LES
KABYLES DU DJURDJURA

IV.
LA GRANDE-KABYLIE AU TEMPS DE LA REGENCE D’ALGER. — IMPORTANCE DE LA NATIONALITE KABYLE.


Vers le milieu du siècle dernier, trois Kabyles de la tribu des Iraten suivaient un jour la rive droite du Sébaou, se rendant au marché de Bordj-Tazerarth, le poste le plus avancé qu’un caïd turc occupât dans la vallée. C’était alors la saison des figues, la saison féconde où pauvres comme riches ont le ventre content, la saison d’ivresse où les têtes travaillent, où l’humeur est plus batailleuse, la langue plus mordante, la main plus prompte à saisir l’arme et à s’en servir. Les trois voyageurs discutaient : intérêts publics ou privés, entre Kabyles jamais les motifs de discourir ne manquent ; or il s’agissait entre deux d’entre eux de la force respective de leurs partis ou soffs. Chacun s’entêtant à vanter le sien, on s’échauffe, on s’injurie, et sur la porte même du bordj les poignards allaient jouer quand le troisième Kabyle, plus conciliant, propose de choisir le caïd turc lui-même pour arbitre en la querelle. Ainsi fut fait. On raconte l’affaire au caïd. L’un des plaignans appartenait au soff d’en bas ; ses cultures, voisines de la vallée, pouvaient offrir prise assez facile aux cavaliers du caïd ; l’autre était du soff d’en haut, plus en amont de la rivière, plus garanti dans sa montagne, plus important à ménager. C’est à l’homme d’en haut que le caïd donna raison.. « N’importe, s’écrie le vaincu avec colère, la poudre décidera si celui d’en haut a son fusil plus long que le mien, » et aussitôt il se hâte vers son village, rassemble son soff, fait appel dans la tribu à tous ses partisans, et fond dès le lendemain sur le soff opposé, que déjà son adversaire avait mis en armes. Bien des jours se passèrent en combats, avec des succès partagés, et le caïd turc de Tazerarth se frottait les mains d’aise, spectateur tranquille d’une guerre qui affaiblissait de dangereux voisins. Mais voilà que les marabouts parviennent enfin à calmer les esprits kabyles ; on s’était bien battu, et des deux parts l’honneur était sauf : — quel sera donc le vrai moyen de fêter la réconciliation ? Unanimement l’on demande que les partis profitent de leur réunion armée pour attaquer l’ennemi commun, le Turc, qui spéculait sur leurs discordes, et tous alors de se ruer sur Tazerarth, d’en massacrer la garnison, d’en raser les murailles, qui jamais plus ne furent relevées.

Cette simple anecdote, que nous tenons d’un marabout des Iraten, semble peindre à la fois et le caractère que nous connaissons aux Kabyles[1], et surtout les erremens de la politique turque à leur égard ; le caïd en effet, quand il jugeait entre nos deux Iraten, songeait-il à rendre la justice ? Aucunement ; il voulait donner raison au plus fort, espérant bien que l’orgueil offensé du plus faible amènerait la guerre entre leurs villages, et lorsqu’il les voit aux prises, il s’applaudit, car il en est venu à ses fins. Toute la politique turque en Algérie est là : dominer en divisant.

Demander à l’histoire et aux traditions locales[2] ce qu’ont obtenu les Turcs avec ce système dans la Grande-Kabylie, tel est ici notre but. La domination turque, qui, entre les temps romains et la conquête française, a le plus marqué en Algérie, mérite un intérêt sérieux à cause même des faibles ressources dont elle a paru disposer. Qu’il y ait eu une certaine grandeur, beaucoup d’habileté et plus d’audace encore dans ce gouvernement de la régence qui, avec quinze ou vingt mille hommes de milice, a, pendant trois siècles, régné sur Alger et tenu la chrétienté en humiliation et en échec, qui le niera ? Mais ce qu’on oublie trop, c’est que ce pouvoir n’était solidement établi que sur le littoral, et qu’à l’intérieur du pays il fut ou fort restreint ou fort précaire. Aujourd’hui cependant les moyens employés par les Turcs et l’usage qu’ils ont fait des forces indigènes reviennent à l’ordre du jour : afin d’en apprécier l’opportunité, il convient sans doute d’en bien connaître d’abord les résultats. Or dans le pays djurdjurien se révélera nettement la faiblesse du système, et il en sortira cette preuve, que les Turcs, avec leurs instincts de domination égoïste et oppressive, n’ont pu ni dompter, ni se concilier, ni comprendre même la race kabyle, envers laquelle la France, avec ses idées assimilatrices, a d’autres devoirs à remplir, de plus hauts intérêts à poursuivre.


I

C’est en 1516 que le fondateur de la régence, le Turc Baba-Aroudj, connu sous le nom de Barberousse, inaugura dans Alger l’ère d’une autorité nouvelle[3]. Qui était-il ? Le fils d’un potier de Lesbos, un corsaire réputé, ainsi que Khaïr-ed-Din son frère, pour son audace et ses prises, et impatient d’occuper sur la côte barbaresque un asile digne de la puissance qu’il rêvait. Comment vint-il ? Les Arabes d’Alger l’avaient appelé à leur aide au nom de l’islamisme menacé par les Espagnols, qui, maîtres d’Oran (1509) et de Bougie (1510), osaient même élever en face des remparts algériens une forteresse sur l’îlot rocheux du Pegnon.

De Djidjelly, première conquête des frères Barberousse, étaient donc parties pour Alger seize galères portant 1,500 Turcs avec artillerie et munitions, tandis que Baba-Aroudj prenait lui-même la voie de terre, suivi de 800 Turcs bons tireurs et de 5,000 Kabyles qu’attirait l’espoir du butin. Avec des ressources pareilles, Baba-Aroudj n’était point fait pour rester le simple allié du cheik d’Alger, Salem-et-Teumi. La force, il l’avait ; la trahison, il n’y répugnait pas ; son étoile, il y croyait pleinement ; il pouvait et il voulait être le maître : — il le fut. Dans la même année (1516), il étrangle de ses mains Salem-et-Teumi, son hôte, pour se faire la place libre, et, par une glorieuse défense de la ville contre l’attaque espagnole de Francesco de Vero, il établit définitivement son pouvoir.

Dans le principe, Kabyles aussi bien qu’Arabes accueillirent le corsaire avec faveur ; c’étaient même les Djurdjuriens qui avaient les premiers, dès 1512, recherché son concours contre la garnison chrétienne de Bougie, et deux échecs successifs devant cette place, où Baba-Aroudj perdit un bras, avaient cimenté leur alliance. Cependant la tradition kabyle n’a conservé aucun souvenir sérieux de l’avènement des Turcs dans Alger ; elle a seulement arrangé une petite fable qui prête la ruse plutôt que la force pour fondement aux débuts de leurs succès. Une pauvre embarcation aurait un jour déposé un groupe d’Ottomans sur la plage d’Alger, qu’occupaient alors quelques rares habitations creusées dans le roc. Les nouveau-venus se disaient fugitifs et demandaient à un rivage hospitalier un coin de terre, rien que l’espace que couvrirait une peau de bœuf. Leur demande était modeste, on l’accueillit. Et que firent-ils ? Ils choisirent un bœuf de belle taille et découpèrent sa peau en lanières si fines qu’ils purent englober un vaste espace où se dressa bientôt la ville, foyer de leur domination. — N’est-ce donc point la fable des compagnons de Didon traçant le contour de la citadelle carthaginoise ?

Taurino quantum possent circumdare tergo[4] ?

Assurément. Temps et lieu diffèrent, c’est vrai : il n’en semble pas moins curieux de trouver l’écho d’une vieille et classique légende dans la bouche d’un simple enfant du Djurdjura comme était celui qui nous l’a contée.

En dépit de ces obscurités fabuleuses, s’agit-il de nommer le chef kabyle le plus illustre dans le Djurdjura lors de la fondation de la régence, la tradition vient corroborer l’histoire en citant Ben-el-Kadi, vulgairement appelé Bougtouch par les indigènes ; une famille des Bougtouch existe encore chez les Fraoucen, au village de Djemâ-Saridj, et l’on pouvait voir, il y a dix ans à peine, sur la place du marché de Tizi-Ouzou un peuplier connu sous le nom du peuplier de Bougtouch. Ben-el-Kadi fut d’abord l’ami d’Aroudj ; mais il ne put rester indifférent au meurtre du cheik d’Alger, Salem-et-Teumi, son parent par alliance, ni aux progrès des prétentions despotiques du corsaire. Lorsque Aroudj échoue et meurt de la main d’un enseigne espagnol dans son expédition contre Tlemcen, Bougtouch s’en réjouit ; les succès du second Barberousse Khaïr-ed-Din, qui venge son frère, se place sous la protection de la Sublime-Porte et en reçoit, avec le titre de bey, un secours de plusieurs milliers de janissaires, engagent toutefois le chef kabyle à dissimuler jusqu’au jour où le sultan de Tunis, levant contre Alger des forces redoutables, cherche un allié sûr. — Cet allié, Bougtouch promet secrètement de l’être. Il permet donc à l’armée de Tunis de traverser la Grande-Kabylie pour marcher à la rencontre des troupes algériennes, et lui-même il l’accompagne de loin, sans d’abord se déclarer. Les Turcs, en passant l’Isser, ne croyaient pas encore à la défection de Bougtouch. « Nous courons à l’ennemi, lui dirent-ils, toi, forme l’arrière-garde ; » mais, à peine engagés dans un défilé des Flissas, ils ouïrent derrière eux le menaçant cri de guerre des Kabyles. A la droite et à la gauche des Ottomans, ce n’étaient que rocs escarpés, en avant et en arrière l’ennemi : — pas un d’eux n’échappa. Le chemin d’Alger se trouvait ouvert ; Bougtouch y entre sans coup férir, pendant que Khaïr-ed-Din en fuite sur Djidjelly, premier berceau de sa puissance, allait y attendre un retour de fortune.

« Aie foi dans l’Éternel, reprends ton œuvre, marche sur Alger, » ce sont les paroles que Khaïr-ed-Din, exilé depuis un an, entendit en songe sortir de la bouche même du prophète, et aussitôt, plein de confiance, il se refait des partisans dévoués, rassemble des troupes, et s’engage hardiment avec elles dans les montagnes kabyles, à l’ouest de Bougie. La tribu actuelle des Aït-Roubri garde encore comme un vague souvenir des sanglans efforts de ses devanciers pour barrer le passage au corsaire ; celui-ci d’ailleurs ne prétendait point prendre pied dans la montagne : il voulait suivre sa route la plus courte vers Alger, et il réussit en effet à se frayer un chemin jusqu’à la vallée du Sébaou. Là, une surprise heureuse, dont quelques centaines de Flissas furent victimes, avait encore accru la confiance des Turcs envahisseurs, quand le grand chef kabyle vint en personne prendre position en face d’eux. Appuyé au relief des Maatkas, Ben-el-Kadi fortifie son camp par de larges fossés, et commence la guerre si chère aux Kabyles, cette guerre d’escarmouches harcelante, décourageante pour tout ennemi qui n’ose ou ne peut les atteindre et les réduire au sein même de leurs défenses. Une ruse de guerre, lumineuse inspiration, sauve à propos Khaïr-ed-Din des dangers d’une inertie fatale : laissant au camp une faible partie de son monde, assez toutefois pour figurer le même front de bandière, il fait de nuit rétrograder presque tous ses soldats, puis les ramène avec le jour, étendards déployés, fusils reluisant au soleil. Les Kabyles croient qu’un gros renfort arrive au secours des Turcs ; la panique les prend, une de ces paniques auxquelles les meilleures armées sont parfois sujettes, et soudain ils se dispersent d’eux-mêmes sans combat. Sous ce coup imprévu, Ben-el-Kadi ne perd pas courage ; il se replie vers Alger, rappelant à lui ses forces disséminées, opérant des levées nouvelles, et bientôt il fait encore face à l’ennemi pour s’établir sur la rive gauche de l’Isser, au col des Béni-Aïcha. Forcer un rude passage défendu par des Kabyles, c’était chose périlleuse : le bey y renonce, et préfère tenter un mouvement tournant ; mais avec l’élite de ses troupes Bougtouch se précipite et venge sa défaite du Sébaou ; il ramène à lui la fortune, il laisse augurer de nouveau un éclatant triomphe pour le drapeau kabyle : la lance d’un assassin qui le frappe au cœur anéantit tous ces présages. L’armée kabyle, sans chef, se débanda ; les Djurdjuriens regagnèrent leurs montagnes (1520). Délivré de son plus terrible rival, Khaïr-ed-Din put en sécurité reprendre et son trône et son œuvre.

