III


La rue est sombre ; il n’est pourtant que sept heures et demie ; je vais rentrer chez moi ; je serai aisément dès neuf heures aux Nouveautés. L’avenue est moins sombre que d’abord elle ne le semblait ; le ciel est clair ; sur les trottoirs une limpidité, la lumière des becs de gaz, des triples becs de gaz ; peu de monde dehors ; là-bas l’Opéra, le foyer tout enflammé de l’Opéra ; je marche le côté droit de l’avenue, vers l’Opéra. J’oubliais mes gants ; bah, je serai tout-à-l’heure à la maison ; et maintenant on ne voit personne. Bientôt je serai à la maison ; dans… d’ici l’Opéra, cinq minutes ; la rue Auber, cinq minutes ; autant, le boulevard Haussmann ; encore cinq minutes ; cela fait dix, quinze, vingt minutes ; je m’habillerai ; je pourrai partir à huit heures et demie, huit heures trente-cinq. Le temps est sec ; agréable est marcher après dîner ; à ce moment du soir, jamais beaucoup de gens dans l’avenue. Léa sort du théâtre à neuf heures, entre neuf heures et neuf heures un quart. Que ferons-nous ? un tour en voiture ; oui, nous irons par le boulevard aux Champs-élysées, jusqu’au Rond-point ; plutôt jusqu’à l’Arc-de-triomphe, pour revenir chez elle par les boulevards extérieurs ; le temps est si doux ; elle me laissera bien prendre sa main ; elle aura sans doute sa toilette de cachemire noir ; j’aurai soin à ce que nous ne rentrions pas trop tard ; certainement, elle me priera pour que je reste un peu ; je verrai son fin sourire de frais démon ; lente, elle fera sa toilette du soir ; — asseyez-vous, dans le fauteuil, et soyez sage ; — elle me parlera, dans un beau geste cérémonieux ; je répondrai, semblablement, — oui, ma demoiselle ; je m’assoirai dans le fauteuil ; le bas fauteuil en velours bleu, à la bande large brodée ; là elle s’est posée sur mes genoux, il y a quinze jours ; et je m’assoirai dans le bas fauteuil, au près d’elle, en face de l’armoire-à-glace ; elle sera debout, et mettra son chapeau sur la table de peluche ; par des petits coups ajustant ses cheveux, à droite, à gauche, avec des pauses, se considérant, devant, derrière, par des petits coups, me regardant, riant, faisant des grimaces, gamine ; quelle joie ! ainsi dans sa robe noire et son corsage noir de cachemire ; point grande ; petite non plus, malgré qu’elle paraisse petite ; non, ce n’est pas petite qu’elle paraît, mais jeune, tout jeune ; et si potelée ; ses larges hanches sous sa mince taille, bombées, mollement descendantes ; sa fiérote poitrine, qui si bien dans les hauts moments palpite ; et son visage d’enfant maligne ; ses tout blonds cheveux et ses grands yeux ; l’adorable, ma Léa. Ah, la chère pauvre, je veux l’aimer, et d’un dévot amour, comme il faut aimer, non comme les autres aiment, altièrement. Quand nous rentrerons, il sera dix heures au moins. Sept heures trente-cinq à l’horloge pneumatique. L’Opéra. La terrasse du café de la Paix est pleine ; nul que je connaisse ; l’Opéra ; la rue Auber ; la maison où demeure monsieur Vaudier ; deux mois déjà que je n’ai dîné chez lui ; peut-être voyage-t-il ; est-il riche ! ah, posséder pareille fortune ; combien peut-il avoir ? on m’a dit un million de rente ; cela fait, en minimum, un capital d’une vingtaine de millions ; presque cent mille francs par mois ; non ; un million divisé par douze, soit cent divisé par douze… zéro, reste… supposons quatre-vingt-seize, neuf cent soixante mille francs ; quatre-vingt-seize divisé par douze donne huit, quatre-vingts ; quatre-vingt mille francs par mois. Je voudrais que Léa eût un extraordinaire hôtel ; la tendre fillette ; si j’avais cette fortune ; ce soir ; supposons ; subitement j’aurais hérité ; c’est si amusant, arranger ainsi les choses ; donc le notaire m’aurait remis les titres ; j’aurais d’argent, or et billets, tout de suite, une centaine de mille francs ; comme d’usage j’irais chez Léa ; comme si rien n’était ; je lui dirais tout-à-coup — voulez-vous nous en aller, Léa ? partons les deux ; je vous emmène ; je t’enlève, tu m’enlèves… non, soyons sérieux ; je lui dirais quelque chose comme — voulez-vous venir ? Certainement elle serait étonnée ; elle me dirait qu’elle ne peut pas ; — pourquoi ? elle me ferait comprendre qu’elle ne saurait tout quitter ; très simplement, très naturellement, je lui répondrais — oh ne vous en préoccupez plus ; j’ai eu quelque chance ; je puis vous aider ; si vous avez quelques dettes, quelques engagements, voulez-vous me permettre que je vous facilite votre départ… Cela est bien ; voulez-vous me permettre que je vous facilite votre départ. Sur un meuble je mettrais dix mille francs ; et — si davantage vous est nécessaire, vous me le direz… Dix mille francs ; ou cinq mille seulement ; non ; pour commencer, vaut mieux dix mille ; et puis, si facile ce me serait. Vingt mille ? ce serait