Les Lions de mer/Chapitre 25

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 28p. 282-289).


CHAPITRE XXV.


Près du législateur des Hébreux se trouvait une troupe glorieuse, je vis les douze apôtres. Oh ! avec quels regards de ravissement et de joie, avec quelles larmes, quels sentiments d’extase, ils revoyaient leur maître bien-aimé !
Will House. Le Jour du Jugement.



On finit par se dire qu’il fallait laisser éteindre les feux, ou brûler les couchettes et les autres meubles qui se trouvaient dans la maison. Roswell sortit alors et s’ouvrit un passage à travers la neige qui s’élevait devant la maison et qui la couvrait presque, pour se rendre compte de la durée que pourrait avoir le froid. La neige avait depuis longtemps cessé de tomber, mais il y en avait sur les rochers presque deux fois plus que Roswell et Hasard n’en avaient vu à aucune époque de l’hiver.

— Je ne vois aucun signe de changement, monsieur Hasard, dit Roswell, que l’excès du froid faisait grelotter. Nous ferons mieux de rentrer.

On tint conseil, et il fut décidé qu’après avoir pris un bon repas, on se coucherait sur des tapis et des couvertures. On pensa qu’il valait mieux faire servir les couchettes à cet usage que de les briser pour les brûler dans les poêles. On passa ainsi trente-six heures pour garder la chaleur animale et résister au froid.

Roswell avait dormi pendant les dix dernières heures, comme la plupart de ceux qui l’entouraient. Une sensation générale d’engourdissement s’était emparée des hommes d’équipage, et les jambes et les pieds d’un grand nombre d’entre eux, malgré toutes les couvertures empilées sur eux, étaient devenus très-sensibles au froid. Personne ne sut combien le thermomètre était descendu bas cette terrible nuit ; mais chacun eut la conscience qu’on n’avait encore rien vu qui en égalât les horreurs. Le froid avait pénétré dans la maison, transformant en une masse de glace tout ce qu’il saisissait.

Les couchettes cessèrent d’être chaudes et il suffisait d’avoir l’épaule, la main ou les oreilles découvertes pour que l’on éprouvât de la douleur. Plusieurs souffraient de la tête, et d’autres ne respiraient plus qu’avec peine. On ressentait de l’engourdissement même dans les membres inférieurs, et ce fut la dernière impression désagréable dont Roswell se souvint lorsqu’il se rendormit, mais d’un sommeil agité. Tout le monde cédait maintenant à une sorte d’influence soporifique, quoiqu’un grand nombre luttassent contre une sensation qui précède ordinairement la mort.

Roswell ne sut jamais combien de temps il avait dormi cette dernière fois. Lorsqu’il se réveilla, il vit une torche allumée dans la case, et il entendit quelqu’un remuer dans la cambuse. Ses pensées, se reportèrent sur lui-même et sur l’état de ses membres. En cherchant à se frotter les pieds l’un contre l’autre, il les trouva presque insensibles.

Roswell prit aussitôt l’alarme, il eut recours à une forte friction qu’il continua jusqu’à ce qu’il sentît que la circulation du sang se rétablissait. L’alarme de Roswell était si grande, qu’il n’avait point fait attention à la personne qui se trouvait dans la cambuse, jusqu’au moment où celle-ci parut près de sa couchette, tenant un pot d’étain à la main. C’était Stimson, qui avait quitté ses peaux et qui paraissait jouir d’une très-bonne santé.

— Voici du café chaud, capitaine Gar’ner, dit le patron toujours prévoyant ; le vent a changé par la grâce de Dieu, et il a commencé à pleuvoir. Maintenant, je crois que nous aurons véritablement l’été, tel qu’il peut exister, dans ces parages.

