Le Bon mépris



Ma surprise fut grande, en arrivant dans cette petite ville de province, insignifiante et perdue, de rencontrer Jérôme du Guerche, le romancier dramaturge. Il fumait sa pipe, le chapeau sur l’oreille, l’air un peu débraillé d’un monsieur qui est chez lui. Était-ce bien celui dont on admire à Paris, dans les salons littéraires, la tenue si correcte et les allures si réservées ?

— Que diable faites-vous ici, m’écriai-je ?

— Comment, ce que je fais ici ? mais c’est mon trou natal ; je suis ici parmi mes chers concitoyens, et pour rien au monde je ne manquerais d’y passer tous les ans deux ou trois mois. Mais vous, par quel hasard ?

— Oh ! moi, lui répondis-je, c’est aussi simple ; je me marie, mon beau-père est quelque chose comme conseiller municipal de l’endroit, je viens rejoindre ma fiancée, et…

Il m’interrompit d’une voix brusque :

— Vous entrez dans une famille d’ici ?

— C’est-à-dire que mes beaux-parents habitent Paris maintenant, mais leurs propriétés, leurs affaires, sont en cette ville et ils y séjournent de temps à autre.

— Il est curieux que l’on ne soit pas venu au devant de vous.

— Je n’ai pas annoncé mon arrivée.

Il sembla respirer, regarda autour de lui et murmura :

— Personne ne nous a vus… il n’y a pas de mal… suivez-moi.

Ses manières, ses paroles me déconcertaient. J’allais lui en demander la raison, quand il me saisit le bras et m’entraîna de force.

Tout de suite, nous quittions la rue principale pour gagner un labyrinthe de ruelles désertes qui nous mena du côté du mail. Sous les ormes, il hésita une seconde, puis me guida vers l’extrémité au haut d’un petit rond-point où l’on ne pouvait être surpris. Là, mettant ses deux mains sur mes épaules, il me dit :

— Vous aimez votre fiancée ?

— Oui.

— Eh bien, mon cher, si votre bonheur dépend de ce mariage, ne dites pas que je suis votre ami, ne prononcez pas mon nom, ne me saluez pas, que je sois pour vous un inconnu.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que je suis ici l’objet du mépris le plus absolu, parce qu’il suffit de me parler pour être compromis, et que mes fournisseurs eux-mêmes ne sont pas très bien vus.

J’éclatai de rire. Il rit également :

— Que voulez-vous ? il faut me traiter comme si j’avais la peste.

— Enfin, quoi ? Vous avez donc commis des crimes ?

— À notre point de vue, non, mais au leur, oui, et d’épouvantables. J’étais jeune, libre de tout contrôle, plein d’enthousiasme, d’illusions et d’idées généreuses, et j’ai agi suivant les impulsions de ma nature. Je n’ai point fait d’autre mal, mais c’en est un déjà, et très grand, que de manquer d’hypocrisie. Je proclamais des théories anarchistes fort audacieuses, je discourais dans les réunions d’ouvriers, je publiais des brochures incendiaires, autant de forfaits, n’est-ce pas ? Puis, surtout, j’ai aimé. Oh ! j’ai aimé comme un fou ! Or, il n’y a rien de choquant en province comme le spectacle d’un amour vrai, d’un amour naturel. Cela semble une injure aux petits sentiments et aux petites passions dont ces gens-là sont capables. Celle que j’aimais étant mariée, nos théories se compliquèrent de déclamations contre le mariage, d’appels à la liberté de la femme, à l’affranchissement de l’amour. Le scandale fut horrible. Potins, lettres anonymes, drames publics, il y eut de tout cela, et puis, d’autres choses encore, jusqu’au jour où je dus partir, chargé de la malédiction publique.

Nous rîmes encore, de bon cœur, et je lui dis :

— Mais qui vous force à revenir ?

