Les Kabyles du Djurdjura
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 862-897).
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LES
KABYLES DU DJURDJURA

III.
LA KABYLIE AU TEMPS DES ROMAINS. — LE PASSE EN REGARD DU PRESENT.

Le spectacle de paix profonde de la Grande-Kabylie au sein de la contagion insurrectionnelle qui l’avait presque enveloppée nous donnait, il y a quelques mois, l’occasion de rechercher les causes principales d’un si remarquable contraste[1]. Tout symptôme d’agitation en Afrique ramène naturellement la pensée sur les populations indigènes qui, aux mauvais jours, sont demeurées les plus fidèles. Les Kabyles du Djurdjura méritent, à ce titre, qu’on se souvienne d’eux ; ils méritent qu’on s’occupe de les bien connaître. — Les derniers troubles du sud de la province d’Oran, dont le public s’est exagéré la portée, étaient loin de menacer la colonie d’une crise analogue à celle de l’année 1864 ; mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, une seconde révolte devait éclater et grandir en Algérie, nous avons le ferme espoir que la Grande-Kabylie la traverserait comme elle traversa celle de la précédente année, où on la vit également impassible devant les entraînemens arabes, devant la levée de boucliers des Babors. Et pourquoi cet espoir ? Parce que la constitution nationale des Kabyles, prudemment respectée, forme dans le Djurdjura la plus sérieuse garantie de l’autorité française, parce que les besoins matériels et moraux des indigènes s’y trouvent de jour en jour, plus satisfaits. — Et, une fois engagée solidement dans la bonne voie, l’organisation de toute conquête n’assure-t-elle pas au vainqueur, par les simples progrès de chaque jour, des chances croissantes d’affermissement ?

Au moment où les intérêts de l’Algérie éveillent de hautes préoccupations, il y a une opportunité sérieuse à parler du Djurdjura, car c’est le Djurdjura qui conserve l’essence pure de la nationalité kabyle autochthone à laquelle tiennent de près ou de loin les deux tiers des indigènes algériens ; c’est le peuple du Djurdjura qui garde intacts le caractère, les coutumes de la race, — caractère et coutumes qui offrent avec les nôtres de frappantes analogies et peuvent se prêter à l’œuvre la plus pratique d’assimilation. Veut-on des instincts démocratiques, des tendances égalitaires, l’amour du travail, le goût de fixité au sol, ils sont là. — Rêve-t-on un régime communal à étendre sur l’Algérie, qu’on y regarde ; la commune est l’unité traditionnelle des Kabyles djurdjuriens. — Songe-t-on à établir la propriété indigène sur les bases de la propriété individuelle, nulle part on ne la verra plus divisée, mieux assise que chez les tribus du Djurdjura. — Cherche-t-on enfin s’il est une partie de la population africaine qui soit apte à recevoir notre civilisation et capable de nous en savoir gré, elle est toute trouvée. Voilà bien des raisons pour rappeler que le Tell algérien présente un massif considérable, peuplé d’une race compacte, vaillante, travailleuse, entièrement différente des Arabes, vraiment assimilable avec nous, — qui, sous la main de la France, vit contente de son sort, et dont la constitution ne réclame heureusement plus de nouveaux essais d’administration. Là les succès militaires et politiques de la France peuvent victorieusement supporter tout parallèle avec les divers systèmes des anciens dominateurs du nord de l’Afrique, — et ce n’est point un complément inutile à de premières études sur le présent et l’avenir des Kabyles du Djurdjura qu’un coup d’œil jeté sur leur passé : la vigoureuse permanence de leur caractère ressortira plus saisissante encore de l’étude même de leur histoire.

Les Turcs ont directement précédé la domination française en Algérie ; mais à considérer le prestige de la puissance, l’étendue de l’occupation, la grandeur des moyens militaires, c’est Rome que l’on regarde vraiment comme l’aînée de la France sur le sol d’Afrique. Ce sont toujours ses traces monumentales qu’on nous montre, ses exemples qu’on prône, son système qu’on glorifie. Cependant, soyons justes, lorsque les Romains occupèrent l’Algérie ancienne, ils avaient le singulier privilège de ne plus compter hors de l’Afrique ni ennemis à combattre ni rivaux à ménager ; ils pouvaient s’appliquer sans entraves à pacifier et à coloniser. Quel usage donc Rome fit-elle de sa force et de sa liberté d’action contre le massif djurdjurien, coin laissé dans l’ombre et qu’on se plaît à faire passer inaperçu dans l’ensemble de la domination romaine ? Pour être restreint, le sujet ne laisse pas d’être sérieux, car l’histoire prête aux peuplades djurdjuriennes d’alors le même caractère guerrier, les mêmes instincts de liberté qu’à celles de nos jours : or, quand on songe que les Kabyles, bien que devenus musulmans, ne se sont jamais assimilés ni avec les Arabes ni avec les Turcs, quand on voit leur esprit d’indépendance apparaître dans toute sa force, même antérieurement à l’islamisme, n’en doit-on pas conclure qu’il n’est pas subordonné à ce souffle de fanatisme religieux qui entretient au cœur de l’Arabe l’espoir sacré de la délivrance ? Prouver que l’amour de l’indépendance était aussi ardent au sein du Djurdjura avant le mahométisme que dans les temps modernes, c’est appuyer la thèse que nous avons soutenue quand nous attestions que les Kabyles se sont battus contre la France pour l’honneur plutôt que pour la foi, qu’ils placent leurs devoirs religieux après leurs immunités civiles, après les intérêts de leur commerce, et que, si leur vainqueur respecte en eux le citoyen et favorise le commerçant, il aura de moins en moins le fanatique à redouter. Au surplus, le temps semble venu de démentir cette vieille formule qui propose l’imitation du système romain comme un moyen de succès infaillible en Algérie. Qu’on suive avec impartialité les luttes et la politique de Rome dans la Grande-Kabylie[2], que sur le même terrain, vis-à-vis du même peuple, le plus belliqueux d’Afrique et rendu plus fier par des siècles d’indépendance, on vienne alors placer en regard de l’action romaine l’action française maintes fois gênée pourtant, comme celle de Rome ne l’était point, par les exigences de la politique extérieure, — et l’on jugera si la France, à sa manière, n’a pas su faire plus et faire mieux.


I

Quels liens de parenté rattachent les Kabyles d’aujourd’hui à la race ancienne du Djurdjura ? Comment renouer entre les temps romains et les nôtres la chaîne de l’histoire ? Première question nécessaire qu’il faut chercher à résoudre en remontant rapidement le cours des âges.

Époques turque, arabe, byzantine, vandale et romaine, voilà ce qu’on peut appeler avant les temps actuels les époques historiques de l’Algérie. Les Kabyles de notre Djurdjura, on les reconnaît aisément, sous le régime turc, dans ce tableau que fait d’eux et de leur montagnes l’historien Marmol au XVIe siècle[3]. « Sur la frontière des plaines d’Alger qu’on nomme Meticha (la Mitidja), du costé du midi et du levant, sont plusieurs montagnes peuplées d’Azuagues[4], gens belliqueux qui vivent la plupart du temps sans reconnaître aucun seigneur ni payer tribut à personne. Ils ont guerre perpétuelle entre eux ; mais ils ont de certaines foires libres pour le commerce où ils s’entre-communiquent sans crainte. Entre ces montagnes, qui sortent toutes du Grand-Atlas, il y en a une qu’on appelle Cuco, du nom d’une ville qui y est située[5]. Cette montagne est fort haute et escarpée à dix-huit lieues d’Alger entre le levant et le midi, à quinze de Bugie du costé du couchant et à quatre de la montagne de La Abès (des Aït-Abès), dont elle n’est séparée que par la rivière de Bugie. On y trouve plusieurs vergers qui portent toute sorte de fruits et d’où l’on tire quantité d’huile. Entre ces barbares sont plusieurs faiseurs de poudre, parce qu’ils ont des mines de salpêtre ; ils ont aussi de bons ouvriers qui font des épées, des poignards et des fers de lances… Ce ne sont de tous costés, dans la province de Bugie, que montagnes escarpées où habitent des Azuagues fort vaillans. Ces montagnes sont si sauvages et d’une avenue si difficile que la plupart des peuples s’y maintiennent en liberté, sans se soucier de la puissance des rois… La rivière de Bugie passe sur la pente de la montagne, dont les habitans se vantent d’être chrétiens d’origine et sont fort ennemis des Arabes. D’ailleurs, par un ancien usage, ils se font une croix bleue à la joue ou à la main sans autre raison, à ce qu’ils croient, que de marquer leur origine. »

Sous la période arabe, ce sont encore bien nos montagnards djurdjuriens que ces Zouaouas cités par Ibn-Khaldoun comme ayant d’ancienne date « tenu un rang très distingué en temps de guerre aussi bien que dans les intervalles de paix. Leur territoire est situé, dit-il, dans la province de Bougie. Ils habitent au milieu de précipices formés par des montagnes tellement élevées que la vue en est éblouie, et tellement boisées qu’un voyageur ne saurait y trouver son chemin. Ainsi les Beni-Fraoucen et les Beni-Iraten occupent le massif qui est situé entre Bougie et Dellys. C’est une de leurs retraites les plus difficiles à aborder et les plus faciles à défendre. De là ils bravent la puissance du gouvernement, et quand le sultan de Bougie leur réclame l’impôt, ils se révoltent, étant bien sûrs de n’avoir rien à craindre dans leurs montagnes. » Ibn-Khaldoun énumère alors douze tribus qu’il désigne comme les tribus zouaviennes les plus marquantes, et c’est chose curieuse de constater, en les lisant, que les noms des tribus qui habitaient le Djurdjura au XIVe siècle se sont intégralement conservés de nos jours.

Aux époques byzantine et vandale il n’y a pas lieu de s’arrêter ; les populations djurdjuriennes semblent complètement ignorées des historiens du temps : rien sur elles ni dans Procope, qui accompagnait Bélisaire en Afrique, ni dans le poète Corippus, qui chantait, au VIe siècle, les exploits de Jean Troglita. « L’Aurès, écrit Procope[6], est la plus grande montagne que nous connaissions, » — et il ajoute : — « Nous ne communiquons que par mer de la province de Zaba (province de Constantine) avec la ville de Césarée (Cherchel, à l’ouest d’Alger), ne pouvant nous y rendre par terre, car les Maures demeurent maîtres de tout le pays qui nous en sépare. » C’est assez dire que les généraux byzantins ne connurent et ne tentèrent même pas de connaître le Djurdjura. Quant aux Vandales, « tous cavaliers, suivant Procope, ne sachant pas combattre à pied, ni tirer de l’arc, ni lancer le javelot, les pentes abruptes et escarpées de l’Aurès les empêchèrent d’y porter la guerre. » Comment le massif djurdjurien, plus formidable encore et plus éloigné de Carthage, centre de leur domination, ne fût-il pas resté à l’abri de leurs attaques ?

Mons-Ferratus, le mont bardé de fer : c’est de ce nom symbolique que les Romains appellent le Djurdjura, comme le témoignent l’histoire d’Ammien Marcellin et la carte de Peutinger[7]. Le territoire auquel la carte de Ptolémée donne pour limites la mer, le fleuve Serbetes et la rivière Nasaoua, forme un triangle qui répond à notre Grande-Kabylie. Le Serbetes représente l’Isser, la Nasaoua l’Oued-Sahel, et Ptolémée fait descendre avec raison ces deux cours d’eau du Byren Mons, qui occupe la position du Dira actuel. Nababes et Quinquegentiens, voilà les noms des peuples qui habitaient cette contrée. Les Nababes sont placés par la carte peutingérienne au sein même du Djurdjura ; c’est également le territoire que la Cosmographie d’Éthicus assigne aux Quinquegentiens entre les villes de Salde (Bougie) et de Rusuccuru (Dellys). Qu’un même peuple ait répondu à ces deux dénominations différentes, pourquoi pas ? Celle de Nababes est confirmée par une inscription que M. le général Pâté a découverte en Kabylie ; celle de Quinquegentiens, plus souvent citée par les auteurs, semble une pure désignation politique : elle signifie en effet les cinq tribus unies, et implique déjà dans une haute antiquité cette sorte de fédération ou kebila qui devait servir d’origine étymologique au nom de Kabyle.

