IV


— « Monsieur. »

On m’appelle ; le concierge ; il tient une lettre.

— « La femme-de-chambre qui est venue déjà plusieurs fois a apporté cette lettre pour monsieur, il y a un quart d’heure. Elle a dit que c’était pressé. »

Sans doute une lettre de Léa.

— « Donnez… Merci. »

Oui, une lettre de Léa ; vite.

« Mon cher ami, n’allez pas ce soir me chercher au théâtre. Venez directement à la maison vers dix heures. Je vous attendrai. Léa. »

Insupportable ; toujours des changements ; on ne sait jamais ce qu’on fera ; on s’arrange pour ceci, et c’est cela ; la même comédie éternellement ; pourquoi ne veut-elle pas que je l’aille chercher au théâtre ? pour qu’on ne la voie pas avec moi ? quelque nouveau venu sans doute ? Peut-être aussi qu’elle eût été en retard ; peut-être a-t-elle un motif. Le troisième étage ou seulement le second ?… le bec de gaz ; c’est le second étage. Cette fille est désespérante ; heureux encore que j’aie été averti ; envoyer sa femme-de-chambre à sept heures ; je pouvais ne plus rentrer ; c’est absurde ; si je n’avais pas eu son billet et si elle m’avait vu au théâtre, elle m’aurait fait une scène effroyable ; non, elle va craindre ma présence et elle sortira par une autre porte ; il y a vingt-cinq portes à ces théâtres ; et quelle figure aurais-je jouée là-bas ; elle savait, certes, qu’auparavant je devais passer chez moi ; enfin… Ma porte ; ouvrons ; l’obscurité ; les allumettes sont à leur place ; je frotte… attention… la porte du salon ; j’entre ; la cheminée ; le bougeoir y est ; j’allume la bougie ; au cendrier l’allumette ; tout est à sa place ; la table ; pas de lettres ; si ; une carte de visite ; cornée ; qui est venu ? — Jules de Rivare… Ah, quel dommage ; ce vieil ami ; nous étions à côté l’un de l’autre dans l’étude de philosophie ; était-il sage ! Il est venu aujourdhui ; le concierge ne me dit rien ; ce cher de Rivare séjourne donc à Paris ; avec sa moustache noire et son air d’officier de cavalerie ; un aussi qui a de la tenue ; il reviendra ; est-il étourdi de ne pas me dire où il loge ; ah, derrière sa carte, je ne pensais pas à regarder, il y a un mot… « Je t’attends pour déjeuner demain ; rendez-vous, onze heures, hôtel Byron, rue Laffitte. » J’irai, j’irai. Et mon cours de droit à deux heures ? si je n’ai pas le temps d’y aller, je n’y irai pas. Il doit être riche, ce vieux de Rivare ; ces noblesses de province ; hm ; qui sait ? Demain, à onze heures, rue Laffitte. Pour le moment, il faut que je m’habille pour aller chez Léa ; j’ai plus d’une heure et demie, tout le temps de me disposer. Sur une chaise, mon par-dessus et mon chapeau. J’entre dans ma chambre ; les deux bougeoirs en cigognes à doubles branches ; allumons ; voilà… Qu’est-ce que je vais faire ? La chambre ; le blanc du lit dans le bambou, à gauche, là, à gauche de moi ; et la tenture d’ancienne tapisserie au-dessus du lit, les dessins rouges, vagues, estompés, bleus violacés, atténués, un nuancement noirâtre de rouge noir et de bleu noir, une usure de tons ; au cabinet-de-toilette est nécessaire un paillasson neuf ; j’en choisirai un au Bon-marché ; avenue de l’Opéra ce vaut autant et ce m’accomode mieux. Je vais faire ma toilette. À quoi bon ? je ne dois pas rester chez Léa, je dois revenir ici ; qui sait pourtant ce qui peut arriver ; qui sait comment se peuvent tourner les choses, ce que peut amener l’occasion. Ah, quand sera le jour de notre amour ! N’importe ; je ferai ma toilette ; j’ai le temps, et plus que de nécessaire ; en vingt minutes je serai chez elle ; inutile que je me hâte ; la température