Les Kabyles avaient échoué ; échec toutefois ne signifiait pas soumission, car dès la mort de Bougtouch paraissent dans l’histoire les noms de souverains kabyles indépendans, ceux des rois de Koukou et des Abbès. Des rois kabyles, des rois de républiques, qu’est-ce à dire ? Ne prenons pas au pied de la lettre ce titre de roi qui, dans la bouche des chroniqueurs espagnols, prouve seulement toute l’importance politique de ceux qu’ils en décorent. « Ces princes, dit avec raison le père Dan[5], ne tenoient ni cour ni train dignes de ce haut titre : c’étoient des roitelets recognus par les Maures des montagnes, qui leur obéissoient comme à leurs chefs. » Or, malgré la répugnance des Kabyles actuels à centraliser le pouvoir entre les mains d’un seul, ne les avons-nous pas vus en temps de guerre s’élire par tribu un amine-el-oumena, sorte de général dont les fonctions cessaient avec les événemens militaires qui les avaient fait naître[6] ? Le roi de Koukou était de même sans doute le chef élu des Zouaouas d’alors ; le roi des Abbès était le général des Aït-Abbès, et tant que ce nom de rois, kabyles se montre dans l’histoire, c’est à coup sûr que la Kabylie était sur le pied de guerre. En effet, les rois de Koukou et des Abbès commencent par rester neuf années en hostilité ouverte avec Khaïr-ed-Din, et ils ne consentent à traiter que lorsqu’en 1529 la prise de ce fort espagnol du Pegnon, qui bravait Alger, vient jeter un lustre nouveau sur la gloire du second Barberousse.

Néanmoins la tendance des Kabyles à se rapprocher en toute occasion des ennemis de la régence suffit à prouver combien cette réconciliation était peu sincère. En 1541, lors de la grande expédition conduite par Charles-Quint contre Alger, le roi de Koukou envoie à l’empereur un secours de deux mille hommes qui ne rebroussent chemin qu’à la nouvelle du désastre de l’armée espagnole ; puis, par une contradiction soudaine, ce Charles-Quint, l’allié de la veille, les montagnards lui deviennent hostiles aussitôt qu’ils le voient, jeté par la tourmente sur la côte de Bougie, atterrir trop près de leurs montagnes. Les papiers d’état du cardinal de Granvelle caractérisent la situation en quelques lignes saisissantes : « sa majesté, débarquée à Bougie, fit ordonner un bastion triangulaire pour fortification de la ville, car elle estoit tout environnée de Maures ennemis jusques aux portes. Pendant trois jours se firent processions générales où ladite majesté fut en personne, estant chacun confessé et ayant receu son Créateur, luy demandant miséricorde et le priant de vouloir envoyer le temps propice pour partir dudit lieu. »

Khaïr-ed-Din ne défendit pas lui-même sa capitale contre Charles-Quint. Nommé grand-amiral par le sultan, il avait déjà quitté Alger pour Constantinople, confiant à Hassan-Agha son héritage, qui valait bien une couronne, et laissant le gouvernement de la régence définitivement constitué. Le chef en devait être désormais un pacha vassal de la Porte et désigné par elle, ayant pour conseil un divan composé des chefs militaires et pour instrument principal de domination la milice turque connue sous le nom générique d’odjack. — Ce prestige croissant de la puissance algérienne et ses victoires sur l’Espagne menaçaient naturellement la ville de Bougie d’une chute de plus en plus prochaine. Au reste, pendant les quarante-cinq ans que les Espagnols passèrent à Bougie, ils n’en retirèrent vraiment aucun avantage. Ce n’était plus cette jolie et opulente cité, la petite Mecque du moyen âge, place de commerce de premier ordre, peuplée de dix-huit mille âmes et fréquentée des Pisans, Génois, Florentins, Catalans, Marseillais. Non, c’était une forteresse bloquée incessamment, que la vaillance de sa garnison sut longtemps conserver, alors que Turcs et Kabyles conspiraient à l’envi contre elle ; tôt ou tard elle devait succomber. C’est au pacha d’Alger, Salah-Raïs, que revint, avec l’aide des montagnards, l’honneur de la réduire. Attaqués par terre et par mer, privés de vivres et sans espoir de secours, les cinq cents Espagnols de Bougie capitulèrent en 1555, après vingt-quatre jours de siège : leur commandant, don Alfonso de Peralta, fut rapatrié par une caravelle française ; mais, à peine débarqué en Espagne, on se saisit de lui sur l’ordre du roi. Il comparut devant un conseil de guerre, et pour n’être pas mort à son poste il eut la tête tranchée sur la grande place de Valladolid.

Ici commence, pour durer jusqu’à la fin du XVIe siècle, la rivalité fameuse des rois de Koukou et des Aït-Abbès, rivalité dont les pachas profitent, faisant la guerre avec l’un contre l’autre jusqu’au jour où ils les froissent et se les aliènent tous les deux. L’historien Marmol prête à cette période un attachant intérêt, et à la figure du chef des Abbès, Abd-el-Aziz, un caractère qui en fait une figure historique. Si Abd-el-Aziz penche tout d’abord vers l’alliance des Turcs, c’est à cause de leurs dispositions hostiles pour le roi de Koukou, son ennemi. Il leur fournit donc des renforts pour leurs expéditions diverses, il guide Salah-Raïs dans une course aventureuse jusqu’aux oasis de Tougourth et de Ouergla, « et avec lui les Turcs exécutèrent de grandes choses qu’ils n’auraient pas faites sans son secours[7]. » Néanmoins les Arabes des environs d’Alger, jaloux de son influence, jaloux de la royale hospitalité qu’il reçoit au palais, obtiennent que le pacha se décide à le sacrifier. Averti à temps, Abd-el-Aziz « se sauve vers les montagnes sur un cheval fort vite, et aussitôt songe à se fortifier et à déclarer la guerre. » Ce fut une guerre de quatre ans, acharnée et glorieuse, qui ne finit qu’avec la mort même du Kabyle. « Craignant que la réputation de cet Africain ne soulevast tout le pays, » Salah-Raïs tente d’attaquer la montagne en plein hiver ; les montagnards n’eurent pas à se défendre, ils laissèrent faire la neige, qui chassa l’ennemi. Au printemps, c’est le roi des Abbès qui prend l’offensive et fond sur les vassaux d’Alger ; mille mousquetaires et cinq cents cavaliers turcs, accompagnés de six mille Arabes et conduits par le fils même du pacha, viennent à sa rencontre. « Il leur donna bataille où les Turcs eussent esté entièrement défaits sans le secours des Arabes, de sorte qu’ils se retirèrent avec perte de leurs gens et de leur réputation. » Un retour offensif de cinq cents soldats de l’odjack fut encore plus désastreux pour les Turcs, « et sans donner quartier à personne, le seigneur des Abbès tua tout, à la réserve de deux chefs. » Salah-Raïs faisait d’énormes préparatifs de vengeance ; la mort l’arrêta (1556). Son successeur Hassan était homme de conciliation, il voulut négocier, il demanda même au roi des Abbès la main de sa fille ; elle lui fut refusée. La mesure se trouvait comble ; une véritable armée, avec le pacha à sa tête, alla donner l’assaut à la montagne. Sur les premières pentes, les Kabyles, trop pressés d’entrer en lutte, se laissent battre. Abd-el-Aziz voit leur désordre et leur commande de courir se rallier au sommet de la montagne ; ainsi firent-ils, et, attendant la retraite des Turcs vers leur camp, « ils les chargèrent en queue de si près que la plupart jetèrent leurs armes pour mieux fuir. » Huit grands jours, le chef kabyle « opiniastra le combat contre les Turcs et les repoussa souvent ; mais à la fin, comme il s’avançoit pour darder sa lance dans leur bataillon, ils luy tirèrent tant de coups qu’ils le tuèrent et purent se saisir de son corps. » Voit-on au moins les Turcs poursuivre leur victoire et marcher alors sur la capitale des Aït-Abbès, Kâlah l’imprenable ? Point du tout. « Ils songèrent que leurs forces ne leur servoient de rien dans ces montagnes où journellement ils perdoient des soldats, et prirent la route d’Alger, remportant pour unique trophée la teste de leur ennemi » (1559).

C’était par rivalité contre le roi de Koukou que les Abbès furent d’abord les amis de la régence ; aussi, dès qu’il y a rupture de ce côté, le seigneur de Koukou se rapproche-t-il des Turcs, jusqu’à leur fournir à son tour des contingens. Lorsque Hassan-Pacha échoue dans sa demande de mariage avec la fille d’Abd-el-Aziz, le roi de Koukou lui accorde sa propre fille ; lorsque Hassan dirige contre les Abbès l’attaque où Abd-el-Aziz devait périr, les auxiliaires de Koukou sont présens, et c’est même à eux qu’il doit le seul succès de sa campagne, la mort de son ennemi. Pour récompense, les Kabyles de la confédération zouavienne furent admis en grand nombre dans Alger, purent y faire le commerce, acheter des armes, jouir de tous les droits et se regarder bientôt comme chez eux, sous les auspices du gendre de leur chef. Cependant l’ombrageux odjack ne pouvait longtemps souffrir la présence d’un élément indigène qui vînt partager ses privilèges : le pacha, menacé par. sa propre milice, dut retirer aux Zouaouas sa bienveillance et répudier la fille de leur roi. Les Zouaouas partirent, emmenant la répudiée dans leur montagne et rompant pour toujours l’alliance de Koukou avec Alger, alliance qui ne fit que trop défaut à l’odjack lors d’une levée de boucliers nouvelle des Aït-Abbès en 1590. Malgré ses 12,000 fusiliers, ses 1,000 spahis et 4,000 auxiliaires arabes, Kheder-Pacha resta deux mois, suivant le chroniqueur espagnol Hœdo, au pied du massif des Abbès, détruisant leurs arbres et récoltes sans les amener à-composition ; il fallut, pour rétablir la paix, qu’un marabout kabyle intervînt, faisant honte aux uns et aux autres de se battre ainsi entre musulmans au lieu de réserver en vrais fidèles toutes leurs forces contre la chrétienté.

Le XVIIe siècle est fort pauvre en données historiques. Quand le père Dan nous raconte le massacre, sur la plage kabyle de Zeffoun, d’un moine et de quelques soldats espagnols victimes d’un piège que le neveu du roi de Koukou avait tendu à leur crédulité, l’histoire a tout dit. Un nom kabyle cependant brille alors d’un vif éclat dans la légende djurdjurienne ; le cheik Gassem-ben-Mohammed fait retentir du bruit de sa puissance toute la région comprise aujourd’hui dans le cercle de Dra-el-Mizan. Marabout et guerrier, il avait soumis à sa loi des peuplades jusqu’alors impatientes du joug d’un seul ; sa demeure, dans la montagne des Guechtoulas, formait une vraie forteresse ; ses richesses étaient immenses ; cent chevaux blancs, cent noirs, cent gris, cent alezans, tous de race choisie, faisaient son orgueil[8]. Or Gheik-Gassem avait un fils nommé Ramdan, de grande espérance. Ramdan était docile à son père et lui donnait déjà un appui dévoué quand une querelle soudaine les vient diviser : Gassem s’éprend d’une femme qu’il épouse en répudiant la mère de Ramdan, et le fils furieux court à Alger promettre sa soumission aux Turcs en échange d’un renfort qui, joint à ses propres adhérens, l’aiderait à combattre et à détrôner son père. Suivi bientôt d’un corps de troupes ottomanes, Ramdan s’avance sur trois colonnes contre le massif guechtoulien ; la colonne la plus hardie, celle qui prend le chemin des crêtes, c’est lui qui la mène, et il campe victorieusement sur un plateau qui domine tout le pays et qui garda depuis le nom de Mahallet-Ramdan.

Ce nom pour nous aussi est tout un souvenir. Oui, voilà plus de neuf ans déjà, c’était le 16 septembre 1856, en pleine guerre avec les Guechtoulas. Par une crête rocheuse et mamelonnée, le général Yusuf venait de conduire sa division au pied de Mahallet-Ramdan ; des masses kabyles étaient là-haut, braquant leurs fusils à travers des créneaux de pierre sèche ; la pente apparaissait raide comme un mur, on devait être tout à découvert et sans défense possible pour la gravir ; qu’importe ? en avant ! — Et il nous semble voir encore un officier de vingt ans, le lieutenant d’état-major Chanoine, s’élançant à cheval, gravissant le premier comme une cible vivante, arrivant sur le faîte dix pas avant les zouaves qui l’acclament et le saluent pour un brave. Nous étions jeune officier nous-même, débutant par la campagne de 1856 dans la vie militaire active. L’exemple du lieutenant Chanoine fut le premier à nous remuer le cœur, le premier à faire parler en nous cette voix qui dit : « J’en voudrais faire autant ! » Pour un moment pareil, qui n’aimerait à garder toujours une pensée reconnaissante ?

Entre Cheik-Gassem et son fils, la lutte fut vive et longue ; mais le branle était donné au pouvoir souverain du grand chef, les Kabyles venaient de respirer à nouveau le souffle de liberté démocratique qui leur plaît. Forcé enfin de fuir et d’abandonner Memedjdja, sa capitale, Gassem veut au moins se venger de ceux qui la pilleront. Toutes ses richesses restent étalées dans une salle minée d’avance ; dès que l’ennemi y pénètre et se rue au pillage, un serviteur du cheik se dévoue pour mettre le feu aux poudres ; les débris de la forteresse volent au loin avec les corps mutilés de ses vainqueurs, et un petit nombre de Turcs échappés au désastre est trop heureux de rejoindre Alger en toute hâte. C’en était fait cependant de l’héritage de Ramdan aussi bien que de l’autorité de son père ; les Kabyles avaient repris goût à leur vie de division, et un maître, fût-il Kabyle comme eux, ils n’en voulaient plus.

