Les Kabyles du Djurdjura
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 951-976).
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LES
KABYLES DU DJURDJURA

II.
LA SOCIETE KABYLE DEPUIS LA CONQUÊTE. - LA PACIFICATION[1].


I

« Les Français sont un grand peuple ; ils sont montés là-haut ! » C’est le mot que répétaient pendant la campagne de 1857 les Kabyles de la vallée en regardant nos tentes sur les cimes du Djurdjura ; mais il ne suffisait pas que le drapeau y fût monté : il fallait, pour fonder une conquête sérieuse et durable, qu’il n’en descendît plus. L’inviolabilité du Djurdjura détruite, la montagne parcourue en tous sens par nos colonnes, ce n’était pas assez. Si les Kabyles nous avaient vus évacuer leurs crêtes, ils se fussent imaginé que nous n’osions pas nous fixer au cœur de leurs positions ; les promesses de fidélité s’oubliaient bientôt sous les velléités renaissantes de liberté et de vengeance, le sillon tracé par notre marche se refermait, l’œuvre restait à refaire. C’est une vraie gloire pour l’expédition de 1857 d’avoir posé, dès le principe, les bases fermes d’une occupation permanente, d’avoir employé trente mille soldats non pas seulement comme des instrumens de victoire, mais comme des pionniers ouvrant le chemin de la paix, d’avoir en un mot mené de front la force qui conquiert et les. moyens qui conservent. Il n’entre pas dans notre plan de suivre les phases militaires de cette campagne, qui a pu conduire nos armes au sein des défenses ennemies les plus inaccessibles sans être prodigue du sang français ; nous ne la voulons juger aujourd’hui que par le côté pacificateur. Domination et conciliation, tel fut le but. Ouverture d’une route et construction d’un fort dans la montagne, respect pour les immunités nationales des vaincus, voilà les moyens.

On ne saurait certes plus clairement prouver qu’on prétend dominer un pays que lorsqu’on le pénètre par des voies de communication appuyées sur des établissemens permanens ; tôt ou tard l’ennemi se courbe devant des argumens de cette sorte. Si des expéditions nouvelles deviennent nécessaires, la route leur est ouverte ; mais elle est ouverte aussi au commerce, à l’industrie, au mouvement des intérêts et des idées, à tout ce qui contribue le mieux enfin à rendre les expéditions inutiles. Déjà, pendant l’année 1856, la route allant d’Alger vers le Djurdjura avait été poussée d’une part jusqu’à Tizi-Ouzou, à trois lieues des premières pentes des Aït-Iraten, de l’autre jusqu’à Dra-el-Mizan[2], au débouché de la vallée qui descend du massif des Zouaouas ; les forts de Tizi-Ouzou et de Dra-el-Mizan, développés, transformés en de vraies places de guerre et de dépôt, étaient devenus de solides assises de l’occupation définitive[3] ; le prolongement de la route jusque sur les crêtes et la construction en pleine montagne d’un fort visible de tout le Djurdjura devaient en être le couronnement.

À la guerre, où les événemens se pressent, dès qu’une chose est utile, elle est urgente. Au lendemain même de leur première victoire et de la soumission des Aït-Iraten, les troupes s’arrêtaient dans leur marche offensive ; le fusil faisait place à la pioche. En moins de trois semaines, à travers des obstacles inouïs, l’armée perçait, entre Tizi-Ouzou et l’emplacement choisi pour Fort-Napoléon, une voie carrossable large de 6 mètres, longue de près de sept lieues, et la vue d’un aussi merveilleux travail arrachait ce cri à un marabout kabyle : « La religion de ces hommes serait-elle plus grande que celle de Mahomet ? » Le fort lui-même, il le fallait commencer sans retard, afin de l’avoir terminé et ravitaillé avant l’hiver[4], il le fallait pour bien convaincre les tribus restées insoumises que l’heure suprême était arrivée. Nous savions qu’elles avaient toutes juré de se défendre, que chacune eût cru manquer à l’honneur, si elle n’avait pas eu sa journée de poudre. Eh bien ! qu’elles eussent donc leur journée ! Nous étions prêts ; jamais l’armée d’Afrique n’avait réuni une force aussi imposante, plus aguerrie, surtout plus jalouse de combattre, car les fatigues glorieuses des jours de bataille ne comptent pas comme fatigues pour le soldat ; les privations et les souffrances qui les précédent ou qui les suivent, voilà les tristesses de la guerre, et celles-là, l’armée de Kabylie ne les a pas connues[5].

Tant que nos soldats ne travaillèrent qu’à la route, les Kabyles crurent que nous préparions le chemin de notre retraite ; mais lorsqu’ils virent sortir de terre les murs de Fort-Napoléon, grandir et s’achever en quatre mois le relief du fantôme blanc qui, suivant leur expression naïve, répète chaque jour à la montagne : Souviens-toi ! ils comprirent la situation, — témoin ce vieillard des Aït-Iraten qui, regardant les murailles naissantes et fermant les yeux, se prit à dire : « Quand on meurt, les yeux se ferment ; moi, je ferme les miens, parce que nous sommes morts pour toujours. » — C’est bien aussi le sentiment qui respire dans leurs chansons d’alors, leurs chansons, seuls monumens, on le sait, qui gardent quelque trace de leurs impressions, de leurs pensées et même de leur histoire :


« O mes yeux, pleurez, pleurez des larmes de sang ! s’écrie un poète des Aït-Douela[6]. Les Français, en s’abattant sur les Aït-Iraten, étaient plus nombreux que les étourneaux. Ils s’avancent, le canon mugit ; les saints ont disparu d’au milieu de nous… Que de richesses perdues ! L’huile coule comme des rivières… Voilà le chrétien arrivé à l’Arba[7] ; il commence à y bâtir ; les pleurs conviennent à tous les yeux !… Les Aït-Menguellet sont des hommes vaillans ; ils sont connus depuis longtemps pour les maîtres de la guerre… Ils se précipitent à Icheriden ; ce jour-là, l’ennemi tombe comme des branches d’arbres que l’on coupe… Gloire à ces enfans des braves ! Mais, hélas ! le chrétien nous a piles comme des glands… Si l’islam refuse de faire la guerre sainte, autant vaut nous associer à la religion des chrétiens !… Malheureux Aït-Ienni, gens à la poudre meurtrière ! les Français sont entrés chez vous comme dans un troupeau de brebis. Vos édifices, vos belles boutiques, semblables à celles des Algériens, ne sont plus que poussière !… Prends le deuil, ô ma tête ! tout est fini ; la poudre ne parle plus. Infortunés Zouaouas, l’honneur kabyle est mort ! Vous avez laissé le fer s’échapper de vos mains… O mes yeux, c’est du sang qu’il faut à vos larmes. Les hommes de cœur se trouvent anéantis ! »

« — C’était le jour de la fête[8] le matin avant l’aurore (ainsi chante un autre poète du village d’Adni, chez les Aït-Iraten ) ; les troupes françaises se divisent en colonnes pour gravir la montagne glorieuse ; le canon commence à parler… Nos nobles guerriers font face à l’ennemi, appuyés sur la cuisse, la batterie du fusil à hauteur du sourcil, munis de ceintures et de cartouchières, armés de longs yatagans. Ceux qui meurent iront parmi les élus habiter les hauteurs du paradis !… Malheureux Cheik-el-Arab[9], tu nous disais : « L’ennemi ne gravira pas la montagne, » et au dernier jour il a vaincu jusqu’aux Aït-Ienni… Pauvre cher Adni, village de l’orgueil ! tes enfans étaient habitués à faire face aux cavaliers ; ils prendront maintenant le chemin de la corvée. Infortunée Fathma de Soummeur[10], la dame aux bandeaux et au henné ! son nom était connu de toutes les tribus, et la voilà captive !… Hélas ! que de veilles, que de nuits sans abri ! Nous n’avions que des figues sèches et des glands pour nourriture… O mes larmes, coulez comme les pluies du printemps ou comme les pluies d’orage !… Tu es vaincue, montagne de la victoire, dont les Aït-Iraten étaient les plus valeureux guerriers. La fierté s’est éteinte dans les cœurs ; le soleil est tombé sur les hommes ! »


Faut-il voir là une explosion de haine contre nous ? Non, c’est avant tout un aveu complet de leur anéantissement, et l’ennemi qui, après s’être battu en brave, pleure franchement sa défaite peut bien promettre un allié sûr pour l’avenir. Au reste, pendant l’expédition même, le rapprochement a commencé ; notre présence prolongée chez les Aït-Iraten ne fut pas stérile : nous les avions sous la main, ils nous avaient sous les yeux. C’est à peine s’ils se montraient aux premiers jours qui suivirent la soumission ; encouragés bientôt par la discipline et la bonhomie du soldat, ils vinrent peu à peu fréquenter nos camps, se mêler avec femmes et enfans à nos troupes, nous approvisionner eux-mêmes de viandes et de fruits, nous vendre armes et bijoux, et notre contact incessant réussissait sans effort à calmer leur vieux levain d’hostilité. Si l’Arabe croit faire bonne œuvre en trompant le chrétien, le Kabyle du Djurdjura eût trouvé honteux de nous laisser de lui opinion pareille. Nous lui payions parfois ses fournitures d’avance, jamais il n’a manqué de s’acquitter. Un enfant de dix ans, entre autres, reçut un jour une pièce de monnaie représentant deux fois la valeur de l’orge qu’il nous avait vendue : on le prévint qu’il restait débiteur d’une quantité d’orge équivalente ; le lendemain de bonne heure il était au camp, et jetant son orge devant nous avec une amusante dignité : « Voilà ce que je dois, dit-il ; chez nous, il n’y a pas de trahison ! »

