Le Baiser de l’homme



C’était un être doux et chétif. Sa mère l’aima peu. Il n’eut pas d’amis. Et toute sa jeunesse se passa dans l’isolement des tristes et des timides.

Avec l’âge sa mélancolie ne s’accommodant plus du tumulte de Paris, Pierre se réfugia en une petite ville de province pour y commencer de mourir, car la vie ne lui offrait guère plus que ce but. Mais il rencontra une jeune fille dont l’âme sourit à la sienne. Et il l’aima.

Il aima sa joyeuse santé, la lumière de ses yeux et la candeur de ses paroles et de ses pensées. Après plusieurs mois d’hésitations douloureuses dont Jeanne ne connut le secret que plus tard, il lui avoua son amour et reçut l’aveu du sien. On les fiança. Selon leur convention, la première année du mariage s’écoulerait en un manoir que Pierre possédait en Bretagne.

Ils y vécurent vingt ans, heureux et solitaires. En vingt ans, ils ne virent personne, hors deux vieux domestiques qui suffisaient à toutes les besognes. Recommencées indéfiniment, les mêmes excursions les promenaient à travers la lande rousse et les bruyères roses. Surtout leur vie se restreignait dans l’ombre épaisse du parc ou dans la haute salle du manoir.

Ils furent heureux, se contentant de ce que la destinée leur donnait, l’intimité des âmes, la gravité de l’amour, la joie des mains qui s’unissent et des silences qui rapprochent. Ils étaient de très purs miroirs où ils se contemplaient mutuellement. À peine, parfois, suivant la loi protectrice des personnalités, l’un des deux détournait les yeux pour que l’autre ne connût pas le mystère total de son être. Mais ces heures étaient brèves.

Chez Jeanne elles s’affirmaient par une sorte de malaise physique. Il lui manquait quelque chose d’inexplicable, et elle allait le long des routes, à grandes enjambées, cherchant la lutte contre l’âpre vent ou contre le soleil hostile. Pierre savait, lui, la cause de cette inquiétude. Et il baissait la tête et enveloppait de ténèbres plus lourdes le coin obscur où ne pénétrait point le regard de l’aimée. Alors ils souffraient.

— Pierre, qu’avez-vous, mon Pierre ? suppliait Jeanne.

Forte et maternelle avec lui, elle le berçait entre ses bras, et son instinct lui apprenait les mots aptes à le consoler.

— Répète, disait-il, c’est comme de l’eau de bonheur que la bouche me verse.

Et elle répétait :

— Je suis heureuse, Pierre, je ne concevais pas qu’on pût être heureuse à ce point.

Au début de chaque année, il lui demandait anxieusement :

— Jeanne, si la solitude te pèse, si tu aspires à d’autres distractions, tu n’as qu’à vouloir…

Elle haussait les épaules en souriant.


LE BAISER DE L’HOMME

Or, le premier matin de la vingtième année, Pierre entra dans la chambre de sa femme et Jeanne vit que ses mains tremblaient. C’était l’instant des graves paroles. Elle s’en réjouit, car la tristesse croissante de son mari avait trop souvent dénoué, en ces derniers mois l’étreinte de leurs âmes.

Il s’assit au bord du lit. Et durant que les mots inexorables s’agençaient en lui, il regarda la fraiche créature aux lèvres tendres et aux épaules gracieuses. Il dit :

— Comme tu es jeune ! et comme tu dois me trouver vieux !

Elle ne le détrompa ni ne le plaignit,

— Je t’aime en dehors du temps, Pierre.

Hardiment elle se mit à jouer avec les cheveux blancs et suivit du doigt le creux des rides.

Ce geste doux le navra :

— Oh ! Jeanne, ta bonté me fait mal, je suis si coupable envers toi et d’un crime si monstrueux !

Il s’agenouilla.

— Écoute bien, écoute ceci : je n’avais pas le droit de me marier, je ne pouvais être ni époux ni père… comprends-tu, Jeanne ? tu n’es pas femme ! oh ! comment pourrais-tu comprendre, toi que j’ai supprimée du monde, toi la vierge naïve que j’ai dupée et sacrifiée à mon égoïsme d’infirme et de paria.

Il se pencha vers son oreille. Ils entendirent le battement effaré de leur cœur. Et, tout bas, honteusement, il lui révéla le mystère de la vie.