Est-ce sur la foi de cette simple analogie que nous prétendons assimiler les races d’alors et d’aujourd’hui ? Non. Est-il au moins un type kabyle spécial qui, observé jadis, se soit perpétué fidèlement à travers les siècles ? Pas davantage. Depuis l’Arabe au nez aquilin et à l’œil noir jusqu’au Vandale à l’œil bleu, à la barbe rousse, le Djurdjura offre des nuances de traits parfaitement diverses, et nous admettons fort bien que des peuples voisins soient parfois venus, comme les Arabes, mêler leur sang au sang kabyle, que les Vandales, sans avoir dominé dans le Djurdjura, y aient laissé trace de leur passage, et gravé peut-être leur nom dans les noms du village de Tandelest, sur la montagne, et du hameau de Ouandelous, sur la côte. Tous les vaincus de Bélisaire ne furent pas détruits ni emmenés captifs ; ceux qui échappèrent au désastre ne devaient trouver de meilleur refuge que ces crêtes indépendantes, et même une partie des Vandales transportés à Constantinople parvint, dit Procope, « à s’emparer de quelques navires et à débarquer sur une plage déserte d’Afrique, d’où, ayant abandonné leurs vaisseaux, ils se retirèrent sur les monts de l’Aurès et de la Mauritanie, » c’est-à-dire sur les monts des provinces de Constantine et d’Alger. Enfin que des déserteurs des troupes romaines (car Ammien parle de désertions), ou quelques familles de colons fuyant devant les Vandales se soient acclimatés dans le Djurdjura, la chose est possible, et il ne s’agit point de nier que le sang kabyle n’ait été mélangé ; mais qu’importe, si des preuves sérieuses viennent témoigner que les élémens étrangers s’absorbèrent dans une race primitive et vivace dont la fixité est presque restée sans atteinte, et dont la langue, le caractère, la nationalité, se sont transmis inaltérés jusqu’à nous ?

« Aux premiers âges du monde, un roi géant régnait en Arabie sur une vaste contrée montagneuse, lorsque arriva menaçant, au pied de ses montagnes, le prophète Moïse, qui conduisait les Hébreux à la recherche de la terre promise. Devant ces envahisseurs, plus nombreux que les sables de la mer, le roi résolut de s’enfuir en emportant son montagneux empire sur ses épaules. La nuit favorisa sa fuite : à la pointe du jour, ses pas de géant avaient déjà fait des centaines de lieues, quand, épuisé de fatigue, il tomba. Le Djurdjura (car c’était le Djurdjura qu’il portait) l’écrasa de son poids, et du cadavre gigantesque naquit la race qui habita désormais le pays. » Telle est la fable qui se raconte en Kabylie[8], et certes dans l’étude des peuples primitifs on se complairait volontiers à la recherche de ces légendes qui parfois sous une poésie fantastique cachent une lueur de vérité précieuse. Mais à chaque peuple son caractère. Il n’est peut-être point de pays moins fécond en légendes que le pays kabyle. L’esprit positif de la race a peu de goût pour la fable, et la légende que nous citons pourrait bien avoir été forgée par quelque marabout malin sur les données mythologiques du roi Atlas et du géant Antée. Au reste qu’est-il besoin d’un berceau légendaire qui se perde dans la nuit des temps ? Si l’on peut reconnaître nos Kabyles dans les Quinquegentiens de l’époque romaine, leur antiquité restera encore suffisamment respectable.

Seul parmi les chroniqueurs, Ammien Marcellin a laissé des cinq tribus unies une énumération complète. Il les divise en Tendenses, Massissenses, Isaflenses, Jubaleni, Jesalenses. Trois de ces peuplades, par le nom ou la position que l’historien leur assigne, se reconnaissent dans des tribus existantes : l’homonymie des Massissenses avec les Imsissen ou Msisnas, riverains de l’Oued-Sahel, n’est pas moins frappante que celle des Isaflenses avec nos Illissen ou Flissas de la Grande-Kabylie. En plaçant les Jubaleni au milieu des cimes les plus inaccessibles de la Montagne-de-Fer, Ammien indique nettement le pays actuel de la confédération zouavienne ; mais, si leur nom s’est perdu sur le territoire des Zouaouas, il vit encore dans celui d’une tribu puissante des environs de Bougie, les Beni-Jubar, dont Marmol a beaucoup vanté le courage et l’esprit d’indépendance. Julius Honorius, auteur d’une Cosmographie citée par Cassiodore, donne pour voisins aux Quinquegentiens les Abennes et les Baouares. Or l’identité des noms de Baouares et de Babors est devenue chose acceptée des archéologues. Quant aux Abennes, une fraction de la tribu djurdjurienne des Aït-Boudrar porte aujourd’hui même leur nom et habite près du col appelé col des Aït-Aben[9]. Si, quittant la montagne proprement dite, nous parcourons sur les cartes latines le littoral kabyle entre Bougie et Dellys, nos yeux tombent sur les colonies maritimes de Rusazus et de Rusubezer, dont la dénomination doit être antérieure à l’époque romaine, comme l’indique le préfixe phénicien rus, qui signifie cap. Eh bien ! non loin des ruines de Rusazus, découvertes au village actuel de Zeffoun, réside encore la tribu kabyle d’Azuzen, dont le nom se retrouve entier dans celui de Rusazus (cap Azus), et les débris considérables de Rusubezer (cap Bezer) se montrent sur un promontoire élevé qui est un des principaux contre-forts d’une montagne appelée aujourd’hui encore le mont Abizar ! L’ancien nom de Dellys lui-même, Rusuccuru, n’est qu’un composé redondant du mot phénicien rus, et du mot kabyle akerou, qui ont tous deux une signification identique. Les Phéniciens ou leurs fils les Carthaginois auront trouvé la pointe de Dellys désignée par les indigènes sous le nom d’Akerou, et ils y auront simplement appliqué leur préfixe habituel, pour en former le mot que les Romains depuis ont copié.

Une observation dont on s’est préoccupé de vieille date, c’est que dans beaucoup de noms des personnages africains de l’antiquité, comme Massinissa, Misipsa, Masgaba et autres, la syllabe initiale mas ou mis se reproduit avec une persistance marquée. Longtemps la cause en fut une énigme ; le jour ne s’est fait que lorsque des voyageurs hardis ont osé explorer le Soudan, et que d’assidus linguistes ont pénétré les mystères de la langue des Touaregs. Cette langue s’est trouvée la même que celle de nos Kabyles, seulement plus originale et plus pure ; interrogez-la sur le vrai sens de la syllabe en question, elle dira que c’est une particule de déférence que les Touaregs placent devant les noms propres. Demandez-lui l’étymologie, oubliée en Kabylie, du mot Djurdjura ou plutôt Djerdjera, pour prononcer à la vraie façon des indigènes[10] : elle répondra que le radical djer ou ghar indique une contrée montagneuse riche en sources, et qu’il se répète à dessein dans Djerdjera, pour mieux imiter le son de l’eau qui jaillit. Dans son remarquable ouvrage sur les Touaregs du nord, M. Henri Duveyrier identifie le mot de Djerdjera avec le nom d’Igharghar donné au grand plateau d’où descendent les eaux de tout le versant méditerranéen du massif des Touaregs, et il veut reconnaître dans le plateau d’Igharghar l’ancien mont Girgyris de Ptolémée. Le géographe alexandrin ne semble-t-il pas en effet avoir saisi et respecté jusqu’à l’harmonie imitative qui, dans le mot d’alors comme dans celui d’aujourd’hui, prétend rappeler le murmure de l’eau quand elle jaillit de terre et creuse son lit en ruisselant ?

« La langue kabyle se parle, mais ne s’écrit plus. » Ainsi dit-on dans la montagne ; les Touaregs, eux, ont un alphabet écrit spécial, et ce sont les femmes, oui, les femmes, — dont l’instruction, semble former au Soudan le précieux apanage, — qui ont à travers les siècles conservé comme un dépôt sacré cette écriture ; si bien que, sans le secours même de l’imprimerie, les lettres ont pu ne pas s’altérer, et ressemblent aujourd’hui encore à celles de la pierre de Thougga, contemporaine de l’époque carthaginoise. Il y a six ans à peine, une pierre importante était découverte en Kabylie au village d’Abizar, près des ruines de l’ancienne colonie de Rusubezer ; elle portait un bas-relief et une inscription : le bas-relief représentait un cavalier nu sur son cheval, un bouclier à la main ; le modèle en était grossier, mais d’une disposition générale identique à celle d’autres bas-reliefs portant des inscriptions latines, datés de l’époque romaine et recueillis également dans la Grande-Kabylie. L’épigraphe était gravée en caractères qui parurent inconnus ; — ils le seraient encore, si l’on n’avait obtenu un alphabet complet des Touaregs, grâce auquel on a pu les étudier, les déchiffrer et retrouver dans ce langage du vieux temps l’idiome kabyle[11]. Tels que M. Duveyrier nous montre les Touaregs, ce n’est pas la langue seulement qui les rapproche de nos Kabyles. Dans le Soudan tout comme dans le Djurdjura, la loi civile est l’ada ou la coutume transmise traditionnellement d’âge en âge. Les Touaregs aussi n’infligent, au nom de la société, ni la prison ni la peine de mort ; ils laissent, en cas de meurtre, aux parens de la victime le droit de représailles. Eux aussi, ils sont une race forte et robuste, intelligente et industrieuse, active et résolue ; ils détestent le mensonge, ils aiment la guerre par point d’honneur, et l’éloquence dans les assemblées, et les grands repas de viande aux jours de fête. Eux non plus, ils ne sont ni chauds musulmans ni portés à la polygamie, et la croix que nous avons si souvent vue tatouée sur le visage des femmes djurdjuriennes, les Touaregs l’ont au front, au pommeau de leurs selles, à la poignée de leurs sabres, jusque dans leur alphabet. Pour que deux populations divisées par d’aussi grands espaces aient même langage et mêmes mœurs, il faut qu’elles soient sœurs d’origine. Et en effet, si des dénominations anciennes survivent chez les tribus du Djurdjura, de même les Touaregs empruntent leur vrai nom à l’antiquité. L’appellation de Touaregs leur a été donnée par les Arabes ; le nom national, le seul que les Touaregs soient fiers de s’appliquer est celui de peuple amazig, véritable héritier du fameux peuple mazique qu’Hérodote connaissait déjà, et que n’omet de citer aucun des historiens ou géographes de l’époque romaine.

Mais cette langue des Touaregs et des Kabyles djurdjuriens est également parlée dans les divers massifs montagneux de l’Algérie, dans les oasis du Sahara, au sein des populations marocaines. C’est la langue en un mot de tous les indigènes qui n’appartiennent pas à l’élément arabe et qui lui ont préexisté. En bien des points certes, le mélange de l’idiome arabe a modifié le langage kabyle ; bien des dialectes sont nés de ces altérations que l’isolement progressif des tribus kabyles par suite des invasions suffit à expliquer, et il va de soi que telle expression puisse être en usage chez les Touaregs et avoir disparu dans le Djurdjura ou ailleurs. Il va de soi encore que la langue se retrouve plus pure là où les populations sont restées plus à l’abri de l’influence étrangère. Un fait capital pourtant, c’est que le fond de la langue kabyle, la grammaire, les formes essentielles sont partout demeurés identiques. Les historiens arabes, Léon l’Africain et Ibn-Khaldoun, s’accordent à établir que, lors de son irruption dans le nord de l’Afrique, la race arabe y trouva une seule et même langue parlée par les indigènes, incomprise par les nouveau-venus, et ainsi s’est vérifiée cette importante parole de saint Augustin[12] : « En Afrique, les nations barbares n’usent que d’un seul langage. »

Les barbares ! de ce mot les Arabes ont fait celui de Berbères, nous-mêmes aussi en avons fait celui d’états barbaresques. Les Romains l’avaient emprunté aux Grecs pour désigner surtout ceux de leurs ennemis dont ils ne comprenaient pas la langue, et c’est une idée semblable que le poète exilé exprima plaintivement dans ce vers connu :


Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis[13].


Derrière les sables du désert, la langue antique des Africains devait, comme leur indépendance, trouver l’abri le plus naturel et le plus reculé. Il n’est pas étonnant que les Touaregs, plus éloignés du contact des envahisseurs, aient plus que d’autres conservé la langue type des Kabyles avec ses caractères écrits ; mais après le leur le dialecte le plus pur est celui qu’on parle sur les deux ver-sans djurdjuriens, et auquel les Zouaouas donnent leur nom. Voilà vraiment le peuple à qui il faut faire honneur d’avoir, sur sa montagne située en plein Tell et si souvent battue par le flot des invasions, maintenu sauves sa langue et ses traditions nationales. Oui, certains traits physiques subsistent dans le Djurdjura comme témoignages d’immigrations éteintes ; mais que prouvent-ils ? Que le Djurdjura fut hospitalier aux derniers représentans. des puissances détruites. Il ne les a reçus cependant que pour les absorber : la vieille langue est vivante, beaucoup des noms des tribus d’autrefois restent les mêmes, c’est à leurs places de jadis que nous les retrouvons ; c’est le même goût des demeures fixes, le même esprit de fédération, le même amour de la liberté que nous voyons se perpétuer depuis les Quinquegentiens jusqu’aux Kabyles de nos jours. On a donc bien le droit de reconnaître dans ces anciens habitans du Djurdjura les pères de nos Kabyles, et c’est à ce titre qu’il est intéressant d’étudier le rôle qu’ils ont joué en face de Rome conquérante, l’attitude que Rome a gardée vis-à-vis d’eux.