Vers le même temps, deux révolutions successives changeaient dans Alger aussi la forme du gouvernement. L’odjack s’était fatigué de voir concentrés entre les mains d’un pacha que nommait la Porte une puissance et des trésors qu’il convoitait pour lui ; une première insurrection transmet (en 1659) au divan et à l’agha qui le préside l’autorité exécutive du pacha, qui ne demeure souverain que de nom ; treize ans après, les aghas succombent à leur tour pour céder la place à un dey, chef unique que la milice élit et renverse désormais à son gré, et dont le pouvoir va secouant de plus en plus la suzeraineté de Constantinople. Mais qu’importaient ces changemens à la Grande-Kabylie ? Ils ne faisaient pas que Kabyles et Turcs ne restassent ennemis jurés, témoin ce passage des Mémoires du chevalier d’Arvieux, consul-général de France, présent à Bougie en 1674 : « les Turcs, écrivait d’Arvieux, n’oseraient sortir de Bougie, et sont obligés d’être toujours sur leurs gardes à cause des Maures de la campagne qui ne leur font jamais quartier. Réciproquement ceux-ci n’en approchent que les jours de marché ; il n’y a trêve que ces jours-là à cause des besoins pressans des uns et des autres. »

Avec le XVIIIe siècle apparaît dans la tradition la figure presque légendaire de Bey-Mohammed, qui personnifie aux yeux des Kabyles la domination turque en Algérie, et qui leur semble en vérité avoir vécu plus que la vie d’un seul homme. Cherchons à saisir dans le vif cette intéressante figure. Quels souvenirs a-t-elle surtout laissés ? Des souvenirs de cruauté. Quel surnom Bey-Mohammed a-t-il reçu ? Celui d’El-Debbah, l’Égorgeur. — Il fut élève des zaouïas, écoles religieuses de Kabylie, où plus encore que la science il put étudier la topographie de la montagne, le caractère de ses défenseurs. Enfant, il avait fait partie de la maison du dey, et, meurtrier d’un camarade dans une querelle, il avait dû s’enfuir pour trouver un refuge chez les Ouled-Sidi-Moussa, fraction de la tribu des Maatkas. Là, il était gardien du troupeau de la zaouïa quand un marabout le rencontre qui paissait ses moutons. « Écoute, Mohammed, lui dit-il, Dieu te réserve un grand avenir ; tu seras caïd et bey ! » Et trois fois il le lui répéta. C’était une prophétie : Mohammed devait fonder le caïdat de Bordj-Sébaou et résider un jour dans Médéah comme bey de Titteri[9].

Depuis la chute du cheik Gassem, il n’avait plus surgi de grande unité politique au sein de la montagne : les dissensions avaient repris leur cours ; l’instant devint propice au gouvernement d’Alger pour se servir d’un homme qui avait du terrain kabyle une connaissance spéciale et donner à Bey-Mohammed plein pouvoir d’agir à sa guise. Il fallait tout oser : c’était bien le fait de Mohammed. Son plan, mûri sur place, consistait à occuper successivement les trois vallées de l’Isser, du Sébaou et de Boghni, à y bâtir des forts comme retraites pour la défense et comme bases d’opérations pour l’offensive, à s’avancer enfin de proche en proche, enserrant la montagne dans un blocus de plus en plus étroit. Sur la rive droite de l’Isser, à dix-sept lieues est d’Alger, il élève Bordj-Menaïel ; poursuivant sa marche par un détour vers le nord qui l’éloigne de la redoutable tribu des Flissas, il s’arrête à cinq lieues plus loin, et jette les fondemens de Bordj-Sébaou sur un rocher qui domine la rivière ; puis, déjà fier à bon droit de son succès, il ose remonter le Sébaou jusque vers les pentes des Aït-Fraoucen : c’est là que les Kabyles l’attendaient et l’arrêtèrent. Le village fraoucen de Tizi-Nterga conserve comme trophée un grand canon abandonné dans sa fuite par Bey-Mohammed, qui dut faire retraite jusqu’au. pied des Aït-Ouaguenoun, où il se fortifia sur le point appelé Boidj-Tazerarth (le fort de la Petite-Plaine). Lorsque plus tard les Iraten réussirent à raser ce bordj, Bey-Mohammed n’essaya pas de le rétablir ; il sentit qu’il fallait reculer et bâtit plus en arrière le fort connu de Tizi-Ouzou[10].

Dans la vallée kabyle de Boghni, où la guerre civile avait sévi plus qu’ailleurs, l’œuvre du Turc fut aussi plus facile : Bey-Mohammed, en 1746, put construire sans poudre le fort de Boghni, aux environs duquel s’élève notre poste actuel de Dra-el-Mizan ; il put, sur les terres enveloppant le bordj, installer une tribu de nègres affranchis, les Abids, qu’il appela de la Metidja, et qui, n’existant que par lui, restèrent tout à sa dévotion. D’ailleurs, fatigués de luttes, les Guechtoulas consentaient à être tranquilles sous la condition qu’on ne les inquiéterait pas dans leurs montagnes ; quelques fractions des Aït-Sedkas, qui avaient des champs de labour dans la vallée, prêtèrent hommage pour en garder la jouissance paisible ; les Nezliouas, mêlés de Kabyles et d’Arabes, firent du zèle, ils se rangèrent des premiers sous la bannière du bey, qui les exempta de toute contribution. Sur ceux-là bientôt la peste vint fondre, et les autres tribus les regardèrent comme frappés d’un châtiment céleste pour avoir mis trop d’empressement à se soumettre. Ces tribus diverses étaient du voisinage et presque sous la main des maîtres du bordj. Dès que Mohammed veut avancer au-delà et entamer le massif djurdjurien, il échoue comme il avait échoué en poussant trop loin dans la vallée du Sébaou. Il arrive une fois sur les pentes des Zouaouas et les menace de bâtir un fort à la place même de son camp de Tizi-el-Bordj. Pour toute réponse, les Zouaouas tombent en masse sur sa troupe, qui, surprise, presque cernée, tourne le dos sans se défendre. — Deux branches coupées sur un olivier avaient servi de piquets à la corde des chevaux du bey ; le lendemain de sa fuite, elles avaient pris racine ; ce sont aujourd’hui deux arbres magnifiques qui consacrent fièrement le souvenir d’une victoire kabyle. L’an d’après, c’est aux Aït-Ouassif qu’il s’en prend, et il tente d’enlever le grand marché de la tribu ; mais vite est donné l’éveil : les Kabyles laissent Mohammed s’engager dans un chemin étroit bordé d’un précipice, puis, lui barrant le passage, ils jettent trente de ses cavaliers dans l’abîme. — Nous suivions un jour ce chemin : « Tiens, regarde, nous dit notre guide, voilà le trou des cavaliers de Bey-Mohammed. » — Battu par les armes, le bey espère prendre sa revanche en jouant de finesse ; il oubliait qu’avec les Kabyles on a souvent affaire à plus fin que soi. Un envoyé du bordj apporte du pain blanc aux Ouassif avec promesse que, s’ils se soumettent, ce pain deviendra leur nourriture de chaque jour. « Reporte au bey son pain blanc, répondent les Kabyles, et répète-lui que nous préférons notre piment rouge, qui fait circuler le sang plus vif dans nos veines et nous donne plus d’ardeur encore pour combattre l’étranger. » Nouveau stratagème : quelques marabouts gagnés annoncent à grand fracas que le prophète est apparu à Bey-Mohammed, lui ordonnant de faire boire son cheval dans la fontaine des Ouassif. « Le bey viendra donc à cheval, ajoutent-ils, avec une faible escorte, et au nom du prophète nous lui devons bon accueil. » Sur ce, gros émoi et tumulte dans la tribu. « Non, le bey ne violera pas notre territoire, s’écrie le plus grand nombre. — Voulez-vous que le prophète vous maudisse ? — Le prophète ne nous maudira point ; qu’ordonne-t-il ? Que le cheval de Mohammed boive à notre fontaine ; eh bien ! le cheval boira, » et une députation d’Ouassif alla chercher le cheval, l’amena boire et le reconduisit vers son maître.

Ainsi, malgré la terreur qu’inspirait Mohammed, son crédit ne s’étendait guère, et, pour imposer davantage aux populations djurdjuriennes, le gouvernement de la régence faisait alors de Bordj-Boghni une étape où devaient se montrer avec leur fastueux appareil les beys de Constantine, quand ils apportaient leurs contributions annuelles à Alger. Une année, le bey de Constantine et son escorte arrivent au bordj comme de coutume ; Mohammed était absent, la nouvelle de sa mort vient même à se répandre, et en quelques heures, sous les coups des Guechtoulas révoltés, les Turcs de Boghni périssent tous, les murs de Boghni ne sont que ruines ; mais soudain l’Egorgeur ressuscite : c’est lui qui avait fait courir le bruit de sa mort pour tomber sur l’ennemi à l’improviste et se donner le plaisir de voir en cercle autour de sa tente cent piques avec cent têtes coupées. Les beys de Constantine n’en avaient pas moins assez d’une leçon ; ils s’abstinrent désormais de paraître dans la vallée de Boghni.

Cependant, même au milieu de ses succès, un regret poignant tourmentait Mohammed : les Zouaouas et les Iraten l’avaient humilié impunément. C’étaient eux qui l’avaient défait dans le Sébaou, eux qui avaient détruit Bordj-Tazerarth, eux qui l’avaient chassé de son camp de Tizi-el-Bordj. Il jura de ne pas mourir avant d’avoir mis le pied dans l’orgueilleuse montagne des Iraten, et il osa l’y mettre (1799), mais il n’en revint pas. Tous les Iraten redisent la légende de sa mort : arrivé avec une armée considérable au bas des hauteurs qui dominent la rive gauche du Sébaou, il attaqua sur deux points. L’attaque de droite, sur le village d’Adni, était conduite par un de ses lieutenans ; lui-même marchait avec l’attaque de gauche par Agouni-ou-Djilban (le plateau des Petits-Pois). « Où vas-tu, Bey-Mohammed ? lui dit un derviche qui menait paître sa vache et la menait à la corde, comme doit faire tout honnête Kabyle qui respecte le bien du voisin. — Là-haut, pour punir des rebelles. — Crois-moi, mon frère, rebrousse chemin. — Non. — Ne monte pas, te dis-je, ou il t’arrivera malheur en plein front. » Or le derviche n’était autre que le fameux Cheik-ben-Arab, dont les descendans devaient tenir jusqu’en 1857 le drapeau de l’indépendance. Le jour même, Bey-Mohammed, frappé d’une balle au front, tombait, les Turcs fuyaient en désordre, et la montagne des Iraten justifiait une fois encore son glorieux nom de l’Invincible. — Le voyageur qui suit la route de Kabylie peut remarquer à dix lieues d’Alger, au bord de l’Oued-Corso, une jolie koubba, sorte de petite chapelle qui se détache brillante et blanche sur un fond de lentisques et de lauriers-roses : c’est le tombeau de Mohammed-el-Debbah ; il en avait de son vivant choisi la place, voulant reposer sur ce chemin, qui pour lui, dès l’enfance, avait été le chemin de la fortune.

Tandis que la tradition kabyle remplit le XVIIIe siècle de la personne de Bey-Mohammed, que dit l’histoire ? que disent les chroniques françaises du temps ? L’histoire dit qu’en 1767, la régence étant prospère, une funeste nouvelle jeta le trouble dans Alger : 1,100 soldats de la milice venaient d’être taillés en pièces par les Kabyles, à dix-huit lieues de la capitale, sur le territoire des Flissas. D’imposantes forces algériennes marchent pour venger l’échec ; mais ce corps est de nouveau battu, les Turcs laissent 1,200 morts sur la place, et les Flissas, passant l’Isser, inondent et désolent, deux années durant, les plaines de la Metidja. On tremblait dans Alger ; c’en était fait de l’odjack, si les Kabyles, sans raison connue, ne fussent d’eux-mêmes, rentrés dans leurs montagnes, où le dey s’empressa de leur envoyer des gages pompeux de réconciliation.

