La Misère des laides



Il avait le don mystérieux de plaire aux femmes. Cela résulte d’un ensemble inexplicable de qualités et de défauts qui varient selon chaque individu. Rien n’est moins précis. Deux hommes peuvent plaire, dont l’un est doux, enveloppant et câlin, l’autre irrespectueux, impatient et brutal. La femme n’a pas de préférence, pourvu qu’on l’oblige à se donner.

Il eut ainsi les plus belles et les plus fameuses, les plus honnêtes et les plus faciles. Il eut toutes celles que son caprice élut. Y a-t-il jouissance plus infinie ? Les femmes, ces miracles de grâce et d’harmonie, ces créatures divines en dehors desquelles il n’y a pas de volupté, les avoir toutes, être libre de choisir, parmi les blanches épaules et les gorges pures, les plus blanches et les plus pures, baiser les bouches les plus savoureuses, n’est-ce point le rêve suprême ? Ce fut sa réalité, à lui.

Et cette réalité demeura longtemps exempte de désillusion, car il ne goûtait point seulement des satisfactions orgueilleuses et des plaisirs égoïstes, mais aussi, et c’était la meilleure chose, il donnait de la joie. Il se lassa vite de conquérir, non de rendre heureux. Ce qu’il cherchait en grisant une femme avec la magie des paroles et des caresses, ce n’était pas tant la volupté ou l’affirmation de son pouvoir qu’un simple sourire de reconnaissance. Certaines lui disaient merci, certaines pleuraient d’émotion sous son regard ; à toutes, il donnait l’illusion de l’amour, de l’amour idéal, de l’amour entrevu dans leurs rêves les plus téméraires. Celles qu’il choisissait ne mouraient pas sans avoir été aimées.

Et il advint qu’il ne se soucia plus de la beauté. Il n’y faisait plus attention. Que lui importait qu’elles fussent belles, pourvu qu’elles fussent heureuses ! Le spectacle est monotone des formes toujours parfaites, tandis que la félicité a mille aspects divers, se manifeste par des preuves inattendues et touchantes.

Un jour, il s’éprit d’une qui était déjà flétrie, presque vieille. Et ce fut une révélation. Ah ! celle-là, celle-là l’aima ! Elle fut heureuse comme aucune ne l’avait été par lui. Celles qui sont belles et jeunes ont la joie de leur beauté et de leur jeunesse, et l’on n’y fait qu’ajouter d’autres joies qui, certes, ne la valent point. Mais à celles qui ne sont ni belles ni jeunes, on redonne la jeunesse et la beauté. Il les préféra, et auprès d’elles il recevait des impressions inconnues. Quelle ivresse dans leurs pauvres yeux las ! Quelle résurrection charmante de leur pauvre corps fatigué !

Mais il y a aussi celles qui n’ont même pas été belles, celles qui n’ont jamais de jeunesse, il y a les laides. Son instinct les lui révéla. Et c’est vers les laides qu’il voulut aller, dans un grand élan généreux. Il leur apporterait leur part de béatitude. Il apprendrait l’espérance à celles qui n’ont pas le droit d’espérer. Leur bouche s’entr’ouvrirait au baiser, leurs seins se gonfleraient de vie, aussi bien que les bouches les plus fraîches, que les seins les plus magnifiques.

Il en choisit une qui l’émut davantage parce qu’elle était consciente de sa disgrâce. Elle avait des yeux de tristesse, une attitude humble et le désir de n’être pas remarquée. Dès l’abord, elle fut effarée de ses hommages, et elle l’observait avec des regards qui ne comprenaient point. Il ne s’en inquiéta, non plus que des froideurs passagères, ni des jours où elle lui défendait sa porte. Il la savait à lui déjà, vaincue dès le premier instant. Et il continuait à la baigner de tendresse. L’heure venue, il lui fit l’aveu d’amour. :

— Je vous aime.

Il s’attendait à ce qu’elle se jetât dans ses bras. Mais elle eut, au contraire, un mouvement de recul. Et elle lui dit :

— Taisez-vous, il n’est pas possible que vous m’aimiez.

Étonné, il protesta. Elle reprit amèrement :

— Moi, je vous aime, oui, je vous aime, et il est tout naturel que je me sois laissé prendre à cet amour ; mais vous, c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? parce que je suis laide.

Il la regarda une seconde. Il sentait en lui une étrange douleur. Après quelques mots indécis, il se tut.

Il revint le lendemain et les jours suivants, et il ne parlait plus de son amour. Mais une grande tristesse assombrissait son visage. Il semblait timide avec elle, presque peureux, comme un enfant qui s’effarouche d’un mot ou d’un geste. Et à la fin il parut souffrir beaucoup.

Un soir de silence, il éclata en sanglots.

— Je vous aime.

— Non, fit-elle.

— Je vous aime, je vous jure que je vous aime.

— Non, non, c’est un jeu, une comédie dont j’ai suivi toutes les phases, mais vous ne m’aimez pas, on n’aime pas celles qui sont laides, sans grâce, sans séduction. Comment voulez-vous que je vous croie ? On aime la beauté, le charme, quelque chose… Mais que peut-on aimer en moi ?

Il lui prit les mains, et, avec une exaltation où tremblait toute sa vie anxieuse, toute son âme enfin sincère, il s’écria :

— Il n’y a pas de beauté, il n’y a pas de laideur… ce sont des mots… je ne sais pas si tu es laide ou belle, mais je sais que je te vois belle… je sais que je t’aime !

Elle palpitait sous le torrent des paroles douces et brûlantes. Mais, se reprenant, elle dit :

— Je ne vous crois pas.

Il vit ses yeux froids, son visage fermé, et il comprit que jamais elle ne le croirait. C’était la première fois qu’il aimait sincèrement, et celle-là ne le croyait pas. Quel détresse !

— Écoute, lui dit-il, tu serais heureuse de savoir que tu es aimée ? N’est-ce pas, ta vie ne serait plus la même, plus tard, si tu pouvais te souvenir que tu as été aimée follement, comme le sont les plus belles, d’un amour plus violent que la mort ? Tu serais heureuse de croire, n’est-ce pas ?

Elle soupira :

— Infiniment heureuse.

Il y avait un couteau sur la table. Il le prit et se tua.