Roswell avala quelques gorgées de ce café, qui était presque bouillant ; et il en ressentit aussitôt la bienfaisante influence. Il envoya Stimson aux autres couchettes porter le même breuvage. Le café chaud et les frictions l’eurent bientôt remis complètement, il s’élança de son lit et s’habilla. Stimson avait fait du feu dans la cambuse ; il s’était servi en cette occasion de tout ce qui lui restait de bois, et la chaleur commençait à se faire sentir dans la case. Mais le changement de vent et l’amélioration survenue dans la température préservèrent seuls probablement tout l’équipage d’Oyster-Pond du sort cruel des hommes du Vineyard.

Stimson fit prendre des doses de café à chacun de ses hommes, et le sang étant stimulé par des frictions, tout le monde fut bientôt debout.

Il ne faisait plus très-froid, le thermomètre se trouvait à vingt-six degrés au-dessus de zéro dans la maison, et le feu de cuisine allumé par Stimson, ainsi que le changement de vent firent bientôt monter le mercure à quarante-six degrés.

C’était une température très-douce pour ceux qui avaient respiré l’air polaire. La pluie et le dégel produisaient un autre déluge, et les pics des montagnes offrirent, pendant quelques heures, un aspect qui aurait humilié la chute du Niagara. Ces scènes sublimes se présentent quelquefois dans les solitudes de la terre ; il y a des phénomènes qui surpassent souvent en sublimité et en beauté les efforts les plus continus de la nature.

Le jour suivant la pluie ayant cessé, l’été sembla complétement de retour.

Comme la neige avait disparu aussi vite qu’elle était venue, tout le monde se mit en mouvement ; aucun homme de l’équipage n’était disposé à courir encore le risque de lutter contre le froid. Roswell lui-même pensait que le temps qu’on venait d’avoir à supporter n’était que le dernier effort de l’hiver, et Stimson était de son avis à cet égard. On enleva les voiles qui tapissaient les dehors de la maison, et l’on transporta à bord du schooner tous les objets qu’on voulait emporter. Notre jeune capitaine voulut savoir où en était dans l’île l’état de la température, et gravit la montagne la plus élevée, sur laquelle il s’arrêta à moitié chemin du sommet.

Il vit bientôt que le récent déluge avait balayé toute la glace et tous les morts dans la mer. Le corps de Dagget avait disparu avec l’amas de neige sous lequel il avait été enterré ; les vagues avaient emporté toutes les carcasses de veaux marins. En un mot, les rochers étaient aussi nus et aussi propres que si l’on n’y avait jamais vu un pied d’homme. D’après ce fait, qu’on avait trouvé des squelettes de veaux marins sur le rivage septentrional, Roswell dut conclure que le dernier orage avait été d’une violence extraordinaire.

Mais l’état des glaces était un point d’une haute importance. Le schooner pouvait facilement être prêt dans l’espace d’une semaine ; mais il se trouvait comme enseveli sous la neige, qui couvrait encore les eaux. Tandis que Roswell se trouvait sur la montagne qui dominait l’anse où était le schooner, il calcula la distance à laquelle il serait nécessaire de conduire le schooner sur la glace en sciant cette glace : cette distance était de cinq milles au moins. Il pensa alors à abandonner son vaisseau, et à s’embarquer dans les chaloupes, aussitôt que l’été aurait vraiment commencé. Après y avoir réfléchi, il se réserva d’avoir recours à ce moyen en dernier ressort.

Les montagnes de glace étaient en mouvement vers le sud, et une véritable flotte de ces montagnes levait l’ancre pour ainsi dire, venant des régions lointaines et inconnues dans lesquelles elles s’étaient formées. Du haut de la montagne Roswell en compta au moins une centaine.