II

Le pays du Mons-Ferratus, avant l’occupation du nord de l’Afrique par les Romains, appartenait à la Numidie de Massinissa ; Polybe et Strabon font gloire à ce prince d’avoir été le premier à fixer au sol et à transformer en tribus agricoles une partie de ses tribus nomades. Pendant une période de près d’un siècle, Massinissa et Misipsa, son fils, règnent à titre de rois indépendans, mais alliés du peuple romain, sur des états que représente l’Algérie française. La révolte et la défaite de Jugurtha viennent changer Rome d’alliée en suzeraine, et amènent l’annexion de la Numidie occidentale, — avec le Mont-de-Fer, — à la Mauritanie, sous le gouvernement de Boc-chus, qui ouvre la série des rois vassaux. En l’an 33 avant Jésus-Christ, Auguste convertit la Mauritanie en province ; bientôt cependant il préfère, par une apparente concession, lui rendre un roi indigène : c’était un prince façonné à Rome, Juba II, le modèle des rois complaisans. Le sentiment national des tribus mauritaniennes ne prit pas longtemps le change : humiliées par des rois esclaves, elles s’insurgent contre Juba en l’an 6 de notre ère, plus tard contre Ptolémée son successeur en l’an 17, et les annales latines font alors leur première allusion aux montagnes du Djurdjura pour y signaler l’écho du cri de guerre poussé par le Numide Tacfarinas[14].

Déserteur des troupes de l’empire, Tacfarinas était devenu le chef des Musulans, nation barbare que Tacite place au sud et non loin d’Auzia (Aumale). Sa révolte entraîna rapidement les diverses populations maures et maziques depuis Cœsarea (Cherchel) jusqu’au désert de Tripoli, et tint durant huit années Rome inquiète et ses légions en campagne. Ce n’était pas un capitaine ordinaire que ce Numide, car Tacite nous le montre donnant tout d’abord pour cadres à ses guerriers ceux qui s’étaient exercés, comme lui, dans les rangs des Romains, et retenant chaque fois qu’il le peut ses troupes dans des camps, afin de les former au commandement et à la discipline. Point de vaine témérité ni de prétention à se mesurer en rase campagne avec les légions : ses premiers essais se bornent à quelques incursions vives et soudaines ; bientôt ce sont des attaques et pillages de bourgades, puis des surprises répétées, des coups de main vigoureux, des embuscades hardies. S’il réussit une fois, dans une lutte de front, à faire fuir une cohorte romaine tout entière, il sent vite que là n’est pas la vraie guerre qui lui convient ; ce qu’il lui faut à lui, c’est d’attaquer et de fuir tour à tour, de diviser ses forces pour harceler sans trêve son ennemi, de se jouer de ses manœuvres, et, même battu, de fatiguer son vainqueur en poursuites infructueuses.

À cette tactique, les temps n’ont rien changé. Aujourd’hui pour nos Kabyles, comme jadis pour Tacfarinas, fuir n’est pas une honte, c’est une manœuvre ; combattre en bandes détachées, harceler et surprendre l’ennemi, c’est encore un trait fidèle de la race, et quand, de son côté, le général romain Blæsus, trouvant périlleux de s’aventurer avec des légions dans les retraites montagneuses des indigènes, commençait par en bloquer les abords, laissait hiverner ses cohortes dans des camps retranchés presque aux portes de l’ennemi, songeait enfin à scinder ses troupes, à l’instar de Tacfarinas, en petits corps destinés à surveiller partout les projets du Numide et à tomber sur ses flancs ou ses derrières par des mouvemens tournans, Blæsus ne faisait qu’inaugurer la méthode de guerre que devaient suivre, dix-huit siècles plus tard, nos généraux dans les mêmes luttes. Et cependant trois proconsuls, Camille, Apronius et Blæsus, eurent beau obtenir successivement les honneurs du triomphe comme vainqueurs de Tacfarinas, « trois statues couronnées de lauriers s’élevaient dans Rome, dit Tacite ; mais le Numide n’en continuait pas moins de mettre l’Afrique au pillage. » Il osait signifier à l’empereur Tibère « d’avoir à céder de bonne grâce un vaste territoire aux rebelles, sans quoi l’Afrique serait désolée par une guerre interminable, » et il parcourait le pays promenant le drapeau national, grossissant ses forces, annonçant partout le prochain renversement de la puissance romaine.

Il fallut la mort du grand agitateur pour clore cette lutte sanglante. Les Romains avaient construit, au temps d’Auguste, sur la rive gauche de l’Oued-Sahel, à sept lieues du littoral, une forteresse dite Tubuscum oppidum ou Tubusuptus, dont les traces monumentales se reconnaissent dans les ruines actuelles de Tikla. Le projet du chef des Musulans était d’en chasser l’ennemi pour donner sans doute librement la main aux montagnards du Djurdjura, appuis naturels de la cause de l’indépendance. Il attaqua cette place en l’an 25 ; mais, forcé d’en lever le siège par une marche rapide du proconsul Dolabella, il se retira sur Auzia (Aumale), où, surpris de nuit dans son camp, impuissant à rallier ses troupes en désordre, « il vendit chèrement sa vie et préféra la mort à la captivité. » Le proconsul se reposa sur sa victoire, et rien ne dit qu’il ait songé à demander compte aux tribus de la Montagne-de-Fer du soutien qu’elles avaient pu prêter à la révolte.

Ptolémée fut le dernier roi indigène. Un caprice de Caligula l’appela à Rome ; un autre caprice l’y fit périr. L’affranchi OEdémon, prétendant venger Ptolémée, son maître, soulève encore la Mauritanie et rappelle les barbares dans la lutte ; les campagnes heureuses de Suétonius Paulinus et de Geta, qui compriment ce mouvement, décident enfin la réduction de la Mauritanie en province romaine, sous la double appellation de Tingitane à l’ouest et de Césarienne à l’est (an 40)[15] ; le Mont-de-Fer fut censé appartenir désormais à la Mauritanie césarienne.

Jusqu’à la fin du IIIe siècle, l’histoire est presque muette sur le sort des tribus du Djurdjura. Le serait-elle, si elle avait eu une conquête à enregistrer ? Une phrase de Pausanias touchant les Maures indépendans qui avaient recommencé la guerre, et qu’Antonin le Pieux repoussa jusque dans l’Atlas, quelques lignes d’Hérodien présentant les cohortes romaines comme aguerries par les attaques qu’elles avaient, vers 237, à soutenir chaque jour de la part des Maures, voilà certes de bien pâles clartés. Elles suffisent à prouver cependant que le silence de l’histoire ne saurait s’interpréter par une attitude calme et soumise des populations mauritaniennes. Deux inscriptions précieuses, qui se justifient l’une l’autre et paraissent remonter vers 261, viennent heureusement confirmer l’hostilité incessante des barbares et jeter un jour vrai sur la conduite des tribus de la montagne. La première, découverte à Aumale par le voyageur anglais Thomas Shaw, est dédiée à M. Q. Gargilius, chevalier romain, commandant du pays-frontière d’Auzia en l’an 221 de la province, ou 261 de notre ère. On lui éleva un monument, dit l’épigraphe, « parce que, après avoir, à force de courage et de vigilance, pris et tué le rebelle Faraxen et sa troupe, il périt lui-même, attiré dans une embuscade par les Baouares. » La seconde, recueillie à Lambesse, porte gravées les victoires d’un certain Macrinius Decianus sur les Baouares, les Quintaniens, « et pareillement sur les Fraxinenses, qui ravageaient la province de Numidie, et dont le très fameux chef a été fait prisonnier[16]. » Faraxen, Fraxinenses, comment ne pas songer, à propos de ces noms, à celui des Aït-Fraoucen, une des grandes tribus actuelles du massif djurdjurien ? Les épigraphes d’ailleurs désignent comme alliés des Fraxinenses les Baouares et les Quintaniens. Que peuvent être ces Quintaniens, sinon le peuple qui avait pour capitale cette cité de Quintas placée par l’anonyme de Ravenne en plein Mons-Ferratus ? L’assimilation naturelle des Quintaniens avec les Quinquegentiens, des Baouares avec les habitans des Babors, la proximité de leurs montagnes et de la montagne actuelle des Aït-Fraoucen, n’autorisent-elles pas à supposer que ce sont les Fraoucen d’alors qui, en 261, ont envahi le territoire provincial, ravagé la Numidie, et perdu au milieu des combats leur chef, personnifiant dans son nom de Faraxen le nom même de sa tribu ?

Par une coïncidence curieuse, l’histoire signale, vers la date que portent ces inscriptions, une descente des Francs sur les rives d’Afrique ; mais toute combinaison fondée sur la ressemblance des noms de Francs et de Fraoucen et sur une prétendue tradition kabyle qui prête vaguement aux Aït-Fraoucen une origine française, ne serait rien moins que hasardée. Nous avons hâte au reste d’arriver à la période la plus sérieuse de cette histoire : aussitôt que les chroniques latines parlent des Quinquegentiens, c’est pour mentionner « leurs violentes agitations[17], » qui amènent, en 297, à la tête de l’armée Maximien-Hercule, l’associé au trône de Dioclétien.

« Les Quinquegentiens infestaient l’Afrique… ; l’empereur Maximien les défit et les réduisit à accepter la paix, » c’est là tout le récit d’Eutrope. Le panégyriste de Maximien insiste davantage sur la nature des peuples qu’il eut à vaincre et sur le châtiment infligé aux vaincus. « Les peuples les plus sauvages de la Mauritanie, dit-il, ceux qui se fiaient sur les hauteurs inaccessibles de leurs montagnes et les fortifications naturelles de leur pays, tu les a battus, soumis, transportés[18]. » Tu les as transportés, transtulisti ! L’allégation est grave, et cependant l’écho s’en retrouve après bien des siècles dans cette légende des Zouaouas, la seule peut-être qui soit une légende vraiment nationale : « Jadis, il y a bien longtemps, la prospérité croissante des montagnards vint à porter ombrage au souverain d’alentour, qui résolut de les transporter dans le Sahara. Déjà cette mesure avait frappé quelques tribus, et le tour des habitans du Djurdjura était arrivé quand la Terre éleva elle-même la voix pour supplier le Tout-Puissant de ne point permettre qu’elle fût injustement privée des bras énergiques qui l’avaient fécondée. Dieu écouta ce vœu, et les protégés de la Terre continuèrent à vivre et à prospérer dans la montagne. »

Voilà donc au mot transtulisti une singulière confirmation ; seulement la tradition kabyle refuse de l’appliquer aux tribus du Djurdjura. Ce n’est là, il est vrai, qu’une légende ; mais l’auteur qui glorifie Maximien d’avoir transporté les plus fiers montagnards de Mauritanie n’est, à le bien prendre, qu’un panégyriste. Qui a raison ? Si courte qu’elle soit, la citation d’Eutrope offre une indication précieuse : « les Quinquegentiens infestaient l’Afrique. » La même phrase se lit dans la chronique d’Eusèbe, traduite par saint Jérôme, et Pomponius Lætus la complète en disant que les Quinquegentiens étaient « ce peuple de soldats qui ravageaient l’Afrique et rêvaient d’en devenir les maîtres[19]. » Ils avaient donc pris l’offensive en envahissant les possessions romaines, et c’est sur le territoire provincial qu’on avait d’abord à les combattre. A défaut de tout détail spécial sur la marche de Maximien, il est au moins logique de la déduire de celle qu’ont suivie les généraux romains dans les deux seules guerres analogues dont les auteurs nous aient développé les phases : — l’une, que nous avons résumée déjà, contre Tacfarinas ; — l’autre, que nous aurons à raconter, contre le Quinquegentien Firmus. Ces deux guerres mettent en relief un principe constant : les proconsuls ont redouté sans cesse de s’engager dans la montagne ; leur tactique a été de manœuvrer le plus possible dans les vallées. Maximien aura donc vu une chance heureuse à rencontrer les montagnards répandus hors de leurs défenses naturelles. Saisissant avec vigueur l’occasion de les attaquer, il les aura battus, pressés, contraints à la paix assez à temps pour éviter le risque de les poursuivre dans leurs dernières retraites. La mesure de transportation n’en trouve pas moins sa place. Seulement, pour qu’elle prenne un caractère vraisemblable, il la faut borner aux prisonniers ou à quelques fractions quinquegentiennes offrant, comme les Msisnas, des pentes plus abordables. En effet, une importante inscription, recueillie en 1860 à Bougie, porte un ex-voto dédié par Aurelius Litua, gouverneur de la Mauritanie césarienne, à Junon et aux autres divinités, grâce auxquelles, « ayant réuni les soldats de ses seigneurs les invincibles Augustes, — tant ceux de la Mauritanie césarienne que ceux de la Mauritanie sitifîenne, — il a attaqué les Quinquegentiens rebelles, et remporté sur eux la victoire. » De quels Augustes cet Aurelius Litua était-il le lieutenant ? De Dioclétien et de Maximien, comme l’indique une autre pierre découverte à Cherchel par le savant M. Berbrugger en 1840. Or, si l’on remarque (car il ne faut dédaigner aucun indice à travers toutes les obscurités de l’histoire) que l’inscription trouvée à Bougie en 1860 spécifie le nom de Mauritanie sitifîenne, et que la province sitifienne ne fut formée, du témoignage de tous les annalistes, qu’en 297, après les succès de Maximien, il ne saurait demeurer douteux que la révolte combattue par Aurelius Litua ne fût postérieure à la même date. Tous les Quinquegentiens n’avaient donc point été transportés ni abattus. Comment admettre, au reste, que les tribus du Djurdjura fussent à la fin du IIIe siècle l’objet d’une transplantation sérieuse lorsque, dans le courant du IVe, l’histoire nous cite Nubel, qui régnait sur les Jubalènes de la Montagne-de-Fer, comme un roi puissant parmi les Maures ? Si le coup frappé par Maximien avait eu le retentissement que lui prête son panégyriste, un demi-siècle eût-il suffi à en effacer la trace, et la terreur du nom romain se fût-elle assez vite éteinte dans la mémoire de deux générations pour que Igmazen, chef des Isaflenses, osât se porter au-devant du comte Théodose, envoyé de l’empereur, et l’aborder par ces paroles arrogantes : « D’où es-tu, et que viens-tu faire ? Réponds ! »