En effet, le Kabyle n’a pas été traître envers nous. Cependant il ne fut pas traître non plus à son honneur national, et chacune de ses tribus envoya son contingent au moins une fois dans la lutte de 1857 ; mais, fidèles toujours à leurs anciens instincts de rivalité jalouse, celles qui étaient vaincues souhaitaient que les autres souffrissent aussi de la guerre et subissent le même sort, afin que personne ne conservât le droit de porter haut la tête quand les autres l’avaient courbée. La soumission générale établit donc comme une égalité nouvelle dans le Djurdjura, et alors la voix des plus sages put s’élever, insinuant à tous que « s’ils avaient succombé, c’est que Dieu l’avait voulu ; mais ils avaient fait parler la poudre, arrosé de leur sang et du sang français le sol de la patrie, et l’honneur était sauf. Au moins l’ère des révolutions et des luttes allait se clore ; le terrible blocus était levé ; ils pourraient à l’avenir circuler librement, donner l’essor à leur exportation, cultiver leurs terres sans craindre de semer pour que l’ennemi moissonne… » Ce langage pénétra de plus en plus dans les esprits, et devint avec le temps l’expression même de l’opinion générale ; chaque tribu d’ailleurs se rappelait que dès sa soumission on avait laissé debout ses villages et ses arbres, qu’on ne lui avait imposé ni l’autorité de grands chefs qui eussent répugné à ses traditions égalitaires, ni un désarmement qui eût poussé sa fierté au désespoir, — qu’on lui avait conservé surtout les lois et l’organisation nationales qui lui étaient chères. Plus précieuse qu’aucune autre aux yeux des Kabyles, cette concession décida de leur fidélité ; le jour où elle fut garantie solennellement aux parlementaires de la première confédération vaincue, ce jour-là furent assurés et le succès rapide de la campagne et la durée des résultats acquis. Il nous semble les voir encore, ces soixante parlementaires des Aït-Iraten : pas un n’avait manqué à la lutte de la veille, ils s’étaient battus, ils avaient souffert, plus d’un burnous portait des tâches de sang ; mais sur les figures ni humiliation ni repentir. Amenés auprès du général en chef, ils viennent, sans lui baiser la main, s’asseoir en cercle devant lui ; l’orateur qu’ils se sont choisi se place au centre, ils se taisent et attendent.

— Kabyles ici présens, leur dit le maréchal, qui êtes-vous ?

— Nous sommes les amines des Aït-Iraten.

— Venez-vous au nom de la confédération entière, et les promesses que vous aurez faites seront-elles tenues par tous ?

— Oui, nous représentons tous les Aït-Iraten ; la parole que nous aurons donnée, tous y demeureront fidèles.

— Écoutez alors mes conditions. Si vous les acceptez, vous me laisserez des otages en garantie ; si elles ne vous conviennent pas, retournez à vos fusils, nous retournerons aux nôtres, et la guerre décidera.

— Tu es le vainqueur, parle, nous nous soumettrons.

— Vous reconnaîtrez l’autorité de la France et paierez une contribution de guerre de cent cinquante francs par fusil.

— Beaucoup d’entre les Aït-Iraten sont pauvres et incapables de fournir une somme aussi forte.

— Vous ne manquiez pas d’argent quand il s’agissait de fomenter la révolte dans les tribus qui nous étaient soumises : les riches payaient alors pour les pauvres. Vous ferez de même aujourd’hui, il le faut.

— Soit ; nous paierons.

— L’autorité française aura le droit d’ouvrir des routes, de construire des forts dans vos montagnes.

— Oui.

— En revanche vous serez admis sur nos marchés, vous circulerez à votre gré dans toute l’Algérie, et avec les produits de votre travail vous pourrez gagner cette année même de quoi acquitter votre contribution de guerre.

L’orateur kabyle ne répond pas.

— Dès que vous aurez livré vos otages, vous serez libres. On respectera vos personnes et celles de vos femmes et enfans ; on respectera vos biens ; on ne touchera ni à vos maisons, ni à vos arbres, ni à vos champs sans vous indemniser.

Même silence.

— Enfin je ne vous imposerai ni caïds ni cheiks arabes. Vous garderez, sous la surveillance de l’autorité française, vos lois et vos institutions ; vous conserverez vos djemâs dans chaque village ; vous élirez comme par le passé vos amines

À ces mots, les Kabyles de se lever bruyamment ; ce ne sont que gestes, cris de joie, véritables éclats d’enthousiasme. Entrés dans notre camp comme des vaincus, ils allaient rentrer dans leurs villages comme des citoyens. Le premier sceau venait d’être mis à la pacification du Djurdjura.

On se tromperait toutefois, si, dans la libre jouissance laissée aux Kabyles de leur constitution nationale, on ne voulait voir qu’un sacrifice fait par le vainqueur aux idées de conciliation. Le bénéfice qu’en pouvait retirer la domination française était pesé d’avance : n’était-ce donc, pas tout avantage pour elle que le morcellement du Djurdjura en unités gouvernementales faibles et réduites comme le village, et l’antipathie naturelle des Kabyles contre l’autorité des grands chefs indigènes, et l’organisation intérieure de chaque village presque sur le pied de notre organisation communale ? Les analogies de leurs institutions et de leur caractère avec les nôtres apparaissaient comme autant de prémisses d’une assimilation possible. En respectant ces prémisses, nous inaugurions une politique généreuse et utile à la fois, puisque par un concours heureux l’intérêt kabyle et le nôtre y trouvaient ensemble leur satisfaction. Voilà vraiment pourquoi la conquête a conservé en principe à la société du Djurdjura sa coutume, ses libertés politiques, judiciaires et administratives ; mais l’exercice même du contrôle supérieur par l’autorité française devait rendre certaines modifications nécessaires. Essayons de les résumer.

Le Djurdjura, depuis la conquête, se divise, ainsi que le reste de l’Algérie, en circonscriptions territoriales appelées cercles, dont les chefs-lieux sont à Tizi-Ouzou, Dra-el-Mizan et Fort-Napoléon. Chaque cercle comprend un certain nombre de tribus, il a pour chef un officier français qui surveille la marche des affaires kabyles et y fait intervenir son autorité alors seulement que l’ordre public semble menacé. L’unité d’action pour les trois chefs de cercle émane du général commandant la subdivision de Dellys.

La durée du pouvoir des amines, qui n’était pas la même dans toute la montagne, se trouve maintenant dans chaque village limitée à un an, sauf réélection. Les fonctions, jadis extraordinaires, de l’amine-el-ouména ou amine des amines sont devenues régulières. Chaque année, les amines nouvellement nommés d’une tribu se réunissent pour nommer un amine-el-ouména, qui sert de représentant à sa tribu dans ses relations avec le commandant du cercle, mais dont la voix au sein de sa djemâ ne prévaut point pour cela sur celle du plus humble.

La justice correctionnelle et criminelle est assumée par l’autorité française, régie par le code pénal et exercée par des commissions disciplinaires militaires. Il ne pouvait certes convenir à la mission moralisatrice de la France de consacre, avec la coutume kabyle, la peine du talion et la vengeance individuelle. La djemâ garde les affaires de simple police et la justice civile ; elle garde également le droit d’imposer les amendes établies par les kanouns à tous les coupables de crimes ou délits justiciables de la juridiction française, et même, par un respect particulier pour la sévérité de la loi kabyle en matière d’attentats aux mœurs, l’autorité française abandonne spécialement à la djemâ le jugement de ces questions. Jadis, on l’a vu, sur la simple dénonciation de la femme, le mari prenait son fusil et tâchait de tuer celui qui l’avait outragée. Aujourd’hui la vengeance personnelle est proscrite ; mais la dénonciation de la femme fait toujours foi, et suffit pour que la djemâ condamne l’accusé à une forte amende, et, dans les cas graves, au bannissement.

Un impôt de capitation, dit lezma, est payé à la France. La population de chaque village se partage, au point de vue de l’impôt, en quatre catégories. La première, composée des citoyens les plus riches, est imposée à 15 francs par tête, la seconde à 10 francs, la troisième à 5 francs ; la dernière n’a que des indigens et point de contribuables. C’est la djemâ qui régle la division en catégories ; le tamen recueille les impôts de sa kharouba, l’amine centralise ceux du village ; l’amine-el-ouména remet au chef-lieu du cercle ceux de la tribu : 18 pour 100 sont immédiatement prélevés pour constituer le budget particulier de la subdivision de Dellys et subvenir aux dépenses qui ont le caractère d’utilité communale[11] ; le reste de la lezma entre dans le budget général des recettes de l’Algérie.