Quant aux chroniques ou mémoires écrits par les voyageurs français d’alors, on y voit signalé en l’an 1719 le naufrage célèbre de la comtesse de Bourk sur la côte africaine, entre Collo et Bougie. La comtesse périt dans le naufrage, sa fille et ses serviteurs devinrent prisonniers des Kabyles, qui ne les rendirent qu’au prix d’une forte rançon ; « le bey de Constantine leur avoit mandé d’abord de les lui envoïer, s’ils ne vouloient pas qu’il allât lui-même avec son camp les leur arracher, à quoi les Maures répondirent qu’ils ne le craignoient ni lui ni son camp, quand il seroit joint à celui d’Alger. Ces Maures ne reconnoissoient pas la puissance d’Alger, quoiqu’enclavez dans le royaume. Ils vivoient dans l’indépendance sous le nom de Cabaïls, qui veut dire gens de cabale ou revoltez, et les montagnes de Coucou leur servoient de remparts inaccessibles à toutes les forces d’Alger[11]. » L’auteur d’une curieuse relation de voyage sur les côtes de Barbarie en 1725, Peyssonnel, peint vivement aussi l’impression que lui ont laissée et la vue du pays kabyle et l’attitude, — fort craintive près des montagnes, — de l’escorte turque qui l’accompagnait. « Il y a une chaîne très haute, dit-il, et très rude qui commence à la mer du côté de Bougie, et, courant nord et sud, va jusqu’au désert du Sahara. Il n’y a que des chèvres ou des hommes agiles comme elles qui puissent monter et descendre les élévations qui s’y trouvent, et il faut que cela soit, puisqu’il est impossible de les traverser en aucun autre endroit qu’aux Portes de fer. C’est ici que la peur fit bien changer de ton à messieurs les Turcs, car, lorsqu’ils sont brouillés ou en guerre avec la nation de ce pays, ils sont obligés de passer au Sahara en faisant un contour de cinq ou six journées, et d’en passer deux sans eau, pour pouvoir aller d’Alger dans le royaume de Constantine. Quoique les Turcs paraissent maîtres de ce pays, leur crédit et leur autorité y sont insignifians ; ils sont prisonniers dans leurs garnisons. Parfois pourtant le bey de Constantine retire quelque chose de ces montagnes. Il envoie tous les ans un camp du côté de Bougie ; ce camp va se saisir des endroits semés et menace de brûler les semences ; les Kabyles, réfugiés dans leurs montagnes, envoient un marabout pour négocier. Ils avancent eux-mêmes jusqu’à certaine hauteur : le marabout arrive au camp, fait et conteste les propositions, après lesquelles il va sur une hauteur et crie de toutes ses forces : « Les Turcs demandent tant ! » Pendant qu’il crie, les Kabayles sont couchés l’oreille contre terre. Après avoir crié, il se couche et prête l’oreille de même pour entendre la réponse. Ainsi se font les pourparlers. Après l’accommodement, il va chercher l’argent convenu, et le camp se retire. » Lorsqu’en septembre 1785 le botaniste Desfontaines se rendit par terre d’Alger à Constantine, à son tour il constata que les Kabyles djurdjuriens n’étaient aucunement sujets des Turcs. Non-seulement les soldats de l’odjack ne traversaient pas le massif du Djurdjura, mais même les Turcs isolés, allant d’Aumale à Bougie ou remontant le Sébaou, devaient être sans armes et protégés par l’anaïa.

Omar-Agha et Yahia-Agha, voilà les deux noms turcs du XIXe siècle qui marquent dans la tradition kabyle, et, à vrai dire, ce n’est même plus de la tradition, car bien des Kabyles qui vivent encore les ont vus et ont eu affaire à eux. Omar-Agha apparaît le premier, comme un homme de guerre actif et vigoureux, toujours par monts et par vaux, occupé à réprimer des mouvemens dans l’ouest et dans l’est. Une grande levée de boucliers de la Petite-Kabylie à la voix du chérif Mohammed-bel-Harche, révolte qui dura trois ans (de 1804 à 1807) et coûta la vie à un bey de Constantine et à la moitié de son armée, ne pouvait manquer d’être contagieuse pour les montagnards de la Grande-Kabylie. La défaite et la mort de Bel-Harche ne devaient même pas suffire à les calmer, car les Flissas, les Beni-Khalfoun et aussi les Nezliouas, quoique favorisés des Turcs, tombent en 1807 sur le camp du bey de Constantine, qu’ils pillent sans merci au bord de l’Isser. Omar-Agha s’avance alors, projetant de terribles représailles. Les Beni-Khalfoun sont les plus voisins de l’Isser ; il pénètre dans leurs villages, les saccage, les brûle et frappe la tribu d’une contribution de guerre considérable. Les Nezliouas veulent parlementer : il mande dans son camp les trente personnages les plus influens de la tribu ; ceux-ci viennent, l’agha les fait assassiner. Restaient les Flissas à réduire ; mais, pour avoir trop présumé de ses forces et s’être engagé témérairement dans leur montagne, Omar y débuta par un sanglant échec près de la zaouïa de Timezeret, dont le nom est demeuré célèbre dans les annales de la confédération. Chassé de la montagne, il en fit le tour, plein de rage, détruisant les moissons, coupant les arbres, traînant à sa suite une artillerie inutile. « Laisse donc tes canons et monte si tu peux, » lui criaient les Flissas du haut de leurs retranchemens, et la fureur d’Omar redoublait, et il descendait de cheval pour donner lui-même l’exemple de la dévastation. Force lui fut toutefois d’accepter les bons offices des marabouts et de conclure la paix[12]. Son retour vers Alger faillit lui être plus funeste encore que sa campagne ; il manqua périr dans l’Isser, grossi par les pluies. Arrivé à grand’peine sur l’autre rive : « Si Dieu me prête vie, dit-il en menaçant du doigt le fleuve, je te mettrai un bât, car j’ai assez de tes insolences. » Il tint parole, et le pont de Ben-Hini fut construit.

Yahia-Agha inaugure une politique qui essaie d’être réparatrice ; c’est le seul administrateur sage que les Turcs semblent avoir eu en Kabylie. Par lui, Tizi-Ouzou fut restauré, Bordj-Boghni relevé deux fois de ses ruines, et les Nezliouas, qui l’aidèrent dans cette œuvre, dotés à nouveau de leurs anciennes immunités. Il ne pensait guère avoir à combattre un formidable soulèvement des Ameraouas, tribu que les Turcs avaient établie eux-mêmes avec toute sorte de privilèges dans la vallée du Sébaou et qu’ils croyaient à jamais fidèle. Indulgence, promesses, offres de pardon, rien n’y fit pour apaiser la révolte, qui gagna vite toute la rive droite du Sébaou : une véritable expédition devint nécessaire où l’agha turc employa de guerre lasse les gros moyens ; il brûla des villages entiers jusque chez les Ouaguenoun. Si sévère qu’il fût, cet exemple n’empêcha point leurs voisins les Djennad de refuser bientôt des bois de construction pour les besoins de la marine algérienne, ni les tribus des environs de Bougie de bloquer la ville plus étroitement que jamais, ni des chefs ameraouas, appelés dans Bordj-Sébaou, d’y tuer le caïd turc de leur propre main. — Cette même année, le consul américain Shaler écrivait dans son journal, à la date du 21 septembre 1824[13] : « Une goëlette américaine vient d’échouer sur la côte kabyle, l’équipage est prisonnier. Le chef des montagnards indépendans réclame 2,200 dollars. Je me suis rendu chez le ministre de la marine du dey pour offrir la rançon et prendre de promptes mesures en faveur de mes compatriotes. Le ministre m’a assuré qu’on n’avait rien négligé pour les délivrer, mais que les Kabyles ne reconnaissent ni l’autorité ni la juridiction du gouvernement algérien, et que même si les prisonniers étaient des Turcs, il faudrait ou payer la rançon ou les abandonner à leur destinée… Je m’amusais de voir la mortification de l’orgueil turc devant un pareil aveu. »

Conquérir le Djurdjura sans poudre et par la simple politique, c’est le rêve que les Kabyles attribuent à Yahia-Agha. « Je veux, leur disait-il, que vous deveniez la plus belle plume de mes ailes et que tout ce qui vous réjouit me réjouisse. » Deux leçons, l’une sérieuse, l’autre plaisante, durent détruire ses illusions. La première, ce sont les Zouaouas qui la lui donnèrent. Un certain Amrouch, d’une famille zouavienne influente, pris de la soif du commandement, vint vers l’agha et lui promit d’amener à soumission le Djurdjura tout entier, si les Turcs lui fournissaient appui et lui laissaient pleins pouvoirs. Le marché conclu, Amrouch demande que l’odjack saisisse et emprisonne dans Alger les Zouaouas voyageurs qui parcouraient alors la régence, et lui-même regagne son village, où il se porte garant d’obtenir la délivrance des prisonniers à la condition que les Zouaouas paieront à l’agha l’impôt d’une année. Sans différer, la tribu s’exécute ; d’Alger les détenus sont élargis, et tout semblait marcher à souhait. Seulement, dès que les captifs relâchés furent rentrés au pays, les Zouaouas lapidèrent Amrouch et firent savoir à l’agha qu’on n’eût pas à se méprendre sur l’argent qu’ils avaient payé : ce n’était pas l’impôt de l’année, ce n’était que la rançon de leurs frères. — Quant à la leçon plaisante, aux Aït-Irguen en revient l’honneur, et ils rient de bon cœur encore en la racontant. L’agha insistait avec les plus bienveillantes assurances pour que les Irguen payassent quelque impôt, un peu, si peu que ce fût. Les Irguen lui envoient une députation chargée d’exprimer leurs regrets très sincères ; mais comment se soumettre quand le saint marabout enterré dans leur montagne et dont l’esprit les inspire ne le veut pas ? Que l’agha, s’il doute, charge un de ses lieutenans de venir en personne le vérifier… L’agha délègue en effet un officier qui part avec la députation ; on arrive au Djurdjura. La tombe du saint était au pied d’un rocher gigantesque ; un Kabyle à la voix puissante s’avance et crie : « Saint marabout, à toi de décider si nous devons nous soumettre ou non ! — Non ! répond avec force l’écho fidèle. — Tu l’entends, disent alors au Turc les Irguen sans sourciller ; va, répète à ton maître que, si nous ne consentons pas le tribut, c’est vraiment que l’âme de notre protecteur nous le défend. »

Effir Yahia oulach thamarth (après Yahia il n’y eut plus de longue barbe), c’est un dicton de la montagne qui signifie qu’il n’y parut désormais plus de colonne turque commandée par quelque haut dignitaire ayant droit de porter barbe longue ; l’heure suprême du règne des deys n’était pas loin. Aussitôt connue la nouvelle « que la bannière française enveloppait Alger la guerrière, » tous les forts turcs du pays kabyle furent assaillis ensemble par les populations révoltées ; les garnisons n’eurent plus qu’à fuir ou à mourir, et près de Bordj-Sébaou, au fond d’un puits noir comme dans une tombe béante, on montre maintenant encore les os blanchis des derniers soldats qui ont défendu la régence sur le sol de la Grande-Kabylie.


II

Histoire et tradition s’accordent donc à établir que les Turcs n’ont jamais régné sur les montagnes djurdjuriennes. Ils avaient pourtant, au début de leurs guerres d’Afrique, un avantage inappréciable : ils venaient combattre avec des arquebuses un ennemi privé d’armes à feu. Malgré l’impression de crainte qu’un pareil armement devait laisser pour longtemps au cœur des indigènes, les succès passagers des Turcs en Kabylie ont été plus que payés par leurs revers. La Kabylie demeura l’asile de tous les mécontens de la régence ; ses sommets, visibles d’Alger, se dressaient comme une menace constante, et l’insoumission du pays des Plissas, cette avant-garde de la Grande-Kabylie, à moins de vingt lieues de la capitale, laisse à penser si l’autorité des Turcs sur le reste du pays méritait le nom de domination. Eux-mêmes d’ailleurs ils eurent vite perdu l’espoir de vaincre la montagne, de détruire l’autonomie kabyle, et ils prirent alors le parti de se retrancher prudemment dans les vallées. Quels ont été là le but, les moyens, les résultats de leur administration ? C’est ce qu’il convient d’approfondir.

Que leur objet capital fût l’argent, le prélèvement des impôts, on ne saurait en conscience le contester ; leur politique de désunion, de fractionnement des tribus n’apparaît même vraiment que comme un moyen au service de leur système financier. Cette politique avait pour agens principaux des caïds turcs installés dans des forts ; elle avait pour instrumens d’exécution des garnisons turques qui occupaient ces forts, des colonies militaires ou zmouls qui les entouraient, des tribus enfin qui, en retour de certaines prérogatives, consentaient à prendre, sous le nom de makhzen, l’attache du gouvernement. En fait de villes ou bordj du pays kabyle relevant de la régence, on, comptait Bougie et Dellys sur la côte ; Bordj-Menaïel dans la vallée de l’Isser ; Bordj-Sébaou, Tizi-Ouzou et plus en ayant Tazerarth, qui dura peu, dans la vallée de Sébaou ; Bordj-Boghni, tout près de notre Dra-el-Mizan, dans la vallée de Boghni, et Bordj-Hamza, le Bordj-Bouïra d’aujourd’hui, dans l’Oued-Sahel. Chacun de ces points était le siège d’une nouba ou garnison plus ou moins forte : Bordj-Sébaou recevait quatre escouades appelées seffras de seize hommes chacune ; Bougie et Bordj-Hamza en recevaient trois ; Dellys, Bordj-Menaïel, Tizi-Ouzou et Boghni, deux. Ces noubas se composaient exclusivement de milice turque, et comme la milice turque ou l’odjack était la puissance qui gouvernait réellement la régence, il ne semble pas sans intérêt d’insister ici quelque peu sur le nombre de ses soldats et le mode de son recrutement. « Le nombre des soldats qui forment la milice, écrivait le chevalier d’Arvieux en 1674, n’est jamais fixe. Il se trouve plus grand quand les recrues arrivent, et moindre au retour des campagnes sur terre ou sur mer, parce qu’il en périt toujours quelqu’un. Pendant mon séjour, il y avait environ 20,000 soldats de solde, dont les uns étaient Turcs naturels, les autres renégats de toute sorte de nations. Quand le nombre des Turcs naturels est diminué, les vaisseaux d’Alger vont dans le Levant et y font des recrues, c’est-à-dire qu’ils ramassent tous les bandits, les rebelles, les fugitifs pour dettes ou pour crimes, en un mot tous les excrémens des états du grand-seigneur. On envoie ces soldats en garnison dans les villes ou forteresses des frontières. Ils sont relevés régulièrement tous les printemps, et l’on réserve toujours 4 ou 5,000 hommes dans la ville pour les besoins imprévus. »

Cinquante ans plus tard, Peyssonnel ne comptait que 12,000 Ottomans dans la milice ; mais lui aussi il constate que la dénomition de régime turc appliquée au gouvernement de la régence n’est pas flatteuse pour les Turcs du Levant, dont la milice algérienne ne représentait que le rebut. Même observation faite par le voyageur anglais Shaw, qui, aux troupes ottomanes de l’odjack, ajoute 2,000 fantassins zwawah[14], sous cette réserve que, « naturellement ennemis des Turcs, le dey ne s’y fie point, car il sait que dans les grandes occasions il ne pourrait se reposer sur eux. » En résumé, ce qui ressort de certain des données statistiques diverses, c’est que la milice turque comprenait une quinzaine de mille hommes, dont l’élément indigène se trouvait rigoureusement exclu. Les kourouglis, fils de Turcs et de femmes indigènes, n’y étaient admis que parce qu’ils avaient du sang turc, et encore sans pouvoir aspirer aux charges suprêmes. Avec le consentement du sultan de Constantinople, les pachas d’Alger, suivant les besoins, exerçaient une sorte de presse sur les côtes des deux Turquies d’Asie et d’Europe ; aussitôt levées, les recrues s’incorporaient dans la milice, et après trois ans d’activité, on en faisait des vétérans qui, sauf les cas graves, n’étaient plus tenus ni au service de marche en corps d’armée ni au service de nouba dans les forteresses, mais formaient une réserve pour parer aux éventualités. — Or, si leur armée fut peu nombreuse, c’est surtout que les pachas trouvaient coûteux et inquiétant pour eux-mêmes de la grossir. Elle était loin de leur suffire cependant comme moyen de domination sur le pays ; au petit nombre de soldats turcs ils suppléèrent alors par des colonies militaires qui, en Kabylie, eurent pour triple objet de garantir les communications vers Constantine, de fractionner le plus possible les grandes ligues ou confédérations kabyles, de fournir aux garnisons des bordj, autour desquels elles gravitaient, des auxiliaires précieux.