Ce comte Théodose, le meilleur général de l’empire sous Valentinien Ier, s’était vu appeler, en 372, au commandement de l’armée d’Afrique pour châtier les barbares qui depuis huit ans avaient repris le cours de leurs insolentes dévastations. Un fils de Nubel, le Quinquegentien Firmus, faisait entendre au loin son appel aux armes. Meurtrier de son frère Zama, qu’il accusait de dévouement. à la cause romaine, Firmus avait à venger tous les Maures des odieuses exactions du gouverneur impérial Romanus. Chrétien de religion, il avait entraîné son peuple à embrasser avec ardeur le donatisme pour ne pas professer le même culte que son ennemi, et son drapeau était le drapeau de l’hérésie, afin d’être plus encore celui de l’indépendance[20]. Ammien Marcellin fait le récit complet de cette guerre sérieuse, au début de laquelle Firmus court s’emparer d’Icosium (Alger), réduire en cendres Cœsarea (Cherchel), la capitale même de la Mauritanie césarienne, et rallie, — comme autrefois Tacfarinas, — presque toutes les tribus maures et maziques sous son commandement. Firmus nous semble un vrai Kabyle, brave et fin, guerrier et diplomate. Dès que la renommée de Théodose arrive à son oreille, et qu’il le sait débarqué à Djidjelli avec un contingent de la Gaule, il cherche à gagner du temps et lui envoie une députation demandant l’oubli du passé ; Théodose réclame naturellement des otages avant de consentir à négocier, et se rapproche de la Montagne-de-Fer en gagnant Sétif. Une seconde députation vient encore arrêter le général sur sa route, mais sans amener d’otages ; Théodose mécontent poursuit son chemin sur la forteresse de Tubusuptus, dans l’Oued-Sahel, où il établit sa base d’opérations, au pied même du Djurdjura. Firmus alors se trouve fixé sur le point d’attaque qu’a choisi son ennemi, il laisse toute négociation, et la lutte commence.

Deux frères de Firmus, Dius et Mascizel, commandent les Tendenses et les Massissenses ; les territoires de ces deux tribus voisines de la vallée n’offrant pas des obstacles trop redoutables, c’est contre elles que Théodose s’avance : il y eut une mêlée furieuse, cessée deux fois, deux fois reprise ; les cohortes se croyaient triomphantes quand Mascizel, avec des recrues nouvelles, les vint forcer à une nouvelle lutte, à une seconde victoire chèrement payée. Il fallut la discipline des troupes romaines, la supériorité de leur armement, l’habileté de leur chef, pour l’emporter sur les frères de Firmus, et quand bientôt le grand rebelle se présenta lui-même sollicitant la paix, Théodose, « dans l’intérêt de l’état, » l’accueillit, l’embrassa et n’hésita pas à la lui accorder. Cette paix ne fut qu’une trêve que la méfiance mutuelle eut promptement rompue. Le général romain voulait, « imitant Fabius, éluder tout engagement sérieux avec un ennemi terrible ; » mais ses offres secrètes de transaction, écoutées de quelques peuplades, ne réussirent à ébranler les Quinquegentiens « ni par argent ni par menace, ni par espoir de pardon. » La guerre reprit, une guerre acharnée de plus de deux ans, semée de combats qui durèrent des jours entiers et de rigueurs cruelles que l’historien qualifie de salutaires au moment où il nous montre Théodose torturant, mutilant, brûlant vifs ses prisonniers. Brusquement assailli dès le début des hostilités, Théodose, « qui aspire à combattre et rougit de céder, » se voit contraint de faire un mouvement rétrograde que l’impétuosité des masses ennemies change bientôt en déroute, et il se croyait voué à la mort avec tous ses soldats quand des renforts utiles vinrent protéger sa retraite. Se vengeant, il est vrai, sur les Abennes (fraction actuelle des Aït-Boudrar), il repousse victorieusement leurs attaques ; mais lorsqu’il prétend envahir leur pays, « des avis sûrs l’informent que les barbares occupent des crêtes entourées de précipices qu’on ne saurait aborder sans en connaître à fond les détours. » Il bat donc de nouveau en retraite ; l’ennemi se rue alors sur lui « avec d’effroyables clameurs, » et, contenant ses propres troupes, prêtes à reprendre témérairement l’offensive, Théodose cherche son salut dans une vive manœuvre de flanc qui le dérobe.

Firmus cependant se montre partout où est le danger. Quand les Romains dirigent contre les Isaflenses (nos Flissas d’aujourd’hui) deux campagnes successives où la désertion même vient appauvrir leurs rangs, Firmus est encore là. Son frère Mazuca tombe blessé entre les mains ennemies, et, pour n’y pas rester vivant, déchire ses plaies avec ses ongles ; mais Firmus semble invulnérable et imprenable. Un jour entre autres où Théodose, fidèle à sa tactique, attire les barbares dans la vallée, ceux-ci amènent en ligne vingt mille hommes avec des forces en réserve destinées à envelopper les légions. Les Romains ont beau « serrer leurs rangs, unir leurs boucliers en forme de tortue, faire de leurs corps un rempart inébranlable, » la nuit couvre à propos leur échec, et durant tout le jour Firmus, sur un cheval de haute taille, s’était avancé jusque devant leur front pour les sommer avec bravade de lui livrer leur général. C’est bien l’orgueilleux Kabyle qui ne doute de rien. Il nous rappelle le héros de ce petit conte moderne qu’on aime à répéter dans le Djurdjura : « Un homme de la tribu des Aït-Djennad passait à gué le Sébaou que les pluies avaient grossi. Entraîné par le courant, le Kabyle ne s’effraie pas, mais se fâche, et, tirant son sabre, il dit au fleuve : Est-ce que par hasard tu oserais engloutir un citoyen des Aït-Djennad ? »

A considérer dans leurs mouvemens divers ces Quinquegentiens qui s’élancent au combat avec des cris sauvages, poussent des attaques nocturnes contre le camp de Théodose, ou se ruent tête baissée sur les derrières de l’ennemi en retraite, on croit vraiment voir nos Kabyles du Djurdjura dans la lutte. Voilà bien ces mêmes hommes o si habiles jadis à lancer des traits, » et qui tirent aujourd’hui avec tant de justesse ! Leurs cris de guerre, il nous en souvient, et l’on n’oublie point, quand on l’a entendue, cette clameur immense qui, le 24 juin 1857, s’éleva soudain de derrière les barricades d’Icheriden, comme le signal de la fusillade meurtrière qui allait suivre. Les attaques de nuit, c’est toujours leur usage, et lorsque dans les ténèbres ils entourent nos camps d’une ceinture de coups de feu. leur but est de forcer nos grand’ gardes à leur répondre et de pouvoir ensuite diriger leurs balles sur la lueur de ces coups. Enfin l’ardente furie qu’ils savent mettre à inquiéter les retraites est bien connue de l’armée d’Afrique. Dans tous les combats de montagne qu’ont livrés nos troupes en Algérie, partout où elles ont eu affaire à des Kabyles, ce sont nos arrière-gardes qui ont supporté le plus glorieux poids de la lutte. Sans chercher hors du Djurdjura des exemples, on peut citer, dans la première expédition contre les Zouaouas, en 1854, la journée du 20 juin où, battus sur tous les points, les Kabyles attendirent que nos troupes dessinassent leur mouvement rétrograde vers le camp pour reparaître prompts comme l’éclair, surgissant du sein des buissons et du fond des ravins, courant sus à nos derniers échelons, tentant de tourner nos flanqueurs et venant presque disputer aux soldats du 60e le corps du colonel Deligny[21], grièvement blessé à l’extrême arrière-garde. Même tactique en automne 1856 chez les Guechtoulas révoltés, où plus d’une fois nous vîmes les Aït-Kouffi, les Aït-bou-Addou, les Aït-Douela bondir avec acharnement sur nos soldats d’arrière-garde et vouloir lutter corps à corps avec eux. Certes des retours offensifs répétés finissaient par en avoir raison ; mais nous perdions, somme toute, plus d’hommes en une heure de retraite qu’en un jour de combat. La victoire, il faut le dire, ne devait être décisive en Kabylie qu’à la condition d’éviter les retraites. Une des grandes causes de succès de la campagne de 1857, c’est qu’on y marcha toujours droit devant soi sans faire un pas en arrière. Maître d’un champ de bataille, on campait dessus. C’était le vrai moyen de paralyser la tactique la plus chère à l’ennemi, et dès lors, avant même de combattre, les Kabyles se sentaient à demi vaincus.

Deux années de luttes suffirent à peine à Théodose pour amener à composition les tribus des Jésalènes et des Flissas. Restaient les Jubalènes à vaincre et Firmus à saisir. Firmus ne se laissa pas prendre vivant. Au moment d’être livré par un allié perfide[22], il s’étrangla de ses mains. Quant aux Jubalènes, dignes devanciers des Zouaouas, ils ne se rendirent point, et l’enseignement capital qui résulte de cette guerre, c’est que les efforts de Théodose contre le pays des Jubalènes, cette citadelle du Djurdjura, demeurèrent sans succès. De l’aveu même.de son historien, le grand général « recula devant l’âpreté de ces cimes élevées et les défilés tortueux qui en sont les seuls passages. » Telle fut la dernière apparition des cohortes impériales dans la Grande-Kabylie. L’énergie et le talent du comte Théodose devaient être impuissans à relever le prestige romain en Afrique, et bientôt d’ailleurs, devenu lui-même suspect au gouvernement impérial, il allait périr injustement à Carthage sous le fer du bourreau. En 383, Gildon, fils de Nubel comme Firmus, mais étranger à la révolte de son frère, reçoit en récompense de son apparente fidélité le gouvernement général de l’Afrique, qu’il exerce pendant douze ans au nom de l’empereur. A la mort du grand Théodose, Gildon se rappelle l’exemple de Firmus, et aspire aussi à régner sur un pays libre ; il se sépare ouvertement de l’empire d’Occident, et la Montagne-de-Fer donne ainsi un souverain à tout le nord de l’Afrique.

Privée déjà de la féconde Égypte, que le partage de l’empire avait attribuée à l’Orient, l’Italie se voyait affamée par la perte de ses autres possessions africaines[23] ; elle réclama donc à grands cris une guerre pour les reconquérir. Cette campagne, dont le poète Claudien a chanté les débuts avec emphase, nous n’avons pas à en suivre les incidens ; la Kabylie n’en a pas été le théâtre, c’est dans la province de Tunis que la fortune contraire jeta Gildon entre les mains de ses ennemis. Mais Gildon ne succomba que parce que Rome trouva contre lui un allié inattendu et puissant dans son dernier frère Mascizel, dont il avait cruellement massacré les fils ; c’est seulement pour venger le meurtre de ses enfans que Mascizel, jadis soldat de l’indépendance à côté de Firmus, consentit à défendre la cause de Rome et à commander ses légions. Malgré des forces dix fois supérieures, Gildon fut vaincu sans combat : les deux armées allaient en venir aux mains quand Mascizel, d’un coup de sabre, abattit le drapeau d’un porte-étendard ennemi placé au premier rang. A la vue de cette enseigne qui s’abaissait, les Africains pensèrent que leur avant-garde s’était rendue ; ils se crurent trahis, la panique se changea bientôt en déroute ; Gildon, abandonné des siens, fut conduit captif à Rome, où, indigné d’avoir servi de spectacle à la populace, il se donna la mort dans sa prison (an 398).