Telles sont les seules modifications apportées au régime des populations kabyles par l’autorité française, qui ne trouble en rien d’ailleurs les tribus du Djurdjura dans le jeu libre de leur administration nationale. Qu’a-t-elle voulu avant tout ? Donner à la paix les plus solides garanties, respecter les droits publics et individuels des Kabyles pour exiger d’eux en retour qu’ils apprissent à respecter l’ordre et ne demandassent plus : sans cesse à leurs armes de trancher leurs différends. Supprimer les soffs, c’est chose impossible ; il entre, on le sait, dans l’essence du caractère kabyle que, sur toute question litigieuse, le pour et le contre fassent naître deux partis. Ces deux partis ou soffs, on les voit se dessiner aujourd’hui encore non-seulement lors des élections d’amines, mais dans tout procès ou toute affaire qui se discute au sein de la djemâ. L’autorité française n’a en rien d’ailleurs à souffrir de ces divisions ; son rôle se borne à les empêcher de finir par des luttes, ou à sévir quand l’ordre est troublé. Par extraordinaire, au mois de novembre dernier, le soff le plus faible d’une djemâ des Aït-Boudrar[12], froissé à propos d’une simple question d’intérêt communal, court aux armes ; ou se bat dans les rues, on monte sur le toit des maisons pour se jeter des tuiles à la tête, il y a des morts et des blessés, — tout cela en moins de temps qu’il n’en fallut au commandant de Fort-Napoléon pour être averti et intervenir. Quand l’autorité française s’empara d’une douzaine de meneurs qui durent passer devant une commission disciplinaire, elle n’éprouva pas l’ombre d’une résistance. Le tiers des maisons n’avait plus de toits ; une partie des habitans fut forcée d’aller demander asile à des villages voisins : cela leur importait peu, ils étaient contens, ils venaient de se témoigner à eux-mêmes qu’ils étaient encore des citoyens libres et armés. Or le Kabyle se montre fier d’avoir gardé son fusil, et il sait gré aux conquérans de le lui avoir laissé. On a bien fait : l’essentiel, c’était de lui ôter non pas le fusil, mais le plus possible les occasions de s’en servir, et ces occasions disparurent en partie avec la soumission générale ; les anciennes rivalités de kebilas et de tribus ont perdu depuis leur raison d’être. Cependant un trait particulier du caractère kabyle promettait surtout une aide précieuse aux moyens de pacification ; le Kabyle est marchand non moins que guerrier : pousser son activité sur la pente de l’industrie et du commerce, développer et satisfaire ce penchant spécial de sa nature, c’était peut-être offrir à son humeur belliqueuse la plus sûre diversion ; on a essayé, l’événement prouve que l’on a réussi.

Voilà bientôt huit ans que les Kabyles du Djurdjura tiennent envers nous leurs promesses ; c’est qu’aussi la France a tenu les siennes. Malgré les changemens dont le gouvernement de l’Algérie a été l’objet, aucune main heureusement n’est venue toucher à l’œuvre fondée dans le Djurdjura en 1857 ; qu’on juge alors de ce que peut sur un pays conquis un système juste suivi durant des années invariablement ! Seule, la confiance que le vainqueur met dans son œuvre commande la confiance du vaincu, et celui-ci se laisse volontiers conduire quand il sait où il va, et plus encore quand il voit que le conquérant sait où il le mène. Par cela même que l’organisation donnée au Djurdjura a persisté depuis la conquête, elle s’est éprouvée et affermie, et a déjà porté ses fruits pour les vainqueurs comme pour les vaincus

Nous demandera-t-on quels bénéfices la France a retirés de cette organisation ? Mais ne serait-ce pas assez que la fidélité de la Grande-Kabylie tout entière ainsi maintenue au sein de la contagion insurrectionnelle qui l’enveloppait ? Ne serait-ce pas assez que, pour occuper la Grande-Kabylie pendant l’année 1864, la France ait eu besoin de beaucoup moins de soldats que jadis pour bloquer seulement le Djurdjura insoumis ? Avant la campagne de 1857, quelque part qu’on eût à opérer en Algérie, on était sans cesse tenu en éveil du côté de ces montagnes, si voisines d’Alger et toujours menaçantes ; il fallait un cordon de troupes constant et sur le Sebaou et sur l’Oued-Sahel pour maintenir la partie de la Kabylie réputée conquise et surveiller les tribus restées indépendantes. Durant l’insurrection de 1864, la Grande-Kabylie n’a gardé que deux mille hommes, et la tranquillité de ce territoire a rendu à la colonie un service signalé en laissant disponibles des troupes qui purent se porter sans retard vers les foyers sérieux de la révolte. Veut-on d’autres résultats ? Le Djurdjura insoumis ne nous payait pas d’impôts et nous forçait à entretenir des bataillons sur ses frontières. Les contributions de guerre perçues en 1857 ont d’abord couvert tous les frais nécessités par la construction de Fort-Napoléon et le percement de la route, ces grands travaux qui ont assis notre domination matérielle ; depuis, le Djurdjura paie un impôt qui se solde avec une régularité parfaite, et s’est élevé l’an dernier, sans charger aucunement les populations, à près de 450,000 francs pour les trois cercles de Tizi-Ouzou, Fort-Napoléon et Dra-el-Mizan. Notre commerce avec les Kabyles croît en raison directe du leur avec nous ; plus ils nous apportent leurs produits, plus ils nous prennent les nôtres : au lieu de se renfermer avec méfiance dans sa montagne pendant la récente insurrection arabe et de s’y recueillir comme à l’approche des grands événemens, jamais le Kabyle du Djurdjura n’a voyagé davantage ; il semblait jaloux d’accaparer tout le commerce que les Arabes ne faisaient plus, et le cercle de Fort-Napoléon, à lui seul, a compté sur 77,000 âmes 10,000 émigrans qui ont paru sur nos marchés.

Un avantage inappréciable enfin qu’offre l’organisation des Kabyles du Djurdjura, c’est l’irresponsabilité de l’autorité française. Sont-ils mécontens d’un amine, nous leur disons : « C’est vous qui l’avez nommé ; ne le renommez pas aux élections prochaines. » Se plaignent-ils de la décision d’une djemâ, nous leur disons : « Vos djemâs sont les assemblées du peuple, une décision d’elles est donc comme votre décision à tous. » On ne saurait se figurer quelle garantie et quelle force morales la domination française puise dans cette irresponsabilité. Et qu’il nous soit permis d’émettre un sentiment qui trouve ici sa place : les mouvemens qui agitent aujourd’hui les Babors et les divers points de la Kabylie orientale semblent avoir surtout pour cause le mécontentement des populations contre les caïds et les cheiks que l’autorité française leur a donnés. Que ce mécontentement soit fondé ou non, la question n’est pas là ; tout au moins la responsabilité du commandement français cesserait-elle d’être engagée d’avance à défendre des chefs indigènes alors que, ne les nommant plus, il ne serait plus censé les regarder comme ses représentans.

Et les Kabyles à leur tour, qu’ont-ils gagné à la conquête après y avoir perdu cette indépendance qui certes leur était chère ? Qu’on les visite dans leur montagne, et on les trouvera heureux : s’ils ne sont plus indépendans, ils se sentent encore libres ; les droits électoraux, les droits de réunion et de discussion dans la djemâ, ils les conservent aussi étendus que possible ; quand ils craignent, en appelant souvent les mêmes hommes au pouvoir, que ces hommes ne se fassent trop les instrumens de l’autorité française, ils se complaisent, tout comme jadis, à les changer, et aux élections qui ont eu lieu en décembre dernier dans le Djurdjura, la moitié presque des anciens amines n’a pas été réélue. On les trouvera heureux, disons-nous : il n’y a qu’à voir comment leur bien-être s’est accru ; assurés du lendemain, n’étant plus constamment sur le qui-vive ou entre eux ou avec nous, ils sont bien plus libres de travailler, d’aller et de venir qu’aux rudes époques de leur indépendance. Les routes par nous percées, les ponts par nous construits sur la plupart des rivières qui séparent d’Alger la Kabylie, le montagnard s’en réjouit et en profite, et il se souvient qu’autrefois les rivières grossies arrêtaient pendant de longs jours ses communications. Ses villages s’étendent ; des maisons plus comfortables s’y élèvent ; une dechra kabyle née en 1858, aux portes mêmes de Tizi-Ouzou, prospère et s’est déjà peuplée de seize cents âmes. Et que dire de la santé publique, de ce bienfait immense qu’apporta la conquête en donnant au Djurdjura nos médecins ? La médecine et la chirurgie sont dans l’enfance chez les Kabyles ; malgré l’énergie native de cette race et la vigueur qu’elle doit à une vie laborieuse, quand les maladies viennent, l’incurie et la saleté leur prêtent un développement redoutable. Avec quelques infusions d’aromates, quelques frictions d’huile sur les plaies, les malades et les blessés guérissent généralement comme ils peuvent. Traiter les fièvres intermittentes, soigner les coups de feu, réduire des fractures, pratiquer des amputations ou la vaccine, c’était avant la conquête chose inconnue en Kabylie. Dès sa première victoire remportée en 1857 chez les Aït-Iraten, l’armée française fit annoncer dans la montagne qu’à tout Kabyle blessé ou malade, insoumis ou soumis, les soins des médecins français étaient assurés : durant l’expédition même, il en vint jusqu’à cinquante par jour à nos ambulances montrant des plaies affreuses et des maux invétérés. Dans la seule année 1858, on compta 5,400 Kabyles du Djurdjura présens aux visites des médecins de Fort-Napoléon ; l’accès des hôpitaux de nos chefs-lieux de cercle reste ouvert aujourd’hui à tout Kabyle malade aussi bien qu’aux Européens ; ceux qui en ont les moyens paient leur séjour à l’hôpital, les indigens y reçoivent des soins gratuits.

