V


Puisque je n’ai rien dont m’occuper, examinons un peu, mais sérieusement, ce que je dois faire ce soir chez Léa ; évidemment, demeurer avec elle jusqu’à minuit ou une heure, puis m’en aller ; le nécessaire est qu’elle comprenne la raison d’une telle conduite ; ah, que c’est difficile à expliquer !… En cette chambre je suis mal ; allons dans le salon ; debout ; les bougies sur le bureau ; je n’ai qu’à me promener de long en large dans le salon, devant la cheminée, les deux fenêtres ; tirons les rideaux ; dans le salon, nonchalamment, de long en large. Que songé-je ? C’est très ennuyeux, quand je veux réfléchir quelque chose, que je parte aussi tôt en des divagations. Il faut pourtant que je sache ce que je ferai ce soir ; je ne puis laisser tout au hasard ; mon devoir est d’exposer à Léa… D’abord m’est nécessaire l’occasion de partir spontanément ; déjà, plusieurs fois, comme elle ne me disait pas que je reste, je semblais, m’en allant, être mis gentiment à la porte. Ce soir, elle consentira peut-être à ce que je reste ; admettons qu’elle consente ; alors je lui dirai que sans doute mieux nous vaut que je la quitte ; pourquoi resterais-je, si elle ne m’aime pas assez pour me retenir de son plein gré ? Ainsi lui répondrai-je. C’est difficile ; je ne sais comment je réussirai ; elle sera stupéfaite ; elle me regardera de ses grands yeux exagérément ébahis et railleusement à demi ; comme le jour où j’ai voulu la gronder ; avec ses façons alertes d’aller, de venir, ses petits gestes tour-à-tour rapides et paresseux ; le jour aussi où elle a jeté son chapeau dans la jardinière ; son chapeau gris de perle ; elle s’est mise à rire, à rire ; la folle… Suis-je distrait ! je n’arriverai jamais à fixer mon esprit sur un point ; c’est à en désespérer. Si j’écrivais ? L’inspiration est bonne ; je vais faire un petit plan écrit de ce que je dois lui dire ; cela sert au moins à déterminer les idées. Je m’assieds ; le buvard, du papier, l’encrier, le porte-plume ; la plume paraît suffisante ; très bien. En face de moi, la tenture de soie chinoise ; les fleurs vagues, blanches, des soieries chinoises, où surnage la lente cigogne au bec monté ; la soie noire, très lisse, où le blanc des broderies ; sur le buvard, du papier ; c’est cela ; écrivons… Que me disait-elle en sa récente lettre ? je devrais d’abord relire cette lettre ; j’ai là ses lettres ; voyons. Dans le tiroir, le paquet de lettres, serré en un carton ; voici l’entière correspondance, ses lettres et le brouillon des miennes. Son premier billet.

« Monsieur,

» Il m’est complètement impossible d’accepter ce soir votre aimable invitation. Si vous voulez la remettre à demain, je serai libre.

» Je vous salue. »

Cela est du soir où je pensais l’emmener souper ; je l’avais été voir la veille pour la première fois ; c’est quand, à minuit, j’ai été la demander chez le concierge du théâtre, qu’on m’a remis ce billet. Et le jour suivant ? c’est le jour suivant que chez ce concierge elle m’a envoyé promener ! Voici son second billet, de quinze jours plus tard.

« Monsieur,

» Je vous suis bien reconnaissante du service que vous avez eu la gracieuseté .......... »

J’étais retourné rue Stévens. Quand on a entrepris quelque chose, on répugne si fort à renoncer brusquement ; j’avais fait des démarches, donné des pour-boire, écrit ; je ne pouvais vraiment pas en demeurer là, tout abandonner, n’y plus penser. Louise, alors, était sa femme-de-chambre ; que de louis j’ai dû lui donner, à cette grosse fille ; pendant ces deux semaines d’absence de Léa, je n’ai plus vu, rue Stévens, qu’elle, l’excellente Louise. Et puis cette histoire ; mademoiselle d’Arsay échouée en Champagne, je ne sais plus où, sans argent ; le matin j’avais reçu de mon père mes six cents francs ; ce fut instinctif ; un désir d’étonner, d’éblouir, d’être admirable ; une folie pourtant ; donner ainsi trois francs ; pour une femme deux fois aperçue et qui m’avait mis à la porte ; un beau mouvement, certes, mais qui me liait. C’est alors qu’elle m’a écrit son second billet.

