Chez Guil. Meyer (Tome premierp. 28-45).


HISTOIRE
de Bélise, d’Orsame, & de Julie.


VOus savez, ma chère Uranie, que ma famille a tenu un rang assez distingué, & que : quantité des plus belles Charges presque héréditaires dans ma Maison l’ont rendue illustre. Quoique vous me connoissiez parfaitement, je suis obligée de vous faire souvenir de ces choses, pour l’éclaircissement de ce que j’ai à vous apprendre. Mon pere, qui avoit amassé de grandes richesses, tant par ses emplois, considérables, que par le retour heureux de plusieurs vaisseaux qu’il avoit envoyez aux Indes, ne laissa d’un mariage avantageux qu’un fils & moi.

Ma mere étant morte la première, il me fit élever dans une maison de vos Vierges voilées, &prit un ſoin particulier de Dorante mon frere, & je puis aſſurer qu’il en fit un homme digne d’une eſtime générale. Mon pere mourut & Dorante, devenu maître de ſes actions & d’un bien immenſe, ne ſongea qu’à m’en faire partager les douceurs : il me rappella près de lui, & me montrant les tendreſſes d’un pere, je ne m’apperçus pas que je n’en avois plus. Ma félicité eût été parfaite, ſi l’Amour ne fût venu la troubler.

Mon frere avoit un ami nommé Philinte, qui tenoit un emploi des plus beaux dans notre armée navale ; ſa valeur le lui avoit aquis dans un âge où les autres ne font que commencer. Ce Philinte avoit une ſœur qui lui étoit auſſi chere que je l’étois à mon frere : c’étoit une veuve de vingt-ans, elle avoit un fils qui n’en avoit que deux ; & retirée dans une terre où perſonne ne la voyoit que ſon frere, elle ne s’occupoit qu’à faire élever cet enfant qu’elle aimoit avec ardeur. Une ſi triſte vie, de laquelle on avoit voulu la détourner pluſieurs fois, ſans qu’elle y pût conſentir, touchoit Philinte ſenſiblement ; & deſirant faire une dernière tentative, il propoſa à Dorante d’aller voir cette chere ſœur ; eſpérant, diſoit-il, que ma compagnie l’attireroit près de lui. Mon frere y conſentit avec plaiſir, & ma complaiſance pour lui ne m’y fit trouver nulle difficulté.

Juſques-là je ne m’étois point apperçue que Philinte eût pour moi d’autres ſentimens que ceux de l’amitié, celle qui le lioit avec mon frere autoriſant les devoirs qu’il me rendait : & comme rien au monde n’étoit plus aimable que Philinte, j’avois pour lui l’eſtime la plus tendre, ſans croire que mon cœur pût faire plus de chemin.

Dans cette ſituation d’eſprit, nous partîmes pour aller voir Arſeſne ; c’étoit le nom de la ſœur de Philinte.

Pendant le voyage, mon frere le pria de nous en faire le portrait, mais nous ne pumes tirer de lui que ces ſeuls mots : Vous la verrez, & vous en jugerez.

Le ſilence qu’il affecta là-deſſus, & la retraite volontaire que cette Veuve s’étoit impoſée, nous firent croire qu’elle étoit de ces perſonnes diſgraciées de la nature, qu’un bon eſprit conduit ; & que ſe connoiſſant, elle ſe cachoit par une juſtice tacite qu’elle ſe rendoit.

Prevenus de cette idée, nous ceſſâmes de preſſer Philinte, & nous arrivâmes chez ſa ſœur. Comme il l’avoit fait avertir qu’il venoit avec du monde, tout étoit préparé pour nous recevoir.