Les Kabyles se savent moins imposés que l’Arabe, et ils ne paient à l’état ni l’hokor, loyer de la terre, ni l’achour, dîme sur la récolte, ni le zekkat, droit sur les troupeaux. Leur lezma ou impôt de capitation n’atteint pas en moyenne 8 francs par tête de contribuable ; qu’est-ce que cela en retour de l’accroissement de richesse que la conquête leur a valu ? Cette richesse s’est décuplée certainement depuis leur soumission, et nous avons, — chose inouïe,— entendu citer tel crésus des Aït-Boudrar qui, avec ses produits agricoles et commerciaux, se crée une fortune d’environ 250 francs par jour. Ne voient-ils pas en effet leurs arbres à fruits en plein rapport sans qu’aucune main ennemie les vienne désormais abattre ? N’exportent-ils pas, comme jamais, les ouvrages de leur industrie, et le bijoutier des Aït-Ienni ne se permet-il point d’avoir déjà un petit dépôt de bijouterie à Alger et de faire des boutons de manchette en argent sur les modèles de France ? Une industrie nouvelle est même née dans le Djurdjura ; elle consiste à vendre aux Européens qui habitent les chefs-lieux de cercle le beau raisin qui croît en abondance sur les pentes de la montagne. Dans le cercle de Fort-Napoléon, les Kabyles ont vendu l’an dernier aux colons de quoi faire cinq cents barriques de vin de 210 litres chacune. Or il faut compter 50 francs de raisin par barrique ; voilà donc 25,000 francs d’entrés dans la circulation kabyle avec une denrée dont ils ne tiraient jadis aucun profit.

Mais, pour toucher du doigt leur véritable progrès industriel, considérons l’industrie qui déjà tenait chez eux le premier rang avant la conquête ; nous voulons parler de la fabrication des huiles. On se rappelle que le Kabyle négligeait de soumettre à la presse le noyau de l’olive, ce qui cause une perte évidente sur le rendement ; de plus, conserver les olives dans des cloisons à l’air depuis la fin de l’automne jusqu’au printemps, les faire saisir alors par la chaleur du soleil et traiter par l’eau bouillante le résidu d’une première trituration, c’étaient autant de conditions nuisibles à la qualité des huiles, qui fermentaient et devenaient très fortes en odeur. Il est reconnu que, pour obtenir de l’huile propre à l’usage de la table, il importe d’employer l’olive immédiatement après la cueillette ; toute la fabrication doit donc avoir lieu pendant la saison d’hiver, depuis le mois de novembre jusqu’au mois de mars, et l’on opère dans une maison fermée, afin d’y abriter d’abord le matériel, puis d’y produire à volonté une température qui enlève à l’olive son humidité sans l’exposer à la fermentation. Pour leur usage, les Kabyles préfèrent leur huile indigène ; « au moins, disent-ils, elle sent quelque chose. » En vrais spéculateurs cependant, dès qu’ils se sont aperçus que l’exportation pourrait leur devenir plus profitable, s’ils faisaient des huiles sans odeur semblables aux huiles européennes, ils songèrent promptement à perfectionner leur fabrication, et ils sollicitèrent à cet effet l’aide de l’autorité française. Cette aide leur était tout acquise, et voici ce que nous avons pu constater nous-même durant l’automne dernier dans le cercle de Dra-el-Mizan, où l’intelligente initiative du commandant supérieur est couronnée aujourd’hui d’un plein succès. Ce cercle de cinquante-quatre mille âmes a vu s’élever, depuis la fin de 1863, huit usines à huile appartenant à des propriétaires kabyles, et dont les bâtimens et les appareils, tels que triturateurs, chaudières, etc., ont été complètement, sauf les presses, construits par des mains kabyles. Les presses, du dernier modèle, fabriquées à Marseille, reviennent à 1,000 francs chacune aux propriétaires d’usine ; toutes les pièces en sont faciles à démonter et à remonter ; le poids total est de onze quintaux. Il fallait dix mulets pour le transport d’une presse : les villages auxquels appartenaient les usines et qui les premiers en devaient profiter organisèrent spontanément une touïza ou corvée générale de dix mulets par presse pour transporter ces utiles appareils d’Alger dans la montagne. Construction d’usine et achat de la presse, le tout n’a pas dépassé 2,000 fr. par moulin. Or les propriétaires de ces moulins nouveaux ont gagné en 1864, sur le rendement, un tiers, et sur le prix de vente un cinquième de plus qu’autrefois. Les huit moulins ont fait dans l’année 200,000 litres d’huile ; des échantillons de cette huile envoyés à l’exposition de Bayonne y ont été primés ; goûtés et analysés à Paris, ils ont paru pouvoir lutter avec nos meilleures huiles de Provence. Avec la fabrication ancienne, le maximum du prix était de 90 centimes par litre ; avec la nouvelle, il est de 1 franc 20 centimes sur le marché d’Alger, Ainsi voilà plus de 200,000 fr. de rendus rien que par les huiles dans un cercle qui ne nous paie que 95,000 francs d’impôts ! Si le nombre des moulins se multiplie et si le débit croît dans la même proportion, certes avant dix ans la production des huiles atteindra un million dans le seul cercle de Dra-el-Mizan, dont la population ne forme que le septième de celle de la Grande-Kabylie, Est-il besoin d’insister sur le bénéfice que cela promet à la France même ? S’il a été de bonne tactique d’imposer faiblement d’abord les populations du Djurdjura, il ne peut que sembler naturel d’augmenter proportionnellement leurs impôts avec l’augmentation de leur richesse publique, surtout quand cette richesse, c’est à nous qu’ils la devront.

En résumé donc, la France, pour avoir rencontré juste le système d’organisation qui convient le mieux aux Kabyles et y avoir persévéré, pour avoir compris leurs tendances et les avoir encouragées, a jusqu’à présent obtenu dans le Djurdjura des résultats qui dépassent les espérances, et déjà se réalise cette prophétie du maréchal Bugeaud : « La Grande-Kabylie vaudra assurément les frais de la conquête. La population y est plus serrée que partout ailleurs. Nous aurons là de nombreux consommateurs de nos produits ; ils pourront les consommer, car ils ont à nous donner en échange une grande quantité d’huile et de fruits secs, et ces consommateurs, personne ne viendra nous les disputer contre notre volonté. Nous cherchons partout des débouchés pour notre commerce, et partout nous trouvons les autres peuples en concurrence. Ici nous aurons à satisfaire seuls les besoins d’un peuple neuf à qui notre contact donnera des goûts nouveaux…[13] »


II

Demeurés fidèles pendant l’insurrection algérienne de 1864, les Kabyles du Djurdjura, malgré les bruits qui leur arrivent des troubles de la Kabylie orientale[14], n’ont pas changé d’attitude. Il n’en serait pas moins téméraire de s’endormir dans une quiétude aveugle ; cette tranquillité ne doit pas être une raison de se contenter du statu quo, c’est bien plutôt un motif de ne pas s’arrêter dans la voie de progrès où nous avons conduit ces populations et de resserrer les liens qui nous les attachent.

Développer et multiplier nos routes, ce sera satisfaire à la fois les intérêts de notre domination et ceux du commerce kabyle. On sait combien le montagnard profite de nos voies de communication ; il imite déjà lui-même nos travaux, et les Zouaouas ont jeté à leurs frais, sur un de leurs grands torrens, un pont dans le genre des nôtres. Le temps paraît venu maintenant de compléter la route d’Alger à Fort-Napoléon par un pont sur l’Oued-Aïssi, la plus dangereuse des rivières de la montagne, qui coule au pied des Aït-Iraten, et grossit en quelques minutes de façon à rendre presque tout passage impraticable. Les Kabyles ne demandent pas mieux que de travailler à nos routes, puisqu’ils en jouissent. La prestation en nature, comme disent nos lois, la corvée, comme l’appellent les Kabyles sans que leurs goûts de liberté s’offusquent du mot, entre complètement dans leurs mœurs, car d’après l’ancienne coutume tout citoyen est corvéable en matière de travaux publics. Or que l’on calcule bien, et dans le plus petit des cercles du Djurdjura, celui de Dra-el-Mizan, on compterait aujourd’hui cinquante mille journées de travailleurs valides et ayant deux mille bêtes de somme à leur disposition, si l’on imposait à chaque contribuable une prestation en nature de trois journées de travail, à l’instar de la loi, française sur les chemins vicinaux. Il y a donc là une force de production qui, bien employée et dirigée, peut amener des résultats énormes. De quelle aide puissante ne sera-t-elle pas pour ouvrir une voie de communication utile et définitive entre Alger et Bougie par Tizi-Ouzou, voie qui devra suivre les crêtes, si elle veut être stratégique et imposer vraiment aux populations ! « Quand nous vîmes l’armée française déboucher menaçante sur les crêtes, nous disaient les habitans d’un village sis à mi-côte du Djurdjura, nous ne savions plus que faire ; nous étions comme une femme que son mari tient à terre par les cheveux et sur laquelle il love le bâton ; elle sent le bâton levé, et ignore où il va frapper. »

La végétation ligneuse a beau être féconde dans la montagne, c’est un devoir d’y faire planter encore et d’empêcher à tout prix le défrichement, afin de retenir, l’humus qui glisse et d’obvier quelque peu aux crues d’eau si rapides de tous les torrens de la vallée. Il est un arbre principalement, arbre nouveau pour les Kabyles, dont nous avons à encourager la propagation comme un bienfait : c’est le châtaignier. Le maréchal Bugeaud avait emporté avec lui, dans son expédition de 1847, quelques sacs de châtaignes qu’il distribua aux Kabyles de la rive droite de l’Oued-Sahel ; les premières qu’ils goûtèrent leur parurent si bonnes qu’ils les firent griller et les mangèrent toutes, sans en garder pour mettre en terre. Après la conquête du Djurdjura, le maréchal Randon essaya d’y acclimater le châtaignier par pieds et par semailles. À Fort-Napoléon, la plupart des semis ont réussi, et nous y avons récemment vu quelques centaines de jeunes arbres en plein développement. Le châtaignier est long à croître, mais on peut espérer que le gland français (comme l’appellent les Kabyles) remplacera heureusement quelque jour le gland doux, qui, dans le Djurdjura, fait le triste fond de la nourriture du pauvre.