absurde ; mais dix mille, c’est cela. Qu’elle serait stupéfaite, et contente. — Voulez-vous que nous partions ? lui dirai-je. — Comment ? partir ? — Oui, laissez, abandonnez ceci ; au centuple vous le retrouverez ; les deux, de ceci oh sauvons-nous, partons, venons-nous en. Et je la prendrais dans mes bras ; je baiserais ses cheveux ; je l’emporterais ; et tout bas, tout bas, elle voudrait bien ; ce serait ainsi qu’en le Fortunio de Gautier, mais Fortunio met le feu aux rideaux, et parmi les flammes, enlève son amante nue ; ayant un million de rentes, je pourrais le luxe d’être un peu fou. L’Éden-théâtre ; les rampes de gaz ; les lampes électriques ; des marchands de programmes ; un gamin ouvre la portière d’un fiacre ; quel besoin a-t-on qu’un gamin ouvre la portière de votre fiacre ? Là-bas les magasins du Printemps ; sur le trottoir pas un chat ; d’ordinaire sont ici des filles, insupportables à arrêter les gens ; pas une ce soir ; triste est la rue. Revenons à la question ; je veux m’amuser à songer comment j’arrangerais les choses si je devenais riche ; oui ; arrangeons cela, tout en marchant. Donc, je serais devenu riche ; mais comment ? à quoi bon l’enquérir ? simplement, la chose serait. Je disais donc que je serais devenu riche ; j’aurais ce soir ma fortune, et beaucoup d’argent dans ma poche. Je ne souhaite pas le grand train de maison ; j’aurais un appartement de garçon et installerais dans un hôtel Léa ; volontiers je garderais mon quatrième de la rue du Général-Foy ; une chose en ce genre, mais mieux ; avoir le train chez soi d’un garçon d’une trentaine de mille francs de rentes et chez sa maîtresse dépenser son million annuel ; je me voudrais un petit rez-de-chaussée ; dans une maison quartier Monceau nécessairement ; cinq ou six chambres ; entrée par une porte cochère ; puis deux marches ; la porte ; un vestibule ; sur le devant, un petit salon, une salle-à-manger, un fumoir ; derrière, la cuisine, les privés, un grand cabinet-de-toilette et la chambre-à-coucher ; la chambre-à-coucher ouvrant sur une cour-jardin. Il faudrait que le vestibule ne fût pas minuscule ; j’en ferais une sorte de serre ; de la longueur de l’appartement il serait incommode ; mieux il s’arrêterait à la hauteur de la salle-à-manger ; ainsi entre le salon et la chambre un second vestibule séparé du premier par une porte, plutôt par une portière ; et les demoiselles qui, bien cachées, fileraient derrière la portière ! Comment meubler tout cela ? nul luxe banal ; à ma manière ; j’ai toujours rêvé une chambre-à-coucher en blanc et sans meubles ; au milieu, un lit carré ; en cuivre, plutôt qu’en étoffe, le cuivre convenant au blanc ; les murs tendus d’étoffes, satins, cachemires, soieries blanches ; aussi le plafond ; à terre, des peaux blanches ; d’ours blanc, parbleu ; et, surtout, pas de meubles ; les armoires dans le cabinet-de-toilette ; ici rien que des divans… Voilà que je ne sais plus maintenant où je suis ni ce que je fais ; ah, bientôt le boulevard Haussmann. À gauche, la porte du salon ; à droite, la fenêtre ; en avant, la porte du cabinet-de-toilette ; en face, le lit ; la cheminée ? en avant, au lieu de la porte du cabinet-de-toilette ; et cette porte ? poussée vers le coin ; ou pas de cheminée ; ou la cheminée dans le coin ; là, dans le coin, au milieu du plafond encore, une veilleuse en albâtre, un peu comme dans la chambre de Léa. Le cabinet évidemment en marbre. Faudrait-il que le vestibule fût en marbre ? Tout au long du mur, des arbustes. Comment éclairer ce vestibule ? un vasistas n’est pas propre. Et puis, je voudrais la maison devant une rue tranquille. Serait parfait, devant la maison, un ou deux mètres de jardin, sur la rue ; un petit mur avec une grille ; une grille nue ; le jardinet ; quelques lilas seulement, quelques feuillages, je ne sais quoi ; quelle largeur ? un mètre ou un mètre et demi ; je suis fou ; deux ou trois mètres. Cela dépend si de l’appartement une porte ouvrira sur le jardin ; peu utile ; mais non gênant, pourvu que ce soit de la salle-à-manger ; à l’occasion, agréable ; alors, trois ou quatre mètres de jardin. Voyons ; trois mètres, donc trois grands pas ; un, deux, trois ; oui, c’est cela. Quand je voudrais dîner à la maison, mon domestique l’organiserait avec quelque Chevet ; vivre en un mode ordinaire est précieux ; d’ailleurs, je demeurerais ordinairement avec Léa ; de temps en temps, je l’emmènerais dans mon petit rez-de-chaussée ; une escapade ; si gentiment, là, nous nous aimerions, dans notre chambre blanche, parmi les peaux d’ours blancs. Ce soir, nous nous serions enfuis ensemble ; dans deux heures j’arriverais chez elle ; j’aurais en poche mes vingt-cinq mille francs ; comme d’usage j’arriverais. Mais ce n’est pas chez elle, c’est à son théâtre que je vais ; ça ne fait rien…