« … Je vous suis bien reconnaissante du service que vous avez eu la gracieuseté de me rendre. Si j’avais su plus tôt que vous étiez l’auteur de cette complaisance je vous aurais remercié de suite .......... »

Elle avait écrit « plus tôt » et a surchargé « de suite ».

« … Mais je n’ai été informée de votre bonté que depuis peu de temps. Je m’empresse de vous dire que je serai de retour à Paris mercredi soir et que si vous voulez me faire l’amabilité de venir me voir jeudi dans l’après-midi vers les quatre heures, vous serez le bien venu. En attendant le plaisir de vous voir, je vous serre amicalement la main.

» Léa d’Arsay. »

Ce carnet ?… oui. J’avais eu l’idée d’écrire jour par jour, en résumé, la suite de mes relations avec cette femme ; j’ai eu tort de ne pas persévérer ; ce serait devenu intéressant ; c’est déjà curieux, ce mémento de trois semaines ; les semaines précisément d’après la rentrée de Léa à Paris ; les trois premières semaines de notre liaison ; en effet cela commence le jeudi lendemain de son retour.

« Jeudi 27 janvier : — Quatre heures ; je vais rue Stévens ; Léa me reçoit ; toilette blanche ; elle me parle de ses ennuis, le terme non encore payé ; j’offre lui apporter, à minuit, deux cents francs ; convenu.

» Minuit ; elle revient du théâtre avec sa mère ; me reçoit dans sa chambre ; d’abord peu aimable ; je donne les deux cents francs ; elle ne me veut pas garder ; indisposée ; devient plus aimable ; je reste un quart d’heure… »

Véritablement, puisque j’avais commencé, je devais continuer ; j’avais d’ailleurs sujet de croire que ce nouveau, ce dernier don triompherait de toutes difficultés ; je ne pouvais guère agir autrement, ni perdre, par un refus, l’effet de mes munificences premières.

« Vendredi 28 janvier : — J’envoie des lilas blancs.

» Samedi 29 janvier : — Je crois l’apercevoir, dans une voiture, rue des Martyrs ; j’arrive rue Stévens ; Louise me dit qu’elle est allée dîner en ville ; je promets que je viendrai le lendemain à une heure.

» Dimanche 30 janvier : — Une heure, rue Stévens ; Louise me dit qu’elle est allée à la campagne pour plusieurs jours ; sa mère l’y a forcée ; elle est tenue très durement ; je me montre mécontent ; j’annonce que je quitte Paris une semaine ; je m’informe de la rente que faisait précédemment le consul ; cinq cents francs par mois, plus la toilette et les cadeaux.

» 31 janvier au 12 février : — En Belgique.

» 5 février : — J’écris.

» 9 : — Réponse.

» 10 : — Seconde lettre de moi .......... »

J’ai les brouillons de mes deux lettres et sa réponse ; voyons la lettre d’elle. Voici ma première lettre.

« J’espérais ne pas m’en aller lundi sans avoir serré votre main .......... »

Et cetera ; ce n’est pas intéressant. Ah, sa réponse.

« J’ai été très touchée de vos tendres paroles, Je les crois sincères !… Je vous ai semblé triste lors de votre dernière visite ; en effet je le suis. Vous avez dû remarquer en moi un certain trouble. Je n’ai pas osé vous dire que je traverse en ce moment une crise des plus pénibles qui ne me laisse de trêve ni jour ni nuit. J’ai des obligations sérieuses à remplir et il me faudrait me sentir allégée de ce côté pour me retrouver moi-même et être à vous. Je n’ai malheureusement aucune indépendance personnelle et de lourdes charges à soutenir ; alors même que mon cœur m’entraînerait vers le vôtre, je suis trop honnête femme pour vous dissimuler plus longtemps ma situation, ne connaissant pas la vôtre et ne sachant quels seraient les sacrifices que vous pourriez faire de suite pour me tirer de l’impasse si écrasante dans laquelle je me trouve. Après cet exposé voyez si vous pouvez être l’ami sur lequel je puisse absolument compter ; ou considérez cet aveu comme non avenu en m’oubliant à toujours.