Quoique ce lieu ſoit digne de deſcription, je ne vous la ferai point. Je vous dirai ſeulement que c’eſt un ſéjour enchanté, & que nos yeux furent frappez de tant de beautez, que nous ſoupirions en ſecret, Dorante & moi, de ce que, ſelon les apparences, il n’étoit pas habité par une perſonne aimable. Maiſ quelle fût notre ſurpriſe, lorſque nous vîmes Arſeſne au milieu de ſes Femmes, qui nous attendoit ſur un ſuperbe perron, qu’il falloit paſſer pour ſe rendre à ſon appartement ! Jamais rien de plus beau ne s’offrit à la vue. La régularité de ſes traits, la fraicheur d’une brillante jeuneſſe, une taille avantageuſe & fine, l’embonpoint néceſſaire à l’éclat de la peau ; tout cela ſoutenu de mille graces qu’on ne peut décrire, c’eſt le portrait d’Arſeſne.

Soit que l’idée que nous nous en étions faite, Dorante & moi, contribuât à notre admiration, ou que ce fût véritablement l’effet des charmes de cette belle Veuve, nous fumes ſaiſis d’étonnement. Le cœur de Dorante, juſqu’alors ſans engagement, ſe trouva lié par les plus fortes chaînes.

Philinte qui ne perdoit rien de tous nos mouvemens, les vit avec une joye qui parut ſur ſon viſage. Il me donnoit la main, & m’ayant préſentée à ſa ſœur, cette charmante femme nous fit un accueil qui nous marqua qu’elle avoit autant d’eſprit que de beauté. Dorante étoit ſi charmé & ſi pénétré de tout ce qu’il voyoit, qu’il ne trouvoit point d’expreſſions aſſez fortes pour ſe faire entendre.

Je ne vous dirai rien de la magnificence dont nous fumes traitez. Il ſuffit de vous apprendre qu’une violente paſſion s’alluma dans l’ame de mon frere ; & que ne pouvant la contenir dans un ſilence qui troubloit ſon repos, il m’en parla le ſixième jour de notre arrivée dans cet aimable lieu, en me priant de ſavoir là-deſſus les ſentimens de Philinte ; ſon amour lui ayant inſpiré une timidité qu’il lui étoit impoſſible de vaincre. Dorante m’étoit trop cher, & Arſeſne me paroiſſoit trop charmante, pour refuſer cette commiſſion. Je me chargeai de parler à Philinte, ce que je fis le même jour.

Il reçut la propoſition de ce mariage avec une joye dont je fus ſurpriſe, connoiſſant le deſintéreſſement de ſon ame. Il m’aſſura qu’il y feroit conſentir Arſeſne, que le parti lui étoit trop avantageux pour qu’elle oſât le refuſer, mais qu’il pourroit y avoir un obſtacle que Dorante ſeul pouvoit lever ; qu’il me prioit de trouver bon qu’il ne le déclarât qu’à lui ; & que s’il y trouvoit du reméde, rien ne retarderoit ſon bonheur.

Je le preſſài fort de me dire quel étoit cet obſtacle : mais ſes réponſes me parurent ſi embaraſſées, que me troublant moi-même, je lui laiſſai la liberté qu’il ſouhaitoit. Il fut trouver Dorante, avec lequel il reſta longtems. Il ne l’eut pas plutôt quitté, que mon frere vint dans mon appartement. Je vous dois tout, me dit-il en entrant, ma chere Béliſe ; mais achevez votre ouvrage, & me rendez le plus heureux des hommes, en donnant votre main à Philinte qui vous adore.

Je vous avouë, ma chere Uranie, que ces mots me déſillerent les yeux, & m’apprirent les ſentimens de mon cœur. Je démêlai en un inſtant la cauſe des ſoins de Philinte, & celle de mon eſtime pour lui ; mais cachant à Dorante l’état ſecret de mon ame, je me fis honneur près de lui du conſentement que je donnai de ſuivre ſes volontez ſans répugnance.

