Chez Guil. Meyer (Tome premierp. 1-13).

LES
JOURNÉES
AMUSANTES.
PREMIERE JOURNEE.


S ix Perſonnes unies par l’eſprit & le cœur, & poſſedans tout ce qui eſt néceſſaire pour ſe paſſer du reſte du monde, ennuyées du tumulte d’une des plus belles villes de l’Europe, firent partie d’aller ſe renfermer pour quelque tems dans une maiſon champêtre, & d’en relever la ruſticité par la pureté de leurs plaiſirs, & les productions de leur eſprit.

Ce deſſein formé fut bientot exécuté : la même volonté gouvernant cette ſociété, nulle difficulté n’en retarda l’effet. Deux hommes & quatre femmes compoſoient cette compagnie. Mais quels hommes & quelles femmes ! Tout ce que l’eſprit, la vertu, l’honneur & la probité peuvent donner aux mortels pour les rendre parfaits, s’y trouvoit raſſemblé.

Thélamon, Uranie, Orophane & Félicie ne pouvoient rien voir qui leur fût égal ; auſſi le Ciel les avoit-il deſtinez à s’unir par des liens ſacrez & indiſſolubles. L’attente d’un bonheur où chacun d’eux aſpiroit avec ardeur, n’étoit point troublée par cette impatience tumultueuſe que donnent les paſſions ordinaires. Ils déſiroient, mais ſans emportement & ſans dérèglement, la pudeur & la probité réglant leurs actions. Thélamon attendoit avec un reſpect égal à ſon amour, le moment qui devoit unir ſon ſort à celui de ſa fidelle Uranie. Orophane tout plein des vertus de ſon ami, & trop vertueux lui-même pour ſuivre une autre voye, cherchoit à remplir l’eſpace qu’il y avoit encore juſqu’à ſon mariage avec Félicie, par tout ce qu’un amour pur & reſpectueux peut inſpirer à un honnête homme.

Les objets d’une pareille ardeur ne devoient pas être ſans mérite ; & c’eſt faire leur éloge, que de dire qu’ils avoient fait naître des paſſions, dont le caractère eſt ſi rare dans le ſiécle où nous ſommes.

Thélamon joignoit à un eſprit orné, ſage & délicat, une grandeur d’ame & une nobleſſe de ſentimens qui le mettoient fort au-deſſus des autres hommes.

Orophane avoit de l’eſprit & du ſavoir ; & quoiqu’il fût différent de celui de Thélamon, comme ils tendoient à la même vertu, la diverſité de leurs ſentimens ne formoit qu’un contraſte néceſſaire pour faire briller des qualitez différentes.

Uranie & Félicie ne pouvoient eſpérer qu’un ſort heureux avec de tels Époux. Les deux amies qu’elles avoient choiſies pour être de leur partie, poſſédoient tout ce qu’il faloit pour être admiſes dans cette illuſtre ſociété ; Camille & Florinde ne cédant, en mérice, qu’à Uranie & Félicie.

Ces ſix perſonnes, telles que je viens de les peindre, partirent enſemble, & ſe rendirent dans la ſolitude deſtinée à les faire jouir d’une tranquilité parfaite : la Maiſon apartenoit à Uranie, qui faiſant conſiſter le vrai bonheur dans la poſſeſſion de l’utile orné ſimplement, n’avoit enrichi ſa demeure champêtre d’aucune des ſubtilitez de l’art ; mais ſeulement aidant à la nature, elle en avoit fait un ſéjour délicieux : une grande & fameuſe Riviére formoit le canal de ſon jardin : une riche Campagne coupée par pluſieurs bras de cette Rivière, faiſoit la vue de la Maiſon : un bois ſombre, touffu, bien entretenu, rempli d’allées ſolitaires & brillantes, la garantiſſoit des ardeurs du Soleil : un Parterre orné des plus belles fleurs y rendoit la fin du jour auſſi agréable que ſon commencement : un Jardin fruitier & potager, garni d’eſpaliers chargez de tout ce qui peut faire plaiſir au goût, compoſoit une partie de l’utile : une baſſecour qui fourniſſoit les choſes les plus néceſſaires à la vie, en achevoit la perfection : la vuë diverſifiée, & toujours heureuſement bornée, charmait les yeux en quelqu’endroit qu’on portât ſes pas : la Maiſon, ni grande ni petite, mais commode, n’offroit point aux regards les beautez d’une ſuperbe architecture, ni la ſomptuoſité des ameublemens ; l’aiſance & la propreté en faiſoient la magnificence : un Salon galamment conſtruit ſe diſtribuoit à quatre Appartemens ? qui étant doubles, en formoient huit, dont les dégagemens différens donnoient la liberté d’être enſemble ou ſéparez : & ſi on ne trouvoit pas l’abondance dans cet aimable lieu, du moins peut-on aſſurer que rien n’y manquoit. Uranie en fit les honneurs, d’une façon qui perſuada ſes amis du plaiſir qu’elle avoit à les y recevoir.

