L’Éternelle esclave



Éveline refusa la main du comte Jean de Bohalgo. Ce rustre l’effrayait. Avec ses poils blonds, ses mains velues, son torse d’athlète, il lui faisait l’effet d’un barbare ; Jean retourna dans son château, au bord de la Vilaine, à dix lieues de la ville où habitait la jeune fille, et elle n’entendit plus parler de lui.

Deux ans après, Éveline se fiança. Or, la nuit qui précéda le jour fixé pour son mariage, la porte de sa chambre s’ouvrit, et, sans même qu’elle ait eu la force d’appeler au secours, elle fut bâillonnée, ficelée dans ses couvertures, et emportée dans les bras d’un homme. À moitié morte de terreur, elle eut conscience que l’on suivait le couloir, que l’on descendait l’escalier, puis que l’on sortait de la maison. Elle s’évanouit.

L’air froid du dehors et la douleur causée par de brusques cahots la réveillèrent. L’homme l’avait couchée en travers de son cheval et lui soutenait la tête à l’aide de son bras droit. Ils allaient à grande allure. Elle voulut crier. L’homme mit sa bête au pas, se pencha sur Éveline et lui dit :

— N’ayez pas peur, Éveline, c’est moi, Jean, moi qui vous aime !

— Oh ! laissez-moi, laissez-moi ! supplia-t-elle.

Il remit son cheval au galop. Éveline de nouveau, perdit connaissance.


Le domaine de Bohalgo comprend un vieux castel bâti sur la pointe d’une colline de schiste qui domine le fleuve, et de grands bois qu’entoure un mur à créneaux et à poivrières. Nulle route n’y mène. À perte de vue, des landes l’environnent, si lépreuses que les bergers n’osent y aventurer leurs bêtes. Éveline eut sa chambre au dernier étage, une vaste pièce nue qui recevait un peu de lumière par une lucarne percée très haut.

Jean lui dit :

— Vous vivrez là, Éveline, vous y mangerez et vous y dormirez, jusqu’au jour où je ne vous aimerai plus. N’ayez pas d’espérance, la porte est solide et moi seul en ai la clef ; mes domestiques sont dévoués, personne ne connaitra jamais le lieu de votre retraite.

Elle sentit l’inutilité de toute prière. Mais, dès le premier soir, voyant que l’on atteignait la fenêtre en mettant la table sur le lit et une chaise sur la table, elle projeta de réunir tous les petits bouts de ficelle et de linge qui pourraient servir à la confection d’une corde. L’espoir alors la soutint.

La troisième nuit, Jean entra chez elle. Il la trouva vêtue, éveillée, dans l’attente anxieuse de son arrivée. Et pendant une heure il la supplia, avec de grosses larmes qui roulaient sur ses joues et une voix triste qu’il s’efforçait de rendre douce et tendre. Les mains croisées, il restait à genoux devant la frêle créature, et il lui disait son désir en phrases touchantes et naïves. Elle ne lui répondit pas un mot. Il s’en alla en pleurant.

Durant des mois et à tout instant, il revint ainsi s’agenouiller aux pieds d’Éveline avec un respect de dévot craintif, et il touchait si timidement le bas de sa robe que la jeune fille commençait à se rassurer. Mais un jour de grande chaleur, il la surprit les épaules et les bras nus, et elle se sentit perdue. La lutte fut acharnée, elle se défendit contre lui comme elle eût défendu sa vie contre une bête sauvage. Puis peu à peu sa résistance mollit, elle n’avait plus de forces. Jean la prit.

Elle ne le vit pas les jours suivants. À sa place vint un vieux domestique qui lui ouvrit la porte de sa prison, et elle eut ainsi le loisir de se promener dans le grand parc toutes les après-midi. Mais elle ne songeait pas à s’enfuir, ni même à s’approcher des murs de l’enceinte, car elle devinait autour d’elle, derrière les massifs profonds, la présence de Jean. Elle ne cessait de pleurer. Jean cueillit des feuilles mouillées de ses larmes.

La huitième nuit, il pénétra de nouveau dans la chambre d’Éveline, et la lutte recommença, avec les mêmes phases, avec le même dénouement. Dès lors, elle fut sa chose. Non qu’elle consentit jamais à se soumettre et que sa volonté faiblit un seul instant, mais elle était à lui comme le faible est au fort, comme l’esclave est au maître. Chaque fois, au cours des longues années, il la trouva vêtue et prête à la même résistance. À quoi bon ? il la déshabillait aussi aisément que si elle s’y fut complu et, l’étreignant de ses mains terribles, après quelques minutes, la réduisait à le subir. Immobile, les yeux clos, Éveline se sentait alors enveloppée d’un grand baiser qui lui couvrait la bouche, la gorge, toute la chair.

Cela dura sept ans, sept ans de martyre atroce, de solitude épouvantable, de misère et de désespoir. À cette époque la corde fut prête. Une nuit, Éveline parvint à en fixer une extrémité à la fenêtre, descendit le long du mur, sur les rochers qui dévalent vers le fleuve, s’aventura dans l’immensité des landes et, au matin, épuisée, fut recueillie par des paysans. Elle était libre.

Il s’écoula cinq années. Le comte Jean de Bohalgo ne sortit pas de son coin de Bretagne. À cheval des journées entières, il chassait ou galopait au hasard, comme un fou. Il ne parlait à personne. Nul ne franchit le seuil de sa demeure, quoique la porte du parc restât ouverte maintenant. La neige, le vent, un orage, une chasse au loup ou au sanglier, tels étaient les événements de sa vie.

Un soir, il nettoyait son fusil, en bas, dans la salle. On frappa.

— Entrez, cria-t-il.

Une femme entra, Éveline. Elle avait un grand manteau qu’elle défit, et elle s’approcha de Jean. Il s’était, dressé, tout pâle, tout tremblant, Elle s’agenouilla devant lui :

— Jean, Jean, me voici, je reviens près de toi… pour toujours, si tu veux…

Il l’enferma dans ses bras ainsi qu’en une prison. Et elle murmurait :

— Jean, j’ai cherché, j’ai connu des hommes… Oh ! Il n’y en a pas un qui sache aimer : ils disent des mots d’amour, ils connaissent des caresses… mais ils n’aiment pas… toi seul m’as aimée… toi seul aimas…

Elle n’acheva pas, toute rougissante devant le mâle vainqueur. Il lui dit :

— Crois-tu, Éveline, que je ne m’apercevais de rien, autrefois, quand tu étais dans mes bras ? Ah ! Éveline, malgré tes larmes et tes révoltes, tu te donnais comme jamais femme ne s’est donnée… Dès la première fois, j’ai senti ta chair qui vibrait sous mon baiser…

Ils se regardèrent passionnément, et elle reprit :

— Pourquoi n’es-tu pas venu me chercher ?

— Je t’attendais, Éveline, répondit-il.

— Tu m’attendais ?

Il l’enleva, gravit les deux étages en quelques enjambées et entra dans la chambre.

— Oui, Éveline, je t’attendais, regarde.

Il y avait à la fenêtre des barreaux de fer.