» Léa d’Arsay. »

Ma seconde lettre.

« 10 février 1887.

« Ma chère amie,

» Je vous assure que je vous sais gré de votre franchise .......... »

Je lui ai répondu que je pouvais l’aider, mais que j’étais un peu effrayé de ces embarras énormes… Ces deux miennes premières lettres étaient assez convenables et proprement écrites.

« 18 février.

» Je regrette de ne pas me trouver chez moi .......... »

C’est sa troisième lettre. Mais auparavant il y a les choses que j’ai notées dans mon mémento.

« 10 : — Seconde lettre de moi .......... »

Oui ; continuons.

« Dimanche 13 février : — Je vais rue Stévens ; Louise me dit que Léa est souffrante et couchée ; histoire de la purgation refusée ; à demain.

» Lundi 14 février : — Une heure et demie, rue Stévens ; Léa me reçoit ; toilette bleu clair ; je reste une heure ; je l’interroge de ses embarras ; j’offre dix louis pour le soir, si elle veut que je les lui apporte ; elle accepte pour onze heures, sous la condition que je partirai à une heure, à cause de sa mère.

» Le soir, onze heures ; elle me reçoit dans la salle-à-manger ; sa mère a invité des amies sans l’avertir ; elle ne peut me garder ; elle me supplie que je ne croie pas qu’il y est de sa faute, que je ne lui en veuille pas ; une autre fois, elle le jure ; elle est plus gentille qu’elle n’a encore été ; je l’embrasse longuement ; je la quitte après dix minutes ; je lui laisse les dix louis promis : rendez-vous au mercredi.

» Mercredi 16 février : — Rue Stévens, deux heures ; elle allait sortir ; elle me retient une demie heure ; dans sa chambre ; elle met son chapeau et son manteau ; projet d’aller le lendemain ou l’après-lendemain dîner ensemble quelque part.

» Jeudi 17 : — Une heure, rue Stévens ; je reste une heure et demie ; je bois du café avec elle ; le chanteur de la rue ; nous dansons ; ses jupons se démettent ; elle sort pour les remettre ; coup de sonnette ; elle revient ; elle me dit que c’est le charbonnier qui réclame de l’argent ; petite explication ; je veux bien l’aider mais je pose la condition ; rendez-vous demain soir à neuf heures ; elle me dit que si elle ne peut être sûre de moi, rien à faire.

» Vendredi 18 : — Neuf heures du soir ; Louise est seule ; Léa a dû dîner en ville ; elle reviendra très tard, lettre pour moi .......... »

Voyons cette lettre.

« 18 février.

» Je regrette de ne pas me trouver chez moi ce soir. La situation dans laquelle je suis et que vous connaissez ne me laisse aucune indépendance ; si j’avais pu compter sur ce que vous m’aviez promis, je serais restée ; mais il me faut absolument sortir de ce mauvais pas tout de suite. Dois-je compter oui ou non sur votre bon vouloir ? Si, comme je le pense, vous m’avez tenu parole, remettez à Louise ce que vous m’auriez remis à moi-même et dimanche à une heure je vous en remercierai. »

Cette incompréhensible fille me manque parce qu’elle croit que je ne lui donnerai rien, et elle veut que je donne quelque chose à sa femme-de-chambre. Rangeons bien à leur place ces lettres.

« Vendredi 18 : — Neuf heures… Léa a dû dîner en ville… lettre pour moi .......... »

Celle-là.