Comme j’achevois de parler, Philinte parut avec Arſeſne, qu’il me preſenta comme une ſœur ſoumiſe à ce qu’il avoit réſolu. Je dégage, me dit elle en m’embraſſant, la parole que je viens de donner, ſi vous vous oppoſez au bonheur de mon frere. Celui de Dorante m’eſt trop précieux, lui répondis-je, pour le retarder : ainſi, charmante Arſeſne, j’aſſure Philinte en votre préſence que j’accepte avec plaiſir le cœur qu’il veut bien m’offrir. Philinte me répondit de façon à me faire croire que le ſilence qu’il s’étoit impoſé juſqu’alors, n’avoit fait que rendre ſon amour plus violent. Dorante rendit mille graces à ſa chere Arſeſne, de l’aveu qu’elle lui fit de ſon eſtime pour lui. Enfin, cette double union conclue, nos freres ne ſongerent plus qu’à la terminer, & jugerent à propos de venir dans la Capitale, Dorante voulant la rendre ſolemnelle.

Arſerne donna ſes ordres pour la ſûreté de ſon fils, qu’elle aimoit d’une tendreſſe infinie ; & peut-être ne ſe fût-elle jamais réſolue à prendre un ſecond engagement, ſans les avantages conſidérables que Dorante faiſoit à cet enfant.

Toutes nos meſures priſes, il fallut partir ; mais nous fumes vivement touchez de l’extrême douleur d’Arſeſne, en ſe réparant du jeune Orſame : cent fois on le lui arracha des bras, & cent fois elle le reprit. Un torrent de larmes accompagnoit toutes les choſes tendres qu’elle lui diſoit ; & cela fut porté à un tel excès, que Dorante la pria qu’il vint avec nous ; mais la raiſon dominant ſur la tendreſſe, elle ne voulut point y conſentir ; jugeant que le changement de l’air pourroit lui être contraire, ayant pris naiſſance en ce lieu, & n’en étant jamais ſorti : les femmes même qui avoient ſoin de lui, s’y oppoſerent auſſi fortement. Ainſi Arſeſne prenant une forte réſolution, ſe jetta en caroſſe avec précipitation, & fit ſigne qu’on ôtât Orſame de ſa préſence.

Nous la ſuivîmes promtement, & nous partîmes aſſez triſtement pour des perſonnes qui avoient lieu d’être contentes. Arſeſne cependant parut reprendre ſa tranquilité en approchant de la Ville : elle dit mille choſes obligeantes à Dorante & à moi, qu’elle accompagnoit d’une grace charmante ; & je puis vous aſſurer que je me trouvois auſſi heureuſe de m’unir à elle, que mon frere ſe le trouvoit de devenir ſon époux. Nous arrivâmes chez Dorante, & dès le lendemain il ordonna les préparatifs de cette double union.

Enfin la veille de ce grand jour parut ; mais il ne vint que pour nous accabler de la plus vive douleur. Arſeſne fut attaquée d’une violente fiévre, qui la contraignit de ſe mettre au lit. Allarmés, comme vous pouvez juger, on fit venir du ſecours ; mais quelques ſoins que nous priſſions, Arſeſne tourna à la mort en moins de trois heures. Elle s’en apperçut la première, voyant que tous les remedes qu’on lui faiſoit augmentoient ſon mal plutôt que de le ſoulager.

Elle fit approcher Dorante & Philinte : j’étois aſſiſe ſur ſon lit, la tenant entre mes bras. Je vois bien, dit-elle à Dorante, que le Ciel ne veut pas que je jouïſſe du bonheur que vous me prépariez : je vous aſſure, ajouta-t-elle en lui prenant la main, que je me faiſois une douce loi de contribuer au vôtre : mais puiſque cela ne ſe peut, tranſportez à mon fils la tendreſſe que vous avez pour moi, & que j’aye la conſolation de croire qu’en perdant ſa mere, il retrouvera un pere en vous. Je vous prie auſſi que ma mort ne retarde point l’union de Béliſe & de Philinte. À ces mors elle m’embraſſa, & faiſant approcher Philinte encore plus près d’elle, elle nous prit les mains, & les mettant l’une dans l’autre : ſouvenez-vous tous deux, nous dit-elle, d’une ſœur qui meurt en vous aimant tendrement. Philinte & moi fondions en larmes.