Avec Gildon, la race de Nubel ne s’éteignait pas encore ; Mascizel restait, trop grandi toutefois par sa victoire pour que Rome ne se lassât pas vite d’avoir à lui être reconnaissante. Venu à Milan au-devant des honneurs promis, Mascizel n’en devait pas sortir : il périt obscurément dans la rivière Olona, victime des satellites de Stilicon. Une confiscation générale attribua au trésor romain tous les biens de Gildon. Des persécutions nombreuses frappèrent sa famille et ses partisans, répandus sur tout le nord de l’Afrique ; mais il n’est plus question désormais, dans les annales latines, des tribus de la Montagne-de-Fer. Là où Théodose avait à peine pénétré, Rome ne pouvait vraiment plus imposer sa loi, alors que, tout attentive à conserver, elle n’osait plus prétendre à conquérir. Avec l’introduction d’un grand nombre d’étrangers dans leurs rangs, avec le relâchement de la discipline, avec l’affaiblissement des idées de devoir et d’honneur, les troupes romaines n’étaient au reste plus qu’une armée dégénérée : elles le montrèrent, on le sait, en face des Vandales qui, trente ans après la mort de Gildon, quittaient l’Espagne pour débarquer en maîtres sur la côte africaine.


III

Nous avons dit ailleurs[24] que des annales nationales n’existent pas chez les Kabyles ; quand on veut étudier dans les temps reculés leur histoire, on n’a d’autres sources que les chroniques obscures ou partiales de leurs ennemis. Les annales romaines qui parlent des tribus du Djurdjura sont souvent obscures, sans doute partiales ; ce sont toujours cependant des annales de guerre. Dès le temps des rois vassaux, ces tribus entrent en lutte pour aider les peuplades indigènes voisines à éloigner le joug romain qui s’approche. Quand Rome, maîtresse de l’Europe, de l’Asie et d’une partie de l’Afrique, se trouve libre de concentrer ses forces contre les dernières résistances, sa domination a beau s’étendre à tout le pays qui enveloppe la Grande-Kabylie : les tribus de la montagne ne l’acceptent point. Et leur rôle n’est pas simplement passif, ce n’est pas en s’abritant derrière leurs imprenables défenses qu’elles protestent : non, les écrivains nous les montrent portant leurs ravages durant quatre siècles sur le territoire provincial. Rigueurs de Maximien-Hercule, victoires de Théodose, rien ne les dompte. Il n’est pas un trait dans l’histoire qui établisse que le Djurdjura ait vu les enseignes romaines flotter à demeure sur ses crêtes.

Faut-il prendre au sérieux le texte d’Ammien quand il affirme que Théodose, dans ses premières rencontres avec les masses de Firmus, n’avait que trois mille cinq cents hommes à opposer à leur multitude ? Mais, si un général comme Théodose, le plus grand homme de guerre de son temps, s’est engagé dans une lutte contre les Quinquegentiens avec un nombre de combattans aussi réduit, on n’en saurait conclure qu’une chose : c’est qu’il avait reçu de fausses indications sur la nature du pays et les peuplades à subjuguer, que la géographie de la montagne était ignorée des Romains, et que leurs troupes n’en avaient même pas reconnu militairement les approches. Admettrons-nous davantage que les Romains, après la réduction en provinces de leurs possessions africaines, se soient contentés, — comme on l’a soutenu, — de laisser la troisième légion cantonnée à Lambesse avec la tâche de contenir à elle seule la Numidie et la Mauritanie ? Non. Il est certain d’abord que, dans les cas de guerre, — et ces cas ne manquaient point, — Rome envoyait des troupes fraîches d’Europe. Nous avons vu Théodose amener contre les Kabyles un corps expéditionnaire de la Gaule, et, outre la troisième légion, Ammien cite la première et la seconde comme installées alors à Cæsarea (Cherchel) « pour en déblayer les ruines et la protéger contre toute nouvelle insulte des barbares. » Il y a plus : d’après des découvertes épigraphiques récentes et précises, M. Berbrugger a constaté la présence dans l’Afrique romaine de cohortes nombreuses de Sardes, Bretons et Sicambres, d’escadrons de Parthes, Dalmates, etc. Rome aimait à voir ces barbares, qu’elle redoutait, épuiser dans des climats lointains leur dangereuse valeur contre les ennemis de l’empire. Oui, la troisième légion joua en Afrique un rôle particulier : c’est elle qu’on y cite toujours en première ligne, elle y demeure fidèle à ses campemens depuis l’époque d’Auguste, elle y représente plus qu’aucune autre Rome militante, Rome attachée au sol africain. Encore faut-il s’entendre cependant sur la vraie composition d’une légion qui, comme la troisième, garda sans cesse son pied de guerre ; la définir par les mots pedestres milites (infanterie), c’est faire erreur. La légion était un corps complet réunissant infanterie et cavalerie, troupes pesantes et troupes légères, et formant, dit Végèce, une véritable petite armée. La masse pesante, forte au moins de six mille soldats, était composée de citoyens romains ; la masse légère, d’auxiliaires étrangers aussi nombreux et d’une aile de sept cents cavaliers, de telle sorte que la force d’une légion en campagne peut s’évaluer à plus de douze mille hommes. — Une division française, avec ses deux brigades bien complètes, n’atteint pas dix mille combattans. — Que l’on ajoute aux troupes légionnaires les troupes indigènes qui paraissent souvent dans les inscriptions sous les noms d’aile des Gêtules, aile des Maures, etc., les castellani ou soldats chargés de la garde des châteaux-forts, les custodes claustrorum, défenseurs des enceintes, les burgarii attachés comme de vrais esclaves aux remparts du burgus, bourg fortifié qui répond au bordj des Arabes, et l’on verra que les forces permanentes dont Rome disposait en Afrique devaient être considérables.

Dans cette énumération, une place revient, et une place sérieuse, aux prœsidiarii[25], protecteurs des postes avancés et des terrains assignés aux soldats-frontières pour leur subsistance, car, sans contredit, le principal système de défense adopté par les Romains consistait dans la création d’une colonisation militaire spéciale aux frontières. Rome avait coutume d’établir sur les cantons-limites de ses provinces des soldats à qui elle donnait de la terre, et qui, outre les barbares à repousser, avaient les remparts et fossés d’un fort à entretenir ; ils étaient pour cela exempts d’impôts sur leurs petits domaines. L’Afrique reçut, comme le reste de l’empire, de ces sentinelles avancées de la colonisation connues dans les auteurs sous le nom de soldats-frontières (milites limilanei). Chaque canton-frontière était commandé par un chef appelé prœpositus (préposé), et les empereurs regardaient le rôle des prœpositi comme important tellement au repos de l’état que le code théodosien contient nombre de rescrits sur les devoirs qui leur étaient imposés et les rigueurs qui en punissaient l’infraction. Or la Montagne-de-Fer se trouvait enveloppée de quatre de ces cantons, et quelques données géographiques viendront ici remplir utilement les lacunes de l’histoire ou en éclaircir les obscurités.

Les quatre cantons militaires qui enserraient le Djurdjura étaient : au sud limes Audiensis et limes Tubusubditanus avec Auzia (Aumale) et Tubusuptus (Tikla) pour capitales, — au nord limes Tangensis et limes Bidensis avec Tigisi (Taourga) et Bidil ou Bida (Djemâ-Saridj) pour chefs-lieux[26]. Le nom de limes (frontière) donné à ces cantons ne dit-il pas déjà qu’au-delà s’étendait un pays étranger et hostile à la domination romaine ? Lorsqu’en 1843 on commença à bâtir Aumale sur des ruines anciennes, les lignes des vieilles murailles restaient assez apparentes pour que le plan de la ville antique fût facile à lever ; des inscriptions locales nombreuses n’ont pas laissé douter que ces ruines ne fussent celles d’Auzia. Les recherches archéologiques ont également établi l’identité de Tubusuptus avec les ruines appelées Tikla par les Kabyles et situées sur la rive gauche de l’Oued-Sahel, à sept lieues de Bougie. Composé d’arcades en pierres de taille de 3 mètres de hauteur avec un remplissage en maçonnerie, le mur d’enceinte de Tubusuptus est en grande partie debout, et paraît circonscrire une surface d’environ 12 hectares. À travers les vestiges épars et monumentaux de la ville, on distingue nettement ici de vastes citernes, là les restes d’un temple dont deux belles colonnes hautes de 8 mètres montrent encore intact leur chapiteau corinthien. Les débris d’un aqueduc partant de la rivière, les mines de divers petits postes semés jusqu’à la mer sur les deux rives de l’Oued-Sahel, les traces d’une route venant de Bougie et se prolongeant vers Aumale, tout révèle l’ancienne existence d’un établissement solide et fortement gardé. C’est de même par la découverte de quelques constructions romaines et la comparaison des itinéraires anciens avec les distances actuelles qu’on a pu fixer au village de Taourga, à vingt-quatre lieues est d’Alger et quatre lieues sud-est de Dellys, l’emplacement de la Tigisi antique. Toutefois de ces trois chefs-lieux, Auzia, Tubusuptus et Tigisi, le premier, à vrai dire, est en dehors de notre Grande-Kabylie. Citée aux temps de Tacfarinas et de Gargilius, Auzia resta exposée aux fréquentes attaques des barbares, et son nom disparaît de l’histoire vers la fin du IIIe siècle. Détruite sans doute par les Quinquegentiens, qui ravageaient alors la province, les Romains semblent n’avoir plus jugé prudent de la relever ; ils donnèrent depuis pour résidence au prœpositus un simple fort, Castellum Auziense, visité par Théodose durant sa campagne de Kabylie, et dont on reconnaît les traces à Aïoun-Bessem, à cinq lieues nord-ouest d’Aumale. Quant à Tubusuptus et à Tigisi, ces deux points étaient trop voisins du littoral pour que les Romains, maîtres de la mer et solidement organisés à Bougie et à Dellys, n’eussent pas toute facilité à les conserver et à les défendre. Plus que les trois autres, le chef-lieu du limes Bidensis, Bida, doit offrir, au point de vue de notre étude, un véritable intérêt comme le poste le plus avancé des Romains en pays kabyle. A la même place s’élève aujourd’hui, dans la vallée du Sébaou, Djemâ-Sâridj, le plus important et le plus charmant village des Aït-Fraoucen.

Nous visitions ce pays à la fin de 1864 ; la saison était rude sur la montagne : nous laissâmes Fort-Napoléon dans le froid d’une pluie neigeuse et descendîmes comme du sein des nuages pour saluer, après trois heures de marche, le soleil et l’éternelle verdure sur les coteaux touffus de Djemâ-Sâridj, un vrai jardin, la pépinière du Djurdjura. Les notables du lieu aiment à parler : quand on croit que le nom ancien de Bida est éteint, on apprend vite, en les écoutant, qu’il se retrouve dans le nom actuel d’une famille des Fraou-cen, les Aït-Bida, dont l’antiquité passe pour remonter au temps des Romains[27]. Si l’on veut voir les ruines, chaque habitant les peut montrer, ils vivent dessus. Du côté de l’est, c’est-à-dire de la montagne, elles se réduisent à peu de chose : sur une. butte apparaît seule une sorte de citadelle dont subsistent quelques pans de mur, larges d’un mètre et bâtis en moellons ; mais dans la partie ouest on remarque plusieurs bassins, un entre autres de près de 4 mètres de côté, composé de belles pierres et auquel Djemâ-Sâridj doit son nom[28], diverses maisons construites avec des débris antiques, çà et là de grands blocs de pierres taillées, sur la place du marché des murailles solides à fleur de terre, quelques mosaïques même trouvées dans les fouilles. Enfin, à l’entrée du village, des dalles empierrant une route laissent croire à une amorce de voie romaine, et en effet les auteurs latins mentionnent un itinéraire partant de Dellys et se bifurquant à Djemâ-Sâridj pour aller vers Bougie par deux voies différentes.

L’Itinéraire d’Antonin, d’accord avec le premier tableau de Ptolémée, traverse le Djurdjura sans y marquer d’étape. La carte de Peutinger en indique une sur un point qu’elle nomme Ruha, et la distance entre Djemâ-Sâridj et Ruha, mesurée sur l’itinéraire peutingérien, conduit à placer cette étape sur le versant sud de la montagne au lieu dit Ksar-Kebouch, où se voient effectivement les vestiges d’un fort en pierres qui a une apparence romaine.