La première de ces colonies qu’on rencontrât aux abords du pays kabyle était la colonie de kourouglis fondée en 1638 près de l’Isser, et composant la tribu des Zouathnas, qui mettait sur pied environ 2,000 soldats, inscrits sur les contrôles de l’armée. Tout enfant mâle de quinze à seize ans, réputé en âge de porter les armes, devenait jeune soldat, tchaker, et touchait une première solde de 1 fr. 50 c. pour deux mois. C’était bien peu ; mais de ce jour il prenait rang, et au bout de deux ans ou moins s’il y avait service extraordinaire, il pouvait atteindre le maximum de solde de 33 fr. pour deux mois, accordé aux saksani ou premiers soldats. L’escouade, forte de seize hommes et commandée par l’oudabacki, formait l’unité d’organisation et de combat. Un contingent annuel de la tribu se rendait à Alger pour se mettre aux ordres du gouvernement ; la partie sédentaire restait toujours prête à marcher, et les Zouathnas prirent ainsi part à toutes les expéditions dirigées contre la Grande-Kabylie. Ce n’est que dans leurs foyers qu’ils touchaient la solde en argent ; une fois mobilisés, ils recevaient les vivres en nature ; les vêtemens étaient toujours à leur charge. Quant à l’armement, on le fournissait aux plus pauvres ; le kourougli pourtant se faisait un point d’honneur d’avoir de belles armes et de les payer de sa propre bourse[15]. Trois autres cantons militaires, tous trois peuplés d’Arabes, ceux de Chaab-el-Hemmour, des Harchaoua et des Ouled-Bellil, se suivaient entre Bordj-Menaïel sur l’Isser et Bordj-Hamza sur l’Oued-Sahel, enserrant à l’ouest et au sud le massif djurdjurien ; mais la colonie sur laquelle les Turcs comptaient le plus et qu’ils ont favorisée par-dessus toute autre, c’est celle des Abids, nègres affranchis amenés de la Metidja pour former trois zmalahs ou zmouls en Kabylie : la zmala d’Akbou contre le versant sud des Flissas, les Abid-Chemlal en avant de Tizi-Ouzou, les Abids de Boghni autour de Bordj-Boghni. Ces derniers, forts de trois cents hommes environ, étaient destinés à isoler les unes des autres les redoutables confédérations des Guechtoulas, Flissas et Zouaouas ; ils avaient le poste le plus sérieux ; ils y sont restés, il faut le dire, jusqu’au dernier jour les plus fidèles, malgré les sinistres prophéties de leur vénéré marabout Ben-Kfif, qui vivait au temps de Yahia-Agha et leur répétait souvent : « Bientôt, bientôt vos yeux se fatigueront en vain à chercher un lambeau de vêtement turc, la dernière trace en aura disparu. Et vous, nobles guerriers, vous ferez la corvée pour les gens du Djurdjura, et dans ce bordj où vous régnez viendront les femmes kabyles traire les vaches de la montagne. » Chaque Abidi recevait, autour du bordj, la propriété de toute la terre qu’il pouvait défendre ; il percevait sur la caisse du beylick turc une solde mensuelle de 1 franc 85 cent, payable à toute la population mâle, sans distinction d’âge. L’Abidi cavalier touchait une solde double de celle du fantassin ; le beylick lui donnait ses armes, son premier cheval tout harnaché, et remplaçait le cheval tué en guerre ; des droits à un secours en temps de disette et la liberté de louer sa terre aux Kabyles riverains complétaient pour chaque zmalah d’Abids les privilèges qui assuraient son dévouement.

Toutefois la route de Constantine, précieuse artère des contributions venant de l’est, ne semblait point encore avec ces colonies militaires suffisamment garantie. Une tribu mi-kabyle, mi-arabe, celle des Nezliouas, se présentait comme un pont dont il importait d’être maître pour communiquer entre Alger, Boghni et Bordj-Hamza, car les Flissas ne coupaient que trop souvent l’autre débouché qui, par le marché des Issers, conduit aussi dans la plaine de la Metidja. Le fort de Boghni n’eût-il même pas existé, que les Nezliouas, intercalés entre le pays insoumis et la grande ligne d’Alger à Constantine, occupaient une position de flanc des plus menaçantes. Cela leur valut toutes les avances des Turcs depuis Bey-Mohammed jusqu’à Yahia-Agha, et chaque fois qu’ils le voulurent, ils furent acceptés comme tribu makhzen exemptée d’impôts en retour d’un contingent qu’ils devaient fournir au caïd de Boghni sur sa demande. Veut-on connaître cependant le makhzen type des Turcs en Kabylie, il faut jeter les yeux sur la tribu des Ameraouas, qui surveillait la vallée du Sébaou, dangereuse par excellence, et traçait comme une barrière entre les confédérations indépendantes des deux rives.

Les Ameraouas ne sont pas une population kabyle trouvée sur place ; c’est une tribu hétérogène formée de la main des Turcs avec des Arabes et des Kabyles, des Arabes amenés de loin, même de l’ouest, et des Kabyles appartenant aux confédérations riveraines du Sébaou. Le gouvernement turc aurait voulu s’adresser aux Kabyles surtout comme à des auxiliaires connaissant le pays et les hommes, les coutumes et le langage ; mais, de tribu purement kabyle qui consentît à devenir makhzen, il n’en trouvait pas ; pour en créer une, sait-on ce qu’il fit ? Autour de Bordj-Sébaou et de Tizi-Ouzou, à tout coupable, voleur ou meurtrier qui fuyait la montagne redoutant la vengeance des lois ou qui, incertain du lendemain, cherchait à vivre, un asile fut ouvert. D’où venait le réfugié, on ne s’en inquiétait pas ; il rompait avec sa montagne, il avait faim, il apportait des bras capables de manier un fusil et une pioche ; — c’était assez. On lui donnait un lopin de terre avec l’espoir de l’augmenter par des combats. S’il manquait de fusil, il en recevait un et recevait aussi un cheval ; fusil et cheval se remboursaient au beylick sur le premier butin de l’Ameraoua ou sur les premiers produits de sa terre. L’appât était grand ; le nombre des arrivans grandit ; des femmes vinrent, les unes appelées du pays arabe, d’autres chassées pour inconduite du pays kabyle, et — les premières zmalahs une fois peuplées — de proche en proche, croissant en audace et en force avec l’appui des colonnes turques, le makhzen s’avança, fondant des postes nouveaux, occupant Temda et Mékla jusqu’au pied des Aït-Fraoucen. Plus il marchait, plus il trouvait de résistance, et chacun de ses progrès était marqué par du sang ; mais au sein d’une vallée accessible à de la cavalerie la tactique des Djurdjuriens se trouvait, pour ainsi dire, dépaysée. Que pouvaient-ils, en pays découvert, contre l’élan de ces bandits à cheval qui faisaient à la fois une guerre de conquête et une guerre de vengeance contre la société kabyle, dont ils étaient les transfuges ? Sept fois pourtant la position de Temda fut reprise par les tribus de la montagne, sept fois les cavaliers du makhzen eurent à la ressaisir de vive force avant d’en demeurer définitivement les maîtres ; mais, affermis par cette dernière victoire qui consacrait leur possession, ils parvinrent enfin à constituer une vaste tribu divisée en dix-huit zmalahs qui remplirent la vallée, — amerou (ils ont rempli), d’où leur nom d’Ameraouas. — Voilà l’origine de ce célèbre makhzen qui ressemblait aux colonies militaires par la concession de terrain faite à chacun de ses membres, mais en différait sur ce point, que les Ameraouas ne touchaient pas de solde, qu’au lieu de vivre sous les murs d’un bordj, ils se répandirent plus au loin pour prendre une existence, un développement et une action propres. La jouissance gratuite du territoire du beylick formait la récompense officielle de leurs services ; un bénéfice autrement net et précieux était la razzia, et pourvu qu’il en eût sa part, le Turc laissait carte blanche. Toute fraction de tribu kabyle qui avait conservé quelques cultures dans le voisinage de la plaine, sur le rayon où les cavaliers pouvaient galoper, était esclave du makhzen « par le ventre. » Au moindre refus d’impôt, à la moindre apparence d’insurrection, l’Ameraoua courait sus aux troupeaux, ravageait les récoltes et brûlait les ghourbis. Pour retrouver son bout de terre, le montagnard arrivait à composition ; ennemi de la veille, il devenait le rallié du lendemain jusqu’au jour où son orgueil blessé faisait de nouveau chanter sa tête, et c’était à recommencer sans cesse. Au reste, de la paix comme de la guerre le makhzen des Ameraouas savait profiter ; en temps de poudre, il pillait ; en temps de calme, il se posait comme agent des caïds auprès des Kabyles de la montagne, rançonnant les commerçans pour les laisser paraître sur les marchés, rançonnant les colporteurs ou les émigrans pour leur obtenir le droit de circulation à travers la régence.

A tout cet arbitraire l’autorité, comme les Turcs l’entendaient, trouvait son compte ; mais vraiment aujourd’hui que penserait-on d’un pouvoir qui aurait de semblables instrumens et qui assurerait leur fidélité par le droit à la rapine ? Et puisqu’il s’agit ici des makhzen de Kabylie, pourquoi ne pas étendre la question à l’Algérie tout entière, où ce système caractérisait la politique et les moyens de domination des Turcs ? Aussi bien la lettre de l’empereur au duc de Magenta paraît ouvrir sur ce point sérieux le champ de la discussion. Ce que signifiait le makhzen avec les Turcs pourrait-il donc le signifier avec nous ? Ne s’occupant pas de colonisation agricole, les Turcs n’avaient pas d’intérêts étendus à défendre, et leurs makhzen n’avaient au loin aucune surveillance à exercer ; de temps à autre, ils faisaient des sorties, prélevant des impôts forcés et rapportant quelques têtes. Les Douairs et les Smélas, qui furent les plus fameux makhzen des Turcs dans l’ouest, la France les a reçus en héritage dès le début de la guerre d’Afrique ; mais pourquoi sont-ils venus à nous ? Parce que toutes les autres tribus arabes les avaient mis à l’index, et que le général Mustapha, leur chef, un vrai grand seigneur, était froissé de voir qu’Abd-el-Kader, « ce fils de Juif, » comme il l’appelait, prétendît au royaume arabe. Trouverions-nous aisément aujourd’hui de grands chefs ayant ce prestige et offrant ces garanties ? Les officiers qui ont connu les Douairs et les Smélas dans les premiers temps de notre occupation, alors que nous-mêmes étions encore bloqués contre le littoral, se rappellent combien ils les ont trouvés pauvres et affamés aux portes d’Oran ; aucune tribu arabe ne consentait à leur vendre du grain, et Ils se trouvaient trop heureux d’obtenir une part de l’orge de nos chevaux pour en faire de la farine à leur propre usage. Une fois l’heure du succès venue pour nous, ils ont cru que l’heure était venue aussi de se venger des mauvais jours. Leur vengeance ou la récompense qu’ils se croyaient due pour leur concours, que fut-elle ? Le pillage ! Ce qu’on a pardonné à des tribus qui ont les premières versé leur sang sous le drapeau français, ce qu’on a toléré en pleine guerre, aux rudes époques de la conquête, pourrait-on l’autoriser et l’établir en pleine période d’organisation ? car il ne faut pas s’y tromper : dispenser le makhzen d’impôts, ce n’est pas ce qui peut le satisfaire ; il lui faut la razzia pour bien marquer ses droits, la razzia et le pillage comme le souffraient les Turcs. Que la France, même sans les encourager, se contente de supporter de pareils erremens, quel prestige gardera-t-elle aux yeux des indigènes, à qui elle veut imposer le respect et donner des exemples de moralité ? Quelle justice, quel intérêt même y a-t-il à choisir telle tribu pour amie, à en repousser telle autre ? Et qui dit que les faveurs données à l’une n’en jetteraient point, par rivalité, une autre dans la révolte ? Non, à nos yeux le makhzen ne saurait être une base de sécurité ; c’est plutôt une cause permanente d’agitation, car, ayant à profiter des coups de fusil, il est fort capable de les faire naître. Qu’on le contrôle, soit ; mais, si vous êtes trop exigeant, au jour dangereux il vous échappera, et vous compterez alors tout à la fois un allié de moins et un ennemi de plus. Le gouvernement de la régence, qui pourtant se montrait prodigue envers ses makhzen de Kabylie, n’en a pas moins éprouvé leur ingratitude : par deux fois, les Nezliouas ont travaillé de leurs mains à détruire Bordj-Boghni, qu’ils avaient mission de protéger, et les Ameraouas, créés par les Turcs, enrichis par eux, donnèrent à leur tour, vers 1824, l’exemple d’une insurrection qui obligea l’odjack à une campagne des plus sérieuses.

