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XV


Messire de Boisjoly s’en revenait paisiblement vers sa demeure, lorsque d’un buisson surgit un homme qu’il reconnut pour un paysan de Coucy. L’intendant fronçait les sourcils, mais l’homme prenant la bride de son cheval, dit, la figure bouleversée :

— Retournez-vous-en, messire, ils viennent ?

— Qui ? demanda de son ton rogue messire de Boisjoly.

— Eux… tous !… ils tuent… ils incendient !

Messire de Boisjoly allait se fâcher tout rouge, quand d’un saut l’homme se sauva, hurlant :

— Les voilà !

L’intendant n’apercevait nulle cause d’effroi, aussi, quoique troublé, il continua d’avancer, et vit alors une haute lueur du côté de sa maison.

— Mais… mais… fit-il interloqué.

Il demeurait là, hésitant. Quel événement était survenu ? Un retour des grandes compagnies ? Certainement non, il aurait rencontré ces brigands. Le feu mis par accident peut-être. Probablement.

Il se décidait à aller se rendre compte au moment qu’il se vit cerné d’une bande de paysans. À leur vue, il resta béant. Rouge Le Bâtard les conduisait, portant son couperet et revêtu de son vieil habit militaire. Derrière lui, il y avait Adam le Berger, Guillaume le Menuisier, et Grégoire et d’autres et d’autres encore, tous armés de faux, de fourches, de bâtons. Avant qu’il eût fait un mouvement, des mains rudes l’avaient désarçonné, et Rouge Le Bâtard, grimpé à sa place sur sa monture, ordonnait :

— Frères, voici celui qui s’est tant diverti à piller vos demeures, à obéir, ce chien, aux plus viles besognes. Lâchez-le, on va lui donner quelques pas d’avance et nous allons le conduire. Tu allais chez toi, nous t’y escorterons, passe devant, on te suit, valet !

Livide, suant de terreur, entré d’un coup brutal dans le cauchemar, se repentant amèrement de ne point avoir écouté tout à l’heure le paysan, messire de Boisjoly se jeta à genoux sans crainte de salir son bel habit et malgré sa corpulence.

— Relevez-le, cria Rouge Le Bâtard, qu’on lui apprenne à courir.

— Grâce, pleura l’intendant, je n’ai fait qu’appliquer les sentences, mon père était ainsi que vous un vilain.

— Lâche, tu crois nous attendrir d’une vilenie de plus. Relevez-le promptement, nous avons d’autre besogne.

Grégoire se mit à sauter autour de l’intendant agenouillé. Il le piqua aux bons endroits, malgré ses cris, ses supplications, ses menaces, si bien qu’à la fin, messire de Boisjoly se traîna quelques pas, se releva et se mit à fuir.

— Monseigneur va devenir svelte à ce régime, raillait Rouge Le Bâtard, hardi, sus ! sus !

Les vêtements souillés et déchirés, saignant, éperdu, l’intendant dévalait le plus qu’il pouvait, fouaillé, harcelé. Il tomba pleurant, tragique et grotesque.

— Relève-toi, cria Rouge Le Bâtard, ou je te cloue comme chauve-souris à la porte d’une grange !

— Pitié, hoqueta l’intendant.

— Tu oses implorer notre pitié, toi qui n’en eus pour quiconque. Jetez-moi cette ordure au fossé, ça ne mérite pas de périr sous nos coups.

Le gros homme hurlant, gémissant, se tordant, fut happé sous les aisselles, et balancé plusieurs fois pour, enfin, à l’état de loque sanguinolente, être lancé dans le ravin. Un cri retentit, il y eut des bris de branchages, puis plus rien.

— Bonne besogne de faite, cria Rouge Le Bâtard, sus ! sus ! à Coucy à présent !

La troupe déguenillée repartit, pieds nus pour la plupart, la face hâve ou terreuse, les cous maigres, les poitrines que ne couvrait plus le sayon, farouches, la faim au ventre, et dans les poings serrés de pitoyables armes, ils allaient. Des corbeaux tournoyant s’élevèrent au-dessus d’un trou. Ils croassaient puis s’abattaient.

— Quelque charogne les attire, dit Rouge Le Bâtard.

Grégoire voulut aller voir. Agile il descendit, et l’exclamation qu’il poussa les fit arrêter. L’apprenti de Frappe-Fort remontait, on l’entoura.

— Qu’as-tu vu ?

— Ce que j’ai vu, répondit-il un peu pâle, mais les yeux brillants, un cadavre à demi dévoré. Et savez-vous lequel ?

— Comment veux-tu que nous sachions.

— Le cadavre de sire Harold de Coucy.

— Brin de Dieu ! s’écria Rouge Le Bâtard, pour celui-ci de mes parents, qui dut rentrer un soir plus ivre encore que de coutume, la Providence s’en est chargée. Aux autres, à présent. Hardi les garçons, à Coucy !

À Coucy, Frappe-Fort avait déjà besogné. Chose inouïe et qui marqua dans maints endroits la révolte des Jacques, ce château menaçant, cette forteresse imprenable, le forgeron et ses compagnons y entrèrent presque sans lutte. La peur fut une traînée de poudre irrésistible qui paralysa les assaillis. Devant une troupe de paysans, d’artisans résolus à se faire justice et payant d’audace, si peu guerriers pourtant d’équipement, la garnison de Coucy prit la fuite. Plus courageux, un valet voulut défendre le second pont-levis que nul ne songeait à relever. Il s’écroula, assommé.

