Les Larmes (Coppée)

Œuvres complètes de François CoppéeLibrairie Aldre HoussiauxPoésies, tome IV (p. 129-131).
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LES LARMES

 

J’AURAI cinquante ans tout à l’heure ;
Je m’y résigne, Dieu merci !
Mais j’ai ce très grave souci :
Plus je vieillis, et moins je pleure.

Je souffre pourtant aujourd’hui
Comme jadis, et je m’honore
De sentir vivement encore
Toutes les misères d’autrui.


Oh ! la bonne source attendrie
Qui me montait du cœur aux yeux !
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu’elle soit près d’être tarie ?

Pour mes amis dans la douleur,
Pour moi-même, quoi ? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine ou la leur !

Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J’ai donné, mais sans être ému,
J’ai donné, mais par habitude ;

Et ce triste veuf, l’autre soir,
— Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie, ―
M’a confié son désespoir.

Est-ce donc vrai ? Le cœur se lasse,
Comme le corps va se courbant.
En moi seul toujours m’absorbant,
J’irais, vieillard à tête basse ?


Non ! C’est mourir plus qu’à moitié !
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié…

Oh ! les cheveux blancs et les rides !
Je les accepte, j’y consens ;
Mais, au moins, jusqu’en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient point arides !

Car l’homme n’est laid ni pervers
Qu’au regard sec de l’égoïsme,
Et l’eau d’une larme est un prisme
Qui transfigure l’univers.