« … je refuse tout argent ; supplications de Louise, promesses ; Louise me prie que je pense au moins à elle ; elle a sa fille en nourrice à Auteuil et elle attend ses gages pour payer la pension en retard ; elle me conte que Léa est malheureuse. Je déclare nettement que Léa se moque de moi, que je ne donnerai plus un sou avant qu’elle n’ait tenu sa parole. Je pars en laissant vingt francs à Louise. »

Et là s’arrêtent mes procès-verbaux ; quel dommage ; je n’ai que le commencement de l’histoire. Le lendemain, le samedi ? le lendemain samedi Léa s’est décidée à m’accorder ses faveurs ; un après-midi, je me rappelle, une belle journée de soleil ; je lui ai donné les deux cents francs dont elle avait besoin ; ce faisait une somme assez ronde pour un baiser ; c’est le diable aussi, quand une fois on est pris dans la chaîne, que couper court ; et puis, recommencer avec une autre femme la même série, éternellement ; il fallait aboutir de celle-là ; on s’obstine ; j’ai bien fait. Elle avait pris le soin de fermer à clé la porte du salon ; j’avais juste deux cent cinq francs ; le soir je lui ai envoyé des roses ; j’ai été alors pour la première fois chez Hanser-Harduin ; ils ont une vendeuse bien jolie, à l’air exquisément de se moquer du monde ; j’irai bientôt acheter des fleurs ; étonnante fille, cette petite fleuriste.

« Cher ami,

» Il faut absolument que vous veniez .......... »

Un rendez-vous.

« Je suis au regret de ne pouvoir me trouver chez moi demain .......... je dois passer une audition .......... venez lundi à quatre heures .......... quelques instants ensemble .......... »

Une autre.

« … Toujours par suite de la situation dans la quelle je suis, je ne puis être libre comme je le voudrais .......... j’ai mille ennuis .......... il faut que je sorte de cette impasse .......... »

Sacredié ; ma lettre de mise en demeure.

« 28 février. »

C’est cela ; ah, la terrible, terrible lettre.

« … Et vous, depuis deux mois .......... »

Cette lettre a fait tout le mal ; comment ai-je pu l’écrire ; ma conduite première, hélas, depuis un mois y concordait ; pourquoi ai-je écrit cette lettre ?

« Ma chère amie,

» Je vous ai expliqué que si vous pouviez compter sur moi, c’était seulement dans une mesure un peu restreinte. Si je disposais de grandes ressources, je vous demanderais que vous acceptiez ce qui vous est nécessaire pour votre train de maison. Pardonnez-moi d’ailleurs que je sois surpris par vos expressions de — sacrifice pécuniaire un peu sérieux. Ce que j’ai fait n’est guère au prix de ce que je voudrais faire ; mais le jugez-vous une plaisanterie ? Et vous, depuis deux mois, qu’avez-vous fait pour votre part ? Vos promesses m’annonçaient plus qu’une heure accordée un après-midi. Je ne pourrai être chez vous après-demain qu’à cinq heures ; veuillez me laisser un mot si je puis revenir le soir. En ce cas, comptez sur moi. Au revoir, et croyez .......... »

« Mardi matin.

» Bien touchée de vos bonnes paroles ! regrette que vous ne puissiez venir demain à une heure ; je vous attendrai jusqu’à deux heures. Vous savez que j’ai des ménagements à conserver ; eh bien j’ai à mon service une personne que je ne puis garder. Il me faudrait cent cinquante francs demain soir pour la congédier ; et une fois débarrassée de la sus-dite je serai plus libre de mes actions. C’est tout vous dire. Tâchez à me faire parvenir cette modique somme demain et vous apprécierez et jugerez par vous-même de l’urgence de cette exécution. À demain donc vous ou mot me tirant d’embarras ; et à vous de cœur. »

« Mardi deux heures.