Mais Dorante étoit dans un état affreux, je crus pluſieurs fois qu’il alloit expirer. IL étoit à genoux au devant du lit d’Arſeſne, & lui tenoit les mains ſans pouvoir dire une ſeule parole. Cette aimable femme ſe ſentant prête à perdre la vie, l’embraſſa. Adieu, lui dit-elle cher époux : éloignez-vous d’ici, vous m’attendriſſez trop, vivez pour l’amour de moi & pour mon fils.

À ces mors, elle fit ſigne qu’elle vouloit qu’on ſe retirât ; on emporta Dorante évanouï. Philinte le ſuivit, pour calmer les tranſports de ſa douleur.

Pour moi, je ne puis dire ce que je devins : tout ce que je ſai, c’eſt que je me trouvai dans mon appartement & ſur mon lit, auprès duquel étoit Philinte dans une triſteſſe affreuſe ; & ce fut avec une peine extrême qu’il m’avoua qu’Arſeſne venoit d’expirer, & que tout ſon corps s’étoit couvert d’un venin, que la force des remedes n’avoit pu faire ſortir.

Je ſongeai d’abord à mon frere. Philinte m’aſſura qu’il étoit entouré d’amis & de domeſtiques, qui mettoient leurs ſoins à le conſoler. Je me rendis près de lui, je le trouvai dans un état pitoyable. Nous fumes près d’un mois ſans pouvoir parvenir à calmer ſa douleur, & dans un accablement qui ne nous permit pas de ſonger à rien qu’à regreter Arſeſne, laquelle par ſon teſtament avoir rendu Dorante tuteur de ſon fils, & poſſeſſeur de ſon bien juſques à ſa majorité. Mon frere envoya à ſa Terre pour faire ſavoir ſa mort & ſes dernières volontez, & aſſurer les gens qu’il prendroit ſoin d’eux comme ſi elle eût vécu.

Philinte eût bien voulu que mon frere terminât notre mariage ; mais il n’étoit pas de la bienſéance de le preſſer là-deſſus. Le tems qui s’écoula, me donna celui de connoître Philinte plus parfaitement. Étant beaucoup plus libres de nous voir & de nous parler, notre tendreſſe devint à ce degré de perfection qui rend les paſſions éternelles, lorſqu’elles ont un caractère de vertu.

Philinte cependant croyant avoir aſſez donné à la douleur de mon frere, lui parla de notre hymen, & le pria de le conclure. Il y conſentit, & il fut arrêté pour huit jours après.

Nous attendions ce moment avec impatience ; mais comme nous étions deſtinez Dorante & moi à n’être jamais heureux, Philinte reçut un ordre ſuprême de ſe rendre à l’Armée navale, toute prête à mettre à la voile pour une expédition ſecrete. Il n’y eut pas moyen de demander du retardement ; il fallut partir, & s’embarquer. Jugez du deſeſpoir de Philinte, il fût inconcevable.

Pour moi je ne prétens pas ici me peindre en eſprit fort, je fus extrêmement touchée de ce contre-tems ; & le péril que Philinte alloit courir, me rendoit encore ſon départ plus ſenſible. Il n’employa le tems qui lui reſtoit, qu’à me rendre maîtreſſe abſolue de tout ſon bien, ne laiſſant à ſon neveu fils d’Arſeſne que ce qu’il ne pouvoit lui ôter ; & nous nous ſéparâmes avec une douleur ſi outrée, qu’elle ſembloit nous prédire que nous ne nous reverrions jamais.

Quelques, jours après ſon départ, je priai mon frere de permettre que je fuſſe à la Terre d’Arſeſne, paſſer le tems de l’abſence de Philinte. Il approuva mon deſſein, & me recommanda le jeune Orſame. Je me rendis dans ce beau lieu, qui me parut dénué de tous ſes charmes, Arſeſne n’y étant plus ; mais il me devint affreux par le trouble & la douleur où je trouvai cette maiſon, par la fuite ou la perte de la gouvernante d’Orſame, qui avoit diſparu avec lui depuis deux jours. L’eſpoir de les voir revenir, & la crainte du couroux de Dorante, avoient empêché ces gens de lui mander une ſi triſte nouvelle, ſe contentant de faire une exacte recherche dans le pays.

