Chez Guil. Meyer (Tome premierp. 13-28).


Lettre en forme de Diſſertation,
sur l’Amour.


VOus voulez, ſage Béliſe, que je mette ſur le papier, ce que je dîs chez vous l’autre jour en faveur de l’Amour. Quel éloge pour ce Dieu, & quel eſpoir pour le gain de ma cauſe contre cet homme, ſorti ſans-doute des plus affreux deſerts de l’Afrique ! Votre rare vertu donne un grand poids à ce que je ſoutiens, puiſque vous voulez bien avouer que vous auriez aimé plus tendrement qu’une autre, ſi vous aviez trouvé un objet digne de vos ſentimens ; il n’en faut pas davantage pour remporter la victoire ſur mon adverſaire.

Je ſoutiens donc, avec plus d’autoriré que jamais, que les Poëtes n’ont fait un Dieu de l’Amour, que pour nous donner, ſous ce titre ſacré, une idée de la pureré, le nom de Dieu contenant en lui, ceux de vertu, de ſageſſe, de prudence & d’équité. Je conviens auſſi, qu’il marque un pouvoir abſolu. Mais je ne puis convenir que la puiſſance de ce Dieu s’étende à rendre vicieux les hommes les plus vertueux, puiſque je fonde le mérite de l’Amour ſur le contraire de cette métamorphoſe, dans la penſée où je ſuis que cette paſſion, telle que je vais la dépeindre, eſt plus capable d’épurer les mœurs, que ſujette à les corrompre : c’eſt ce que je vous ferai voir dans la ſuite, en vous inſtruiſant de ce qui ſe dît chez vous en votre abſence, par ordre & ſans obſcurité.

Orophane ayant fait tomber la converſation ſur le deſordre des mœurs, & le peu de ſoin que les hommes prépoſez pour les épurer, ſembloient y apporter ; Damon, auſſi ſauvage de cœur que d’eſprit, en accuſa d’abord l’Amour, & ſoutint que lui ſeul cauſoit le deſordre du genre-humain… Cette paſſion, dit-il, contraire à la vertu, détruit la ſociété, corrompt le cœur, & gâte l’eſprit : lorſqu’on en eſt attaqué, on ne fait rien que par intrigue, on viole les loix humaines & divines ; & je compare un homme amoureux à la bête la plus ſtupide, & en même tems à la plus vorace.

Quelle horreur, m’écriai-je alors, & quel terrible monſtre nous faites-vous de la plus belle & de la plus noble des paſſions ? Faut-il attribuer à l’Amour les déſordres de la nature ? Les hommes ſont tous nez pour être ce qu’ils ſont : on voit tous les jours que l’éducation la plus ſévére, & les exemples les plus vertueux, ne peuvent changer un cœur formé pour être corrompu : on s’apperçoit du peu de progrès de ce cœur dans les loix de la ſageſſe, dès ſa plus tendre enfance ; & lorſqu’il eſt parvenu à devenir ſon maître, il fait éclater, dans ſes actions, ce que la ſeule crainte des remontrances lui fait cacher. Voilà le commencement du vice. Que ce cœur prenne alors de l’amour, cette paſſion deviendra chez lui le monſtre que Dan on vient de nous peindre ; l’ambition, la haine, la vengeance, la jalouſie, l’avidité du bien, les voyes illicites pour l’aquérir, le fer, le poiſon, enfin les crimes les plus énormes lui paroîtront faiſables : mais c'eſt ſon premier penchant au vice qui corrompra ſon amour, & non pas ſon amour qui le portera au vice.