» Ma chère amie,

» Je reçois votre mot en rentrant chez moi. Vous n’avez pas été bien contente de ce que je vous ai écrit hier ? Moi, j’avais la mort dans l’âme à vous l’écrire. Mais convenez que vous m’avez traité très mal ; ne m’avez-vous pas vous-même forcé à me faire méchant ? Je vous jure que cela m’afflige au désespoir. J’avais rêvé que vous m’aimeriez un peu ; j’ai vu que le rêve était fou, et je me suis dit : tant pis, faisons comme les autres… Tenez : oubliez, et pardonnez-moi. Je vais venir dès ce soir ; soyez bonne, ne me renvoyez pas ; moi, de mon côté, je vous apporterai ce dont vous avez besoin. Laissons ces vilains ennuis ; vous verrez que je vous adore .......... »

Le soir, à neuf heures, elle n’était pas chez elle ; elle avait eu ma lettre ; elle ne m’avait pas laissé de réponse. Elle pouvait tout faire. La menacer, se fâcher, et lui demander pardon… Elle me tenait dès lors. Ce n’est pas ainsi que je devais agir ; vaines, impuissantes violences, qui n’ont rien opéré qu’à jamais l’écarter de moi. Je ne l’ai plus eue ; jamais plus je ne l’ai eue ; et je n’ai pas su être son amant, pas su être son ami, je n’ai même pas su être celui qui l’achète… Hélas, et elle aurait pu m’aimer ; si les choses avaient été autres, si mes actions avaient été autres, si j’avais su l’heure précise et subtile à toucher son cœur, le temps et le lieu, la fugace minute en un banal et très décisif soir et l’instant où son âme à moi s’aurait pu donner, et si je m’étais fait aimer. Des préalables possibilités s’est enfuie celle-là. Alors eût été l’amour, aussi aisément alors l’amour que fatalement aujourd’hui le fatal éloignement des êtres. Hélas, cœur perdu, chair perdue, amour en sa moisson dispersé ; c’est fini de mes attentes ; tout a péri… hélas… nous n’irons plus aux bois.

« Mardi premier mars, onze heures du soir .......... »

C’est mon projet de discours ; je m’étais promené très loin ; et ici, seul, j’avais voulu fixer ce que le lendemain, quand elle me recevrait, je lui dirais.

« Mardi premier mars, onze heures du soir.

» Une fois dans sa chambre, entre mes bras la tenant, je lui dirais : — Vous ne croyez pas que je vous aime ? — Oh puisse l’action que je vais faire retomber bienfaisamment sur sa pauvre âme .......... »

Le soir où j’ai écrit cela est le soir où je m’étais rencontré, dans le boulevard, à cette fille aux grands yeux vagues, qui marchait ; mollement, languissante, en son costume d’ouvrière besogneuse, sous les arbres nus et le frais du soir clair de mars, marchant mollement ; je passais près elle ; de ses yeux elle regarda, très faible et molle ; oh, si faiblement, sans un geste, d’un regard vague, et pudiquement ; chair de vierge et martyre incarnée en chair vile, quelque chose angélique, hommes, salie de nous, et très triste, triste, triste, angoissante d’une irrelevable chûte ; je songeai l’autre, la très belle que j’aimais ; pauvre pauvre âme, âme si douloureuse… Oh soir ! j’étais plein de ces malaises ; un soir de mars ; il y avait ici un feu de bois ; dehors, un ciel froid, très sec et clair, nulle brise, un ciel très profond, très lointain, un ciel appeleur des pensées ; c’était un très profond ciel aux lointains solliciteurs, très haut, très chaste, rayonnant, très pieux ; un air clair, une montée de toutes choses vers le haut ; ici, la chaleur douce du feu, la solitude, et des hantements…

« … Vous ne croyez pas que je vous aime ? — Oh puisse l’action que je vais faire retomber bienfaisamment sur sa pauvre âme. — Mon amie, j’ai songé les choses qui sont entre nous ; follement je vous désirais ; que ce soit mon excuse ; je vous ai contrainte ; j’implore votre pardon. Je puis rester ici cette nuit, mon amie… Adieu, vous êtes bien aimée ; je vous rends votre corps, et je vous quitte, parce que je vous aime. — Et je prendrai sa tête dans mes mains, je regarderai ses yeux, et je baiserai ses lèvres, et je dirai : — Adieu. »

Oui, ces paroles, et non les mauvaises requérances. Et jamais l’occasion, ces paroles, de les dire.