Dans la voie de l’industrie, les Kabyles se trouvent tout lancés ; déjà ils copient nos usines, ils empruntent nos appareils. L’année 1864 fut mauvaise pour l’olive, qui ne vient abondante qu’un an sur deux. L’année 1865 sera la bonne ; qu’on en profite pour pousser les Kabyles des cercles de Tizi-Ouzou et de Fort-Napoléon à modifier la préparation de leurs huiles en suivant l’exemple donné par le cercle de Dra-el-Mizan. Chaque usine d’huile qui s’élèvera dans un village sera une cause certaine d’accroissement dans le bien-être général. Toutefois le développement de cette industrie et l’installation des usines réclameront de plus en plus des ouvriers habiles à construire des fourneaux, à réparer les pièces des appareils, à fabriquer même des presses entières, toutes choses que le Kabyle, adroit de sa nature, sera très apte à pratiquer quand il aura reçu, les leçons de bons maîtres. L’autorité française, qui crée des écoles dans le Djurdjura, ne saurait méconnaître qu’il n’est pas d’enseignement plus propre à flatter les aptitudes kabyles qu’une école des arts et métiers. Un projet qui propose d’établir une première école de ce genre à Fort-Napoléon a été accepté en principe ; on en doit souhaiter la prochaine application. Parmi les ouvriers qui en sortiront, les uns serviront, dans leur montagne, non-seulement à fournir des appareils aux usines, mais à transformer et à perfectionner toutes les constructions indigènes ; les autres iront porter en Algérie l’exemple du travail avec la main-d’œuvre qui manque, et leur métier pourra devenir pour eux-mêmes une nouvelle source de satisfaction et de richesse.

Cependant, si les Kabyles s’enrichissent sous notre domination, s’ils nous restent fidèles et paient régulièrement l’impôt, est-ce assez ? Non ; à l’égard d’une population assimilable et digne d’intérêt, la France a encore une autre tâche à remplir : elle doit s’occuper de réformer les lois kabyles en ce qu’elles ont de trop contraire à nos lois morales. Que d’un accord commun tout village du Djurdjura ait conservé sa coutume intacte à travers les siècles, cela s’expliquait à l’époque de l’indépendance, quand les luttes intérieures si fréquentes faisaient craindre que la coutume ne changeât sans cesse au gré de chaque vainqueur ; depuis la conquête, cette raison n’existe plus. Que d’un autre côté l’autorité française ait reculé devant des réformes fondamentales tant que l’insurrection de 1864 pouvait tout menacer de sa contagion, soit ; mais l’épreuve du Djurdjura est faite : bientôt sans doute on se trouvera libre d’aviser aux innovations désirables, et c’est à relever la condition de la femme qu’il faut s’appliquer d’abord. Une telle réforme nous vaudra d’ailleurs la gratitude de cette moitié de la population dont en Kabylie pas plus qu’ailleurs il n’est permis de dédaigner l’influence. Ainsi que la femme cesse d’être un objet de vente dans le mariage, qu’elle cesse d’être déshéritée dans les successions, voilà deux actes justes que nous devons et pouvons accomplir. Déjà les notables du cercle de Dra-el-Mizan consultés semblent prêts à approuver le premier ; quant au second, la question est délicate. Il s’agit de toucher à la base sociale d’un peuple qui ne comprenait pas jusqu’à ce jour que la terre pût appartenir à d’autres que les mâles. Toutefois des démarches ont été sagement tentées par le commandement français, des djemâs ont été interrogées, et un résultat vraiment sérieux paraît actuellement acquis dans le cercle de Fort-Napoléon : sur les 160 djemâs du cercle, ont répondu qu’elles consentaient à accorder aux filles, dans la succession de leurs parens, le quart des droits qui appartiennent aux fils. La voie est ouverte, et le succès promis à la partie de l’œuvre qui semblait la plus difficile : le principe jadis inattaquable de la propriété exclusivement dévolue aux mâles succombe » et ce sont les djemâs qui elles-mêmes y auront porté atteinte.

Dans ce rôle habilement ménagé aux djemâs se trouve le secret de toutes les réformes à venir que la France jugera bonnes » et dont elle laissera au peuple kabyle lui-même la responsabilité. Ainsi devra se modifier bientôt le droit excessif de chefâ[15], nuisible aux translations de propriété, et se combler telle lacune sérieuse, comme le défaut des actes de l’état civil[16] ; ainsi se complétera en un mot par nos lois françaises la coutume kabyle, Ce n’est pas que nous souhaitions de voir le code civil se substituer en son entier à la coutume ; on n’abuse que trop, à notre gré, de cette prétention d’appliquer le code civil à tout peuple, sans se demander si ce peuple est mûr pour le recevoir, La coutume kabyle a pour elle l’antiquité de son origine, elle offre un ensemble de lois respectable, et s’il nous paraît urgent de la compléter par nos propres lois, c’est afin d’empêcher surtout le droit musulman de s’y introduire, comme il le fait déjà chez certaines tribus de l’Oued-Sahel.

L’autorité judiciaire de la djemâ nous paraît à son tour destinée à subir un remaniement dans l’intérêt de la justice aussi bien que pour dégager l’autorité militaire de toute responsabilité étrangère à son commandement. Jadis, on s’en souvient, la djemâ ne jugeait pas les procès civils, et ne faisait que consacrer les jugemens des ulémas ou arbitres choisis par les parties. Depuis la conquête, la djemâ se réunit au complet pour entendre les causes et en décider. Lorsque, dans un procès entre citoyens de villages différens, le demandeur récuse la djemâ du défendeur pour des motifs de haine avérés entre sa propre djemâ et celle de la partie contraire, ou si, dans un jugement, il y a soit partage des voix de la djemâ, soit violation de la coutume, il faut bien que les parties intéressées exercent leur recours devant un tribunal autre que la djemâ qui est en cause. C’est devant le commandant supérieur du cercle qu’aujourd’hui ce recours a lieu. L’autorité militaire ne juge pas elle-même, mais prononcé le renvoi de l’affaire soit devant une djemâ tierce, soit devant un medjelès d’arbitres choisis parmi les amines et les marabouts. Il n’en est pas moins vrai qu’en acceptant ou rejetant le recours, elle se trouve impliquée dans des questions de justice qu’elle préférerait sans doute avoir à éviter. Quant aux djemâs, sauf les cas rares où l’application de la coutume est évidente, le moindre procès peut y amener des excitations, des animosités entre soffs, des injustices dans les jugemens. L’introduction des tribunaux français en Kabylie sera donc quelque jour un bienfait ; peut-être déjà le Kabyle ne répugnerait-il pas à les accepter, car il sait le respect qu’ils méritent. Cependant, pour l’y habituer sans secousse, on lui donnera d’abord utilement le premier degré de la juridiction française, c’est-à-dire les juges de paix, vrais représentans d’une mission conciliatrice. D’après quelle loi les juges de paix jugeront-ils ? D’après la coutume ; mais elle n’est ni écrite ni uniforme dans tout le Djurdjura. Qu’on se hâte donc de la rendre uniforme et de la codifier. Diverses tribus déjà consultées adhèrent à l’uniformité, car les différences existantes ne portent pas sur l’esprit fondamental des lois ; une commission composée de notables des différentes confédérations pourrait discuter et adopter un projet de code commun sur des bases élaborées par l’autorité française, et ce projet, les djemâs seraient ensuite appelées à le voter. Aux Arabes, nous avons accordé le droit de recours auprès de nos tribunaux contre le jugement de leurs cadis. Le même recours serait-il possible contre le jugement des djemâs ? Difficilement : les actes rendus par le cadi sont écrits et signés par lui et ses assesseurs ; les actes rendus par la djemâ ne le sont que par le khodja ou greffier. Souvent ni les tamens ni les amines ne savent lire, écrire ou signer ; certains villages manquent même de khodja, sa signature en tout cas ne peut suffire pour conférer le caractère d’authenticité nécessaire à un acte écrit que l’on porterait devant les tribunaux français comme preuve valable du jugement de la djemâ. Donc point de moyens termes : la vraie solution de l’avenir est la codification de la coutume et la création des justices de paix pour préparer le chemin aux tribunaux français. Le choix seul des personnes qui devront inaugurer en pays kabyle cette création nouvelle influera singulièrement sur la manière dont elle y sera reçue.