Quoique Thélamon y fut venu pluſieurs fois, la joye de s’y voir libre & ſans contrainte, lui en fit remarquer les beautez avec plus d’attachement : & comme rien ne le touchoit plus fortement que le vrai, il vit avec une ſatisfaction extrême, que la ſeule magnificence de cette Maiſon conſiſtoit dans un ſuperbe & grand Cabinet tapiſſé, depuis la corniche juſqu’au lambris, des Livres les plus rares, les plus néceſſaires, & les mieux choiſis. Il en marqua ſon contenrement par un regard vif & pénétrant, qui rencontrant ceux d’Uranie, lui fit ſentir le plaiſir inexprimable que l’on goûte lorſqu’on trouve l’occaſion de plaîre à ce qu’on aime.

Voilà, lui dit-elle, le fruit heureuxque l’on retire d’avoir d’illuſtres amis : l’envie de s’en rendre digne donne de l’émulation qui porte aux belles choſes, j’aurois cru ma maiſon. dénuée de tout, ſi je n’en avois pas rempli une partie, de ce qui peut occuper agréablement les perſonnes que j’eſtime.

Vous honorez votre propre choix en parlant ainſi, lui dit Félicie : mais malgré l’excès de politeſſe qui vous a contrainte à nous adreſſer en général un diſcours ſi flatteur, je vous aſſure, au nom de toute la compagnie, que nous le cédons ſans peine à celui qui vous l’inſpire, dit-elle en regardant Thélamon ; & nous faiſons trop de cas de ſon eſprit & du caractère de ſon cœur, pour ignorer que lui ſeul mérite toute l’attention du vôtre.

Je ne m’attendois pas, répondit Thélamon, à voir rouler ſur moi ce qui n’eſt dû qu’au génie d’Uranie : l’eſtime que j’en fais, m’a forcé de montrer le plaiſir que j’ai de la voir toujours courir au ſolide : & comme la lecture eſt, ſelon moi, une nouriture néceſſaire à l’ame, je n’ai pu me diſpenſer de regarder ce Cabinet, comme le plus beau lieu de cette Maiſon, & le plus digne de celle qui l’habite.

Quoiqu’il en ſoit, dit Uranie, il vous fournira de quoi couler le tems que nous nous ſommes preſcrit de reſter ici ; & lorſque la converſation commencera à languir, nous y viendrons chercher du ſecours.

Je ſuis perſuadé, dit Orophane, que nous y viendrons rarement, ſi nous attendons la fin de notre attention à tout ce que vous direz : ainſi je ſuis d’avis que nous nous impoſons pour loi, d’y venir paſſer deux heures chaque jour, & que chacun, dans un ſilence mutuel, prenne ce qui lui fera plaiſir, & que nous communiquant les ſujets qui nous auront frappez, nous en faſſions la diſſection ou la critique, pour conſacrer ce lieu aux faits hiſtoriques & galans que ces livres, ou notre mémoire, ſeront capables de nous fournir.

J’aprouve ce deſſein, dit Camille avec une aimable vivacité ; mais pour le ſilence, je n’en ſuis point : & comme je ſuis ſure d’être la prémière à le rompre, je ſuis bien aiſe d’empêcher qu’on impoſe une loi qu’il n’eſt pas en mon pouvoir de ſuivre. Lorſque je ſuis dans l’enthouſiaſme de quelque bel endroit, il faut que j’en parle ſur le champ, que je le répéte à haute voix, & que j’en faſſe ſentir les beautez avec la véhémence qu’on me reproche quelquefois, ou que je devienne ſtupide.

La compagnie rit fort de la ſaillie de Camille : & pour la ſatisfaire, auſſi bien que pour ne ſe pas priver du plaiſir de l’entendre parler, on retrancha le ſilence de deux heures, que l’on ſe promit de paſſer dans le Salon des Sciences, enſuite on regla la journée en trois parties : la matinée fut laiſſée aux Dames, pour faire ce qu’elles jugeraient à propos : la ſortie du dîner fut deſtinée au tems marqué pour la Bibliothèque : domine étant le plus chaud & le moins convenable à la promenade : le reſte juſqu’au ſouper devoit être employé à conter quelque hiſtoire, ou entendre quelques piéces nouvelles de ver ou de proſe. Le ſouper fini on ne devoit ſonger qu’à ſe délaſſer l’eſprit des occupations du jour, avec une entiére liberté de ſuivre ſon inclination.

Uranie approuva ce règlement, avec cette différence, qu’elle fit conſentir ſes amis à ne pas obliger ceux qui les viendroient voir à ſubir leurs loix ; tout le monde, ajouta-t-elle, n’étant pas d’humeur à paſſer ſon tems comme nous.