« Mon cher ami, j’ai absolument besoin de vous voir. Je vous attends ce soir à dix heures. Bien vôtre. Léa. »

Qu’y a-t-il encore eu ce soir ?… Le soir où elle a été malade ? certes ; la nuit que j’ai passée à la soigner. Comme elle était meurtrie, froissée, et affaissée, suffocante ! je l’avais attendue longtemps ; elle est arrivée tout défaite, presque hors sens ; elle s’est couchée, et j’ai demeuré au près de son lit ; nous lui mettions des compresses sur le front ; elle a renvoyé sa femme-de-chambre ; je l’ai soignée ; j’ai ainsi passé la nuit, dans un fauteuil ; elle, muette et immobile, assoupie ; moi, en un rêve de tristesses et de pitié… Oh, quels odieux embrassements, quelles blessures d’attouchements, quelles possessions tellement brûlantes avaient allumé cette très morne fièvre ?… Le matin elle s’est éveillée ; j’ai ouvert ses rideaux ; c’était huit heures ; elle m’a souri. Le plus beau temps de mon amour, oui, le plus glorieux. L’après-midi, elle était remise ; je l’ai vue un quart d’heure ; et le lendemain ? c’est le lendemain qu’elle était si mauvaisement gaie, à rire, à chanter, à crier.

« Léa d’Arsay se fait un plaisir d’aller à l’Opéra demain avec monsieur Daniel Prince. Mille amitiés. »

Elle était jolie, ce soir d’Opéra, en sa toilette de satin rose, ses souliers blancs ; Chavainne n’a pas pu ne pas avouer qu’elle était jolie ; Chavainne qui jamais ne veut être d’accord. Et le soir de l’Odéon ; on jouait une tragédie ; Andromaque ; Léa voulait entendre je ne sais plus quelle débutante ; étrange caprice ; nous avons dîné chez Foyot ; elle a demandé une sarcelle ; moi j’ai été ridicule à ne pas donner assez de pour-boire ; mais Léa ne l’a pas aperçu ; n’importe, j’ai eu tort ; de ce cabinet, par la fenêtre ouverte en face du Luxembourg, on voyait passer des étudiants ; elle avait sa toilette de velours, son chapeau en jais avec la plume rouge, et sa dignité imperturbable lorsqu’elle est en public. Tous ces soirs, je l’ai reconduite chez elle, et, lui ayant dit adieu, je suis parti ; c’était très bien ; elle a voulu, une fois ou deux, me laisser au sortir de la voiture ; mais j’ai toujours insisté pour monter dix minutes ; maintenant, l’habitude en est ; et c’est tout charmant quand dans sa chambre nous bavardons. La lettre de Louise, avec une couronne de baronne.

« Monsieur,

» Monsieur Prince, vous m’avez dit que quand mademoiselle se trouverait dans l’embarras je vous le dise ; je viens vous dire que mademoiselle est très ennuyée en ce moment ; il nous manque cent quarante francs pour les meubles ; elle pleure tout le temps parce qu’on lui dit que si ce n’est pas payé pour demain soir on viendrait tout enlever et elle me dit que s’il faut en arriver là, elle ne sait pas ce qu’elle fera ; je lui avais parlé de vous ; elle m’a dit que vous ne pouviez plus rien faire pour elle ; je lui avais promis d’aller vous dire dans quelle position elle se trouve, mais comme je sais que je ne peux jamais vous trouver, j’ai pris le parti de vous écrire sans rien dire à mademoiselle ; et si nous avons le bonheur que vous puissiez nous venir en aide, je vous prie de ne pas le dire à mademoiselle qui me l’a défendu pour ce que vous lui avez dit dimanche. Pardonnez-moi, monsieur, et j’ose me dire votre toute dévouée — Louise. »

Carte de Léa.

« Remercie monsieur Prince de son charmant bouquet et le prie de bien vouloir venir la voir demain lundi à une heure de l’après-midi. »

Autre ; une lettre.

« Cher Daniel, j’ai encore recours à vous et vous prie de m’obliger de la somme minime de quarante ou cinquante francs dont j’ai le plus grand besoin pour demain. Vous seriez bien gentil de me les apporter vous-même. Je vous remercie à l’avance et vous serre amicalement la main. »

Autre ; une carte.