— « Bonsoir, monsieur. »

Quoi ? Une fille. Si je fais le semblant de la regarder, elle m’arrête.

— « Monsieur… »

Une averse de patchouli ; Dieu ! passons vite. Ah, Léa, Léa, ma belle, bonne, belle petite Léa ; comme tu serais heureuse et comme ce serait fini, les jours mauvais, et comme nous nous aimerions ! lorsque je te dirais que je suis, pour toi, devenu riche, et quand ensemble nous nous enfuirions, ce soir. Où irions-nous ? chez moi d’abord, et demain nous partirions en voyage ; la journée de demain à nous équiper ; le départ peut-être après-demain seulement ; jusque là, chez moi, ensemble ; et ainsi, donc, ce soir, vers neuf heures tout, communement, au théâtre j’arriverais ; je l’attends ; elle sort ; je la salue ; elle s’approche ; je lui dis — bonsoir, ma demoiselle… À gauche, dans la rue latérale, ce jeune homme, grand, maigre, au court par-dessus noir, au chapeau haut ? C’est Paul Hénart. Il vient vers ici. Ah, Paul Hénart ; toujours correct ; et toujours sa canne de fin jonc ; il m’aperçoit, me fait signe…

— « Bonjour. »

— « Bonjour. Vous rentrez chez vous ? »

— « Oui. Vous vous portez bien ?… Vous allez vers ce côté ? »

— « Oui ; je vous accompagnerai jusqu’à Saint-Augustin. »

— « Très bien. Et quoi de nouveau ? »

— « Rien, rien encore. »

Je me réjouis de le revoir ; un très vieil, très honnête, très cordial ami ; très convenable ; gentleman ; j’aurais en lui de la confiance ; très honnête ; très cordial. Nous marchons au long du boulevard. Il est bien de sa personne, sans affectations. Où allait-il ? Je le lui demande.

