Le Geste affectueux



On les présenta l’un à l’autre, avant le diner : « M. de Bergy, Mme d’Espréeux. »

Voisins de table, ils s’examinèrent. Ils avaient tous deux des cheveux blancs, beaucoup de rides, et un même souci de politesse mondaine. Ils causèrent en gens qui ont la faculté de causer sans rien dire, non point qu’ils fussent incapables d’une conversation plus élevée, mais le petit effort qu’il leur fallait faire pour s’y hausser ne se produisait jamais que dans des conditions de sympathie et d’intimité qui n’existaient pas encore. Ils parlèrent donc de façon vague, sans qu’aucun d’eux éprouvât le besoin de se renseigner sur l’autre, ou de lui confier le secret de ses goûts et de ses habitudes.

Le diner touchait à sa fin quand M. de Bergy prononça le nom d’un de ses amis, et Mme d’Espréeux s’étonna :

— Ah ! vous l’avez connu ?

— Lui ? C’était mon plus vieux camarade.

Elle reprit :

— Moi, j’ai surtout connu son meilleur ami, son compagnon d’armes et de voyages.

— Comment ! s’écria M. de Bergy, mais c’était moi…

Une seconde, pas plus d’une seconde, leur regard se rencontra, furtif, presque peureux. Puis leurs yeux se fuirent. Et ils restèrent l’un près de l’autre, en silence ; sans un geste. Ils s’étaient reconnus.

Les convives buvaient du champagne et riaient avec des démonstrations de gaieté bruyante. Eux semblaient étrangers à tout ce qui se passait autour de la table. Ils n’entendaient ni les paroles, ni les rires. Cela cependant ne les rapprochait pas davantage l’un de l’autre. Ils eussent tant voulu être victimes d’une erreur, plutôt que de s’avouer la misère de cette rencontre où leur cœur n’avait point battu plus fort, où rien, rien, nul pressentiment, ne les avait avertis de la vérité. Un instant même, ils affectèrent l’ignorance, et leur entretien se renoua. Mais les mots se brisaient dans leur gorge. Et ils se turent.

On se leva. Il lui offrit son bras, et tandis que les assistants se répandaient dans les salons et se formaient par groupes, ils descendirent au jardin et s’assirent.

La nuit les enveloppait. Ils se distinguaient à peine, confondus avec l’ombre des massifs. Et sans doute pensèrent-ils que ce n’était point sans intention qu’ils avaient fui l’éclat des lumières. Et doucement, M. de Bergy, penché sur sa compagne, murmura :

— C’est vous, Régine ?

Elle ne put que balbutier :

— Oh ! Raoul… Raoul…

Le son des syllabes qui composait leurs noms les troubla délicieusement. Plus personne ne les appelait de la sorte, depuis qu’ils étaient vieux. Et cela leur sembla des mots d’amour, les mots d’amour les plus jolis et les plus ardents qu’ils se fussent jamais adressés.

M. de Bergy demanda :

— Comment se fait-il que mon nom ne vous ait rien rappelé, lors de notre présentation ?

Elle ne l’avait pas entendu. Et, comme il s’étonnait de sa propre erreur, elle lui apprit la mort de son premier mari et le second mariage qu’elle avait contracté quelques années plus tard. Elle ajouta en soupirant :

— N’importe, il est bien triste de ne pas s’être reconnus !

Ils eurent la vision désolante de leur vieillesse, de leurs infirmités et surtout du changement absolu de leurs visages. Le temps s’était abattu sur eux comme sur un champ de bataille. Pourtant Raoul protesta :

— Eh ! quoi, après quarante ans de séparation, une vie entière ! n’est-ce pas naturel ? Que reste-t-il de ce que nous étions, en apparence ? Rien. Mais le souvenir est immuable, lui. Je vous revois telle que vous étiez : votre jeunesse et votre beauté persistent en moi, et je me souviens de tout notre amour.

Elle se mit à rire.

— De tout notre amour ! Comme vous vous avancez ! Tenez, vous rappelez-vous seulement le jour…

Elle lui cita un petit détail. Il rit aussi, ne se souvenant pas.

Dès lors, ils furent sans amertume. Ils admirent avec une résignation souriante et un peu d’ironie que, dans l’affaiblissement de leur mémoire, cette époque elle-même, si lumineuse qu’elle fût, avait bien pu s’obscurcir à la longue. Et puis, lui également. Le temps avait fait son œuvre sournoise, effaçant derrière eux, sur la route parcourue ensemble, l’empreinte de leurs pas et bien des marques de leur passage.

Alors ils s’ingénièrent à retrouver les traces disparues, et chacun d’eux apporta sa part de souvenirs pour reconstituer l’histoire de leur liaison. Les détails se complétaient. Celui-ci venait à la suite de celui-là. Tel autre expliquait tel événement, et au fond d’eux-mêmes, au fond des retraites obscures de notre être, des souvenirs accouraient, comme des enfants endormis qui sortent de leurs cachettes et qui s’appellent joyeusement les uns les autres.

Et c’était leur jeunesse, les jours les plus adorables et les plus purs de leur jeunesse. C’était leur amour vivant, avec les heures claires du début, avec l’exaltation des premiers rendez-vous, et le charme des causeries, et le contraste savoureux des petites querelles sans cause et des grandes réconciliations.

— Il n’est pas possible que l’on se soit tant aimé et qu’il n’en reste que des souvenirs ! s’écria Raoul. Non, mon amie, rien de tout cela ne peut mourir. Ce furent des choses trop belles. Elles vivent en nous sans que nous le sachions, elles font partie du présent au même titre qu’hier et aujourd’hui : il suffit d’un mot pour que les plus vieilles minutes soient des minutes actuelles.

Et ce fut, en effet, comme autrefois. Leur émotion était de même nature que leurs émotions passées, plus douce peut-être, et plus grave. Comme jadis, Raoul prit la main de Régine et, comme jadis, d’un mouvement gracieux, elle porta la main de Raoul à ses lèvres.

— Alors il lui entoura le cou de ses bras et elle se serra contre lui. C’est là le geste le plus affectueux et le plus profond de l’amour. Il supplée à tous les autres. Il enveloppe les âmes et il unit les corps aussi bien que les plus tendres baisers et les plus suaves caresses.

Ainsi demeurèrent-ils en silence, leurs cœurs battant l’un contre l’autre une fois encore, tandis qu’ils goûtaient l’illusion de s’aimer comme ils s’étaient aimés en la fleur de leur jeunesse.

Mais un bruit soudain les fit tressaillir. Quelqu’un s’avançait sur le perron. Et une voix appela :

— Régine, êtes-vous ici, Régine ?

— Taisez-vous, taisez-vous, murmura-t-elle, frissonnante, à l’oreille de Raoul, c’est mon mari.

Ils ne bougèrent pas, blottis dans l’ombre, anxieux à l’idée que M. d’Espréeux pouvait descendre. Et c’était vraiment adorable, cette angoisse imprévue que le hasard accordait à leurs vieux jours.

M. d’Espréeux s’en alla. Et Régine dit, tout oppressée :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! ce que j’ai eu peur ! Que serait-il arrivé s’il nous avait surpris !