Le troisième jour après le commencement du dégel, le vent tourna au sud-ouest, soufflant avec beaucoup de violence. À six heures environ, Hasard vint rapporter à Roswell que l’eau recommençait à couler le long des montagnes tandis qu’il était à craindre que le canal ne fût bloqué par la glace qui se trouvait en dehors ou en dedans de l’anse. Par conséquent il n’y avait pas de temps à perdre si l’on voulait profiter de ce changement de temps. On scia la glace, dans ce canal, jusqu’à une distance de cent mètres. La passe n’était pas beaucoup plus large que le schooner lui-même ; et l’on comprendra facilement qu’il fallait lui faire traverser ce détroit le plus tôt possible. Tout le monde se mit à l’ouvrage, et, cinq minutes après que Hasard eut fait sa communication, le Lion de Mer s’était déjà avancé du côté du cap de six ou huit fois sa longueur. C’est alors que vint le danger ! Si la glace n’avait pas été solide entre le cap et l’anse d’où le schooner venait de sortir, il aurait été brisé au moment où le canal artificiel se serait fermé. Il fut cependant arrêté, mais la résistance opposée par la glace solide qui remplissait l’anse, fit dériver la plaine de glace qui s’avançait, et le schooner gagna l’eau qui commençait à suivre le long des rochers, mais il s’arrêta encore, parce que le passage n’était pas assez large pour le recevoir. On profita de ce retard pour apporter à bord tous les objets qu’on avait laissés sur le rivage, dans la hâte qu’on avait mise à partir.

À neuf heures tout était à bord : on pouvait embrasser du regard l’espèce de canal qui suivait toutes les sinuosités de la côte. Roswell savait se rendre compte de tout le danger de sa situation, le plus grand, peut-être, qu’il eût couru jusque-là. Si le vent venait à changer, ou si l’un de ces courants, qu’on ne peut expliquer, se jetait à la traverse, le schooner serait probablement mis en pièces ou réduit en poudre dans le cours de deux ou trois heures. Il était donc de la plus haute importance de ne pas perdre un instant.

Le schooner avait pu continuer sa route dans le canal. Deux fois on avait été forcé de scier la glace. Cependant, à la fin de cette heure si terrible, le schooner avait fait un mille et demi et avait atteint un endroit de la côte ou le canal, formant une courbe, avait cinquante brasses de large. À deux heures, le Lion de Mer se trouvait au fond de la grande baie, à trois ou quatre lieues de l’anse, et à l’endroit où le cap le moins élevé commençait à s’étendre dans la direction du sud-ouest. Le vent était frais, et, au bout d’une demi-heure, le cap du sud-est apparut aux regards de nos marins, quelque près qu’ils fussent des rochers. Dix minutes après, le Lion de Mer voguait dans la direction du sud-est et de l’est dans des eaux libres de glace.

D’abord, Roswell Gardiner fut disposé à se réjouir, car il put croire un instant qu’il avait triomphé des plus grands obstacles ; mais, en regardant autour de lui, il revint à des sentiments d’humilité.

Quoiqu’il y eût à peine une plaine de glace au sud des îles qu’il venait de quitter, et dans leur voisinage immédiat, il y avait encore une multitude de montagnes de glace.

Il est vrai que ces montagnes flottantes n’approchaient pas du canal ; cependant il y en avait toute une flotte qui bloquait les îles aussi loin que le regard pouvait s’étendre vers l’ouest et le sud, ou le long de la côte méridionale. Il fut bientôt certain que le schooner ne pouvait affronter de tels dangers. Si le vent avait été favorable, on aurait pu triompher de la difficulté ; mais il n’en était pas ainsi. Il fallut donc chercher d’autres moyens de salut.

On avait à choisir entre deux alternatives la première était de tourner le groupe d’îles, en passant à l’est du volcan où aucun homme d’équipage n’avait encore été et la seconde était de suivre le bord oriental de la baie en se tenant dans l’intérieur de cette baie, et en cherchant à trouver quelque issue par laquelle le schooner pourrait passer au nord. Après avoir tenu conseil avec ses officiers mariniers, Roswell adopta le second parti.

La rapidité avec laquelle le petit schooner glissait devant un vent frais permit à nos chasseurs de veaux marins de se rendre compte de leur position.

— Que pensez-vous, monsieur Hasard ? demanda Roswell vers cinq heures de l’après-midi, au moment où le schooner approchait des côtés fumants du volcan, qui avait toujours été pour lui un objet d’intérêt, quoiqu’il n’eût pas eu le temps de le visiter. N’y a-t-il pas danger de toucher, étant aussi près de cette île ?