Au-contraire, un ſujet né avec, les diſpoſitions néceſſaires pour la vertu, qui profitera par elles de ſon éducation, & de ces exemples dont l’ame noble & bienfaiſante ne lui inſpire que de grands ſentimens ; lorſque l’Amour viendra l’aſſujettir, il ne s’offrira à ſes regards que ſous ſa véritable figure : il ne fera que cimenter les principes de l’éducation ; l’honneur & la probité ſeront inſéparables de ſa paſſion il ne cherchera pour plaîre, que les voyes qu’enſeigne l’équité ; l’Amour ne lui confiera ſon flambeau, que pour faire éclater ſes grandes actions, ou la nobleſſe de ſes ſentimens : la diſſimulation, l’intérêt & l’envie lui ſeront inconnus : chez lui l’Amour fait naître les momens, & jamais les momens ne font naître l’amour : bien loin que cette paſſion détruiſe la ſociété, elle en fait l’union & l’agrément : elle adoucit le naturel le plus féroce ; elle donne des lumières à l’eſprit le moins éclairé, & trouve le moyen d’attendrir l’ame la plus barbare : ſans l’Amour, le monde eût reſté dans le neant, lui ſeul l’en a retiré, & lui ſeul le ſoutient. Comment donc un ſentiment ſi néceſſaire au mouvement de tour l’Univers, peut-il être accuſé du deſordre des mœurs ?

Damon, ſans doute, confond la débauche avec l’amour, la prémiére porte les hommes au déréglement, & l’autre les en retire. Combien de fois a-t-on vu des hommes, que le tems, les occaſions, & les compagnies entraînoient dans les plaiſirs les plus pernicieux, & qui s’abandonnant à la fougue de leur jeuneſſe, voloient d’objets en objets, ſans choix, ſans réflexion & comme enivrez, des frivoles délices d’une vie libertine, s’en retirent tout à coup par le pouvoir de l’Amour ?

Un objet les frappe, les occupe, ils l’aiment enfin ; plus de vices, tout diſparoit à l’aſpect de cet objet que la ſageſſe leur oppoſe comme une digue néceſſaire à l’impétuoſité de leur tempérament ; arrêtez, attachez par des nœuds ſacrez & indiſſolubles, ils ne regardent leur conduite paſſée qu’avec honte ; & la noble ambition de ſe rendre dignes de ce qu’ils aiment, leur donne en même tems celle de faire oublier le déréglement dans lequel ils s’étoient plongez. Voilà le véritable pouvoir de l’Amour, tout ce qui ſe meut par l’autorité des ſens n’eſt point amour, c’eſt débauche.

L’Être incréé n’a rien fait pour nous que par amour : l’amitié qui unit les hommes eſt amour ; il ne change de nom que par la différence des deux ſexes, lorſqu’il les unit l’un à l’autre : mais alors, ce ne ſont point les ſens qui conduiſent l’amour, c’eſt l’amour qui conduit les ſens.

Lorſque j’ai parlé des hommes j’ai entendu le monde en général : ainſi le ſexe foible & timide eſt compris dans mon diſcours, & peut encore mieux prouver ce que j’oſe avancer ici, par l’étude continuelle qu’on lui fait faire des loix de la vertu : qu’une jeune perſonne élevée dans l’innocence, ſe laiſſe charmer par le mérite d’un mortel que le Ciel lui aura deſtiné, on la verra combattre ſa paſſion ; mais la crainte & la timidité ſeront les ſeuls motifs de ce combat : elle ignore ce que c’eſt que crime, & ſon cœur ne peut ſe révolter contre ce qu’il ne connoit pas : elle ne s’oppoſe point aux progrès de ſa paſſion, dans la peur du déréglement : mais par un préjugé d’éducation qui donne le titre de pudeur à l’adroite politique que lui impoſe l’amour propre, en cachant la tendreſſe de ſes ſentimens à celui qui les a fait naîrre. Sont-ils unis ſelon les loix ? cet amour éclate ; elle dit qu’elle aime, & elle le dit ſans rougir, elle met même ſa gloire à l’avouer.