Pour en revenir aux résultats mêmes que l’emploi des makhzen a pu valoir aux Turcs dans la Grande-Kabylie, qu’ont-ils en vérité conquis de positif avec leurs 1,200 cavaliers ameraouas appuyés de la tribu arabe des Issers dans le Sébaou, avec les Nezliouas dans la vallée de Boghni, avec le makhzen des Aribs voisin de Bordj-Hamza, et les Ouled-Dris des environs d’Aumale[16] dans l’Oued-Sahel ? Jamais ils n’ont entamé la montagne ; des tribus seules qui avaient certains intérêts dans les vallées, ils ont obtenu quelques impôts, et encore ces impôts furent loin d’être uniformes ; ils variaient suivant le terrain, suivant le caractère plus ou moins belliqueux des populations, suivant leur plus ou moins grande distance des bordj, foyers du commandement. Ainsi les tribus les plus accessibles payaient la rerama, composée d’une redevance sur les charrues et d’une dîme en nature, figues, huile, etc. Les tribus mieux défendues ne payaient qu’un impôt unique en argent, la lezma ; celles sur le territoire desquelles les Turcs n’osaient paraître ne donnaient rien. Tandis que, dans le Bas-Sébaou, les Maatkas et les Aït-Aïssi se soumettaient à la rerama, les Flissas, beaucoup plus voisins d’Alger, ne payaient qu’une lezma irrégulière de 30 centimes par feu. Dans le Haut-Sébaou, les Zouaouas n’ont jamais rien consenti ; quelques villages des Djennad et des Fraoucen, ayant des labours près de la rivière, firent le sacrifice d’une somme insignifiante que les Turcs appelaient « le droit de joug des bœufs. » Les Iraten se souviennent aussi, en bonne justice, d’avoir une fois payé ; mais combien ? C’est dérisoire : 25 douros (125 francs) pour la confédération tout entière, forte de 18,000 âmes ! Dans la vallée de Boghni, un tiers environ des Aït-Sedkas fournissait la rerama ; un second tiers, aussi bien que la confédération des Guechtoulas, ne payait qu’une lezma de 30 centimes par feu ; le reste ne se soumettait à rien et ne se faisait point faute de railler les contribuables, qu’il poussait, en les narguant, à des révoltes fréquentes. Dans l’Oued-Sahel, l’autorité de l’odjack n’était pas mieux assise : l’on n’a qu’à se rappeler la petite comédie que raconte Peyssonnel et que jouaient les Kabyles sur le passage du camp de Constantine, alors qu’un de leurs marabouts, pour discuter les conditions de l’impôt, se plaçait entre les troupes ottomanes qui passaient dans la vallée et les montagnards qui restaient menaçans sur leurs pentes. Les environs même de leurs bordj au sud du Djurdjura n’étaient pas sûrs, et le caïd de Boghni chargeait chaque année une cinquantaine de Kabyles, choisis parmi les Aït-Sedkas les plus dévoués, d’escorter pendant quatre ou cinq lieues ; depuis Bordj-Hamza jusqu’à Ben-Haroun, le bey de Constantine en marche vers Alger ; ce service spécial était payé aux Sedkas en viande et valait à l’escorte quelques bons repas de bœuf dont les Kabyles se gardent bien de faire fi. Or il advint qu’en 1822 les gens de cette escorte, que l’on croyait si fidèles, volèrent le mulet de leur propre marabout, réputé l’ami particulier des Turcs. Rabia (c’était le nom du marabout) réclame l’appui de Yahia-Agha pour rentrer en possession de sa bête, dont les voleurs sont connus. Jamais l’agha lui-même n’en put obtenir la restitution, et, dans une lettre qu’il répondit pour s’excuser de son impuissance, lettre dont copie existe aux archives du commandement militaire de Dra-el-Mizan, il disait : « Nous ferions tout, afin de vous rendre au besoin dix mulets pour un ; mais avec ces Aït-Sedkas, nous n’arriverons à rien : ils ont la main longue, la langue vantarde, et le cœur du plus grand orgueil. »

En somme, — au point de vue même de l’objet capital, l’impôt, — l’action turque en Kabylie n’était guère ni étendue ni assurée, et l’on peut dire qu’elle s’exerça uniquement dans le rayon des villes et des bordj. Au moins dans ces villes et ces plaines où ils ont régné ont-ils laissé quelques vestiges qui dussent favorablement attester leur passage ? Qu’on regarde Bougie. Son antique splendeur avait, il est vrai, décliné déjà durant les quarante-cinq années de domination espagnole ; mais quand les Turcs sont venus, ils l’ont tuée : de la ville ils firent un misérable village qui, en 1830, offrait à peine deux cents maisons, deux cents ruines. Que l’on s’inquiète pareillement de savoir ce qu’étaient les champs qu’ils occupèrent, comparés à ceux qui sont restés libres ou abrités contre leurs attaques. Les uns différaient des autres comme la misère de la richesse.

« Où le Turc a passé, cent ans la terre reste inféconde, » voilà ce que répètent aujourd’hui encore les indigènes ? voilà ce que négligent de dire ceux qui exaltent le système turc, et se contentent de prétendre qu’avec 16,000 hommes ce système obtint plus de résultats de soumission que nous avec 80,000. Ce que furent, à les bien prendre, ces résultats, on a pu en juger dans le cours de cette étude. Il importe d’ajouter cependant qu’on oublie trop aussi de placer en ligne de compte un avantage que les Turcs avaient sur nous pour dominer l’Algérie, avantage qui vaut bien des milliers d’hommes : la religion. Deux grandes sectes, on le sait, divisent l’islamisme : les sunnites ou orthodoxes et les schiites ou sectaires ; c’est à la première qu’appartiennent à la fois Algériens et Turcs. Qu’ils soient de rites différens, les uns malékites, les autres hanéfîtes, on a trop insisté, ce nous semble, sur cette distinction qui n’en est guère une qu’en matière de jurisprudence ? en fait de pratiques religieuses, la différence apparente se borne à lever les mains à hauteur de la tête en priant, ou à les croiser sur la poitrine. Il n’y a là, répétons-le, que des rites, il n’y a pas de sectes, et ces rites demeurent reconnus comme également orthodoxes. Dans l’église gallicane et dans l’église romaine, n’y a-t-il donc pas des rites divers ? Les grecs-unis, bien que ralliés à Rome, continuent à faire leur signe de croix comme les schismatiques, avec trois doigts joints et en portant la main à l’épaule droite avant la gauche ; leurs prêtres se marient, leur liturgie est particulière, et rien de cela pourtant ne les écarte du giron de l’église romaine. Les preuves historiques témoignent fort bien au reste de l’identité de religion entre Turcs et Algériens. C’est d’abord au nom de l’islamisme que le fondateur de la régence fut appelé à Alger par les Arabes, et l’un de ses premiers, de ses plus solides soutiens, fut un marabout descendant du célèbre Abd-er-Rahman-et-Taalebi, en grand honneur auprès des indigènes. Un curieux registre de correspondances que nous avons eu sous les yeux, et qui émanait de plusieurs caïds turcs de Boghui, montra à son tour que c’était de préférence aux docteurs du Coran, aux marabouts, que l’autorité turque avait recours en Kabylie ; c’étaient eux qu’elle trouvait les plus faciles à gagner. Enfin, dans une lecture des Chroniques de la régence d’Alger, traduites d’après un manuscrit arabe, deux pages vraiment belles nous frappaient récemment. La première est une réponse authentique de Khaïr-ed-Din à l’amiral espagnol Ugo de Moncada, qui, en août 1518, assiégeait Alger et la sommait de se rendre ; la seconde est une allocution du défenseur d’Alger, Hassan-Agha, à ses compagnons d’armes, quand Charles-Quint était aux portes.


« Tu te trompes étrangement, chrétien (écrivait Khaïr-ed-Din), si tu crois que les compagnons par nous perdus dans les combats sont morts à toujours. Ils vivent de cette vie céleste que leur réservait l’Éternel, dont ils invoquaient et défendaient le nom sans cesse, et qui, plein d’une bonté infinie, les a pris sous sa divine protection. Exempts de soucis et de peines, ils sont là-haut, aux demeures éternelles, au bord des fleuves où les divines houris les récompensent des chagrins de ce monde ; ils sont placés au rang des élus, car ils ont sacrifié leur vie terrestre pour la défense et le maintien de la foi. A leur exemple, nous aussi nous lutterons, et avec d’autant plus d’ardeur que les récompenses accordées à nos frères morts pour la sainte cause nous sont également réservées dans le ciel… Ainsi, chrétien, ni trêve, ni pitié, ni paix ; jusqu’à ce que Dieu, le meilleur des arbitres en dispose autrement, la lame du cimeterre décidera seule entre nous. Réunis toutes tes forces, car nous avons plus d’impatience encore de te combattre que tu n’en as de nous assaillir, et tant qu’il nous restera un souffle de vie, nous serons les champions d’Alger la guerrière. »

« — Courage, criait de son côté à ses compagnons Hassan-Agha en 1541 ; le secours du Tout-Puissant ne nous manquera pas ; il est à nous, soyons-en sûrs, et tous les infidèles vont avoir le sort qu’éprouvèrent leurs aïeux. L’heure de la guerre sainte a sonné ; que tout défenseur de la foi se relève et chasse de son âme la crainte puérile du trépas !… Dieu a dit en parlant de la sainte prise d’armes : « Loin de vous cette pensée que ceux qui ont succombé soient morts ! Ils vivent au contraire et reçoivent leur nourriture des mains du Tout-Puissant. Si nous sommes faibles et que l’ennemi soit nombreux, Dieu nous répète encore : Que de fois une armée formidable n’a-t-elle pas fléchi sous les efforts d’une poignée de fidèles ! L’homme qui meurt pour la sainte lutte acquiert devant Dieu de bien plus grands mérites que celui qui succombe à sa fin naturelle. — Les bénédictions et le salut sont sur lui, s’écrie le prophète ; le paradis est à l’ombre des lames des cimeterres. — Dieu a donc voulu nous envoyer la guerre pour la foi ; c’est une faveur insigne. Honneur et bonheur à qui s’abreuvera dans la coupe du martyre ! »


Ne semble-t-il pas, en vérité, qu’on entende des khouans d’Algérie prêcher la guerre sainte ? Quel Arabe, quel marabout kabyle le plus plein de sa foi, le plus fanatisé contre le chrétien, dirait autrement ou dirait mieux ?

Au demeurant, une politique de division et d’exaction comme but, des tribus makhzen comme instrumens d’arbitraire et d’immoralité, des soumissions restreintes ou précaires, et l’appauvrissement du pays occupé comme résultat, — tels sont en quelques mots sévères ; mais justes, les caractères du régime turc en Kabylie. La France, elle, avait à représenter en Afrique d’autres intérêts que des intérêts purement égoïstes ; elle avait à y porter des idées assimilatrices, à y poursuivre le développement de la prospérité matérielle et tout ensemble la moralisation du pays. — Avec ses devoirs et ses principes, elle ne pouvait vouloir des moyens turcs ; par sa manière de pacifier le Djurdjura[17], elle a prouvé de plus qu’elle n’en avait pas besoin.


III

Ainsi la France a bien fait, à notre gré, de ne point imiter les Romains et les Turcs ; elle a bien fait ce qu’elle a fait dans le Djurdjura. N’est-ce là pourtant qu’un succès local ? N’y a-t-elle pas recueilli plus encore ? Elle y a recueilli une grande leçon, car elle y a étudié de près la race kabyle pure, elle l’a étudiée à sa source ; elle y a découvert la vraie manière de la prendre et de la gouverner[18], elle y a trouvé le germe d’une question sérieuse de politique et d’administration algériennes que nous appellerons la question kabyle ou la cause de l’élément indigène le plus vivace et le plus assimilable avec nous. Oui, il y a une question kabyle en Algérie, question ignorée longtemps ou méconnue, qui réclame sa place à côté et en face de la question arabe ; il y a une question kabyle parce qu’il y a une vraie race kabyle ou berbère, qui à travers les siècles a conservé son caractère, qui n’existe pas dans le Djurdjura seul, mais se rencontre éparse sur le sol africain et y mérite vraiment le nom de nationalité.