À la djemâ néanmoins il faudra une compensation en retour de l’autorité judiciaire qu’on lui retirera : cette compensation est indiquée d’avance ; la djemâ recevra le développement complet des droits municipaux, et la dechra kabyle deviendra une vraie commune libre, identique à la nôtre. Déjà tous les germes de la commune s’y trouvent : l’amine rappelle le maire, les tamens les adjoints ; le khodja pourrait au besoin, sauf rétribution, tenir les écritures dans plusieurs villages à la fois, et mettre au courant les actes de l’état civil et les registres de dépenses des djemâs ; déjà aussi la dechra kabyle a une sorte de budget communal formé par le produit des amendes et par les cotisations volontaires que de tout temps les djemâs se sont imposées pour faire face aux dépenses extraordinaires. Ces résultats paraissent donc d’une réalisation assez simple. Toutefois l’érection définitive de la dechra en commune conduira sans doute à la suppression d’un rouage administratif quelque peu superflu, et qui jurerait avec le régime municipal : nous voulons parler des amines-el-ouménas. Ces amines des amines ressemblent trop à de grands chefs, et à ce titre ne sauraient plaire aux Kabyles ; l’autorité française, qui peut voir en eux des agens utiles de transmission, doit se dire cependant que, s’ils la servent bien, ils sont sûrs de n’être pas réélus, et que, s’ils la servent mal, mieux vaudrait ne les pas avoir. Leur mauvais côté, du reste, est la pression qu’ils exercent sur les élections ; comme leur position est la plus enviée, toutes les élections d’amines s’opèrent en vue de l’élection de l’amine-el-ouména qui en doit résulter, et lorsque celui qui brigue cette haute situation est puissant, il fait élire les amines qu’il veut afin de se préparer ses propres électeurs. La suppression de l’amine-el-ouména enlèvera certainement un excitant sérieux aux élections, qui ne sont déjà que trop animées ; tout en laissant aux Kabyles leurs libertés, il faut ne pas leur donner l’occasion fréquente d’en abuser. Aussi la durée d’un an pour le pouvoir des amines nous semble-t-elle un délai court, fait pour ramener trop souvent le renouvellement des élections ; l’intérêt de la tranquillité publique demande que cette durée s’étende jusqu’à deux ou même trois ans ; notre autorité n’aura qu’à gagner à cette réforme, qui n’offrira rien non plus de contraire à la tradition nationale j car dans beaucoup de villages la durée du pouvoir de l’amine était jadis sans limite, et cessait alors seulement que la djemâ retirait sa confiance à son élu.

Nous avons insisté déjà[17] sur les différences profondes de caractère qui séparent le Kabyle de l’Arabe. De ces différences résulte une hostilité qui s’accuse par de curieux exemples : à l’école de Tizi-Ouzou, qui compte des fils de cavaliers arabes mêlés à des enfans kabyles, les deux camps sont très distincts, et volontiers se battent au sortir de l’école. En novembre dernier, nous avons vu nous-même, dans la vallée de l’Oued-Sahel, cinq cents Kabyles de Bougie et cinq cents Arabes de Sétif conduire ensemble un convoi de mille mulets chargés de vivres à destination de Bou-Saâda ; les Kabyles ne consentaient pas à marcher mêlés aux Arabes, ils voulaient aller en tête ou en queue du convoi, n’importe, pourvu qu’ils restassent seulement entre Kabyles, Sur quelques reproches que leur firent des spahis arabes de Sétif, les muletiers de Bougie vinrent se plaindre à l’officier français chef de la colonne. « Nous avons promis de porter des vivres jusqu’à Bou-Sâada, lui dirent-ils ; nous sommes gens de parole. Si tu n’es pas content de nous, punis-nous ou fais-nous punir par nos spahis de Bougie ; mais nous n’en reconnaissons pas le droit aux spahis arabes : ce n’est pas notre race, et nous n’avons rien de commun avec eux. » L’hostilité a dû s’accroître, on le sent, depuis que les Kabyles djurdjuriens ont refusé de prendre part à l’insurrection : pour l’Arabe rebelle, le Kabyle est devenu « un Juif qui oublie sa religion et n’ose plus faire la guerre sainte ; » pour le montagnard, « l’Arabe n’est qu’un sot qui oublie son intérêt et ne songe pas que la France a la main longue. » Une pareille division ne peut que profiter à la politique de la France ; il lui convient d’encourager ceux qui la servent, et quand on a généreusement. dédommagé certains colporteurs du Djurdjura, que les Harrars révoltés avaient surpris et dépouillés dans la province d’Oran, l’effet produit en Kabylie par cette restitution a été excellent. Il est malheureusement un terrain sur lequel Arabes et Kabyles se rencontrent et s’entendent, c’est celui des sociétés religieuses, et de là peut naître un danger réel pour notre domination.

Les Kabyles n’ont certes pas le fanatisme naturel de l’Arabe, et c’est moins la religion que l’esprit d’indépendance qui les a jusqu’à la conquête armés contre nous. Cependant un des ordres religieux les plus célèbres de l’Algérie, l’ordre de Sid-Abderraman, a pris naissance dans le Djurdjura même. Les expéditions de 1856 et 1857 ont eu beau détruire l’école religieuse ou zaouïa de Sid-Abderraman et chasser le khalife ou grand-maître El-Hadj-Hamar ; il ne faut pas se dissimuler que l’ordre subsiste et se développe en secret et qu’il fait encore plus d’adeptes qu’avant la conquête. Un nouveau foyer se forme actuellement autour du Kabyle Cheik-Haddad, qui habite la tribu des Imsissen, sur la rive droite de l’Oued-Sahel. En l’absence d’un khelifa, Cheik-Haddad est le mekaddem ou chef reconnu de tous les affiliés de l’ordre ; l’autorité de son nom et le prestige de ses vertus inspirent au loin le respect dans la montagne. Depuis la soumission du Djurdjura, l’ordre de Sid-Abderraman représente seul le parti de l’opposition ; les idées religieuses et les aspirations d’indépendance s’y confondent ; il cherche des prosélytes dans nos spahis mêmes pour avoir des espions autour de nous ; beaucoup de femmes kabyles déjà s’y font admettre et s’appellent sœurs entre elles, comme les hommes s’appellent khouans, c’est-à-dire frères.

Toute association est une force, surtout quand elle obéit à l’unité de direction ; or un simple extrait de la règle des khouans de Sid-Abderramau peut suffire à montrer que la base essentielle de l’ordre est l’obéissance aux ordres du mekaddem :


« Le jour où un novice se présente pour être agréé parmi les frères (ainsi s’exprime le texte de la règle), il faut lui adresser les recommandations suivantes, qu’il jurera de tenir secrètes, et auxquelles il promettra par serment de se conformer avec la plus scrupuleuse fidélité :

« Mon enfant, lui dira-t-on, que l’on attitude en présence du mekaddem soit celle de l’esclave devant son roi !

« Le mekaddem est l’homme chéri de Dieu. Il est supérieur à toutes les autres créatures, et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que lui et lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée que celle qui aurait Dieu ou le mekaddem pour objet… De même qu’un malade ne doit avoir rien de caché pour le médecin de son corps, de même tu es tenu de ne dérober au mekaddem aucune de tes pensées, ni de tes paroles, ni de tes actions. Songe que le mekaddem est le médecin de ton âme.

« Garde bien les secrets qu’il te confiera. Que l’on cœur soit à cet égard muet comme un tombeau ! Tu te tiendras sous son regard, la tête baissée et dans le plus profond silence, toujours prêt à obéir à un signe de sa main, à une parole de sa bouche. N’oublie pas que tu es son serviteur et que tu ne dois rien faire sans son ordre. Il t’est défendu de t’avancer ou de te retirer, à moins qu’il ne le prescrive. Obéis-lui en tout ce qu’il ordonne, car c’est Dieu même qui commande par sa voix. Lui désobéir, c’est encourir la colère de Dieu.