Ce changement ſe trouve-t il dans les vices, dans quelque tems & dans quelque occaſion qu’on s’y abandonne ? Oſe-t-on jamais avouer ? J’ai commis un crime. Non ſans-doute : & cette femme, dont la vertu eſt connue généralement, peut dire, j’ai aimé & j’aime encore celui qui eſt devenu mon époux : donc l’amour eſt vertueux en lui-même. Car enfin, ſi c’étoit un crime, il le ſeroit toujours ; & une ſimple formalité, inſtituée pour contenir les hommes, ne lui ôteroit rien de ſa diformité.

Je dirai même plus, à l’avantage de l’Amour : il ſemble que l’Hymen lui ôte de ſa pudeur, & que l’autorité de l’un découvre trop les myſtéres de l’autre. Si l’on a peint l’Amour enfant, c’eſt pour marquer ſon innocence : on, lui met un bandeau ſur les yeux, pour prouver qu’il doit moins s’attacher au fragile éclat des beautez du corps, qu’à la ſolidité de celles de l’ame : ſes fléches & ſon carquois font voir la ſureté de celui qu’il conduit : & l’on ne lui accorde le grand titre de Dieu, que pour exprimer ſa pureté. Si l’intempérance des hommes le défigure, c’eſt leur faute, & non la ſienne ; ce n’eſt point la Doctrine qui corromt le Diſciple ; c’eſt le Diſciple qui corromt la Doctrine. Ce n’eſt pas dans cette ſeule choſe qu’il ſe gliſſe des erreurs. Les Sectes des plus ſages Philoſophes n’ont-elles pas pris des formes différentes, ſelon le caractère de ceux qui les ont ſuivies ? Et n’erre-t-on pas tous les jours dans les différences du culte qu’on rend au même Dieu ?

Si les hommes ne ſuivoient qu’une même voye, ils ne s’égareroient jamais : le Ciel n’eſt point coupable de nos fautes, & l’Amour ne l’eſt point de nos déréglemens. Cette paſſion a défait des Tirans, & formé des Héros ; & de toutes les paſſions, c’eſt la ſeule qui ſoit compatible avec la ſageſſe : le cœur eſt fait pour être occupé ; qui n’aime rien, n’eſt rien ; il faut aimer, pour croire qu’on mérite d’exiſter ; mais j’entens aimer de l’amour que je viens de dépeindre, enfin de celui qui forma l’Univers ; celui dont a parlé Damon, n’étant autre choſe que le déréglement des humains, qui pouroient ſans autre ſecours que celui de la raiſon, ſe rendre maîtres de leurs paſſions, au lieu qu’ils en ſont les eſclaves & les victimes.

Voilà, ſage Béliſe, par où je finis mon diſcours, dont je craignois tort que la longueur n’eût ennuyé votre illuſtre Société. Mais Orophane, que ſes mœurs rendent ſi digne de l’eſtime que vous avez pour lui, me flatta agréablement, en m’aſſurant au nom de la Compagnie, qu’elle étoit toute de mon ſentiment. La charmante Julie, par un préjugé d’éducation, n’oſa m’aplaudir hautement ; mais un de ſes regards enchanteurs qu’elle ſait lancer ſi à propos, m’aſſura de ſon approbation : le ſeul Danton reſta dans ſon opinion, & me fit connoître qu’il me regardoit moi-même comme une perſonne dont le commerce étoit dangereux ; il ſe retira avec un dépit qui nous divertit un moment.

Nous fîmes encore quelques réflexions ſur ce que j’avois dit, & nous nous ſéparâmes en regrettant fort la longueur de votre abſence. Julie ſe chargea de vous écrire cette converſation ; & comme je n’attendois pas que vous vouluſſiez la ſavoir de moi, je ne m’occupois que du ſoin de vous aſſurer que perſonne ici n’a plus d’impatience de votre retour, que votre fidelle URANIE.