— « Vous n’allez point par ce chemin chez vous ? »

— « Non ; je vais rue de Courcelles. »

Mais, c’est sa vieille histoire de mariage ; encore cela dure ?

— « Rue de Courcelles ? Vous allez chez cette dame, dont la demoiselle… »

— « Justement. »

— « Vous m’en avez vaguement parlé ; il y a un temps indéfini ; où en êtes-vous ? »

— « Je vais bientôt me marier. »

— « Vraiment ? »

— « Vraiment. Cela vous étonne ? »

— « Non. »

Se marier ; épouser une femme aimée ; pouvoir épouser une femme qu’on aime ; l’avoir. On trouverait donc ces choses, se marier, être ensemble, avoir sa femme…

— « Non » dis-je « cela ne m’étonne pas… Mais comment la chose s’est-elle fait si vite ? »

Il va se marier. Quel garçon avec son amour, son mariage, ces histoires qui n’arrivent qu’à lui !

— « Que voulez-vous que je vous dise ? » me répond-il. « J’aime une jeune fille qui m’aime et je vais l’épouser. »

— « Et vous êtes heureux. »

— « Heureux. »

— « Vous avez de la chance. »

— « Je me suis rencontré à une femme digne et capable d’amour. »

Il semble se croire seul aimé et qui aime. Je me rappelle pourtant…

— « Mon cher Hénart, si je me rappelle bien deux ou trois mots que vous m’en avez dits, c’est tout par hasard que vous l’avez connue, cette jeune fille. »

— « Tout par hasard, certes ; je l’ai vue pour la première fois, un jour, dans un jardin, avec deux autres jeunes filles ; je passais, un peu flânant ; elle était là, si fraîche, si simple : il y a plus de six mois déjà ; j’ai su où elle demeurait, puis son nom, ce qu’elle était… Voilà. »

Voilà ; il l’avoue ; dans un jardin ; trois jeunes filles ; je me suis assis en face d’elles ; j’ai tiré mon lorgnon ; je l’ai suivie ; voilà.

— « Et quand un mathématicien se sent une fois amoureux, tout est perdu. Vous lui avez parlé ? »

— « Pas tout de suite. Elle m’avait remarqué ; elle me l’a dit plus tard. Je sus qu’elle demeurait avec sa mère. Vous devinez le reste. »

— « Oui. Vous lui avez remis des billets. »

— « Non. J’ai enfin eu l’ami d’un ami qui m’a mis en relation avec ces dames. »

Du proxénétisme.

— « Et vous êtes content ? »

— « J’ai connu une fille au cœur profond ; non enfantine, non folle ; une sérieuse fille, à l’âme sûre, de peu de paroles, aux regards constants, une véridique femme. J’allai chez sa mère ; sa mère, ah, si bonne ; elle comprit, et elle eut confiance, la chère, brave et admirable maman. Une histoire, n’est-ce pas, de madame de Ségur. La maman use ses soirées à tricoter, comme au vieil âge ; elle joue aussi du piano ; Élise et moi, nous bavardons… »

Quelle candeur.

— « Et cela dure depuis six mois ? »

— « Depuis cinq à six mois. Un soir, nous nous sommes promis que nous nous marierions ; elle était toute en blanc, assise dans un fauteuil ; moi près elle, sur une petite chaise ; c’était dans un coin de leur salon ; la maman souvent s’obstine à déchiffrer des morceaux difficiles ; du Iansen par exemple ; Élise me dit, absolument immobile, très bas, avec l’air de ne pas remuer ses lèvres, et comme si quelque autre divine et qui eût été elle, eût parlé, elle me dit — le premier soir où vous êtes ici venu, j’aurais si j’avais osé dit Oui… et elle me dit — mon ami, je serai votre femme… Elle m’a dit ces mots, cela. Vous voyez la scène ? Alors la maman s’est tournée ; elle nous regarda et elle s’écria — eh bien, mes enfants, nous vous marierons ; ne vous gênez pas… Ah, ah, ah… et elle se mit à rire, d’un rire si gai, si franc ; et… et cœtera, et cœtera. »

C’est la moralité de l’histoire.