« Léa d’Arsay fait mille excuses à son ami Daniel Prince ; a reçu trop tard sa lettre pour se rendre à sa bonne invitation et elle lui fixera le jour où elle aura le plaisir de le voir, ce qui sera bientôt. »

Encore.

« Léa d’Arsay serait bien heureuse de dîner ce soir avec monsieur Prince, l’attendra à sept heures. »

Oh, tout une lettre, celle d’il y a huit jours, la lettre des bijoux.

« Cher ami,

» Il faut absolument que vous me donniez deux cents francs pour sauver mes bijoux, du moins les reconnaissances qui sont engagées dans un bureau pour cette somme. Si vous êtes assez bon pour m’obliger de cela, vous ferez grand plaisir à votre petite amie Léa qui serait désolée de voir tous ces pauvres bijoux vendus. C’est après-demain mardi qu’on les vend définitivement si la somme n’est remise au bureau ; je reçois l’avertissement à l’instant. Soyez bon et je serai de plus en plus gentille pour mon seul vrai ami que j’aime bien. Marie ira demain vers onze heures savoir votre décision. »

C’était ennuyeux ; les bijoux n’étaient engagés que pour cent vingt francs, et il y avait encore quinze jours de délai ; je lui ai payé ses cent vingt francs ; depuis lors elle ne m’a rien demandé ; voilà déjà huit jours ; oh, elle va avoir besoin de quelque chose ; il ne faudrait pourtant pas qu’elle me demandât trop ; cela commence à être lourd, tout cet argent.

« Cher ami, j’ai su en rentrant .......... »

C’est sa dernière lettre, avant-hier.

« … j’ai su en rentrant que vous étiez venu pour me voir ; mais je n’ai pas eu le bonheur de me trouver là. Pour être plus sûr de me voir venez demain dimanche à une heure ou une heure et demie ; je serai chez moi. À demain et bien à vous.

« Léa. »

En effet, j’ai été la voir hier à une heure ; elle a été tout gracieuse, tout souriante, câline même ; et moi, qu’est-ce, diable, qui m’a pris ? un moment, entre mes bras je l’ai serrée trop, trop passionnément ; elle m’a regardé ; je lui ai murmuré un « Léa » avec une affectuosité exagérée ; ne suis-je donc pas maître de me tenir comme je veux me tenir ? Léa a paru étonnée, pas fâchée, étonnée ; un peu moqueuse, peut-être ; pourquoi aussi se fait-elle ainsi câline ? c’est sa faute ; si tentatrice elle est ; si tentatrice en les étoffes amples ; au contraire dans les robes c’est le noir qui lui sied mieux ; sa robe de satin noir unie et ajustée, où s’arrondit l’impassible poitrine… Mais presque neuf heures et demie… il est temps de partir. Je n’ai pas écrit ce que je projetais dire ; bah ; bien inutile ; je me souviendrai ; j’ai d’ailleurs le papier d’il y a un mois. Debout ; mon chapeau ; mon par-dessus ; dans la poche du par-dessus sont mes gants. Tout est en ordre ? les lettres dans le tiroir. Avant que sortir, il faudrait relire ce papier.

« Une fois dans sa chambre… Vous ne croyez pas que je vous aime ?… Follement je vous désirais ; que ce soit mon excuse… Pardon… Je puis rester ici cette nuit… Je vous rends votre corps… Adieu. »

Adieu, adieu… partons. L’escalier sera éclairé du gaz ; j’ouvre la porte ; j’éteins les bougies ; voilà ; ne heurtons à rien ; la porte refermée ; descendons ; mes gants ; ils sont propres, oui, convenables. Parbleu, je saurai me souvenir, je me souviendrai bien de ce que je dois dire à Léa ; rien de plus facile, de plus naturel. Elle comprendra enfin pourquoi je renonce mes droits à l’avoir, et combien je l’aime, et pourquoi je ne l’ai pas… Je puis rester cette nuit… mon amie, je vous quitte… Elle comprendra ; rien de plus naturel, de plus facile.