est très belle ce soir, tiède, douce ; toute une joie qui s’annonce ; dans la voiture nous causerons ; pendant qu’en la voiture, les deux, par les rues ombrées, nous roulerons, sous le ciel clair, l’air tiède et doux, l’atmosphère joyeuse ; le beau soir ! Si j’ouvrais la fenêtre ? oui ; grande je l’ouvre ; la nuit mi-obscure ; nuit blanchie des premières étoiles ; demies ombres indistinctes ; nuit claire ; derrière moi est la chambre, le reflet des bougies, l’air plus lourd des chambres, l’air moiteux des intérieurs pesants ; je suis appuyé au balcon, incliné sur l’espace ; je respire largement le soir ; vaguement je regarde le beau dehors ; le beau, l’ombré, le mélancolique, le gracieux lointain de l’air ; la beauté des nocturnités ; le ciel gris et noir en très confus bleutements ; et les points des étoiles, comme des gouttes, qui trépident, les aquatiques étoiles ; le blanchîment, en tout l’alentour, des grands cieux ; là, les masses des arbres et, plus loin, les maisons, noires, avec des fenêtres illuminées ; les toits, les toits noircis ; en bas, mêlé, le jardin, et, mêlés, des murs, des choses ; et les maisons noires aux fenêtres de lumière et aux fenêtres noires, et le ciel immensément, bleuté, blanc des premières étoiles ; l’air tiède ; nul vent ; l’air chaud ; des humeurs de mai naissant ; un bien-être, chaudement, dans l’atmosphère caressante et nocturne, et nocturnement caressant ; les masses des arbres en tas, là-bas, et la sphère du gris bleu ciel pointé de feux trépidants ; l’ombre indistincte du jardin nocturne ; l’air doux ; oh, bon souffle printanier, bon souffle estival et nocturne. Léa, ma tendre chère, ma petite Léa, mon aimée, ma Léa, que bien les deux nous allons être, et que bien nous nous reverrons ! les nocturnités ténébreuses indistinctent toutes les choses ; oh mon amie au sourire et au rire léger, aux yeux qui rient, aux grands yeux, petite rieuse bouche, oui sourieuses lèvres ; dans l’ombre gisent les confus jardins, sous le ciel clair, et la jolie tête blonde est d’elle, moqueuse, et petitement juvénile, fin nez, mignonne face, fins blonds cheveux, blanche fine peau, enfant qui sourit et me rit et me moque et nous nous chérissons ; dans cette nuit, sur le balcon fuyant, sur l’indistinct des murs lointains, dans l’air tiède et nocturne, parmi l’alentour qui s’efface, tu es belle et tu es gracieuse ; gracieuse divinement tu marches, en le bercement de tes hanches, et tu marches mollement, sur les tapis, au près de la table où sont des fleurs, en ton exquis jaune salon, au long des fleurs, sur le tapis moiré, tu marches, mollement, inclinant ta tête et à droite lentement et à gauche lentement, avec des sourires blancs, face éburine aux foux cheveux, souriante, lentement, ondulante, tu passes, tu passes, tu marches ; flotte ta mince robe, le crêpe crémeux, l’ondoîment du crêpe où tombe un ruban de soie, le crêpe aux plis ceignant tes seins et les hanches et le puéril corps, et tu meux doucement tes lèvres, mon amie ; moi je t’aime ; l’ombre des grands feuillages monte au ciel, très haut, mienne, tu transparais de l’ombre claire ; souriante, ingénue, bonne et charmante, je te veux ; moi je t’aime purement ; moi je ne veux d’elle que son amour, et son baiser je le veux en son amour ; à genoux je suis, et j’adore ; oh la triste des mauvais baisers, sois en moi rassurée, en moi sois heureuse, aie ta sécurité, lis mon amour pieux ; et qu’elle respire la nuit instigatrice ; on est aimé (et semblablement l’on aime) une fois en la vie, et par moi maintenant elle est aimée ; alors que feras-tu, mon