Cet accident renouvella toutes mes douleurs. Je dépêchai un courier à mon frere, qui crut voir mourir Arſeſne une ſeconde fois. Il ne perdit point de tems, & ſe ſervant de ſa faveur, & du rang qu’il tenoit, il fit donner des ordres ſévères dans toutes les Provinces contre ceux qui ne découvriroient pas où ils ſavoient que pouvoient être Orſame & Argine ſa gouvernante, & promit des récompenſes exceſſives à quiconque en donneroit des nouvelles : mais quelques perquiſitions qu’on pût faire, nous n’en apprimes rien.

Six mois après cet accident, mon frere ſe maria, par raiſon plutôt que par amour, à une fille de haute naiſſance, nommée Philimene. Elle étoit belle & jeune, & d’un eſprit fort au-deſſus de ſon ſexe : elle prit beaucoup d’inclination pour moi, & j’en eus infiniment pour elle. Son mérite lui attira bientôt l’amour de ſon époux ; & la complaiſance qu’elle avoit de lui parler d’Arſeſne, & de ſouhaiter qu’on pût retrouver ſon fils pour lui ſervir de mere, l’attacha ſi fort à elle, qu’on peut dire qu’elle lui fit oublier l’un & l’autre.

Philimene devint groſſe, & ſouhaitoit ſouvent de mettre une fille au monde, pour en faire la compagne d’Orſame, s’il pouvoit revenir. Elle étoit prête d’accoucher, lorſque pour dernier coup de foudre nous reçûmes la nouvelle de la mort de Philinte, qui fût tué des premiers à l’expédition pour laquelle il étoit parti.

Je tombai malade à l’extrémité. Philimene ne me quittoit ni jour ni nuit, malgré l’état où elle étoit ; & les ſoins, ſa tendreſſe & les charmes de ſon eſprit me rappellerent à la vie ; mais je n’y revins, qu’avec une ferme réſolution de ne prendre jamais nul engagement.

Dorante prit toutes les précautions néceſſaires pour m’aſſurer la poſſeſſion des biens dont le malheureux Philinte m’avoit rendu maîtreſſe.

Philimene accoucha peu de tems après, & mit au monde une fille dont vous connoiſſez le mérire, puiſque c’eſt Julie ; & quoique je ſois ſa tante, je ne puis m’empêcher d’avouer que perſonne au monde n’eſt plus aimable, & plus digne d’être aimée qu’elle. Sa naiſſance rallentit un peu la douleur dans laquelle j’étois. plongée.

Trois années expirerent ainſi, à la fin deſquelles la mort nous enleva encore mon frere, qui en mourant nous recommanda de pourſuivre avec chaleur la découverte du fort d’Orſame. Il me fit jurer de n’y rien épargner, & de m’employer à l’unir avec Julie, ſi on pouvoit le revoir. Cette perte ne rompit point les nœuds de l’amitié entre Philimene & moi.

Julie avoit trois ans, lorſque mon frere mourut ; elle fit toute notre occupation juſqu’à l’âge de neuf, que Philimene voulut s’en priver pour rendre ſon éducation parfaite, en la mettant chez les Vierges voilées. Elle y fut trois-ans, pendant leſquels elle augmenta ſi conſidérablement en beauté & en eſprit, que cela fit réſoudre Philimene à la retirer près d’elle. Pluſieurs partis conſidérables s’offrirent pour elle ; mais toujours prévenues que nous retrouverions Orſame, qui pour lors devoit avoir quinze-ans, nous ne voulûmes entendre à aucun. Julie même nous témoignoit tant de répugnance à s’engager ſi jeune, que cela nous rendit encore plus fermes à les réfuter.