À peine Uranie eut-elle achevé de lire, qu’elle reçut un applaudiſſement général. Mais Thélamon la regardant avec des yeux où ſon amour étoit peint : En vérité, lui dit-il, il faut avouer que vous êtes bien coupable de m’avoir privé ſi long-tems du plaiſir que je viens de partager avec la Compagnie ; mais quel que ſoit, le chagrin où me met votre diſcrétion, je ne puis m’empêcher de dire que je trouve Damon très-heureux, d’avoir donné occaſion à un ouvrage auſſi galant.

Il eſt vrai, dit Florinde, & il faut être auſſi extraordinaire qu’il l’eſt, pour n’avoir pas cédé à des raiſons dont la force porte au cœur.

Pour moi, dit Camille, elles attendriſſent le mien ; & je ne ſai ce qu’il deviendroit, ſi l’on m’offroit un hommage de la façon d’Uranie.

Vous êtes très-digne de vous l’attirer, répondit Félicie : mais il faut convenir qu’il n’eſt guéres d’amour ſemblable à celui-là, & qu’Uranie a fait briller ſon eſprit aux dépens de la vérité.

Je ne conviendrai point de cela, belle Félicie, reprit Orophane ; & je ſoutiendrai contre tout l’Univers, qu’il eſt encore des cœurs tels qu’il les faut, pour ſentir une paſſion vertueuſe. Sans-doute, ajouta Thélamon ; & je ne puis penſer qu’Uranie ait fait cet ouvrage, ſans croire qu’il eſt des hommes tels qu’elle les ſouhaite. Je ne m’en défens point, répondit-elle, & j’avoue que mon amour-propre m’a fait imaginer que j’en avois trouvé.

Thélamon ſentit toute la force d’un diſcours ſi obligeant ; & ſans le nombre de leurs amis, il ſe ſeroit jetté à ſes pieds pour la remercier de la juſtice qu’elle lui rendoit. Félicie qui s’apperçut qu’il eût bien voulu lui parler ſans être entendu, propoſa la promenade pour lui en faciliter les moyens, en diſant qu’elle n’empêcheroit pas de parler ſur ce qu’on venoit d’entendre.

À ces mots on ſe leva ; Thélamon donna la main à Uranie ; Camille & Florinde s’étant priſes ſous le bras, laiſſérent à Ororhane la même liberté auprès de Félicie : ainſi, ſans être ſépafez, chacun ſe trouva ſelon ſon inclination.

Je ſuis le plus fortuné des hommes, dit Thélamon à Uranie en marchant, ſi ce que vous venez de dire me regarde ; & mon ſort eſt des plus glorieux, ſi je puis me flatter que vous me connoiſſiez aſſez, pour croire que vous m’avez inſpiré tous les ſentimens que vous devez ſouhaiter dans un cœur qui vous adore.

Je vous aſſure, répondit Uranie, qu’en faiſant le portrait de l’Amour parfait, j’ai cru faire celui de l’honnête-homme ; & que vous ayant toujours trouvé tel, mon diſcours ne regarde que vous : les termes où nous en ſommes, ne me permettent pas de vous diſſimuler mes ſentimens ; la délicateſſe des vôtres fait tout mon bonheur ; & j’ai cru que je leur devois la foible reconnoiſſance, de vous faire voir que je connois tout le prix du cœur que je me flatte de poſſéder. Vous voyez, Thélamon, que je parle avec l’aſſurance d’une femme qui a donné ſa foi : mais je vous conjure de vous ſouvenir qu’il faut encore une cérémonie pour autoriſer mes paroles, & que je vous prie de remettre à ce jour la réponſe que je vois que vous vous préparez à me faire.

Non, Madame, lui dit Thélamon : à quelque excès que vous portiez mon bonheur, je ne ſortirai jamais du reſpect que m’impoſe mon amour & votre vertu : mais, divine Uranie, ne me privez pas juſqu’au temps de cette cérémonie, du plaiſir extrême de vous entretenir de la paſſion la plus fidelle & la plus pure qui ait jamais été.