amour ? oui, ceci, j’espérerai ; et quand l’auras-tu ? je l’aurai ; quand elle se donnera, tard oh tard, et quand elle aura éprouvé mon cœur dévot, quand elle m’aura su son amant, et quand j’aurai refusé (oh le marchandage de sa chair) le sacrifice de sa chair, et quand long temps, absolument, je l’aurai respectée, et quand apparaîtra la différence de mon amour (je ne l’aurai pas touchée, je ne l’aurai pas demandée, pas voulue, pas souhaitée), et quand, ma future femme, de ma vénération je l’aurai exhaussée, quand aimée je l’aurai, et quand de tous trésors authentiques dotée, à moi, pure, elle régnera, — je l’aurai… Ah, je l’ai eue, je l’ai prise, je l’ai violée ; oh obsédance ; repentir… La nuit ; l’obscurité des arbres ; le rayonnement des étoiles croissantes ; la bonne nuit ; être ainsi, en l’atmosphère bonne, en la nuit, la nuit montante. Il me va pourtant falloir partir ; oui ; partir, n’être plus à ce balcon. Derrière moi est la chambre ; je ne la vois pas, je sais qu’elle est ; derrière, l’air plus lourd de la chambre ; ici le très frais, le tiède du dehors ; quitter la fenêtre, ah peine ! rentrer, s’occuper à des choses, faire des choses, vouloir, s’efforcer, rompre cet apaisement. Je le dois. La nuit est calme ; encore un instant ici ; on serait si bien à demeurer ; si belle à voir, la nuit ; si douce à contempler, l’ombre ; si caressante à caresser, de ses regards, l’ombre des formes d’arbres et des jardins en la nuit ; ce serait si bon, rêver dans le farniente d’un soir, à une fenêtre, songer son amour, son aimée, et considérer un très calme de soir, rêver. Songer l’amour qu’on aurait saint, l’aimée qu’on aurait inviolée, dans un soir chaste ; ce serait bon, rêver dans le confort calme du soir. Ici la nuit fraîche et noire ; la nuit plus fraîche, plus noire ; derrière, la chambre plus chaude, plus moite, avec les bougies limpides ; le dehors est frais ; l’intérieur est plus tiède, plus doux ; le dehors est frais, presque froid ; ces noirs à la fin sont tristes ; est une angoisse à fouiller tant d’immobilités ; ce ciel blafard, ces masses d’arbres, ces lueurs sont glaciales ; presque lugubre, ce silence ; j’ai une peur de cette grande nuit muette ; le dedans est doux, tiède, moite, chaud, avec les tapis, les étoffes, les murs bien clos, le confort des choses molles ; rentrons… je me redresse, je me retourne… les bougies sont allumées sur la cheminée ; voici le lit blanc, moelleux, les tapis ; je m’appuie sur la croisée ouverte ; dehors, derrière moi, je sens la nuit ; la nuit noire, froide, triste, lugubre ; l’ombre où des apparences bougent, le silence où bruissent des sables ; les longs arbres tassés en noir ; les murs vides, et les fenêtres obscures d’inconnu et les fenêtres éclairées, inconnues ; dans la blêmeur du ciel, ce trépidement des yeux pleurards des étoiles ; le secret des ombres opâques, ténébreuses, mêlées en quelque chose formidable ; ah, là, quelque chose ignorée, formidable… J’ai un frisson, précipitamment je me tourne, je saisis les croisées, je les pousse, je les ferme, précipitamment… Rien… La fenêtre est fermée… Et les rideaux ? je les tire, voilà… La nuit est supprimée. Dans la clarté amie, ma chambre, la chambre de moi ; en le chez-soi comme l’on est à l’aise ! la chambre molle ; hors la terreur des nuits désertes ; le confort ; la lumière. Je m’appuie au mur. On se sent tout assuré, tout content, tout dispos ; la clarté blanche des bougies, blanchement dorée ; le moelleux des tapis et des tentures ; c’est un bien-être, un charme, un bonheur ; je vais être heureusement pour