Les perquiſitions ſur Orſame continuoient toujours, ſans pouvoir parvenir à ſavoir ſa deſtinée, ni celle de ſa gouvernante, que nous ne doutions point avoir été la ſource de ſa perte ; puiſque cet enfant n’ayant que deux-ans, n’avoit pu ſe laiſſer conduire que par elle. Nous avions fait arrêter ſes parens, qui, malgré une longue priſon & pluſieurs examens, ne purent nous éclaircir de rien ; ce qui obligea de les élargir.

Nous étions encore dans tous ces mouvemens, lorſqu’une ſœur du pere d’Orſame, que je ne connoiſſois point (Arſeſne n’ayant pas une grande liaiſon avec elle) m’intenta un procès pour me faire rendre les biens d’Orſame & de ſa mere, dont mon frere m’avoit laiſſé la régie par ſon teſtament. Cette femme qui s’appelloit Armire, prétendoit que la mort d’Orſame étoit aſſez prouvée par la longueur du tems qu’il y avoit de ſa perte, & que ſon bien devoit revenir à un fils unique qu’elle avoit.

La diſcuſſion fut longue & vive. Je produiſis le teſtament d’Arſeſne, qui rendoit mon frere tuteur d’Orſame, & celui de Dorante, qui me faiſoit dépoſitaire de ſon bien, avec défenſes expreſſes de m’en déſaiſir que lorſque ſa mort m’auroit été prononcée dans les formes ; mais comme je n’en pouvois donner de ſa vie, ni Armire de ſa mort, les Juges ordonnerent qu’ils reſteroient encore dix-ans entre mes mains ; & que ſi dans le cours de ce tems Orſame ne paroiſſoit point, je les remettrois â Arimon fils d’Armire.

Ce jugement ne lui plut pas, & ſa fureur fût ſi violente, qu’elle en tomba malade à la mort. Son fils, qui ſe promenoit avec Julie, mit tous ſes ſoins pour la rappeller à la vie ; mais il fallut partir. Preſſée de ſes remords, elle pria ſon fils qu’elle connoiſſoit honnête homme, de lui pardonner un crime quelle n’avoit commis que par tendreſſe pour lui : qu’elle lui avouoit que c’étoit elle qui avoit fait enlever Orſame, de concert avec ſa gouvernante, à laquelle elle avoit donné une ſomme conſidérable pour trafiquer aux Indes, où elle les avoit fait paſſer ; & que depuis, elle n’en avoit eu nulles nouvelles.

Ce diſcours fit frémir Arimon : mais la voyant dans un état qui ne lui permettoit pas les reproches, il ſe contenta de lui dire qu’il falloit qu’elle déclarât en ma préſence toutes les circonſtances de cette trahiſon : & pour ne point perdre de tems, il me dépêcha un courier, qui me rendit une lettre de ſa part avec ces mots. Partez, Madame, venez chez Armire, elle ſe meurt, le tems preſſe ; & vous devez être inſtruite de ſa bouche d’un ſecret duquel dépend votre repos, & l’honneur de celui qui met toute ſa gloire à mériter votre eſtime.

Arimon.

Je reçus cette lettre, continua Béliſe, la veille que vous deviez arriver chez moi, ma chere Uranie ; & elle fut cauſe que je ne pus profiter du plaiſir de vous y recevoir. Je trouvai la mere d’Arimon en aſſez bon ſens pour m’expliquer, ſans nuls détours, le crime qu’elle avoit commis pour faire tomber ſur Arimon le bien d’Orſame. Je fis dreſſer un acte de tout ce qu’elle me déclara ; & ſon cœur ſe trouvant ſoulagé d’un fardeau ſi peſant, elle mourut plus tranquille qu’elle n’avoit vécu, & dans les ſentimens d’une grande piété.