— Je ne crois pas, Monsieur ; il me semble que nous pouvons suivre hardiment la rive de l’île.

— Je ne désire guère échouer ici près du volcan, qui pourra nous étouffer de fumée avant que nous sachions où nous sommes.

— Cela n’est pas beaucoup à craindre avec le vent qu’il fait. Ces volcans ne sont après tout que des joujoux… Mais voici un craquement !

Tandis que Hasard se félicitait de la nature innocente du volcan, un bruit inattendu s’était fait entendre, et une longue traînée de cendres et de pierres s’élança dans les airs, accompagnée de flammes. Plusieurs pierres d’une certaine grosseur tombèrent près du schooner, et quelques-unes plus petites sur le pont du vaisseau.

— Il ne convient pas, s’écria Roswell, de faire bouillir ici notre pot. Il faut nous éloigner de cette île, monsieur Hasard, aussi vite que, ce schooner peut marcher.

— Je ne vois pas, Monsieur, quel obstacle nous arrêterait.

— Ah çà, qu’on ouvre l’œil, et qu’on cherche une passe à travers les petites îles qui sont devant nous. Je ne suis pas sans espoir que les courants qui existent au milieu des îles puissent nous offrir une issue de ce côté.

Ces paroles expliquaient précisément ce qui arriva. Le schooner s’avança, effleurant presque la base du volcan, et inspirant plus d’une fois de vives appréhensions à Roswell, car il s’attendait à chaque instant à voir le schooner toucher. Les craquements du cratère continuaient de se faire entendre, au milieu de tourbillons de flamme et de fumée. Une douzaine de fois, le Lion de Mer courut les plus grands dangers ; mais cette main qui s’était étendue sur son équipage, et qui l’avait préservé en tant d’occasions, vint encore à son secours, et le sauva.

Roswell n’avait qu’une pensée, celle de découvrir quelque baie où le schooner fût en sûreté. Il aperçut une étroite issue sous le vent de la petite île, devant laquelle il venait de passer, issue qui conduisait à la pleine mer. Le schooner parvint à y entrer, et, au bout de vingt minutes, il était sorti du groupe des îles et il flottait sur l’océan.

Cette nuit on rencontra quelques débris des glaces dont l’océan était encore assez plein ; mais on y mit tant de prudence qu’on les traversa sans accident. Heureusement la nuit était sur le point de finir, et le soleil éclairait déjà la surface agitée des flots. Le vent soufflait vers le sud-ouest depuis trois jours. Lorsque la seconde nuit arriva, la mer était libre de glace. À neuf heures environ du matin, le quatrième jour, on aperçut un point noir sur les vagues, et, à chaque minute, ce point devenait plus distinct et plus visible.

Une heure ou deux plus tard, le Lion de Mer se trouvait à trois lieues du cap Horn. Que de souvenirs vinrent assiéger la pensée de Roswell Gardiner lorsqu’il se rappela tout ce qui s’était passé le jour qu’il avait quitté l’abri de ces rochers sauvages. Quelque orageuse que fût la mer, et quelque terrible que le nom de cette mer parut aux marins, venant d’un parage encore plus orageux et plus terrible, ils regardaient maintenant ce cap comme un lieu de refuge. Ils savaient que ce ne serait pas une petite entreprise de rester là un hiver, mais ils venaient d’en passer un dans une région ou l’on ne trouvait pas même de chauffage, à moins qu’on ne l’y portât.

Vingt jours plus tard, le Lion de Mer mettait encore une fois à la voile de Rio-Janeiro, ayant vendu toute l’huile d’éléphant qui lui restait et acheté les provisions dont le vaisseau avait besoin. Quelques semaines, plus tard, le schooner se trouvait parmi des bancs de sable très-bas. Il cherchait à jeter l’ancre sur quelque point ; il en découvrit un enfin où le vaisseau pût s’arrêter et Roswell aller à terre.