Il y eut un lourd silence où frémit l’angoisse des deux êtres. Jeanne restait impassible, la figure blême. Il balbutia :

— Je t’aimais trop, je n’avais jamais aimé, j’étais seul… alors le courage m’a manqué pour te fuir… Je me suis dit : « Cela durera un an… deux ans… et un jour je me confesserai ; ou bien elle devinera… » Et puis le temps passait. Chaque année, rappelle-toi, je t’offrais de changer d’existence. Entourée de gens, tu aurais appris… mais tu refusais… quels remords !… ta vie s’en allait, inutile… j’aurais voulu vieillir pour nous deux, et t’arrêter en pleine jeunesse… À la fin, je souffrais trop… j’ai parlé…

Elle ne bougeait pas. Son visage n’exprimait ni douleur ni reproche. Il fut épouvanté de ce masque rigide…

— Pleure donc, Jeanne, oh ! Jeanne, il y a dans ton malheur de quoi pleurer indéfiniment.

Elle semblait morte. Il se leva.

— Nous habiterons Paris, désormais. Tu es belle et jeune encore, tu pourras aimer, tu seras aimée. N’écoute que ton cœur et ton désir. Tu es libre. Je te relève de toute fidélité. Le seul pardon que je te demande, c’est de me punir. La faute me sera moins lourde après le châtiment. D’ailleurs c’est ton devoir envers toi-même, et je t’y aiderai.

Sur la tête de sa femme, il tendit le bras, en signe de serment.

— Ton fils portera mon nom, tes enfants seront les miens.

Ils se disposèrent au départ. Pierre fit un premier voyage à Paris. Il y loua un hôtel. Ses anciens camarades le reconnurent à peine. Il rechercha la société d’hommes plus jeunes, et, parmi eux, il se demandait qui serait digne de Jeanne. Nul ne le contentait.

Il revint auprès d’elle. Les malles étaient prêtes, les meubles habillés de housses, les rideaux décrochés. Cela sentait déjà le délabrement des choses que l’on ne reverra plus. Il eut l’envie féroce de mettre le feu aux quatre coins de la maison pour que le toit s’en écroulât sur les ruines de son bonheur.

Des heures cruelles sonnèrent. Cependant d’ironiques visions lui attestaient la vanité de sa souffrance en comparaison des supplices futurs. Afin de s’y aguerrir, il observait Jeanne furtivement. Il contemplait les lèvres délicates, la nuque chaude, le rythme du corsage, l’harmonie des hanches. Il avait alors un pauvre sourire de damné.

Le jour du départ, il explora une dernière fois les allées profondes du jardin, des souvenirs trainaient au pied des arbres, de son cœur gonflé des larmes jaillirent, il s’abattit sur un banc, et soudain Jeanne apparut et lui dit :

— Debout, Pierre, et regarde-moi.

Il la regarda. Le dur visage de mort s’était détendu, tout imprégné maintenant de mansuétude et de pitié. Il comprit, elle dut le soutenir entre ses bras.

— Je te pardonne, Pierre, car tu as agi dans la foi de ton amour, autant pour mon bonheur que pour le tien… Je te pardonne… Vingt ans d’affection et de confiance, je n’ai rien à regretter.

Il voulut l’interrompre. Elle prononça :

— Ma vie s’est éclairée de douleur. Je vois des choses cachées et je te le dis : ma part est belle… tu m’as fait, au contact de ton âme, une âme de lumière et de vérité… Qu’importent les autres joies !

Il protesta, éperdu :

— Soit, effaçons le passé… Mais l’avenir ?

— L’avenir sera semblable au passé. Il s’écoulera ici, tu as été tout pour moi, tu seras tout.

— Non, non, s’écria-t-il, il y a autre chose, il y a la vie elle-même que tu ignores.

— Je connais la vraie, mon Pierre, et mieux que bien d’autres.

— Qu’en sais-tu ? Sais-tu ce que réserve le baiser de l’homme ?

Elle frissonna, toute faible à son tour, presque craintive, et supplia :

— Aie pitié, j’ai peur, aide-moi contre la tentation, le salut est ici, et le devoir, et le bonheur.

La voix haletante, il murmura :

— Alors tu ne seras jamais mère… tu acceptes cela ? jamais de petit être frêle à nourrir, à soigner, jamais de petite âme pure à éveiller ?

Par un brusque mouvement, elle le coucha sur ses genoux, et elle lui jetait à la face comme des caresses un peu rageuses :

— Mais tu ne comprends donc pas que c’est toi mon petit enfant ?… tu ne comprends donc pas que si la femme est morte en moi avant d’être née, c’est que la mère est vivante… et que tu es mon fils, mon fils chéri, le fils de mes entrailles et de mon cœur ?

Et de ses mains adroites et tendres, elle câlinait le vieillard, comme elle eut pétri la chair grasse et savoureuse d’un petit enfant.