On fut de ſon ſentiment, après quoi la compagnie viſita le reſte de la maiſon, qui malgré ſon peu d’étenduë, étoit ſi bien ménagée & ſi également ornée, qu’on ne pouvoit ſe laſſer de l’admirer.

Camille & Florinde ne voulant point ſe ſéparer, prirent un apartement à elles deux. Thélamon & Orophane en firent de même ; & Uranie n’abandonnant jamais ſa chére Félicie, voulut qu’elle partageât auſſi le ſien ; ainſi, de cette façon, il en reſtoit encore plus qu’il n’en falloit, pour recevoir commodément les perſonnes qui pouvoient les venir voir.

Ces petites occupations les ayant conduits juſqu’au diner, ils ſe mirent à table, qui fut ſervie ſélon le ſiſtême qu’Uranie avoit établi chez, elle ; c’eſt à-dire, ſans profuſion, mais d’un goût & d’une délicateſſe préférable à la magnificence.

Le diner fini, on réſolut de commencer ce qu’on avoit projetté en ſe retirant dans le Salon des Sciences : la compagnie s’y rendit avec empreſſement, & chacun ayant pris un livre ſelon ſon goût & la ſituation de ſon eſprit, le ſilence regna quelque tems dans cette aimable ſociété.

Mais Camille ſuivant le feu de ſon tempérament le rompit la première, en s’écriant. Voilà un trait qui me charme dans l’Hiſtoire de Cyrus, ſur laquelle je ſuis tombée. Je mets ce grand Prince au-deſſus d’Alexandre, qui malgré ſes grandes qualitez, a cédé toujours à ſes paſſions ſans ménagement pour ſa gloire, & pour l’immortalité à laquelle il aſpiroit : mais Xénophon me peint Cyrus tel que devroient être tous les grands Hommes. Ce Héros toujours guerrier, toujours vainqueur, n’a jamais ceſſé d’être ſage ; ſes Conquêtes n’ont point autoriſé ſes foibleſſes : maître abſolu d’un peuple innombrable, il ne s’eſt rien cru de plus permis qu’aux autres : ce Prince, dont la vertu égaloit la valeur, après avoir dompté les nations les plus belliqueuſes, en ayant aſſez fait pour aſſurer ſa gloire, & donner quelque choſe à ſon cœur, apprend que la plus belle Princeſſe de l’Univers, la vertueuſe Pentée eſt ſa priſonniére ; & ſentant que le penchant de ſon ame eſt d’adorer la vertu, laquelle ſoutenue d’une grande beauté pourroit le conduire à l’amour, il refuſe de la voir, lui fait rendre les honneurs dûs à ſon rang & à ſon mérite, ſans oſer jamais s’expoſer à ſes regards, dans la crainte d’être vaincu par une paſſion qui pourroit ternir l’éclat de tant de belles actions.

Je ſuis perſuadée, continua Camille, que, ſi Pentée avoit eu le caractère des Taleſtris & des Cléopatres, Cyrus n’auroit pas redouté ſa vuë, ſa vertu le garantiſſant du pouvoir trompeur des beautez frivoles ; mais la ſageſſe de Pentée étant pour lui plus à craindre que ſes charmes, il devoit préſumer, comme il fit, qu’elle auroit été l’aimant qui eût attiré ſon ame ; étant preſque inévitable que le plus vertueux de tous les hommes, ne devint amoureux de la plus vertueuſe de toutes les femmes.

La remarque de Camille eſt très-juſte, dit Thélamon ; & je crois que, pour bien connoître les hommes, il en faut juger par les foibleſſes dans leſquelles ils évitent de tomber, plutôt que par leurs grandes actions. Les plus cruels tyrans ont eu quelques vertus ; mais lorſqu’on ſait tirer une haute ſageſſe de ce qui peut paroître vicieux, c’eſt alors qu’on aquiert à juſte titre la qualité de Grand.

Cyrus eût été moins condamnable d’aimer Pentée, que ne le fut Alexandre de s’être livré, dans le vin, à h violence de ſon tempérament, par le meurtre de Clitus : & je trouve qu’un Prince de notre tems l’emporte ſur la modération de Cyrus, & ternit la mémoire d’Alexandre par une ſeule de ſes actions. Ce Prince donnant un feſtin à toute ſa Cour, & s’y étant laiſſé prendre de vin aſſez conſidérablement pour faire quelque choſe de peu convenable à la Dignité Royale, & s’en étant ſouvenu le lendemain, en fut ſi indigné contre lui-même, qu’ayant raſſemblé les mêmes perſonnes à ſa table, il fit ſerment en leur préſence de ne boire de ſa vie d’une liqueur qui l’avoit pu mettre un moment au rang des hommes ordinaires.