Le procédé d’Arimon me parut ſi généreux, que je voulus qu’il me ſuivit chez moi, après les derniers devoirs qu’il devoit à ſa mere ; deſirant le préſenter à Philimene, qui s’étoit retirée depuis quelque tems chez les Vierges voilées qui avoient élevé Julie, qu’elle avoit confiée à mes ſoins & à ma tendreſſe. Elle le reçut avec l’applaudiſſement que méritoit l’action qu’il venoit de faire, & nous prîmes pour lui une eſtime à laquelle il ne donne pas occaſion de repentir.

Munie de l’acte de la déclaration de ſa mere, je me trouvai paiſible dépoſitaire des biens d’Orſame. Nous ſimes écrire aux Indes. Il n’y eut ni Gouverneur, ni Commandant de Place, qui ne fût inſtruit du nom de la Gouvernante, & de celui d’Orſame qui devoit avoir alors près de ſeize ans ; mais nous n’en pûmes rien découvrir.

Nous en avons paſſé ſix depuis dans la même incertitude, lorſque le hazard, ou plutôt le Ciel nous l’a rendu contre toute apparence & contre notre eſpoir.

Mais, continua Béliſe, la nuit me paroit avancée, la ſuite de mon récit pourroit nous mener encore loin ; & comme mon deſſein eſt de vous inſtruire ſans vous ennuyer, je crois qu’il vaut mieux la remettre à demain.

Uranie voyant qu’elle ſe levoit en achevant ces mots, en fit de même, ainſi que toute la Compagnie.

Vous nous laiſſez, dit alors Thélamon, dans un endroit qui excite terriblement notre curioſité ; & je lis dans les yeux des Dames, qu’elles préféreroient volontiers le plaiſir de vous entendre, au ſouper qui nous attend : d’autant plus que ne doutant point que nous n’ayons ici cet Orſame qui vous eſt ſi cher, l’inclination qu’il nous a inſpirée nous donne une extrême envie de ſavoir ſes avantures.

Ce n’eſt pas le moindre effet du bonheur de mon étoile, répondit-il ; & il me paroit qu’elle me conduit par degrez à une félicité parfaite.

Pour moi, dit Uranie, je prens trop d’intérêt à ce qui touche Béliſe & Julie, pour n’en prendre pas infiniment à votre ſort ; & j’avoue que je vois avec chagrin l’interruption d’un diſcours, où je prévois qu’on doit beaucoup parler de vous.

Il eſt vrai, dit Camille, & mon humeur enjouée s’en trouve altérée.

En-vérité, dit Orophane, nous ne devons pas permettre que Béliſe remette à demain la ſuite de ſon hiſtoire ; &c je trouve que c’eſt beaucoup faire que de ſouper ſur notre curioſité, ſans nous obliger à paſſer une nuit pleine d’inquiétude.

Je ſuis de votre avis, dit Florinde, Béliſe a mis mon cœur dans une ſituation ſi agitée, qu’elle eſt obligée de l’en tirer.

Je me ferai toujours un plaiſir extrême, dit Béliſe, de contribuer au vôtre ; ainſi vous ſerez les maîtres.

Comme cette converſation ſe faiſoit en marchant, ils arriverent bientôt dans le ſalon, où ils trouverent Julie & Arimon prêts à les envoyer avertir qu’on avoit ſervi.

On ſe mit à table ; & quoique le repas fût aſſez grand pour la tenir longtems, l’impatience d’apprendre les avantures d’Orſame la fit quitter aſſez promtement.

Julie étant encore convaleſcente d’une maladie qui lui laiſſoit quelque langueur, voyant que Béliſe alloit continuer ſon récit, demanda à ſe retirer. Orſame la conduiſit à l’appartement deſtiné pour Béliſe ; & comme elle ne ſouhaitoit pas ſe coucher, & que les femmes d’Uranie reſtoient auprès d’elle, il y reſta auſſi, ſa préſence n’étant plus néceſſaire pour le faire connoître à la Compagnie. Cependant, cette aimable Société ayant prié Béliſe de continuer, elle reprit ainſi la parole.