— « Très bien, très bien, mon cher Hénart. C’est très gentil de vous, me conter ces choses. Et vous allez vous marier ? »

— « Cet été, je l’espère. »

— « A-t-elle un peu de fortune ? »

— « La maman a de quoi vivre décemment ; moi, depuis que je suis à la Compagnie-du-nord, je gagne quelque argent. »

— « Très bien, très bien. Elle a vingt ans, ne disiez-vous pas, vous vingt-sept ? »

— « J’ai en elle » il me parle à voix très basse « en elle j’ai l’honneur et la raison de ma vie ; je vais être son mari ; et je vis une joie certaine, infinie, ainsi qu’une entrée dans le ciel. »

Une joie certaine ; infinie ; le ciel ; son mari ; une femme ; une joie infinie. Nous marchons, Paul et moi, dans les rues. En face de nous, le boulevard Malesherbes ; les arbres ; les lumières ; les rues désertes ; une pâle brise. Je voudrais être là-bas, à la campagne, chez mon père, dans les champs nocturnes seul, seul, oh seul à marcher ; si bon il fait, la nuit, parmi les seules campagnes, à aller, un bâton à la main, tout droit, rêvant des choses possibles, en le silence, dans les grandes seules campagnes, sur les profondes routes, si bon il fait, si bon… Nous marchons, Paul et moi, à côté.

— « Vous êtes heureux, mon cher Hénart. »

— « Je vous souhaite quelque chose telle ; je vais, tout-à-l’heure, revoir ma bonne future femme ; elle m’attend sans en avoir l’air ; sa maman se moquerait d’elle. Mais nous voici à Saint-Augustin. Vous remontez l’avenue Portalis ? »

— « Oui ; il faut que je rentre. »

— « Vous n’avez rien dans le cœur ? je parie, au contraire… »

— « Oh, des bêtises. Bonsoir, Paul. »

— « Bonsoir. »

— « Vous viendrez me voir ? »

— « Un matin, j’irai vous éveiller, si ce n’est indiscret. »

— « Ne le craignez pas, mon ami. »

— « Bonsoir. »

— « Bonsoir. »

Nous nous quittons. Il va là-bas. Oh lui ! Est-ce, n’est-ce pas un heureux ? il connaît un entier amour, un mutuel amour. Il s’imagine que je cours les filles. Un mutuel amour, total. Ah, il se croit, donc il est heureux ; heureux comme nul ne le fut peut-être ; le seul serait-il qui eût tenté ce qu’est l’amour. Certes, il le croit. Et pourtant ! c’est extraordinaire, croire de telles choses ; et sur quelles raisons ! Rue de Courcelles ; Élise ; la maman ; et qui, mon Dieu ! une demoiselle à qui, un beau jour, il s’est rencontré par hasard ; qui fréquente avec deux amies dans un jardin ; qu’il a suivie ; qui a reçu ses billets ; chez qui, pendant six mois, il s’est fait bien candide ; et qui tout de suite lui aurait dit oui, s’il avait osé. Et la maman ; une petite rentière ; une veuve assurément ; une veuve d’officier ; la maman qui feint déchiffrer du Iansen ; la romance de l’éternel amour ; je serai votre femme ; pourquoi pas tout de suite dans la chambre ; qu’est-ce alors qu’il eût dit, notre ingénieur ? Ah, ah, ah ; elles ont joué serré. Et lui qui va s’imaginer, qui s’imagine, qui peut s’imaginer qu’il aime ; qui ne s’aperçoit pas sa dupe ; qui ne devinerait pas qu’en deux mois ce caprice lui sera passé ; et qui épouse. Les vrais amours ne vont pas ainsi, ainsi ne s’instituent-ils pas, ainsi ne naissent-ils pas, et ce n’est pas, un cœur pris, au parc Monceau, un jour qu’on flâne, et quand on suit les petites modistes et les filles de veuve, pour jouer, devant trois beautés, les Pâris… La porte de ma maison ; me voici arrivé… L’amour pour de bon ? farceur ! l’amour pour de bon ? moi, moi, moi, sacrebleu.

(à suivre)

Édouard Dujardin