Ces deux itinéraires concordent assez avec les voies qu’on suit maintenant encore, l’une par le col d’Akfadou, l’autre plus à l’est par Ksar-Kebouch, pour que dans l’antiquité elles aient pu déjà servir de communications entre les vallées du Sébaou et de l’Oued-Sahel. Ce devaient être les voies naturelles des indigènes ouvertes, il se peut, aux voyageurs et commerçans romains ; de notre temps aussi, avant même la conquête du Djurdjura, il était permis à l’étranger de les parcourir sous la sauvegarde de l’anaïa[29] ; — mais que ce fussent des routes stratégiques, libres au parcours des colonnes romaines, nous ne saurions l’admettre. Rappelons d’abord que la voie romaine n’est un peu reconnaissable que du côté de l’ouest ou de la vallée ; c’est dans la partie occidentale que se montrent aussi les ruines importantes, c’était là vraiment la surface habitée. Le choix qu’on fit de la partie orientale pour l’occuper par la citadelle prouve que le côté tourné vers la montagne était la position dangereuse. D’ailleurs, qu’on y songe, pour transporter des troupes ou des approvisionnemens de Bougie à Dellys, les Romains avaient deux autres voies assurées : l’une de mer que personne ne leur pouvait disputer ; l’autre de terre, le long de la côte, que confirment à la fois l’itinéraire d’Antonin, les cartes de Ptolémée et de Peutinger, et que jalonnent encore des ruines monumentales sur certains points cités par les géographes comme d’anciennes colonies maritimes. Le village kabyle actuel de Zeffoun (l’ancien Rusazus) est entièrement construit avec des pierres taillées datant de l’époque romaine ; deux villes antiques s’y reconnaissent, la ville maritime et la ville intérieure, celle-ci dominant et défendant l’autre. Dans la ville basse se voient les vestiges d’un quai sur le rivage et d’une jetée sous l’eau ; des mosaïques, des chapiteaux et fûts de colonnes, un beau fragment d’une statue en marbre blanc, y ont été recueillis ; les restes de deux tours carrées et d’un rempart en crémaillère enveloppant un château-fort attestent certainement qu’on s’y regardait comme menacé. La ville haute porte trace de plusieurs magasins voûtés, d’un temple ayant plus de 20 mètres de côté, de quelques fortifications qui enceignent encore la bourgade kabyle, enfin d’un aqueduc considérable qui apportait les eaux des hauteurs voisines. A Taksebt (l’ancien port de Rusubezer) et à Tigzirt (l’ancien port d’Iomnium), se rencontrent des ruines intéressantes et analogues ; les Kabyles n’y remuent guère le sol sans toucher à des restes de constructions romaines. La route jalonnée par ces débris a beau n’être actuellement praticable qu’aux piétons et aux bêtes de somme, elle reliait jadis des colonies importantes, et les Romains, toujours vigilans pour leurs établissemens du littoral, ne pouvaient manquer de mettre un soin particulier à l’entretenir. Quant aux deux itinéraires qui coupent la montagne par Ksar-Kebouch et Akfadou, on les trouve semés aujourd’hui même de difficultés sérieuses ; quels périls plus grands n’offraient-ils pas au passage des colonnes, alors que le Djurdjura, suivant la tradition et les descriptions anciennes, se montrait couvert de forêts épaisses, abris certains des embuscades kabyles ? Les prœpositi étaient-ils en paix avec la montagne, ils avaient tout intérêt à ne pas aventurer leurs troupes sur des chemins difficiles où elles auraient imprudemment défié des populations intraitables ; était-on en guerre, pourquoi penser, quand rien ne le prouve, que les cohortes impériales, que nous avons vues sous un chef comme Théodose reculer devant le pays des Jubalènes, aient en d’autres temps réussi à suivre les deux itinéraires qui traversent une partie du massif jubalénien et à en franchir les redoutables défilés ?

La campagne de 1857, en ouvrant aux recherches archéologiques l’accès du Djurdjura, a fait justice des prophéties qui prédisaient la découverte au sein de la montagne de fortifications romaines importantes : pas une ruine de ce genre, pas une trace de camp retranché sur les sommets djurdjuriens. Le poste de Turaphilum cité par Ptolémée et prétendu centre d’action des Romains dans le Mons-Ferratus, on s’était plu à l’imaginer sur l’emplacement du village kabyle de Koukou, à cinq lieues est de Fort-Napoléon : mais, à regarder le mamelon étroit dont le village de Koukou occupe la cime, on se convainc qu’il n’a jamais pu avoir un développement qui lui permît de contenir une population ou une garnison considérable. Une douzaine de pierres de taille qui gisent près de la porte sud, dite porte du Rempart, et une citerne solide, longue de 9 mètres, sur une largeur de moitié, voilà ce qui suffit aux gens à système pour décider que la marque romaine est là. On a vraiment bien abusé de ces mots de voies romaines, de ruines romaines ; toute voie pavée n’indique pourtant pas que ce soient les Romains qui l’aient faite, car les Kabyles pavent souvent eux-mêmes leurs chemins. Tout débris de constructions en pierre de taille ne témoigne pas nécessairement la main-d’œuvre romaine : dès l’antiquité, les Kabyles, au dire de tous les historiens, se bâtissaient des demeures fixes. La présence des Romains pendant quatre siècles autour du Djurdjura put permettre aux ouvriers kabyles d’étudier la manière romaine de construire et de l’imiter, et nous voyons Ammien Marcellin vanter l’apparence monumentale d’un château indigène, Fundus Petrensis, réduit en cendres par Théodose, magnifique villa, dit-il, que Salmace, frère de Firmus, avait bâtie somptueusement à l’instar d’une vraie cité. » Ceux qui bâtissaient une cité somptueuse pouvaient bien construire une simple citerne ; le seul ornement d’ailleurs qui reste apparent sur une des pierres de Koukou est un croissant grossièrement tracé, la seule inscription qu’on y ait découverte est arabe.

Il ne doit pas davantage être sérieusement question de ce burgus centenarius (fort gardé par cent hommes) que des cartes toutes récentes ont placé chez les Aït-Iraten, près du contre-fort de Bou-Atelli ; l’erreur est venue d’une inscription latine découverte là, parmi des ruines et d’abord mal comprise. Cette épigraphe parle d’un centenarius indéterminé, « construit aux frais d’un certain M. M… en l’an provincial 289, » c’est-à-dire en 329 de notre ère Or des fouilles habilement conduites par le colonel Hanoteau sur ce point que les indigènes appellent Ourtin Taroummant (le Jardin du Grenadier) ont mis au jour un sépulcre auquel les ruines extérieures appartiennent, et qui conserve aujourd’hui encore une tête de mort et des ossemens. La pierre de l’inscription susdite se trouve n’être que l’épitaphe de ce tombeau, et si l’on songe que c’était certainement se créer un titre à la bienveillance impériale que de construire à ses frais un fort en Afrique, au lendemain surtout de la grande insurrection du IIIe siècle, on s’explique que l’épitaphe de l’individu enterré dans le Jardin du Grenadier veuille constater, à son honneur, qu’il a contribué de ses deniers à élever un centenarius n’importe où sur le territoire africain. Au reste, à mesure qu’on a mieux étudié les ruines diverses que M. Hanoteau et le docteur Leclerc ont les premiers signalées dans la tribu des Aït-Iraten, on s’est assuré que ces vestiges du passé étaient des tombeaux, situés tous sur le versant qui regarde Djemâ-Sâridj. Il en est ainsi des ruines trouvées sur la place du Marché, au village de Souk-el-Tléta, ainsi de celles qu’on remarque près des villages d’Akbou et de Bou-Sahel, ainsi encore du petit monument nommé Takbout[30], sur le chemin d’Iril-Guefri à Tala-Amara, où l’on avait en voir d’abord les restes d’un poste romain. Non loin de Takbout, sur le monticule d’Abekkar, derrière un rempart séculaire d’oliviers, se montre la ruine la mieux conservée du pays, avec des murs hauts de 3 mètres et des pierres de taille aux angles et au soubassement ; c’est encore un tombeau, élevé sans doute par quelque riche famille de Djemâ-Sâridj ; — et si vous demandez à qui appartiennent le terrain d’Abekkar et le Jardin du Grenadier, on vous apprendra qu’ils ont éternellement formé le domaine de la famille Abekkar, qui prétend, comme la famille des Aït-Bida, remonter jusqu’au temps des Romains.

Donc, sur la rive gauche du Sébaou, dans la vraie Kabylie du Djurdjura, chez les Zouaouas et les Aït-Iraten, point de trace d’occupation militaire romaine au sein de la montagne. Sur la rive droite, et en se rapprochant de la mer, les ruines se montrent plus fréquentes. A Imakouda notamment, chez les Aït-Ouaguenoun, apparaissent les débris d’une citadelle, et chez les Aït-Roubri, près du village de Chebel, les quatre faces d’un fortin rectangulaire long de 60 mètres sur 50 de large, et dont les angles s’avancent légèrement en saillie. C’est également l’apparence d’un petit fort à quatre faces et de dimensions analogues qu’offrent les ruines sises à Ksar-Kebouch, où l’on croit devoir placer l’étape de Ruha, indiquée par l’itinéraire peutingérien.

Que les Romains eussent édifié à Ksar-Kebouch un poste militaire ou un caravansérail servant d’étape sur la route de Djemâ-Sâridj à Bougie, c’est possible. Tout à côté les soldats français, bien avant d’être maîtres du Djurdjura, élevaient et occupaient le fort de Taourirt-Iril. Faut-il dire cependant qu’une construction, même reconnue comme romaine, représente absolument en Kabylie un établissement occupé par des Romains ? Non, depuis que deux inscriptions latines recueillies au pied des Flissas, dans les ruines du château-fort de Tuleus (Castellum Tulei), à 3 kilomètres du caravansérail actuel d’Azib-Zamoun[31], ont révélé que le fort de Tulens était habité et commandé par des chefs kabyles.

Cette découverte donne la clé du mode d’action vraisemblablement exercé par Rome dans les vallées du Djurdjura. Castellum Tulei était, à en juger par l’importance de ses ruines, un établissement considérable. Si le commandement s’en trouvait confié à des chefs indigènes, il est à penser que les Romains élevèrent dans la vallée d’autres forts ou fortins, — par exemple celui d’Oppidium (Tizi-Ouzou), que cite Ptolémée, — afin de les donner pour résidence à des chefs kabyles ralliés qui avaient la garde de ces positions et la surveillance d’alentour, sous le contrôle supérieur du prœpositus. Les chefs attachés à sa cause, Rome les récompensait sans doute et les retenait par des immunités particulières. Exploiter l’ambition des indigènes influens et les rivalités entre tribus, profiter de l’affaiblissement, plus habituel dans les vallées, des sentimens d’indépendance, ce sont des moyens qui se devinent et qui pouvaient réussir un temps ; mais jouir de la vallée sans régner sur la montagne était une chimère. Même avec des postes militaires romains gardant la vallée, le voisinage seul des montagnes insoumises aurait été une menace constante à la tranquillité de la colonisation ; qu’était-ce donc, si l’autorité romaine avait pour dépositaires des indigènes qu’un jour de mécontentement ou d’entraînement national pouvait jeter dans les bras de leurs frères ?

La France, avant d’avoir achevé la conquête du massif djurdjurien, était sans cesse sur le qui-vive en face des montagnards indépendans, et ceux-ci, en face de nous, se tenaient fièrement, comme ils disent, « assis derrière la batterie de leurs fusils. » On eut alors l’expérience de ces prétendus dévouemens de chefs tels que Si-el-Djoudi[32], qui demandaient l’investiture pour en déserter bientôt les devoirs, et de ces soumissions de Kabyles toujours précaires tant qu’il est resté dans la montagne un territoire libre, comme exemple et abri de la révolte. Il nous souvient d’un fabliau kabyle qui met en scène un chien attaquant un ils à belles dents. « Ah ! ah ! tu me trouves dur ! dit au chien l’os avec orgueil. — Sois tranquille, répond le chien sans s’émouvoir, j’ai tout le temps. » Le Djurdjura était dur à attaquer ; mais quand il se vit mordre par l’aigle française, décidée à prendre son temps pour en finir, il fut bien forcé de se laisser ronger jusqu’au bout. Rome, qui n’a pas su mettre le pied sur les crêtes avec le ferme dessein d’y rester, a dû connaître ces infidélités et ces défections qui ne pouvaient que rendre dans les vallées kabyles sa jouissance incertaine et son autorité chancelante. La capitale même du canton militaire du Sébaou, Bida ou Djemâ-Sâridj, combien de temps resta-t-elle le siège de l’autorité impériale ? Nous ne savons ; mais lorsque le comte Théodose passa trois ans à combattre les populations du Mont-de-Fer, nous ne le voyons, ni pendant ni après la guerre, mettre le pied dans le limes Bidensis. C’était le cas cependant de visiter les différens postes qui entouraient la montagne et d’y fortifier le prestige romain par sa présence : Accuser ici une lacune de l’histoire est impossible : la chronique d’Ammien suit Théodose pas à pas ; si elle ne le conduit point à Bida, c’est qu’il n’y parut point, et que Bida, ainsi que la vallée du Sébaou, avait échappé, depuis longtemps peut-être, à l’action romaine.