Je vous le permets, lui dit-elle, quand l’occaſion en pourra naître, ſans bleſſer ce que nous devons à la Compagnie ; il eſt même tems de rendre la converſation générale ; & j’entends une diſpute entre Félicie & Orophane, qui me fait juger qu’ils ont beſoin de nous.

Thélamon ſoupira d’un arrêt qui le privoit d’un entretien ſi doux ; mais toujours ſoumis à ſes ordres, ils joignirent Florinde & Camille, qui étoient déjà auprès de Félicie.

Auſſitôt que cette belle fille vit approcher Uranie : Venez, lui dit-elle, je vous prie, juger du différend que j’ai avec Orophane, & voyez lequel de nous deux a raiſon. Orophane ſe plaint de mon indifférence, & dit qu’il veut eſſayer ſi l’abſence ne me rendra pas plus ſenſible : je lui ſoutiens que c’eſt un moyen peu propre à cela, & que ſi ſa préſence ne peut rien ſur moi, ſon éloignement ne ſervira qu’à me le faire oublier tout-à-fait. Au contraire, reprit Orophane, vous ſongerez à moi, cette penſée amènera le regret, le regret fera naître la ſenſibilité, vous me rappellerez, & je ſerai alors le plus heureux des hommes.

Mais, dit Uranie, vous ſuppoſez donc être regretté ? Mon amour extrême, dit-il, mon reſpect infini, m’aſſurent que Félicie ne trouvant point d’eſclave plus tendre & plus ſoumis, ſera obligée de me rendre juſtice.

En-vérité, dit alors Thélamon, ſi je n’étois perſuadé que vous cherchez à faire briller votre eſprit plutôt qu’à faire connoître vos véritables ſentimens, je vous blâmerois terriblement d’en avoir de cette nature. Un homme parfaitement amoureux peut-il ſonger à s’éloigner de ce qu’il aime, de deſſein prémedité, & doit-il préférer à un bien réel un bonheur imaginaire ? Enfin, c’eſt un eſſai. qu’un amant fidéle ne doit jamais faire, puiſqu’il ſuppoſe peu d’amour, ou trop de préſomption.

En achevant ces mots, ils ſe trouvèrent vis-à-vis de la maiſon ; ils ſe préparoient à y rentrer, lorſqu’Uranie fit appercevoir à la Compagnie, qu’une calèche à ſix chevaux, eſcorrée de deux hommes à cheval, en prenoit le chemin : effectivement cet équipage entra dans la cour. Uranie s’avança pour voir qui c’étoit, & recevoir ce monde ; mais elle fut agréablement ſurpriſe, lorſqu’elle vit Béliſe & Julie deſcendre de la caléche.

Les deux cavaliers qui étoient promtement deſcendus de cheval pour leur donner la main, attirerent l’attention d’Uranie & de la Compagnie, perſonne ne les connoiſſant ; ſurtout le plus jeune des deux fit impreſſion ſur elle ; il étoit grand, la taille belle, aiſée, les yeux noirs, le nez bien fait, la bouche admirable, & un air de grandeur & de nobleſſe qui faiſoit juger de celle de ſa naiſſance ou de ſes ſentimens ; il donnoit la main à Béliſe.

Uranie s’avança avec précipitation pour l’embraſſer. Vous êtes ſans-doute ſurpriſe, lui dit-elle, après lui avoir rendu ſes careſſes, & ſalué la Compagnie, de me voir prendre la liberté d’amener chez vous des perſonnes inconnues : mais, ma chere Uranie, mon amitié ne me permet pas de vous laiſſer ignorer mes chagrins ou ma joye ; & je viens vous faire partager l’un & l’autre. Comme les perſonnes que vous voyez en ſont les principaux objets, j’ai cru leur préſence néceſſaire à tout ce que j’ai à vous dire.

C’eſt augmenter ma joye bien obligeamment, lui dit Uranie, que d’y ajouter cette marque de confiance ; & quand je ne ſerois. pas diſpoſée, comme je le ſuis, à recevoir avec plaiſir tout ce qui a rapport à vous, les perſonnes qui vous accompagnent ſont faites d’un air à s’attirer la conſidération de tout le monde.

