À mesure que Roswell parlait, son esprit lui représentait toutes les sources de richesse qui lui échappaient l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’enfin il se hasardât à parler d’une voix tremblante et avec une physionomie dépourvue de toute animation.

— Alors je puis regarder la spéculation que j’ai faite comme pire que rien, dit-il. Les assureurs refuseront de payer un vaisseau qui a été reconstruit de cette manière ; les gens du Vineyard réclameront leur droit de sauvetage, et parce que deux des leurs vous ont aidé, et parce que vous vous êtes servi de leurs matériaux. – Et nous n’avons pas de cargaison ?

— Non, diacre, tout n’a point tourné aussi mal, répondit Roswell. Nous avons rapporté une bonne quantité de peaux, assez pour payer tous les salaires des hommes d’équipage, pour vous rendre jusqu’au dernier cent que l’équipage du schooner vous a coûté, sans parler d’une assez forte somme. Notre cargaison en peaux ne peut pas valoir moins de vingt mille dollars, outre ce que nous avons laissé dans l’île, et qu’un autre vaisseau peut aller chercher.

— C’est quelque chose ; que le Seigneur soit loué ! s’écria le diacre. Quoique l’on puisse regarder le schooner comme perdu, et que les frais aient été énormes, j’ai presque peur d’aller plus loin. Gar’ner, dites-moi… Je deviens très-faible !… Vous êtes-vous arrêté ?… Marie, je voudrais que vous fissiez la question.

— Je crains que mon oncle ne veuille vous demander si vous vous êtes arrêté devant la plage des Indes occidentales, suivant vos instructions, Roswell ?

Marie dit ce peu de mots, malgré elle, car elle voyait bien qu’il était temps pour son oncle de ne plus penser aux choses de cette vie.

— Je n’ai rien oublié de vos ordres, Monsieur, reprit Roswell ; c’était mon devoir, et je crois l’avoir accompli à la lettre.

— Attendez, Gar’ner, interrompit le mourant, encore une question pendant que j’y pense. Les hommes du Vineyard n’auront-ils à faire valoir aucun droit de sauvetage à l’égard de ces peaux ?

— Certainement non, Monsieur. Ces peaux sont à nous. Il y a des peaux qui appartiennent aux hommes du Vineyard ; celles-là sont entassées dans votre maison, où nous les avons laissées.

— Mais, Gar’ner, il nous reste à parler de notre grande affaire. Voulez-vous qu’on sorte de la chambre avant que nous en parlions ? — Et le diacre s’efforça de rire encore. Il ne resta dans la chambre que le malade, Marie, Roswell et la garde, qu’il était impossible d’expulser, et qui se croyait le droit de savoir tous les secrets de famille.

— La porte est-elle fermée ? dit le diacre d’une voix tremblante, car la vivacité de ses émotions, jointe à sa faiblesse, agitait tout son corps. – Marie, ayez soin que la porte soit bien fermée ; c’est notre secret, il faut que la garde ne l’oublie pas.

Marie l’assura qu’on était seul, et se détourna pour lui cacher le chagrin qu’elle éprouvait.

— Maintenant, Gar’ner, reprit le diacre, ouvrez-moi tout votre cœur et racontez-nous tout.

Roswell hésita à répondre, car, lui aussi, il voyait avec peine cet amour du gain qui possédait le diacre jusqu’à son dernier soupir.

— Vous n’avez pas oublié la plage ? reprit le diacre avec anxiété.

— Non, Monsieur, nous avons fait tout notre devoir.

— L’avez-vous trouvée ? L’endroit était-il bien indiqué ?

— Oui, répondit Roswell.

— Vous l’avez donc trouvé tel que Dagget l’avait décrit ?

— Oui, Monsieur, et précisément tel qu’il l’avait décrit ;

— Eh bien ! eh bien ! vous avez creusé dans le petit monticule, comme de raison ?

— Oui, Monsieur, et nous avons trouvé la boîte dont le pirate avait fait mention.

— Une bonne grande boîte ; je parie ! les pirates font rarement les choses à demi. Hi ! hi ! hi !

— Je n’ai pas grand’chose à dire de la dimension de la boîte ; il me semble qu’elle avait dû renfermer des carreaux de vitre d’une grandeur moyenne.

— Mais le contenu, vous ne parlez pas du contenu.

— Le voilà, Monsieur, dit Roswell en tirant de sa poche un petit sac qu’il plaça sur le lit à côté du diacre. Les pièces sont toutes d’or, et il y en a juste cent quarante-trois ; ce sont des doublons très-lourds, il est vrai, et qui valent bien chacun seize dollars. – Le diacre ouvrit la bouche, comme s’il voulait respirer, au moment où il saisissait le sac. Un instant après, il était mort, et il y a tout lieu de croire que les démons qui l’avaient entretenu dans son péché se réjouirent d’une telle fin. Si les anges dans le ciel ne pleurèrent pas cette mort, une de leurs sœurs, sur la terre en gémit. Le spectacle de l’avarice de son oncle, à ses derniers moments, avait affligé Marie, mais elle éprouva une profonde douleur de le voir mourir ainsi.



  1. Fenimore Cooper appartient à l’église épiscopale protestante. L’opinion qu’il exprime ici montre bien l’influence du catholicisme sur un esprit comme le sien.