m’arranger, ici, dans cet apaisement de la chambre étroite ; brillant aux clartés, blanc luisant, couleur d’eau courante et de marbre, le cabinet-de-toilette ; il faut que je m’habille ; j’ai sur moi mon pantalon gris et ma jaquette noire ; je puis aller ainsi chez Léa ; certes, elle m’a vu souvent en ce costume ; mais en tous mes costumes souvent elle m’a vu ; cet habillement est convenable ; une redingote ? inutile ; je ne verrai que Léa ; je garde aussi ces bottines ; aucun bouton ne manque ? aucun ; elles ne sont point salies ; un coup de brosse suffira ; mais il faut que je change la chemise ; celle-ci, mise d’hier soir, est propre encore ; les manches et le col sont blancs ; c’est ennuyeux, changer ; n’importe, il le faut ; si, par un hasard, ce soir, chez Léa, qui sait ?… ah, belle chère femme, si ce soir… Sacrebleu, sacrebleu, est-ce que je suis fou ? habillons-nous, et prenons une autre chemise. Ma jaquette, là, sur le lit ; mon gilet, aussi, sur le lit ; maintenant, dans le cabinet-de-toilette ; mon cabinet-de-toilette est vraiment très en ordre ; le domestique est soigneux du ménage ; dans la grande glace, au dessus de la toilette, se reflètent les bougies ; les murs au ton de paille ; la large cuvette blanche, pleine d’eau ; l’eau transparente, perlée ; quelques gouttes de musc, très peu ; au porte-manteau la chemise ; je suis bien heureux de n’avoir point de gilet en flanelle ; cela est si ridicule ; mon père voulait que j’en eusse ; l’éponge ; l’eau froide sur ma main ; ah, la tête dans l’eau ; quel saisissement ; c’est un charme, la tête dans l’humide d’eau qui ruisselle, qui bruit, qui roule, et glisse et fuit, qui coule ; les oreilles trempées d’eau et bourdonnantes, les yeux clos puis ouverts dans le vert de l’eau, la peau agacée et frémissante, une caresse, comme une volupté ; oh, cet été, quelle joie d’aller à la mer ; sans doute irons-nous à Yport ; ma mère aime ce pays ; la forêt, la falaise ; ah, dans la cuvette se plonger ; sur mon cou l’éponge jaillissante, sur ma poitrine la fraîcheur, un très peu parfumée, de la bonne eau ; ma serviette ; ouf ; je me suis fait raser à midi ; cela suffit pour aujourd’hui, si je me pouvais raser ; on ne se rase jamais bien ; garder ma barbe ne me conviendrait pas. Me voilà présentable ; on doit toujours être sur ses gardes ; je vais chez Léa ce soir ; eh, eh ; si j’y trouvais asile ; ce serait amusant… Allons, allons… Où est ma brosse-à-cheveux ? C’est étrange comme les demoiselles sans vertu peuvent supporter tant de gens ; bah ; et nous qui les admettons toutes. Mais je suis minutieusement net ; bravo ; vite, faut s’habiller ; j’aurais froid ; une chemise blanche ; hâtons-nous ; les boutons des manches, du col ; ah, le linge frais ! que je suis bête ; dépêchons-nous ; dans ma chambre ; ma cravate ; mes bretelles sont laides, je les ai affreusement choisies ; mon gilet ; dans la poche, ma montre ; ma jaquette ; j’oubliais brosser un peu mes bottines ; tant pis ; non, un simple coup de brosse ; ma brosse-à-habits ; ce n’est qu’un peu de poussière ; une, deux ; maintenant, ma jaquette ; la cravate est à sa place ; parfait ; je suis prêt ; je puis partir ; mon mouchoir ; mon porte-cartes ; très bien ; quelle heure est-il ? huit heures et demie ; je ne vais pas partir si tôt ; alors asseyons-nous, là, dans le fauteuil ; j’ai une heure à attendre ; qu’on est tranquille ici ! tout-à-fait tranquille et si enviablement ; rien ne vaut, mon cher garçon, une bonne sieste, dans un bon fauteuil, après un quart d’heure de toilette et de bon barbotage dans l’eau fraîche.