« Voue-lui une obéissance aveugle. Exécute sa volonté, quand même les ordres qu’il te donne te paraîtraient injustes. Sois entre ses mains comme est un cadavre entre les mains du laveur des morts, qui le tourne et le retourne à son gré. »


Notre domination dans le Djurdjura repose tranquille sur l’extrème morcellement des unités politiques indigènes ; que n’aurait-elle pas à perdre à ce despotisme d’un seul, qui ferait mystérieusement mouvoir de tels élémens réunis en faisceau ! Les ordres religieux demeurent, on le sait, nos plus ardens ennemis en pays arabe. Ce sont eux qui soufflent, sans se lasser, l’esprit de révolte et qui ont certainement excité l’insurrection dernière ; ce sont eux qui en 1850 envoyèrent dans la Grande-Kabylie l’agitateur Bou-Barla, pour s’opposer pendant quatre ans aux progrès de notre influence. Pourvu qu’ils ne viennent pas apporter encore un obstacle funeste à l’œuvre d’assimilation commencée en Kabylie ! Cheik-Haddad, il faut le dire, ne se montre pas hostile à la domination française : son fils était récemment à Alger, demandant à servir la France. On n’en a pas moins de ce côté à se garder contre un péril ; surveiller sévèrement l’instruction que donnent les zaouias nous paraît un premier remède au mal. Lorsqu’avant la conquête du Djurdjura des soulèvemens ont troublé la Grande-Kabylie au nom de la guerre sainte, ce ne sont jamais des Kabyles purs, ne parlant que le kabyle, qui les ont produits : ce sont des Arabes venus de l’ouest, comme Bou-Barla, ou des Kabyles qui avaient étudié l’arabe dans les zaouïas, car la guerre sainte se prêche toujours en arabe avec des versets du Koran, la langue kabyle n’a pas même d’expression qui réponde au mot significatif de guerre sainte. Puisque le Kabyle pratique la religion musulmane, libre à lui de réciter des versets du Koran, mais il les récite aussi bien sans les comprendre, et pour nous c’est au moins tout avantage. Tant que le jeune Kabyle reste sociable envers le chrétien, c’est qu’il n’a pas fréquenté la zaouïa ; dès qu’il nous fuit et s’écarte avec méfiance, à coup sûr il a commencé à comprendre le Koran, et nous regarde déjà comme des infidèles que sa foi lui ordonne de haïr et de combattre. L’enseignement offert par les zaouïas ne saurait donc qu’être dangereux à notre cause ; il n’est que juste que nous l’entravions, et les écoles que nous élevons aujourd’hui dans le Djurdjura doivent nous y aider puissamment.

Certes l’instruction compte comme un moyen précieux d’assimilation, et il est à souhaiter qu’en Kabylie elle puisse se répandre un jour assez loin pour que les leçons de nos médecins y forment des médecins kabyles qui aillent témoigner dans leurs tribus de ce nouveau bienfait de la France ; mais une chose aussi importe, c’est que de toute école française établie au sein du Djurdjura la langue arabe soit proscrite le plus possible. Que la langue française remplace l’arabe dans l’instruction kabyle, que les écoles françaises tuent les zaouïas, voilà notre souhait. Les Kabyles qui auront besoin de quelques mots arabes pour leurs relations commerciales sauront bien les apprendre ; mais qu’au moins avec nous la génération qui grandit sache bientôt parler notre langue. Pourquoi même, afin d’exclure plus sûrement du Djurdjura l’usage de l’arabe, ne pas rompre un certain nombre d’officiers à l’étude de la langue et des affaires kabyles[18], comme on forme des officiers pour les affaires arabes ? On aura ainsi travaillé pour l’avenir, car l’organisation laissée aux tribus djurdjuriennes nous semble sérieusement destinée, dans l’intérêt de la France, à s’étendre avec le temps sur d’autres points de l’Algérie.

Oui, le succès de l’organisation du Djurdjura doit, croyons-nous, servir d’exemple et porter ses fruits. Cette organisation, toutes les tribus de la Grande-Kabylie ne l’ont pas encore reçue ; pourquoi maintenant ne pas la leur donner, afin de former là une unité kabyle vraiment complète ? On est déjà sur la voie ; les Beni-Khalfoun furent, il y a trois ans, constitués en djemâs ; jamais ils ne s’étaient montrés aussi tranquilles qu’on les a vus depuis. Dira-t-on que certaines tribus de la Grande-Kabylie se sont maintenues également fidèles avec le mode arabe de gouvernement ? Ce n’est pas une raison pour ne point généraliser par prévoyance une mesure utile. Fera-t-on des réserves à propos d’une tribu arabe, celle des Issers, comprise dans la Grande-Kabylie ? Mais elle est seule de son espèce et s’absorbera facilement dans l’ensemble ; les tribus de marabouts arabes qui résident dans le Djurdjura se sont bien d’elles-mêmes kabylisées, et les Nezliouas, tribu moitié arabe, moitié kabyle, du cercle de Dra-el-Mizan, écrivaient, l’an dernier, au commandant supérieur ces paroles très sensées : « Beaucoup des tribus qui nous entourent sont soumises au régime des djemâs ; nous demandons la même constitution. Puisqu’elle a été trouvée bonne pour ces tribus, elle doit l’être pour nous ; pourquoi serions-nous plus incapables qu’elles de l’appliquer ? »

Mais regardons plus loin. Les troubles des Babors et de la Kabylie orientale nécessiteront sans doute une campagne ; cette campagne, après le châtiment infligé aux rebelles, pourra bien être suivie d’une œuvre d’organisation. Tous les jours on apprend : lorsque la Kabylie orientale et les Babors furent soumis, le Djurdjura ne l’était point, et dans le Djurdjura seul nous devions trouver le système politique qui convient le mieux à l’esprit kabyle ; pourquoi le même système ne réussirait-il pas avec les populations de la Kabylie orientale ? Que ces tribus aient leur sang mêlé de sang arabe et ne se trouvent pas préparées par leurs erremens derniers à cette organisation nouvelle, peu importe. Les Nezliouas, qui la réclament, ont aussi du sang mêlé, et les Beni-Khalfoun, qui l’ont reçue sans y être préparés davantage, n’en ont pas été moins prompts à la comprendre et à la pratiquer. Au reste, des essais de djemâs faits dans le cercle de Djidjelli et le suffrage appliqué l’an dernier même à des élections de cheiks en quelques points de la Kabylie orientale ont produit déjà de satisfaisans résultats. Trop souvent certes les chefs indigènes que nous avons nommés deviennent une entrave pour notre autorité : puissans, ils nous portent ombrage ; faibles, ils sont un embarras, car il les faut défendre. Le régime des djemâs au contraire n’affaiblit en rien notre commandement, qui y gagne en influence ce qu’il perd en responsabilité. Et quant au mouvement et au progrès des idées qui doivent rapprocher de nous les vaincus, ce régime n’en est-il pas encore la meilleure garantie ? Il fait appel à l’initiative de chacun et lui offre un stimulant dans les discussions publiques, il affranchit l’individu en le laissant compter pour quelque chose dans le gouvernement, il nous permettra de transformer la société kabyle par la transformation intime de tous les citoyens qui la composent. Qui sait alors si, dans l’avenir, après de nouveaux et heureux essais de cette organisation, les diverses populations d’origine kabyle semées çà et là en pays arabe ne pourront pas utilement la recevoir à leur tour, s’assimiler à nous par le même système, et devenir ainsi pour notre domination comme autant de sentinelles dévouées, autant d’instrumens de civilisation ?

Est-ce à dire que la France doive hardiment emprunter au Djurdjura des détachemens kabyles que nous installerions à titre de colons au sein du pays arabe ? Mais, pour former une colonie prospère, il faut des ressources et une expérience qu’on ne trouve que chez les cultivateurs aisés de la Kabylie, et ceux-là ne diraient pas adieu à leur montagne sous prétexte de courir après une terre promise incertaine ; nous n’aurions donc à choisir que parmi les plus misérables, dont bientôt il adviendrait sans doute de qui est advenu de nos colons de 1848, que l’administration a été forcée de nourrir. Tenté du reste en 1854, un essai de ce genre est déjà demeuré infructueux : 1,500 hectares des environs de Bordj-Bouïra furent offerts aux montagnards ; jamais ils n’ont consenti à y venir labourer. C’est qu’aucune population n’aime davantage son territoire ; elle en aime le climat tempéré, elle en aime les fontaines, qui ne tarissent pas : qu’on veuille brusquement la conduire ailleurs, et elle croira qu’on veut l’expatrier. Laissons de côté ce rêve impossible, et considérons un rôle plus simple que les Kabyles du Djurdjura peuvent jouer dans la colonisation. De magnifiques vallées, sur les bords de l’Issèr, du Sebaou, de l’Oued-Boghni, de l’Oued-Sahel, sillonnent la Grande-Kabylie et offrent un champ fécond où l’agriculture n’a qu’à se développer librement ; jadis les Turcs en occupèrent les points les plus accessibles, et leur occupation militaire donna dès lors à diverses parties de ces vallées un caractère domanial que notre conquête a conservé. Le sénatus-consulte du 22 avril 1863, qui sur tout le territoire algérien se propose de confirmer justement la propriété à ceux qui présenteront des titres valables, pourra bien rencontrer des difficultés d’application et amener de sérieuses contestations en pays arabe ; il n’en soulèvera aucune en pays kabyle : là tous les propriétaires ont des titres, sinon écrits, au moins de notoriété publique, situation vraiment heureuse qui dans une question ailleurs délicate et obscure ne laisse planer aucun nuage sur l’avenir du Djurdjura ! Eh bien ! après le règlement définitif ordonné par le sénatus-consulte, toute terre disponible, toute vallée domaniale deviendra-t-elle le lot naturel de la colonisation européenne ? A notre gré, ce serait une faute. Qu’on y songe, nous avons sous la main une population kabyle trop serrée, qui possède tous les moyens de travail qu’exige la culture, et à qui la propriété de ces terres qu’elle a cultivées de tout temps revient de droit parce qu’elle en a besoin ; ce besoin, l’autorité française ne peut qu’avoir intérêt à le satisfaire, La colonisation européenne, pour n’être pas agricole, trouvera encore un champ assez large dans l’exploitation des forêts du Djurdjura, dans la fabrication du vin avec le raisin de la montagne, l’exportation en Europe des figues et des huiles kabyles ; mais que la terre disponible reste aux indigènes. Il ne s’agit pas de la leur donner ; non, vendons-la aux plus offrans ; nous trouverons des enchérisseurs : agriculteurs et jardiniers de nature, actifs, aptes à comprendre tous les progrès, les Kabyles sauront bientôt nous emprunter nos perfectionnemens. Attirés peu à peu vers les vallées fertiles que nous leur aurons livrées, ils sauront bien y bâtir des abris, des maisons, puis des villages, et s’y créeront des intérêts réels qui, plus faciles pour nous à atteindre, feront d’eux des sujets plus faciles encore à maintenir. Les années et la confiance viendront favoriser de plus eh plus leur expansion : par la force des choses, ils s’étendront de proche en proche, et ils s’étendront d’autant mieux que nous aurons moins l’air de les y contraindre. Avec le temps aussi, d’autres Kabyles, dressés par nous aux arts et métiers, se détacheront également de leur montagne pour louer leurs services spéciaux dans les villes ou les campagnes arabes ; retenus là par une profession lucrative, ils pourront, en s’enrichissant, s’acheter eux-mêmes des terrains dans les plaines, s’y marier et y faire souche de Kabyles travailleurs et industrieux.