Alors, il s’assit, me fit asseoir, réfléchit un moment, et parla d’une voix grave :

— Il y a en moi un principe de faiblesse assez dangereux, c’est une défiance instinctive de moi-même. Voici mon grand défaut : je n’ai pas d’orgueil. Ai-je le droit d’en avoir ? Là n’est pas la question : il faut être orgueilleux. Or, je suis trop disposé à juger de ce que je vaux par ce que pensent les autres sur moi, et, parmi ces opinions, je tends à admettre plutôt comme vraies celles qui me sont défavorables. Il me manque la foi qui est le lien de nos qualités diverses, la foi en ma valeur morale et intellectuelle. Cette foi, quand j’éprouve trop douloureusement le besoin d’en sentir le bon effet, quand je suis un peu las, quand un de mes ouvrages n’a pas réussi comme je l’espérais, cette foi je viens la chercher ici, dans le mépris.

Après un silence, il s’expliqua :

— Vous ne savez pas combien c’est délicieux, combien c’est fortifiant d’être méprisé. Quoi qu’il arrive, quels que puissent être les déboires de ma vie, il coule pour moi, entre les murs de cette ville, des sources inépuisables de joie : on me méprise. La province a la rancune tenace. Elle n’oublie pas, parce qu’elle n’a pas beaucoup de souvenirs à enregistrer. Mes exagérations, mes folies d’enfant, tout ce passé vieux de quinze ans, il existe encore ici comme une aventure d’hier. Mes crimes ont même pris une ampleur de légende. Je suis devenu une sorte de monstre. Je ne plaisante pas en vous affirmant que, pour certaines dévotes, j’évoque l’image de Satan. Mes amis d’enfance, aujourd’hui notaires, filateurs, épiciers, détournent la tête quand je passe. Je suis capable de tout, je me fais entretenir et mes mœurs sont infâmes. Eh bien ! voilà où je puise des forces, dans le mépris de ces gens que je sais, de toute certitude, que je sais être des imbéciles ou des méchants, ou des fourbes, en tous cas des individus de qualité morale et intellectuelle inférieure à la mienne. Si peu que l’on soit, on est quelque chose quand on est méprisé. Le mépris des foules élève immédiatement celui qui en est l’objet. Tel qui n’a pas le droit de me mépriser, me méprise, donc je vaux mieux que lui. Le mépris des insouciants fortifie ma conscience. Ce n’est point subtil ce que je vous dis, c’est de la vérité humaine et palpable. Quand je devine, dans la rue, la haine de tous les regards, l’émotion de tous les passants, la colère et la menace, ne suis-je pas grandi de toute cette réprobation ? Être incompris de ceux qui ne peuvent comprendre la bonté, l’indulgence, l’intelligence, n’est-ce pas une raison de croire que l’on est bon, indulgent et intelligent ? À Paris, je suis un monsieur quelconque.

Dans un salon, il y en a dix, vingt, qui sont ou qui paraissent supérieurs à moi. Dans cette ville, je suis le maître ; ma force s’égale à la force avec laquelle on m’exècre. Vraiment, je vous le dis, ce sont des sensations de triomphateur. Je sors d’ici comme on sort d’un bain, purifié, régénéré, vigoureux et intrépide. Si l’avenir ne réalise pas mes rêves, je reviendrai finir mes jours entre ces murs et j’aurai la consolation d’avoir vécu une vie très pleine, très noble, très généreuse, puisqu’on m’aura méprisé infiniment.

Il se tut. Ayant songé, je lui dis :

— Vous avez raison, le mépris des imbéciles est une cause légitime d’orgueil. Mais le mépris des autres, de ceux qui ont une conscience juste et claire, ne nous diminue-t-il point ?

— Ceux-là n’ont pas de mépris, me répondit-il.

Quelqu’un venait. Il se leva rapidement :

— Adieu, et surtout ne me saluez pas si vous tenez à votre considération.

Je souris :

— Pour qui me prenez-vous ?

Il répliqua :

— Vous aurez tort. Quand on épouse une jeune fille de province, on doit épouser en même temps toutes les bêtises et toutes les rancunes de son milieu. D’ailleurs, vous y serez bien obligé.

Il disait vrai. Ayant parlé de lui, le soir, j’eus à subir de telles obsessions, de tels discours sur l’ignominie de ce personnage et sur le préjudice qu’une pareille fréquentation pourrait porter aux vues politiques de mon beau-père, que, le lendemain, je commis la petite lâcheté de ne pas reconnaître mon ami Jérôme du Guerche.