Quand cette question pouvait-elle naître ? Est-ce dans les premières années qui ont suivi 1830 ? Mais on ne savait encore si l’on garderait ou si l’on quitterait la colonie, et le loisir manquait pour sonder les tendances diverses des indigènes, qu’on englobait tous dans le nom de bédouins ou d’ennemis. Est-ce plus tard, sous le glorieux commandement du maréchal Bugeaud ou sous les gouvernemens qui se succédèrent jusqu’à l’expédition de Kabylie de 1857, durant cette période où, l’Afrique se pacifiant de plus en plus, on rêvait d’éteindre par la conciliation le foyer suprême de la résistance kabyle dans le Djurdjura ? Non plus ; pour faire fond sur la race kabyle, on avait d’abord à détruire par les armes tout le prestige de son indépendance séculaire. Une fois la campagne du Djurdjura faite et réussie, une fois livrée la bataille d’Icheriden, qu’on peut appeler l’effort désespéré, la dernière journée de poudre de la race berbère contre la conquête française, la question kabyle naissait-elle enfin ? Non, même pas alors. Après la guerre, il fallait l’épreuve de la paix, l’épreuve de l’administration nouvelle qu’on essayait en respectant les institutions et jusqu’aux libertés des vaincus. Cette épreuve dure depuis plus de huit ans, et dans des conditions merveilleuses, car rien ne lui a manqué, pas même l’exemple d’une insurrection qui a sollicité vainement le Djurdjura et a trempé davantage encore sa soumission envers la France. Si les Kabyles, qui nous sont demeures les plus fidèles, sont précisément ceux qui appartiennent à la race pure et qui s’administrent par leurs lois nationales, n’y a-t-il point là de quoi faire réfléchir, de quoi faire songer qu’en ramenant vers les traditions de son origine l’élément kabyle répandu à travers l’Algérie, on créerait à notre cause autant d’appuis de plus en plus utiles et dévoués ? Aujourd’hui donc la question est ouverte, elle l’est du moment où l’empereur a témoigné de ses intentions généreuses à l’égard des indigènes. Mais confondra-t-on impunément les deux races ? Il est constant qu’elles ne s’aiment pas. Qu’on se souvienne de l’accueil fait, en 1839, à Abd-el-Kader dans le Djurdjura, où, reçu en pèlerin avec le kouskouss blanc de l’hospitalité, l’émir fut menacé du kouskouss noir, c’est-à-dire de la poudre, s’il revenait avec des velléités de commandement. Croit-on que l’orgueil des Kabyles s’arrangerait de voir leur nom oublié ou absorbé sous celui des Arabes ? Il vaudrait mieux, pourrait-on dire, avoir l’homogénéité parmi les indigènes ; soit, mais elle n’existe pas, et cela vaut mieux encore que s’il existait une homogénéité tout arabe. Au moins, ajoutera-t-on, faut-il tendre à rapprocher sérieusement les deux élémens par notre intermédiaire et à les fondre avec nous : soit encore, et ce n’est là qu’une raison nouvelle de s’adresser d’abord à l’élément qui offre le plus de garanties de stabilité et d’assimilation ; mais le nombre, la majorité, n’importe-t-il point d’en tenir compte ? Certes la chose importe ; voyons donc en conscience de quel côté est cette majorité ? Trop longtemps on a voulu ne reconnaître en Algérie que des Arabes, et successivement à toutes les populations que l’on conquérait on imposait un mode arabe de gouvernement. Dès les premières années de la guerre d’Afrique, on pouvait cependant remarquer que le langage parlé par quelques-uns des prétendus Arabes différait de la langue arabe, que ceux qui parlaient de la sorte offraient avec les autres des dissemblances notables, qu’ils avaient la tête moins fine, le teint souvent moins brun, qu’ils portaient moins de gravité et plus d’expression dans la physionomie, qu’ils combattaient de préférence à pied, brûlaient moins de poudre, tiraient mieux, résistaient davantage, et qu’enfin dans tout pâté montagneux, en tout terrain accidenté, c’étaient ces hommes-là que nos soldats étaient certains de rencontrer. Or quelle était la proportion de ces deux races manifestement différentes, mais qui semblaient unies par leur haine contre l’étranger et le chrétien ? Question sérieuse, obscure longtemps, à laquelle des travaux recommandables permettent de répondre aujourd’hui. Ces travaux établissent que sur les 2,600,000 indigènes de l’Algérie, près de 900,000 parlent l’idiome kabyle et occupent[19] dans la province de Constantine plus de la moitié de la province, — les caïdats de l’Oued-Kébir, du Zouagha, du Ferd-jioua, de l’Aurès, etc. ; dans la province d’Alger, tout le massif du Djurdjura, les environs de Blidah, de Médéah, de Cherchell, de Tenès, de Teniet-el-Had, toute la confédération des Beni-Mzab et là grande oasis d’Ouergla ; dans la province d’Oran, les confins de la frontière du Maroc et la plupart des ksours ou villes semées à travers les oasis du sud. Mais la langue kabyle est-elle donc un indice nécessaire pour déterminer la présence du sang kabyle ? Non vraiment : sur 1,700,000 indigènes qui parlent l’arabe, M. le colonel Carette, à la suite des plus savantes recherches touchant l’origine et les migrations des principales tribus de l’Afrique septentrionale, compte à peine 1 million d’Arabes purs en Algérie, et M. le docteur Warnier n’en veut même porter le chiffre qu’à 500,000. Ainsi voilà les deux tiers environ, la majorité de la population algérienne, qui appartiennent au sang berbère, les uns ayant gardé les signes de la race pure, les autres adopté la langue et les coutumes arabes et paraissant avoir perdu tout souvenir de leur origine. — Pourtant, qu’on y regarde de près, tout souvenir, ils ne l’ont pas perdu. A plus d’un officier d’Afrique il est arrivé que, se croyant en territoire arabe et causant avec un indigène qu’il regardait comme Arabe, il ait entendu cet indigène lui en désigner un autre sous le nom de Ouarbi (l’Arabe), semblant ainsi établir que lui qui parlait, il ne l’était point ; suivait-on alors cet homme jusque vers son douar, on le trouvait abrité non pas sous la tente arabe, mais, sinon dans une maison de pierres comme le Djurdjurien, au moins sous une hutte ou un ghourbi de branches. A coup sûr, cet homme était de sang berbère, la marque kabyle était là. Et ce goût permanent de fixité ne semble-t-il pas comme un symbole par lequel la race kabyle a l’air de dire : « Cette terre, si j’y tiens, c’est que j’en suis le maître, et toi, Arabe, toi qui en usurpas une partie, tu es condamné à n’y paraître jamais qu’en voyageur ! »

Quoi qu’on pense, l’histoire même à la main, il est aisé de prouver que l’individualité des Kabyles, qui avait su résister à la pression romaine[20], est en partie restée sauve sous la domination arabe, durant laquelle aussi elle eut de glorieuses annales. Le nord de l’Afrique a été le théâtre de deux invasions arabes qu’il ne faut confondre ni comme date ni comme caractère ; La première, du VIIe siècle, avait pour but une occupation purement militaire et devait finir par s’éteindre ; la seconde, du XIe siècle, fut un flot de peuplades arabes nomades avec femmes, enfans, familles. De cette époque seule datent nos tribus arabes encore existantes. — Au début, l’idée de s’aventurer vers le pays des Berbères répugnait fort aux khalifes arabes de Syrie. « Le Maghreb[21] est pour moi le lointain perfide, disait à ses lieutenans le kalife Omar en 643. Tant que mes yeux porteront des larmes, je vous défends d’en approcher. » Son successeur Othman fut plus osé : sur son ordre, les espaces inconnus sont franchis ; à la voix de Zobéir, les Arabes frappent d’un coup fatal la puissance byzantine-africaine, que devait achever le fameux Ocbah, celui-là même qui, avec une partie de ses fidèles, arriva triomphant jusqu’à l’Atlantique, et, poussant son cheval dans l’océan, s’écria : « O Seigneur, Dieu de Mahomet, si je n’étais retenu par ces flots, j’irais jusqu’au royaume où le soleil se couche porter la gloire de ton nom ! » Quoi d’étonnant que devant la fanatique ardeur de ces Arabes qui, maîtres des pays les plus riches, dédaignaient le repos pour courir à d’incessantes luttes, les Berbères aient d’abord faibli ? Cependant que de combats sanglans contre Ocbah ! Que de fois ils lui barrèrent le chemin en nombre si grand que « Dieu seul, dit la tradition, les pouvait compter ! » Et s’ils ont laissé Ocbah atteindre l’océan, ils ne l’en ont pas laissé revenir : d’Ocbah et des siens, personne n’échappa dans une dernière rencontre. Les Berbères se trouvaient vengés, les Arabes se croyaient martyrs. « C’était alors, dit Ibn-Khaldoun[22], c’était un puissant peuple que les Berbères, un vrai grand peuple, comme jadis les Grecs et les Romains. Noblesse de cœur, bravoure et promptitude à défendre leurs amis, fidélité aux traités et aux promesses, haine des oppresseurs, voilà pour les Berbères une foule de titres à une haute illustration, titres hérités de leurs pères et qui, s’ils étaient écrits, auraient pu servir d’exemple aux nations à venir. » Malheureusement on n’a que trop ignoré leur histoire et mis leurs exploits au compte des Arabes. On oublie le grand nom kabyle de la prophétesse Kahena, reine de l’Aurès, qui, à la fin du VIIe siècle, dictait ses lois depuis Tripoli jusqu’à Tanger ; on oublie que les troupes africaines, conquérantes de l’Espagne en 711, étaient pour la plupart composées de Berbères, et que c’était un Kabyle que ce Tarik, leur chef, qui grava son nom dans le nom de Gibraltar (Djebel-Tarik, la montagne de Tarik), et, à peine descendu sur le sol d’Espagne, brûla bravement ses vaisseaux afin de ne plus regarder en arrière, mais de ne voir que devant soi, du côté de l’ennemi. On oublie en un mot qu’à la fin du Xe siècle il ne restait plus trace de l’invasion arabe dans le Maghreb ; tous les représentans de cette invasion s’étaient éteints ou absorbés dans l’élément berbère, qui seul peuplait alors les plaines et les monts, et l’Algérie offrait, suivant les paroles d’Ibn-Khaldoun, « l’aspect d’un immense bocage à l’ombre duquel florissait une foule de cités. » Cette Algérie boisée et féconde, qui la devait stériliser ? Les Arabes. Ces cités florissantes, qui les devait détruire ? Ceux-là qui à des abris fixes préfèrent la toile mobile de la tente.

Les molles habitudes d’une existence trop facile, l’esprit croissant de dissension, la tendance de chaque tribu à se gouverner séparément, étaient venus miner peu à peu la nationalité kabyle, lorsqu’en 1052 le khalife du Caire ouvrit la digue aux tribus hilaliennes de l’Arabie-Déserte pour les jeter sur le Maghreb indépendant. « Elles étaient créées en si grande multitude qu’à grande peine était capable l’Arabie de leur donner à toutes demeurance, et que les herbes ne pouvaient suffire pour donner pâture au bétail[23]. » A la désunion des Berbères, à leur amollissement, ces Arabes opposaient l’unité et l’ardeur que donne le besoin de trouver à vivre ; ils devaient vaincre, et la moitié des habitans de l’Arabie-Déserte, avec un nombre infini de femmes, d’enfans et de troupeaux, se précipita sur l’Algérie comme un vrai flot dévastateur. Les Berbères reculèrent, mais où ? Le flot arabe, inondant les plaines, ne fit qu’affleurer, sans les couvrir, les pentes montagneuses du Tell, les oasis du Sahara et les sables du désert. Ce furent autant d’îles ou d’îlots qui servirent de refuge à l’indépendance kabyle, et ces citadelles où leur nationalité vint se retremper au sein des luttes et des labeurs d’une rude existence, toujours ils en restèrent les maîtres ; c’est là que nous les retrouvons. Qu’ils aient dû subir le Coran, oui ; mais ils ont apostasie jusqu’à douze fois, et les Kabyles du Soudan n’ont reçu des Arabes le nom de Touareg (délaissés de Dieu) que parce qu’ils repoussèrent longtemps l’islamisme, et souvent le renièrent après l’avoir embrassé[24]. Si à la longue ils s’y sont soumis, c’est preuve encore qu’ils n’ont guère la fibre religieuse : forcés de vivre côte à côte avec les Arabes, ils jugèrent superflu de se battre pour d’anciennes croyances qu’ils n’avaient pas à cœur, et trouvèrent plus commode d’adopter les nouvelles, quitte à en prendre à leur aise pour les pratiquer. Les Arabes d’ailleurs ne connaissaient point les demi-mesures pour établir leur religion. Au VIIe siècle, ils brûlaient les livres de la bibliothèque d’Alexandrie sous prétexte que, conformes au Coran, ils étaient inutiles, et contraires, ils étaient nuisibles. Au XIe siècle, ils détruisirent tous les livres d’histoire et de science berbères, de peur qu’en les lisant les Kabyles n’y trouvassent un aliment à leur orgueil, un encouragement à renier la foi. La suppression de ces livres était bien faite, on pense, pour saper profondément la langue kabyle, et avec la langue les coutumes mêmes dont elle est la sauvegarde. Et c’est chose sérieusement remarquable qu’en dépit de tant d’obstacles cet idiome ait pu vivre jusqu’à nos jours.