Veut-on enfin dès aujourd’hui fournir un débouché facile au trop plein des populations djurdjuriennes, prenons-y des soldats, Gens de guerre et d’aventures, ces montagnards répugneraient, par esprit de liberté, au recrutement obligatoire, mais ils courront au-devant des engagemens volontaires. L’an dernier, une compagnie de tirailleurs casernée à Fort-Napoléon avait en quelques mois doublé sur place son effectif, et les volontaires s’offraient si nombreux qu’il a fallu suspendre les engagemens. Avec plaisir ils iraient tenir garnison en pays arabe et y combattre pour nous, — et même au sein d’une lutte européenne, grâce à ces deux puissans mobiles, le courage et l’honneur, qui les guident, on ferait d’eux des troupes dignes de lutter contre les plus braves. Lorsque, dans les rues de Paris, nous rencontrons parfois des turcos se promenant, vite nous distinguons l’Arabe, qui ne s’étonne jamais, du Kabyle à la figure expressive et curieuse. Amener en France ces hommes de temps à autre, c’est faire chose excellente : leurs idées se transforment, ils se rendent mieux compte de notre grandeur et de notre puissance ; la vue de toutes les merveilles de la civilisation les excite davantage à en désirer chez eux les bienfaits, et la comparaison abat surtout leur orgueil, qui a quelque peu besoin de s’humilier. Notre ancien bach-agha du Sebaou, Mohammed-ou-Kaci, vint à Paris assister, en 1852, à une grande revue de 50,000 hommes. De retour dans sa vallée, au pied du Djurdjura, il exaltait avec conviction et le nombre et la force des soldats de la France. « Oui, lui répondait-on, mais la force des Zouaouas est encore plus grande. » Les Zouaouas ! ce sont eux pourtant qui ont donné leur nom à nos zouaves[19], et certes, sur un champ de bataille, ils ne démériteront pas de leurs homonymes.

Dans le cours de cette étude, nous n’avons pas dissimulé la sérieuse préférence que nous donnons à l’élément kabyle sur l’élément arabe ; c’est qu’en vérité le Kabyle nous apparaît comme essentiellement assimilable, tandis qu’à l’assimilation de l’Arabe nous ne pouvons nous empêcher de voir deux obstacles puissans : son fanatisme religieux qui ne transige pas, sa facilité à plier sa tente pour fuir au loin l’influence et l’autorité du chrétien. La fixité des demeures du Kabyle fait au moins que le conquérant sait toujours où le saisir, où lui porter le progrès et la civilisation. Aussi conclurons-nous par ce vœu. sincère : que le pur élément kabyle aille grandissant, et s’étende de plus en plus à travers le Tell, et relègue peu à peu l’Arabe vers les hauts plateaux ! Tous les progrès de l’élément kabyle nous sembleront d’heureux présages pour notre œuvre pacificatrice, et il entre, suivant nous, dans la vraie politique de la France de les encourager. Du reste, nous ne prétendons pas, on le pense, rien conseiller ni rien apprendre à ceux qui ont vieilli dans la science des affaires algériennes, aujourd’hui dirigées par d’illustres mains. Nous avons voulu écrire pour le public, qui ne connaît pas la question kabyle ou qui la connaît mal, lui dire des faits, qui parlent d’eux-mêmes, lui prouver que la France domine sans effort et se concilie déjà la population la plus belliqueuse et la plus intelligente de l’Algérie, lui montrer enfin que c’est l’armée, cette armée à qui l’on reproche le régime du sabre, qui a laissé aux Kabyles du Djurdjura le droit de se gouverner librement. Si, par ces simples vérités, nous réussissons à ramener quelques esprits prévenus vers un peu d’espérance dans l’avenir de la colonie, notre tâche n’aura pas été ingrate, et nous aurons payé un tribut, trop faible, hélas ! au bon pays d’Afrique que nous aimons, au cher drapeau sous lequel nous sommes glorieux d’avoir servi.


N. BIBESCO.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Tizi-Ouzou est à vingt-cinq lieues est d’Alger, Dra-el-Mizan à vingt-trois lieues est-sud-est d’Alger et à douze lieues sud-ouest de Tizi-Ouzou.
  3. Par le côté de l’Oued-Sahiel, entre Aumale et Bougie, les forts échelonnés de Bordj-Bouira, Bordj-des-Beni-Mansour et Akbou complétaient l’investissement de la montagne.
  4. On était alors en juin 1857. Fort-Napoléon fut construit de manière à servir non-seulement comme point d’occupation, mais au besoin comme base d’opérations. Le contour est de 2,400 mètres, l’enceinte de 5 mètres de hauteur sur une épaisseur de 50 centimètres, épaisseur très suffisante contre un ennemi sans artillerie. Quatre bataillons sont à l’aise dans la place, organisée pour se suffire à elle-même lorsqu’elle a ses communications coupées par les neiges.
  5. Pendant toute la campagne, le soldat eut ses vivres assurés comme en garnison. Les blessés et les malades, transportés sur des litières dans la vallée du Sebaou, y trouvaient pour les recevoir des voitures qui, en quelques heures, les portaient à l’hôpital de Tizi-Ouzou.
  6. Tribu voisine et à l’ouest des Aït-Iraten.
  7. Arba ou Souk-el-Arba est le nom de l’emplacement où s’élève Fort-Napoléon.
  8. L’attaque dirigée contre les Aït-Iraten a eu lieu le jour où les Kabyles célébraient la fête de la rupture du jeûne, à la fin du rhamadan.
  9. C’était le grand instigateur des passions hostiles contre nous.
  10. Lella Fathma, la prophétesse kabyle, habitait le village de Soummeur, dans la tribu des Illilten.
  11. Ces 18 pour 100 sont appelés centimes additionnels, parce que dans le reste de l’Algérie ils se perçoivent en outre de l’impôt ; par un privilège spécial, en Kabylie, ils y sont compris. On entend par dépenses d’utilité communale celles qu’exigent les voies de communication assimilées aux chemins vicinaux, la construction des caravansérails, des mosquées, écoles, puits, fontaines et abreuvoirs, la solde du personnel inférieur de l’instruction primaire, les frais d’assistance publique et de médicamens pour les indigens.
  12. La djemâ du village de Tala-Ntezert.
  13. Extrait du rapport sur le combat du 17 mai 1844 contre les Flissas.
  14. Voici ce que nous lisons dans une lettre datée de Dra-el-Mizan, le 5 avril 1865, et qui émane de bonne source : « Tout le Djurdjura est dans le calme le plus complet et dans une situation politique aussi satisfaisante qu’en automne dernier ; on s’y occupe peu des événemens qui ont lieu dans les Babors. »
  15. On se souvient que le droit de chefâ est le droit de rachat sur un immeuble vendu, droit donné par la coutume kabyle à tous les membres de la famille, de la kharouba et même de la dechra à laquelle appartient le vendeur.
  16. L’établissement des actes de l’état civil sera facilité par la constatation qui se fait déjà des mariages, décès et naissances d’enfans mâles, à propos des droits que perçoit la djemâ.
  17. Voyez la Revue du 1er avril.
  18. Plusieurs officiers s’adonnent déjà spontanément à l’étude de la langue kabyle, et la grammaire du lieutenant-colonel Hanoteau rend un vrai service a ceux qui s’y veulent préparer.
  19. Les Zouaouas, qui forment la plus grande confédération du Djurdjura, louaient jadis leurs services militaires aux princes barbaresques et avaient la réputation d’être les meilleurs fantassins de la régence ; de là leur nom donné aux deux bataillons de zouaves qui furent créés par un arrêté du 1er octobre 1830 et composés d’abord de soldats indigènes avec cadres français. Plus tard les indigènes disparurent d’entre les zouaves ; mais le nom de zouaves resta, et l’on sait qu’il a déjà fait le tour du monde. Voyez sur les Zouaves la Revue du 15 mars 1855.