A le bien prendre d’ailleurs, la politique générale des empereurs en Afrique avait-elle aucun esprit de grandeur et de conciliation propre à attirer les insoumis ? En acceptant Auguste pour maître, les provinces avaient bien, — au dire de Tacite, — salué de leurs acclamations la chute d’un gouvernement débile qui ne savait réprimer ni les dissensions des grands ni la cupidité des magistrats ; mais les efforts d’Auguste pour rétablir la légalité dans les administrations provinciales tombèrent vite en oubli. La Rome impériale ne professa bientôt plus ni respect pour les institutions, ni ménagemens pour la fierté des peuples. Elle voulait les assujettir, non se les assimiler. Claude régnait quand l’administration romaine se substitua en Mauritanie à celle des rois vassaux ; les habitans du Djurdjura en purent regarder les effets autour d’eux. Quelle idée donnât-elle de la justice des maîtres du monde ? Où le régime fut-il plus oppressif, les impôts plus lourds, les exactions plus violentes ? Impôt personnel, impôt foncier payé en nature et s’élevant au dixième des produits, douanes, réquisitions légales, voilà les quatre sortes de contributions régulières qui pesaient sur l’Afrique. Ce n’était rien auprès des contributions extraordinaires constantes qui obligeaient les cultivateurs à livrer des supplémens de grains à un prix dérisoire déterminé par le gouvernement. Au temps de la république, les impôts des provinces étaient affermés à des compagnies dont les agens, nommés publicains, ont laissé dans l’histoire une réputation fatale ; les fonctionnaires civils à qui le régime impérial confia le prélèvement de l’impôt sur les céréales africaines ne renoncèrent pas à ces honteux erremens. Au lieu de se combattre, employés du fisc et publicains se mirent d’accord pour le pillage et l’usure. Quand l’histoire a cité Galba et le vieux Gordien comme de probes et bons proconsuls d’Afrique, elle a tout dit ; mais les Salluste, les Marius Priscus, les Romanus y sont nombreux. « Il faudrait pourtant, crie Juvénal, il faudrait épargner ces Africains qui nourrissent Rome, tandis que Rome désœuvrée court au cirque et au théâtre. Il faudrait se garder surtout d’exaspérer une nation guerrière et malheureuse. Nous avons beau lui prendre tout ce qu’elle a d’or et d’argent, nous lui laissons bien un bouclier, un glaive, un javelot, un casque ; il reste des armes aux peuples dépouillés ! » Mais l’autorité sans contrôle que recevaient les lieutenans de l’empereur sur la personne et les biens des provinciaux rendait la tentation d’abuser bien grande, et les moyens trop faciles. Ils venaient à titre d’administrateurs, de généraux, de juges, presque de législateurs, tout ensemble ; ils venaient surtout décidés, pour la plupart, à refaire une fortune dissipée. Quelles charges ces exactions systématiques ne devaient-elles pas ajouter au fardeau des contribuables ? Dans cette Afrique qui alimentait ses maîtres, la misère des pères de famille n’en arriva-t-elle pas au point qu’ils vendaient leurs enfans pour s’acheter de quoi vivre ! Il a fallu qu’une loi de Constantin, datée de l’an 322, vînt interdire ces ventes contre nature et protéger les enfans des familles trop pauvres en ordonnant de les nourrir aux frais de l’état.

Et pourtant les peines prévues ne manquaient pas contre les concussionnaires. Depuis César jusqu’aux derniers temps de l’empire, la sévère loi Julia ne fut jamais abrogée ; mais que valent les lois inappliquées ? Il serait plus moral de n’en pas avoir. L’argent volé, habilement répandu, assurait à Rome l’impunité des coupables, et leurs juges mêmes devenaient complices de leurs déprédations[33]. « Nos provinces gémissent, — s’écriait Cicéron dans sa troisième Verrine, — les peuples libres se plaignent, les rois s’indignent contre notre avidité et notre injustice. Jusqu’aux rives lointaines de l’Océan, il n’y a pas un lieu si obscur, si caché qu’il soit, où n’aient pénétré les déréglemens et l’iniquité de nos concitoyens. Ce n’est plus la force, ce ne sont plus les armes ni les guerres des nations qui pèsent aujourd’hui sur nous, c’est leur deuil, ce sont leurs larmes, leurs gémissemens. Qu’on dise encore que Verres a fait comme d’autres. Sans doute il ne manquera pas d’exemples ; mais si les méchans s’appuient sur les méchans pour échapper à la justice, je dis qu’à la fin la république aussi trouvera sa ruine. » Ces prophétiques paroles, vraies déjà sous la république[34], le devinrent davantage sous les empereurs, qui, dans l’Afrique surtout, ne voulurent voir de plus en plus qu’une vaste ferme à exploiter. Quand les Africains criaient justice, Rome n’écoutait pas ; mais dès qu’un Auguste nouveau s’élevait au trône, sa préoccupation première était l’Afrique. Les grains d’Afrique arriveraient-ils, les proconsuls seraient-ils fidèles à les fournir ? Grosse question qui mit plus d’une fois la métropole sous la dépendance de sa colonie et offrit aux ambitions des compétiteurs une arme politique des plus funestes. Un jour, c’est Clodius Macer qui, rebelle contre Galba, retient en Afrique les navires chargés de grains et veut affamer l’Italie ; un autre, c’est Vespasien qui, disputant le trône à Vitellius, projette d’attaquer l’Afrique, « afin, dit Tacite, d’enlever à l’ennemi tous ses greniers et de ne lui laisser que la famine et la discorde. » Plus tard, quand Alaric, vainqueur de Rome, prétend donner à Attale la couronne d’Honorius, il suffit que le gouverneur d’Afrique Héraclius ferme à l’exportation tous les ports de la colonie pour que le peuple romain repousse un usurpateur dont le règne s’inaugurait par la disette, et quand ce même Héraclius s’insurge à son tour, sa première pensée est de tenter contre l’empereur le moyen qu’il avait jadis pris pour le sauver. Faits historiques, descriptions des géographes, chants des poètes, tout prouve que l’Afrique était la nourricière de l’Italie, tout jusqu’à cet intendant spécial ou préfet de l’annone. créé par Commode en Afrique pour acheter et expédier les grains, et jusqu’à cette flotte commodienne, uniquement destinée à les transporter[35]. Qu’on écoute au reste les plaintes éloquentes que Claudien met dans la bouche de Rome lors de la révolte de Gildon : « Depuis que l’Orient a revêtu une robe de pourpre semblable à la mienne et a reçu les plaines de l’Égypte en partage, la Libye me restait, ma seule espérance ! A peine avec l’aide du vent du sud m’envoyait-elle de quoi vivre. Incertaine du lendemain, je sollicitais sans cesse la clémence des vents et des saisons. Cette dernière ressource, Gildon me l’a ravie au moment où l’automne expirait. Mes regards tremblans mesurent l’étendue des mers, cherchant à l’horizon quelque vaisseau qui m’apporte ce que l’usurpateur aura laissé échapper. Je ne vis que grâce à ce Maure qui ne daigne plus me rien donner à titre de tribut, mais à titre de bienfait ; il éprouve une joie insultante à m’offrir comme à un esclave mes alimens de chaque jour. Le barbare, au sein de l’abondance, agite s’il me fera mourir ou seulement souffrir de la faim. Il est fier des larmes de mon peuple et retarde à son gré le moment de ma ruine ; il me vend des récoltes qui sont ma propriété, et détient le sol conquis au prix de mon sang… »

C’est qu’aussi le peuple de Rome était grand mangeur de pain ; c’est qu’aussi les empereurs sentaient que leur popularité, leur couronne, leur vie même, pouvaient tenir aux arrivages de froment, aux distributions gratuites, aux réjouissances de la populace dans le cirque. On ne s’inquiétait guère vraiment du peuple africain à satisfaire ; le peuple romain voulait jouir ; il lui fallait son pain et ses bêtes fauves. A l’Afrique de le nourrir et de l’amuser !

Ceux que les armes romaines ne domptaient point, ce n’est pas une telle politique qui les pouvait conquérir ; mais ceux même qu’elle avait domptés par les armes, Rome a-t-elle su ou voulu se les assimiler ? Comparez les vieux auteurs, confrontez les chroniques des époques vandale et byzantine avec celles de Salluste, Tacite, Ammien, et vous serez frappé de reconnaître dans les Maures de Procope et de Corippus les mêmes hommes, aussi sauvages, aussi avides d’indépendance que l’étaient jadis les guerriers de Jugurtha, de Tacfarinas et de Firmus : mœurs, langue, manière de combattre, rien n’est changé ; la transformation du caractère africain par la civilisation romaine après plus de quatre siècles de contact paraît nulle. L’œuvre colonisatrice au moins s’y est-elle faite sur une vaste échelle ? En Kabylie d’abord, elle ne dut guère trouver le champ libre, car la propriété semble s’y être fidèlement maintenue entre les mains des indigènes : les diverses grandes fermes dont parle Ammien dans son récit de la guerre de Firmus, il les cite comme appartenant à des Kabyles, et les colons romains ne pouvaient être fort répandus dans les vallées du Djurdjura, sauf les environs des chefs-lieux de commandement, quand nous voyons le comte Théodose n’y respecter aucun domaine et permettre à ses troupes de vivre sur les magasins et récoltes qu’elles rencontreraient, parce que c’étaient moissons ennemies. Mais dans le reste de l’Afrique, sur le territoire énorme que Rome possédait par droit de conquête, que fit-elle pour coloniser ? Pline ne compte qu’une vingtaine de colonies sur toute la surface qui comprend aujourd’hui le Maroc, l’Algérie et Tunis, et des observations du naturaliste il résulte clairement que la grande propriété fut le fait dominant du système colonisateur adopté par Rome en Afrique. Or avec la grande propriété peut-on prétendre coloniser ? Où séjournaient ces grands propriétaires et leurs familles ? Dans les villes. Les cultivateurs, qui étaient-ils ? Des esclaves ou des indigènes soumis. Seuls, les cantons militaires frontières furent livrés à la colonisation des petits propriétaires dans la personne de ces soldats limitanei dont nous avons déjà dit les devons et les droits ; encore ces soldats résidaient-ils là sans famille ; ils n’y étaient pas établis pour faire souche, s’attacher au sol et le peupler : c’étaient les sentinelles d’une domination inquiète, non les pionniers d’une colonisation libre et sérieuse. En un mot, Rome, avant tout guerrière et despote, s’est occupée de profiter de l’Afrique et non de lui profiter ; elle a suivi sa voie sans se soucier des indigènes. Aussi, au jour du danger, se trouva-t-elle sans eux en face des Vandales, et quand elle vit dans Genséric un ennemi implacable, les Africains y virent à bon droit un libérateur.