Alors Béliſe ſe tournant vers le cavalier qui l’aidoit à marcher ; Voilà, lui dit-elle, mon cher Orſame, ce Thélamon & cette Uranie que vous avez tant d’envie de connoître, & dont le mérite a fait une ſi forte impreſſion ſur vous. Je ne les ai point méconnus, Madame, lui répondit-il, en s’avançant à Thélamon, qui ouvroit déjà les bras pour le recevoir, & cette même impreſſion dont vous parlez m’en a d’abord inſtruit. Alors s’adreſſant à Uranie, il lui rendit ce que tout le monde lui devoit avec une grâce infinie.

Thélamon & elle répondirent avec leur eſprit ordinaire à cet obligeant diſcours ; & la Compagnie s’etant jointe, Béliſe & Julie reçurent les amitiez, de Félicie, de Camille, & de Florinde. Orophane qui étoit fort connu de Béliſe, fut préſenté de ſa main aux deux inconnus, qui ne démentirent en rien l’opinion que leur phiſionomie donnoit de leur eſprit.

Le plus âgé des deux, malgré un grand air de mélancolie, faiſoit remarquer tant de graces dans ſes avions, qu’on ne pouvoit lui refuſer de l’eſtime & de la conſidération.

Pour celui que Béliſe avoit nommé Orſame, une certaine conformité de grandeur d’ame & de ſentimens ſe trouvant entre Thélamon & lui, leurs cœurs ſe lierent à cette première vuë, comme s’ils s’étoient connus depuis long-tems ; & l’on peut dire que la ſimpathie leur abrégea celui qu’il faut pour ſe connoître parfaitement.

Comme l’eſpace étoit encore long juſqu’au ſouper, Uranie conduiſit la Compagnie ſur une terraſſe qui donnoit ſur l’eau, & d’où l’on découvroit une vue délicieuſe : elle étoit entourée d’un nombre infini de lits de gazons, qui donnerent la commodité de s’aſſeoir à la portée les uns des autres.

Après les complimens ordinaires en ces ſortes d’occaſions, Béliſe prenant la parole : je ne vois perſonne ici, dit-elle, qui puiſſe me diſpenſer d’apprendre à Uranie des avantures où je ſuis ſûre qu’elle prendra beaucoup de part : ainſi, puiſque nous en avons le tems, je crois qu’il faut l’employer à lui apprendre ce qui m’amene ici indépendamment de l’envie de la voir.

Puiſque perſonne ne nous contraint, répondit Uranie, vous me donnerez une ſatisfaction extrême ; & je vous avoue que je vois un certain air de langueur dans les yeux de l’aimable Julie qui redouble ma curioſité, m’imaginant qu’elle a grand intérêt à ce que vous allez nous conter. Votre pénétration, ma chere Uranie, dit Julie en rougiſſant, ne ſe dément jamais ; & vous adreſſez ſi juſte, que je vous prie d’engager Béliſe à me permettre de viſiter ce beau lieu pendant ſon récit. Je vous le permets, s’écria Béliſe en riant ; & quelque chagrin que votre abſence nous puiſſe donner, je vous diſpenſe d’entendre, votre hiſtoire.

À ces mots Julie ſe leva, & prenant le plus, âgé des deux cavaliers ſous le bras, elle ſe retira en ſaluant la Compagnie avec une grace charmante. L’Inconnu la ſuivit quelques pas, lui parla bas, il parut qu’elle lui répondoit avec tendreſſe, & il la quitta pour écouter ce que Béliſe avoit à dire ; ſa préſence y étant néceſſaire, pour le faire connoître à la Compagnie.

Béliſe voyant qu’on ſe préparoit à l’entendre, commença de cette ſorte en s’adreſſant à Uranie.