Voilà, continua Thélamon, ce qui s’appelle Vertu : connoître ſes défauts, & s’en corriger, lorſqu’on peut les avoir impunément par le rang qu’on occupe, c’eſt être vraiment ſage ; & l’on peut tout eſpérer d’un Prince qui penſe & qui agit ainſi.

Il eſt vrai, dit Florinde ; mais pour l’amour, je ne conviendrai point que ce ſoit un défaut dans un grand homme ; il me ſemble qu’il n’eſt pas incompatible d’être héros & amoureux.

Non ſans doute, repartit Félicie, mais il faut aimer comme Uranie veut que l’on aime, pour accorder ces titres : & ſi elle vouloit nous lire la lettre qu’elle écrivit à Bèliſe ſur ce ſujet, vous ſeriez tous convaincus que l’amour peut être compagnon de la vertu.

En-vérité, dit Uranie, vous m’allez expoſer à une vive critiquer & je crains bien que ce que vous dites pour me faire honneur, ne tourne à ma confuſion.

J’ai entendu parler de cette lettre, dit Camille, & ſelon toutes les apparences elle eſt très-digne d’attention.

Pour moi, ajouta Orophane, qui fus préſent à la converſation qui donna occaſion à cet ouvrage, je puis vous aſſurer que je ne me laſſe point de l’entendre.

Je l’ignore, dit alors Thélamon, & je ſuis très-touché de la diſcrétion d’Uranie, qui m’a privé juſqu’ici d’apprendre ſes ſentimens ſur une paſſion qu’elle ſait ſi bien inſpirer. Vous étiez abſent, répondit-elle en ſouriant ; & j’ai eu tant de choſes à vous dire à votre retour, que je n’ai pas cru les devoir interrompre pour un ſujet de ſi peu de conſéquence.

C’eſt s’excuſer fort galamment, dit Florinde, mais vous ſubirez la loi : & puiſque le Soleil nous laiſſe la liberté de jouir de la promenade, je ſuis d’avis que nous conduiſions nos pas au bord de cette belle Rivière, & que ſa douce fraicheur, jointe aux accens d’Uranie, nous faſſe goûter un plaiſir parfait.

La compagnie trouva que Florinde avoit raiſon, on ſe rendit au bord de l’eau… Uranie ayant fait aporter des carreaux, chacun prit la place ; & voyant qu’on faiſoit un ſilence qui marquoit l’envie qu’on avoit de l’entendre, elle prit ainſi la parole.

Avant que de lire la lettre dont il s’agit, je dois vous inſtruire que nous fumes priées, Félicie & moi, d’aller paſſer quinze jours chez Béliſe : comme c’eſt la perſonne la plus eſtimable, cette partie nous fit plaiſir, nous nous y rendîmes ; mais en arrivant, nous apprîmes qu’elle avoit été obligée de partir pour la Province, pour une affaire importante : elle nous fit prier de ne pas priver Julie ſa niéce de notre préſence, puiſqu’elle l’avoit laiſſée pour nous recevoir.

Julie eſt une fille charmante. & d’un eſprit tout-à-fait éclairé ; ainſi, nous n’eûmes pas de peine d’accorder à Béliſe ce qu’elle nous demandoit, eſtimant aſſez Julie pour faire le voyage à ſa conſidération : elle nous reçut avec toutes ſes grâces : nous y trouvâmes bonne compagnie, en hommes & en femmes ; & le lendemain, elle ſur augmentée de Damon & d’Orophane. Je crois que vous connoiſſez Damon, & que ſon caractère ne vous a pas échapé. Non ſans-doute, repondit Camille ; c’eſt un de ces hommes qui trompent, il parle comme s’il avoit de l’eſprit, on lui en trouve même ſur certaines choſes ; mais lorſqu’on approfondit, on voit l’erreur dans laquelle on étoit tombé, & qu’il ne doit qu’à ſes opinions toujours contraires à celles des autres, & à la violence dont il aſſaiſonne ſes diſcours, l’attention qu’on lui prête quelquefois.

Ce Damon tel que vous le peignez, continua Uranie, fit naître une diſpute entre nous, qui fut aſſez vive : & quelqu’un de la compagnie l’ayant écrite à Beliſe, elle me manda que pour la conſoler de n’être pas témoin de nos amuſemens, il falloit que je lui écriviſſe, mot à mot, la querelle que j’avois eue avec Damon. Sollicitée d’ailleurs par Orophane & Félicie, qui craignoient, diſoient-ils, d’oublier la plûpart des choſes que j’avois dites, je me vis forcée à faire une eſpéce d’ouvrage d’un diſcours que j’avois cru indifférent. Le voici, ajouta-t-elle, & je ſouhaite qu’il ne vous faſſe pas repentir de votre curioſité.