Si violemment toutefois que se soit alors imposé le règne des Arabes à l’Algérie, leur histoire n’en indique pas moins un état de lutte incessant, comme un flux et un reflux perpétuel entre les deux élémens kabyle et arabe. Les Kabyles ne se tinrent certes pas toujours sur la défensive. Une des plus vaillantes tribus djurdjuriennes, les Aït-Mellikeuch, posséda quelque temps les plaines mêmes de la Metidja, et c’étaient des Kabyles que ces Imezarenen qui occupaient les environs d’Alger quand les Turcs prirent pied sur le territoire algérien. Le régime turc trouva cet état de division utile à l’esprit de sa politique ; mais c’est avec l’élément arabe qu’il s’allia parce qu’il le trouva plus facile à courber, c’est des Arabes qu’il se servit surtout pour combattre, sans réussir à le dompter, l’autre élément, plus vivace, plus ardent pour l’indépendance, et ainsi à travers l’époque turque comme à travers les autres s’est transmise jusqu’à nous la nationalité kabyle avec son individualité victorieuse de bien des vicissitudes.

« Les Berbères, écrivait Léon l’Africain au XVIe siècle, sont épars et mêlés par toute l’Afrique au milieu des Arabes ; mais la connaissance en est autant facile comme il est aisé de discerner le natif d’avec l’étranger, et ont toujours la pique l’un contre l’autre, se donnant bataille et se faisant continuellement la guerre entre eux-mêmes. » Voilà bien en effet le défaut séculaire de la race. Si les Kabyles n’avaient pas eu ce penchant inné à se diviser en confédérations, en tribus rivales et même en soffs rivaux au sein de leurs villages, s’ils avaient pu se créer un centre politique commun sous un seul chef ou sous un pacte fédératif immuable, les plaines de l’Algérie ne leur auraient pas échappé plus que les montagnes du Tell ou l’immensité du Soudan ; l’invasion arabe du XIe siècle aurait, comme celle du VIIe, fini par s’absorber dans l’élément autochthone, à qui serait alors échu le rôle d’un grand peuplé dans le bassin de la Méditerranée. C’est quelque fée méchante qui sera venue au berceau de la race kabyle et aura dit : Vous serez éloquens et passionnés de parole jusqu’à vous disputer, vous serez libres et passionnés de démocratie jusqu’à vous agiter sans cesse, vous serez braves et passionnés de la guerre jusqu’à vous battre entre vous et à répandre ainsi le plus pur de votre sang, Est-ce vraiment en France que ce caractère doit surprendre ? Qu’on jette donc la pierre aux Kabyles, si en conscience on se sent tout à fait exempt de leur péché ; mais non, qu’on voie plutôt dans ce défaut même un trait nouveau de ressemblance entre leur race et la nôtre. La domination française au reste, tout en respectant la coutume djurdjurienne, a passé son niveau d’ordre sur toutes les susceptibilités impatientes d’où les divisions naissaient ; elles n’ont plus mêmes raisons d’être ni mêmes conséquences ; les qualités réelles des Kabyles en deviennent plus immédiatement applicables.

Ces qualités, quelles sont-elles ? Et faut-il revenir sur ce que nous avons révélé déjà[25] des analogies de tendances politiques et sociales qui rapprochent de la France la race kabyle bien autrement que la race arabe ? Non, car tout se résume en deux mots : l’Arabe est resté l’homme d’autrefois, l’indolent de la vie patriarcale, un être presque impersonnel dans sa tribu ; le Kabyle est le citoyen actif, l’homme du progrès de notre époque, ayant une personnalité propre dans sa société, capable de nous comprendre et de nous aider, et qui a besoin de nous pour son travail, comme nous avons besoin de lui pour notre œuvre.

Il nous souvient qu’un jour, pendant la campagne d’automne de 1856, trois parlementaires d’une fraction djurdjurienne des Guechtoulas battue de la veille arrivèrent au camp. En tête des trois marchait un Kabyle qui portait sur la poitrine la médaille de Crimée.

— De quel droit as-tu cette médaille ? lui fut-il demandé.

— Je l’ai gagnée en Crimée avec l’armée française.

— Quoi ! tu avais servi dans nos rangs, et tu viens de nous combattre ?

— Pourquoi pas ? Mon engagement volontaire aux tirailleurs indigènes étant fini, je suis rentré libre dans ma montagne encore libre.

— Mais n’avais-tu pas vu d’assez près la force de l’armée française pour savoir que toute résistance contre elle serait vaine ?

— Oui, et je l’avais prédit à ma tribu, mais le plus grand bre a voulu que la poudre parlât. Cette résolution obligeait tous les citoyens, et par point d’honneur j’ai fait comme les autres ; seulement, après notre défaite, mes propositions de paix furent écoutées, et la tribu m’a choisi pour vous les apporter.

Quiconque aurait vu l’attitude de ce Kabyle et entendu ses paroles se fût dit, comme nous, que la France avait trouvé là ses hommes, et qu’il y avait plus de fond à faire sur cette mâle et rude franchise que sur des protestations ou des baisemens de mains.

Qu’on observe maintenant toute la race kabyle d’Algérie, qu’on cherche ce qu’elle a gardé des aptitudes de la race djurdjurienne, en tenant compte de l’influence qu’a exercée sur les fractions kabyles disséminées le contact plus ou moins forcé des Arabes : à l’échelon même le plus éloigné de l’origine pure, on pourra trouver une étincelle kabyle qui ne demande peut-être qu’un souffle bienveillant pour se ranimer. Qu’on songe aussi que nos Kabyles sont les frères des Berbères qui couvrent le Maroc, les frères des Beni-Mzab, Ouergliens et Touaregs qui ont la clé du commerce du Soudan ; qu’on songe encore que, dans l’insurrection de 1864, les spahis arabes ont trahi notre drapeau lorsque pas un turco kabyle n’a déserté, et l’on aura le droit de se dire que les Kabyles nous promettent à la fois de meilleurs pionniers pour notre influence morale, politique, commerciale, et de plus fidèles soldats pour notre domination.

Dans l’expression d’alliance franco-arabe, nous voyons en vérité comme une sorte d’hérésie ; entre la croix et le croissant, la conciliation est-elle si aisément possible, quand on a surtout affaire à ce peuple arabe pour qui la loi religieuse est la première des lois ? Le Kabyle, lui, pense à être citoyen, marchand, propriétaire, avant de se souvenir qu’il est musulman. Nous ne poussons certes pas le rêve jusqu’à prétendre que les Kabyles se montrent déjà prêts à recevoir le christianisme ; mais au moins, en secondant leurs intérêts supérieurs, pourra-t-on les rendre de plus en plus indifférens à leur religion. Aussi le mot d’alliance franco-kabyle n’a-t-il rien de contradictoire, parce qu’il représente une fraternité qui existe, une fraternité de caractères et d’idées. Quelque respect que les Kabyles du Djurdjura professent pour leur ada ou code antique que leurs générations se sont transmis inaltéré d’âge en âge, ils consentent déjà, sur les conseils de la France, à en réformer certaines parties pour améliorer le sort de la femme, pour rendre plus équitables les règles des successions. Est-ce l’Arabe qui nous laisserait toucher à son Coran sans nous accuser au moins tout bas de sacrilège ? « Même lorsque l’Arabe est courbé, disaient les Turcs, qui le connaissaient bien, il ne faut cesser de peser sur lui. » Et voici une comparaison passée jadis presque en proverbe dans la régence : « il en est de l’Arabe ainsi que de la queue du lévrier. Maintenez cette queue dix ans dans un canon de fusil, vous croirez l’avoir rendue rigide ; mais retirez-la, elle se dressera comme avant. »

Notre conclusion est facile à prévoir. C’est qu’il existe en Algérie des institutions kabyles démocratiques et communales qui pourraient frayer la voie aux institutions françaises et s’appliquer heureusement à bien des populations arabes d’apparence, berbères d’origine ; il est un élément kabyle ou berbère qui, jusqu’au jour où l’Algérie sera digne d’être une seconde France, peut servir d’instrument actif à notre politique. L’intérêt même de la civilisation, malgré la singulière contradiction des mots, semble réclamer le concours de ces barbares du vieux temps. Et aujourd’hui que l’Afrique attentive voit la question algérienne hautement agitée au sein des conseils de la métropole, la France aurait peut-être des reproches à se faire, si elle se montrait trop oublieuse des services que les Kabyles ont déjà rendus, ou dédaigneuse de ceux qu’ils sont appelés à rendre.

Quand le vent du désert souffle sur la tête des palmiers en fleur et entraine au loin la poussière féconde de leurs étamines, que de principes vitaux dispersés ! Mais voilà que sur leur route quelques grains de cette poussière rencontrent d’autres dattiers, s’y reposent, s’y développent, et bientôt pend en grappes luxuriantes ce fruit précieux qui nourrit les caravanes et se transporte au bout du monde. Ainsi, dans la masse d’idées que chaque jour jette au vent de la discussion, combien d’égarées et de perdues ! Cependant, s’il en est parmi elles qui renferment un principe fécond et défendent une cause juste, tôt ou tard l’heure vient où sur leur route elles rencontrent l’opinion publique ; elles y pénètrent, y germent, y mûrissent, et les fruits sont portés. — Est-ce trop présumer de la cause kabyle que d’y voir une cause féconde et juste ? A ceux sans doute qui ont la haute expérience et le maniement pratique des affaires de tracer, dans ce projet de kabyliser l’Algérie, les limites du possible. Pour notre part, nous croyons fermement qu’il n’y a pas là seulement une idée spéculative ; il y a une vérité applicable qui mérite de faire son chemin, — et qui le fera.


N. BIBESCO.

  1. Voyez, sur les institutions, les mœurs et l’histoire des Kabyles, la Revue du 1er et du 15 avril et du 15 décembre 1865.
  2. L’époque turque est assez rapprochée de notre temps pour que des traditions, qui nous seront d’un vrai secours, aient pu se conserver et se transmettre dans la montagne.
  3. Nos principales sources historiques pour le XVIe siècle sont : la Fondation de la régence d’Alger, chronique arabe traduite par MM. Sander-Rang et Denis, et s’arrêtant à l’année 1541, l’Afrique de Marmol, publiée en 1573, et l’Epitome de los Reyes de Argel de Hœdo, qui va jusqu’en 1596.
  4. Virgile, Enéide, liv. Ier.
  5. Histoire de Barbarie et de ses corsaires, écrite on 1637, liv. II, ch. V.
  6. Voyez la Revue du 1er avril 1865.
  7. Marmol, tome II, liv. V, ch. LVII ; trad. de Perrot d’Ablancourt.
  8. Nous empruntons ces détails à une originale notice de M. l’interprète Guin. Il est une aide encore dont nous ne saurions trop nous louer, l’aide savante que nous a prêtée, dans la difficile recherche des traditions locales inédites, M. le capitaine Jobst, commandant supérieur de Dra-el-Mizan.
  9. Il y eut trois beylicks dans la régence d’Alger : celui d’Oran, celui de Titteri et celui de Constantine.
  10. Le mot kabyle de tizi-ousou signifie « le col du genêt épineux ; » il n’y a pourtant pas trace de genêts autour du bordj, et, chose curieuse, c’est parce qu’il n’y en a point que le bordj s’appelle ainsi. « Les ouvriers qui travaillaient à le construire, disent les Kabyles, avaient si loin à aller pour trouver ces broussailles épineuses, qui devaient alimenter leurs fours à chaux et à briques, qu’à force de se piquer en chemin ils ont laissé au bordj lui-même le nom de la malencontreuse épine. »
  11. Extrait du Voyage pour la rédemption des captifs aux royaumes d’Alger et de Tunis, fait en 1720 par les pères mathurins.
  12. Cette paix, les Flissas l’ont depuis rompue deux fois, et avec succès, en 1810 et 1814.
  13. Voyez Shaler, Esquisse de l’état d’Alger.
  14. Voyez Shaw, Voyage dans plusieurs provinces de la Barbarie et du Levant. — Il a existé en effet une infanterie irrégulière appelée zouaoui au service des Turcs. Elle semble dater de l’époque où Hassan-Pacha, marié à la fille du roi de Koukou, avait ouvert Alger aux Kabyles de la montagne, et ce sont les Zouaouas qui auront donné leur nom à cette infanterie, comme ils l’ont donné à nos zouaves ; mais avec le temps cette troupe irrégulière perdit complètement l’élément kabyle, qui paraissait suspect, pour ne contenir plus que des Arabes.
  15. Ces renseignemens émanent d’un kourougli même des Zouathnas.
  16. Sur l’emplacement actuel d’Aumale, les Turcs avaient un fort nommé Sour-el-Rozlan, « rempart des gazelles. »
  17. Voyez la Revue du 15 avril 1865.
  18. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril 1865.
  19. Voyez la carte annexée à l’Essai de Grammaire de la langue tamachek, de M. le colonel Hanoteau.
  20. Voyez la Revue du 15 décembre 1865.
  21. Le mot Maghreb, qui signifie « le couchant, » représente dans les auteurs arabes les états barbaresques.
  22. Voyez Ibn-Khaldoun, trad. de l’arabe par M. le baron de Slane, t. Ier.
  23. Léon l’Africain, trad. par Jean Temporal, liv. Ier.
  24. Ce sont les Touaregs eux-mêmes qui ont unanimement donné cette explication à M. Henri Duveyrier pendant son voyage dans le Soudan.
  25. Voyez la Revue du 1er et du 15 avril 1865.