Les Lauriers sont coupés/VI
VI
La rue, noire, et du gaz la double ligne montante, décroissante ; la rue sans passants ; le pavé sonore, blanc sous la blancheur du ciel clair et de la lune ; au fond, la lune, dans le ciel ; le quartier allongé de la lune blanche, blanc ; et de chaque côté, les éternelles maisons ; muettes, grandes, en hautes fenêtres noircies, en portes fermées de fer, les maisons ; dans ces maisons, des gens ? non, le silence ; je vais seul, au long des maisons, silencieusement ; je marche ; je vais ; à gauche, la rue de Naples ; des murs de jardin ; le sombre des feuilles surnageant au gris des murs ; là-bas, tout au là-bas, une plus grande clarté, le boulevard Malesherbes, des feux rouges et jaunes, des voitures, des voitures et de fiers chevaux ; immobilement, au travers des rues, dans le calme immobile de courantes voitures, c’est les courses entre les trottoirs où courent les foules ; ici les bâtisses d’une maison neuve, ces échaffaudages ternes, plâtreux ; on aperçoit mal les pierres nouvellement posées, qui s’échaffaudent ; parmi ces mats je voudrais monter, vers ce toit si lointain ; de là lointainement doit s’étendre Paris et ses bruits ; un homme descend la rue ; un ouvrier ; le voici ; quelle solitude, quelle triste solitude, loin des mouvements et de la vie ; et la rue se termine ; maintenant la rue Monceau ; encore ces hautes maisons, majestueuses, et le gaz y jetant sa lumière jaune ; quoi dans cette porte ?… ah, un homme ; le concierge de cette maison ; il fume sa pipe ; il regarde les passants ; personne ne passe ; moi seul ; ce gros vieux concierge, que fait-il à regarder la solitude ? me voici dans l’autre rue ; brusquement elle se rapetisse, elle devient tout étroite ; de vieilles maisons, des murs en chaux ; sur le trottoir, des enfants, des gamins, assis par terre, taciturnes ; et la rue du Rocher, et ainsi, les boulevards ; des clartés là, des bruits ; là des mouvements ; les rangées de gaz, à droite, à gauche ; et obliquement, de gauche, une voiture parmi les arbres ; un groupe d’ouvriers ; la corne du tramway chargé de gens, deux chiens derrière ; tout en les maisons, des fenêtres éclairées ; ce café en face, ses rideaux blancs lumineux ; le tapage, au près de moi, d’un omnibus ; une jeune fille en un vêtement bleu sombre, un visage rose ; la foule ; le boulevard ; je vais traverser cet espace, aller là ; parmi ces gens je vais être ; alors je vais être moi là-bas, moi le même, le même encore, là et non plus ici, moi toujours, je serai ; haut et en devant, la butte ; des clartés sous le ciel clair ; à droite, le long mur, le mur du réservoir ; je ne connais aucun de ces venants ; me voient-ils ? quel me croient-ils ? des cris d’enfants qui jouent ; des roues lourdes sur les pavés ; des chevaux lents ; des marches ; dans les arbres plus denses le ciel obscurci ; mes pas sur l’asphalte monotonement ; un chant d’orgue-de-Barbarie, un air à danser, une sorte de valse, le rhythme d’une valse lente… … où est l’orgue-de-Barbarie ? derrière, quelque part, sa voix criarde et douce… « j’ t’aim’ mieux qu’ mes dindons » … un chant qui va et recommence, un même chant… … le calme d’une voix qui naît, sous un paysage calme, dans un calme cœur amoureux, et le désir très contenu d’une naissante voix ; et la voix répondante, équivalente et plus haute, ascendante, calme et tenue, ascendante en le désir ; et encore elle qui s’élève ; la croissance du désir ; sous le toujours naïf site et dans ces naïfs cœurs, l’ascendance monotone, alternée, calme, d’un très doux angoissement ; le simple doux chant qui s’enfle, et le simple rhythme ; entre les feuillages frais, parmi la sourdine des bruits quelconques, voix grêle, s’enfle le chant criard et doux, la monotone litanie, le fixe rhythme des lentes danses ; et surgit l’amour… dans les champs purs, plus que je ne les aime, les champs, je t’aime, amie ; voici les beaux champs pâles et les disséminés errants troupeaux ; plus je t’aime ; ils sont beaux, les troupeaux, dans les feuillages frais, quand ils bêlent, les troupeaux et les troupes des bêtes chères ; plus je t’aime ; ils sont chers, mes champs rêvés ; mais plus je t’aime, mon amie, en tes yeux clairs ; les lignes des lumières vont s’allongeant, les troncs des arbres ; plus je t’aime en tes chansons ; c’est des rivières avec des ombres, un ciel de soir, des bruits lointains ; et la voix pleurante est plus lointaine ; s’éloigne la voix simple et le rhythme ; s’efface le chant religieux ; des chants pourtant, des chants encore, et plus je t’aime… des paysages frais et nocturnes, les arbres successivement rangés, et les pas des passants ; à l’entour, des roulements ; des paroles, des teintes énombrées, un air tiède, plus frais ; dans le bois qui longe les monts j’irai, près les prairies, sous les sapins, en l’été ; ce sera la très précieuse chaleur des nuits aimées ; nous serons tous en ces pays ; oh l’admirable temps, loin de Paris, durant ces semaines nombreuses ! et quand ces jours ?… les bruits se font plus forts ; c’est la place ; dépêchons ; sans cesse, des longs murs tristes ; sur l’asphalte une ombre plus épaisse ; à présent des filles, trois filles qui parlent entre elles ; elles ne me remarquent pas ; une très jeune, frêle, aux yeux éhontés, et quelles lèvres ; elles seraient, ces obscènes lèvres, sous la complicité impérieuse des yeux, combien savantes aux perverses jouissances ! et cette fille, ainsi est-ce donc ? en une chambre nue, vague, haute, nue et grise, sous un jour fumeux de chandelle, avec un assourdissement des tumultes de la rue grouillante ; ce serait une haute chambre étroite, oui, le grabat, la chaise, la table, les murs gris, et l’agenouillement de la bête parmi le lit ; alors ces yeux, et les lèvres luxurieuses, montantes et remontantes, tandis qu’elle geint, et qui halètent ; la voici, cette fille, qui parle ; les trois, sur le trottoir, oublieuses des promeneurs ; moi, demain, j’ai le cours, l’ennuyeuse école, et dans trois mois l’examen ; je serai reçu ; adieu lors la franchise de tous les jours, mais la charge d’un emploi ; allons ; maintenant partout des filles ; le café ; des jeunes gens entrent ; un monsieur qui ressemble à mon tailleur ; si je me rencontrais à quelque ami ; mieux certes, mieux être seul, marcher par un bon soir très librement, sans but, en des rues ; l’ombre des feuillages ondoie sur l’asphalte, un air frais court, les trottoirs très secs et blancs luisent ; une bande de jeunes filles là-bas, droites, très hautes, minces et de façons séduisantes ; là, des enfants ; les façades scintillent ; la lune a disparu ; c’est, tout au tour, un bruissement ; quoi ? des sons confus, épars, unis, un bruissement… bravo l’avril ! oh, le beau, le beau soir, ainsi très libre, sans pensées, ainsi très seul.