Tels qu’Ammien les a dépeints et que nous les retrouvons dans nos populations djurdjuriennes, les barbares du Mons-Ferratus n’étaient pas faits pour accepter de bonne grâce une domination égoïste et une civilisation asservissante. Au milieu de tous les peuples qui couvraient le monde courbés sous le joug du peuple-roi, et qui, suivant la vigoureuse expression de Plutarque, ne savaient plus jamais dire non, les Kabyles d’alors n’avaient pas désappris ce mot ; ils ne devaient un jour supporter volontiers un maître que s’il savait à la fois les vaincre, favoriser leurs tendances et comprendre leurs intérêts. La France a eu besoin de vingt-sept ans (de 1830 à 1857) pour donner à l’Algérie ses frontières actuelles et clore l’œuvre de la conquête par la soumission du Djurdjura. C’était marcher lentement au gré de quelques-uns : ceux-là ont-ils songé que près de deux cents ans s’écoulèrent entre la destruction de Carthage et la réduction de la Mauritanie en province romaine, que les traces laissées par Rome dans l’Algérie ancienne sont l’œuvre de quatre siècles, et qu’au bout de ces quatre siècles il restait encore dans le Tell mauritanien des populations que son joug n’avait pu atteindre ? Rome ne trouva pourtant pas devant elle en Afrique cet obstacle de la religion qui s’est dressé devant la France. Au lieu d’imposer aux vaincus ses propres dieux, elle savait accepter les divinités étrangères, leur ouvrir son Capitole, leur donner, comme dit Montesquieu, « droit de bourgeoisie » dans la grande ville, et jusqu’au IVe siècle, époque où les idées donatistes vinrent mêler une cause religieuse à la révolte de Firmus, on peut dire qu’aux yeux des indigènes les Romains passaient pour des coreligionnaires. Rome, avec ses légions semées sur tous les continens, ne fut pas non plus astreinte à affaiblir de temps à autre ses forces militaires en Afrique pour parer à des guerres étrangères. Il n’en était pas d’elle comme de la France, qui dans son armée d’Algérie voit toujours le vrai noyau prêt à combattre, rompu à la vie du bivouac, et qui lui emprunte ses vaillantes avant-gardes pour toutes les campagnes voisines ou éloignées de sa frontière, aujourd’hui au Mexique, hier en Italie, naguère en Crimée ; — et pourtant, même tandis que la guerre de Grimée lui enlevait ses plus vieilles troupes, l’armée d’Algérie, si affaiblie qu’elle fût, allait en 1854 promener le drapeau français au milieu des Kabyles insoumis, découvrir les horizons inconnus des cimes djurdjuriennes, et, par une reconnaissance militaire pleine d’audace, préparer trois ans d’avance le succès de la victoire décisive. Quand enfin 1857 fit sonner l’heure suprême de la conquête, en moins de deux mois tout le Djurdjura était parcouru et soumis, une grande route pénétrait la montagne, un fort puissant s’asseyait sur ces crêtes devant lesquelles jadis, après une campagne de trois ans, le comte Théodose avait reculé. Maximien-Hercule transportait dans le Sahara des fractions de tribus kabyles vaincues : la France a rendu les Kabyles, après leur défaite, presque plus libres qu’à la veille de leur soumission, en leur ouvrant l’accès de toute l’Algérie et les poussant à se bâtir sur leur propre sol des villages nouveaux. Théodose laissait massacrer les prisonniers kabyles : l’armée française, en pleine lutte, prêtait ses médecins aux blessés ou aux malades du Djurdjura. Rome pressurait d’impôts ses sujets d’Afrique : la France a imposé faiblement la Kabylie conquise pour lui donner le temps de réparer les maux de la guerre, et avant de songer à y augmenter les impôts, elle a déjà plus de dix fois accru la richesse matérielle du pays ! Mais nous avons ailleurs[36] essayé de développer la politique qui depuis huit ans fait la force et le succès de la France en Kabylie. Qu’il nous suffise d’ajouter qu’une circonstance récente, la présence de l’empereur dans le Djurdjura, le 24 mai 1865, est venue apporter à cette politique une heureuse consécration, et a fait croire aux Kabyles qu’il était écrit sans doute que la journée du 24 mai deviendrait pour eux un anniversaire doublement marqué par des événemens qui portent date. C’est le 24 mai 1857 que les colonnes françaises s’élançaient pour la première fois sur les contre-forts des Aït-Iraten à travers des populations toutes ennemies, toutes acharnées et frémissantes : c’était la guerre, la guerre avec sa grandeur et ses tristesses, ses nobles luttes et ses fureurs ; c’était la guerre avec ses bruits enivrans et sinistres, le tableau héroïque de plusieurs milliers d’hommes courant à l’envi vers la mort, les uns pour la défense du sol natal, les autres pour la gloire du drapeau, — mais aussi le douloureux spectacle de vestiges sanglans à travers les chemins, de moissons foulées et perdues, de toits fumans, de maisons détruites ! C’était le jour fatal dont un poète de la tribu des Iraten a gravé le souvenir dans ces vers plus d’une fois répétés par les échos d’Azouza[37] :


« Le Français, quand il se met en marche, roule comme les flots d’une rivière ; il a fait avancer des bataillons nombreux, des zouaves plus encore que des autres ; il s’est abattu sur nous comme la glace ou la neige, lorsqu’elle couvre et durcit la terre…

« Notre tribu était pleine d’émigrés ; de tous côtés, chacun se réfugiait chez les Aït-Iraten. « Allons, disait-on, allons dans la confédération puissante, là nous habiterons en lieu sûr… » — L’ennemi n’en est pas moins tombé sur nos têtes guidé par le maréchal, le père de la sagesse dont la tête mûrit les projets…

« Le mercredi à l’aurore a été pour les hommes un jour terrible. Les étoiles brillaient encore quand la lutte commença. — Bientôt cavaliers et fantassins s’entremêlent ; la fumée s’élève en nuages, elle monte et descend dans le ciel. Il en est peu dont la vie se prolonge ; mais celui qui meurt enlève une houri ; ses péchés sont lavés, il est pur !…

«… Comprenez, ô vous qui savez comprendre : l’Alger des Zouaouas est. tombée ; ce qui arrive aux Aït-Iraten ne s’est pas vu depuis le commencement. du monde ! »


Elle fut en effet vaincue et en un seul jour, la montagne saluée naguère du nom de l’invincible, et le soleil du 24 mai éclaira pour la première fois sur ses cimes les trois couleurs qui n’en devaient plus descendre. Huit ans après, jour pour jour, le souverain de la France apparaissait sur le même théâtre en sultan reconnu de tous, et y trouvait les villages en fête, les cultures et l’industrie prospères, les populations fidèles et contentes. — La visite impériale au sein de ce fort qui porte le nom de Napoléon, et s’élève sur des sommets jusqu’à nous libres de toute domination étrangère, aura, nous l’espérons, apposé comme le dernier sceau à la paix de la Grande-Kabylie. La paix que donnait Rome à ses sujets d’Afrique, cette paix romaine dont Pline vantait tant la majesté (immensa pacis romanœ majestas), ne signifiait guère pour les vaincus que faiblesse et asservissement ; la paix que leur donne la France veut vraiment dire assimilation, progrès et liberté.


N. BIBESCO.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril 1865.
  2. Les élémens fournis sur cette matière par les auteurs anciens sont souvent bien incomplets ; mais des découvertes épigraphiques et archéologiques récentes, consignées pour la plupart dans la Revue africaine, savant recueil d’histoire et d’archéologie algériennes, nous offriront une aide précieuse.
  3. L’Afrique, de Marmol, traduite de l’espagnol par Nicolas Perrot, sieur d’Ablancourt.
  4. Un Zouaoua s’appelle rigoureusement en langage kabyle un Ag-Aoua ; le nom d’Azuagne est un mélange évident des deux mots Zouaoua et Ag-Aoua, qui sont synonymes.
  5. C’est aujourd’hui un village des Aït-Yaia, voisins des Aït-Iraten.
  6. L’Aurès est un pâté de montagnes dans la province de Constantine, d’un relief moins considérable que le Djurdjura, qui fait partie de la province d’Alger.
  7. La carte de l’empire romain à laquelle Peutinger, savant antiquaire du XVe siècle, a donné son nom remonte, suivant Mannert, au règne d’Alexandre-Sévère. Il est reçu plus généralement qu’elle date du règne de Théodose le Grand.
  8. Elle a été recueillie par le capitaine de zouaves Devaux, un infatigable travailleur en matière kabyle, mort trop tôt, mais mort dans Puebla, au champ d’honneur.
  9. Il y a plus : une très ingénieuse explication duc à M. le colonel Hanoteau propose de rattacher les dénominations actuelles de Zousoua et de Aït-Abès à une origine également ancienne : l’Oued-Sahel en effet reçoit dans Ptolémée la double appellation de flumen, Nasaoua et flumen Nasabath. En séparant la particule n, qui, en langue kabyle, caractérise le génitif, on décompose sans peine flumen Nasaoua en flumen n as Aoua, c’est-à-dire fleuve des As-Aoua (équivalent kabyle du mot zouaoua), puis flumen Nasabath en flumen n as Abath, c’est-à-dire fleuve des As-Abath (équivalent kabyle du mot aït abès) ; voilà donc rendue à l’Oued-Sahel sa naturelle signification de rivière des Zouaouas, rivière des Aït-Abès, nom que cette dernière tribu n’a jamais cessé de lui maintenir.
  10. Sur la crête extrême des Aît-Mellikeuch s’élèye un pic appelé Djerdjer ; c’est le nom de ce pic qui a été donné à tout le massif.
  11. C’est à un zélé et heureux chercheur, le lieutenant Aucapitaine, qu’on doit la belle pierre d’Abizar ; bas-relief et inscription y représentent une sorte d’ex-voto. M. le colonel Hanoteau a ainsi traduit l’inscription : « A loukar ; Annouren rend hommage à son maître. »
  12. Cité de Dieu, liv. XVI, cil. 6.
  13. « On me traite ici de barbare, parce qu’on ne me comprend pas. » Ovide, les Tristes, liv. V, élégie X.
  14. Voyez Tacite, Annales, liv. II, ch. 52 ; liv. III, ch. 26, 73 cl 74 ; liv. IV, ch. 23, 24 et 25.
  15. Pour point de départ de l’ère mauritanienne, nous adoptons l’an 40 avec M. Berbrugger, qui a déterminé cette date dans une solide argumentation sur une inscription découverte à Bougie.
  16. Voyez les Inscriptions romaines de l’Algérie, de M. Léon Renier.
  17. Aurelius Victor, les Césars, ch. 39.
  18. Voyez, dans les Panegyrici veteres, le second panégyrique de Maximien-Hercale par Claude Mamertin.
  19. Histoire abrégée de Rome, liv. II, ch. 2. — En discutant cette citation de Pomponius Lætus, le savant archéologue Scaliger (le jeune), dans ses Observations sur la Chronique d’Eusèbe, prétend que le mot Quinquegentiani est la traduction latine du mot grec ΙΙενταπολϊται, habitans de la Pentapole cyrénéenne (l’état de Tripoli actuel.) L’expédition de Maximien aurait donc été dirigée contre les Africains de la Pentapole, c’est-à-dire des cinq cités de Cyrène, Bérénice, Arsinoé, Apollonic et Ptolémaïs, et non contre le Djurdjura. Néanmoins, en présence de la description que fait du pays des Quinquegentiens le panégyriste de Maximien-Hercule, l’opinion de Scaliger ne paraît pas un instant soutenable. D’ailleurs nous trouvons le mot grec de ΙΙενταπολϊται, traduit dans Pline (Hist. nat., liv. V, ch. 5) par l’adjectif Pentapolitani, et en revanche l’historien grec Zouaras a, dans ses Annales (liv. XX, ch. 31), traduit le mot latin de Quinquegentiani par celui de ΙΙεντεγεντίανοι.
  20. Les noms de donatiste et de firmien devinrent alors synonymes, — Voyez saint Augustin, lettre 87 ; voyez aussi, sur les donatistes et l’Afrique au temps de saint Augustin, les études de M. Saint-Marc Girardin dans la Revue du 15 septembre et du 15 décembre 1842.
  21. Aujourd’hui général, commandant la division d’Oran.
  22. Igmazen, roi des Isaflenses, qui, « habitué à vaincre, dit Ammien, mais ébranlé par un brusque changement de fortune, » avait traité avec Théodose en promettant comme gage de paix la livraison de Firmus.
  23. Rome recevait ses provisions de l’Égypte pendant quatre mois et du reste de l’Afrique pendant huit mois. — Voyez Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, liv. II, ch. 9 et 16.
  24. Voyez la Revue du 1er avril 1865.
  25. Consulter le savant commentaire de Bocking sur la Notice des Dignités de l’empire d’Orient et d’Occident, t. II, p. 768 et suiv.
  26. Notice des Dignités de l’empire, t. II, p. 77 et 87. La carte peutingérienne donne Syda pour synonyme à Bidil ou Bida.
  27. Le mot Bidil, autre appellation antique de Djema-Saridj, est également oublié des Kabyles, mais il existe encore dans la langue des Touaregs, où il signifie « être fou. » Or M. le colonel Hanoteau a fait cette curieuse observation que tout à côté de Djemà-Sâridj est un petit village appelé maintenant d’un nom arabe, El-Mesloub, qui veut dire « le fou. » Voilà sans doute l’ancienne dénomination kabyle se révélant sous la traduction arabe, qui s’y est substituée.
  28. Djemâ-Sâridj signifie « le marché du vendredi du bassin. »
  29. Voyez sur l’anaïa la Revue du 1er avril 1865.
  30. Les Kabyles donnent généralement le nom de takbout à toute construction de forme carrée surmontée d’une espèce de dôme.
  31. Ces deux précieuses inscriptions se lisent sur deux pierres tumulaires découvertes par MM. le général Pâté et le sous-intendant militaire Raoul. Elles se trouvent aujourd’hui au musée d’Alger. — Le caravansérail d’Azib-Zamoun est à vingt lieues est d’Alger.
  32. Si-el-Djoudi, grand marabout des Aït-Boudrar, s’était rapproché de l’autorité française dans le courant de 1852 et fait investir du titre de bach-agha du Djurdjura. La campagne de 1857 ne l’en trouva pas moins dans les rangs hostiles ; vaincu, il dut se rendre à merci.
  33. « Pauvre provincial, vends jusqu’à tes effets, mais ne sois pas assez fou pour venir à Rome réclamer justice ; tu perdrais encore les frais du voyage ! » (Juvénal, sat. VIII).
  34. On ne saurait oublier à ce sujet les remarquables considérations qu’a développées M. Duruy, dans sa thèse de doctorat, sur l’état du monde romain vers le temps de la fondation de l’empire.
  35. Il n’y avait que deux préfets de l’annone dans tout l’empire, un à Rome, l’autre en Afrique.
  36. Revue du 15 avril 1865.
  37. L’auteur du chant que nous citons est citoyen d’Azouza, grand village de la confédération des Iraten.