La vieille Alyse et la chienne Louvette cheminaient à leur tête.

Dans la salle des preux s’égayait une rieuse assemblée. Galamment étendu en une souple robe de repos, le sire de Coucy écoutait Jacqueline de Boisjoly jouer de la cythare, tandis que Margaine de Coucy contemplait en riant le jeune Enguerrand enseigner un pas de danse à sa sœur Liliane.

En son oratoire, s’était retirée Agathe de Coucy.

Accorte sous un accoutrement ponceau, allant à merveille à sa beauté brune, Jacqueline de Boisjoly quêtait mignardement un compliment de son suzerain. La tapisserie vivement soulevée brisa net son sourire. Un domestique qui servait aux cuisines entrait presque courant et, hagard, tombait à genoux au milieu de la pièce.

— Noble sire, gémissait-il, ils sont entrés dans le château, une bande de démons, nous allons tous périr !

De courroux, Enguerrand de Coucy s’était levé, disant :

— Qu’est-ce cela ?

Et appelant le valet qui se tenait toujours à la porte :

— Gilles, jetez-moi ce serf en une basse-fosse, il y reprendra ses esprits.

— Noble sire, je vous fais serment…

Déjà on l’entraînait vers le donjon.

— Qu’a voulu dire cet homme ? balbutia Jacqueline, toute pâlie.

— Vous n’allez pas, ma mie, prendre effroi du discours d’un fou. Qui pourrait pénétrer sans notre vouloir en notre citadelle, railla le sire de Coucy.

Jacqueline se mit à rire, quoique point entièrement rassurée.

— Certes, dit-elle, mais ne sentez-vous point certaine odeur de roussi ?

Pour lui répondre, la cloche d’alarme se mit à sonner, et comme elle tenait les yeux attachés à la tapisserie, Jacqueline de Boisjoly reculait, folle de terreur, criant d’une voix qui s’étranglait :

− Là !… là !…

Une forme hideuse causait son épouvante. Ce devait être une vieille femme, ce corps décharné sous des loques pendantes, ces cheveux blancs salis et en désordre, ces prunelles féroces, cette main desséchée qui tenait par son collier une chienne semblable à une louve.

— Là… là… répétait Jacqueline.

Plus surpris encore qu’inquiet, le sire de Coucy appela :

— Gilles !

Nul ne vint, cette fois. Liliane se jetait dans les bras de son frère, Margaine s’était à peine détournée, dédaigneuse.

Riant d’un rire horrible, l’apparition se mit à parler d’une voix rauque :

— Taïaut… taïaut !… la chasse… va, Louvette… va, ma belle !… Taïaut… ah ! ah !… c’est la chasse qui recommence… ah ! Luc… Luc… dans le fossé l’autre et les corbeaux qui le déchirent… ah !… taïaut… la chasse !… la chasse !

La vieille et la chienne avaient bondi. Derrière elles, comme si ces mots étaient un appel, des cris, des piétinements retentirent, on se battait au dehors, pendant qu’une fumée âcre montait de la cour.

Jacqueline s’appuyait à la fenêtre.

— Les écuries qui flambent ! s’écria-t-elle… Au secours !…

Le sire de Coucy saisissait l’épée d’une panoplie, geste que suivit le jeune Enguerrand. Pour fuir, Jacqueline s’élançait, mais la chienne d’un élan la renversait, et déjà les mains de la vieille se nouaient à son cou. Louvette mordait, esquivant les coups d’épée. À ce moment, Frappe-Fort avec Georget, Guillaume, L’Agnelet et une poignée de combattants, faisaient irruption. Le jeune Enguerrand se précipitait sur Georget. De son marteau, Frappe-Fort fit sauter l’arme. Le fils des Coucy eut un bond en arrière et, blême de rage, soutint Liliane se pâmant et l’appelant à l’aide. Enguerrand de Coucy se jetait devant ses enfants, les protégeant de son épée fort peu tranchante. Blessé au bras, Georget s’agrippa à la tapisserie qui devint rouge. Benoist le Meunier gisait le front fendu, et les Jacques reculaient, quand Rouge Le Bâtard accourut à la rescousse, criant :

— Roy ne suis, prince ne daigne, suis bâtard des sires de Coucy !

Le rire insultant de Margaine lui répondit. Rapide, il fut vers elle. Une arme à la main, droite et toujours hautaine, elle attendit l’attaque.

— Salut, belle cousine, dit le soldat, c’est du noble sang de Coucy qui coule en mes veines. Querelle de famille que nous vidons là !

— Tu n’en reste pas moins vil manant, répliqua Margaine, toi qui massacres les femmes.

— Des femmes ça, des bêtes fauves, cria Frappe-Fort. J’ai retrouvé Loyse mourante, tu périras avant elle !

Le marteau allait écraser le joli visage qui le bravait. De son épée, Enguerrand fit dévier le bras du forgeron, mais Grégoire s’était courbé et tête basse, buta contre Margaine. Avec un cri, elle tomba sur les genoux. Avant qu’Enguerrand pût la dégager, Frappe-Fort la maintenant désarmée, Rouge Le Bâtard disait :

— Qu’on la marque comme les troupeaux avec lesquels ils nous ont confondus.

Un hurlement d’agonie retentit. Quand Enguerrand releva sa nièce, deux balafres en croix dont une traversait l’œil gauche, barraient de sillons sanglants le beau visage, et l’altière Margaine n’était plus qu’une femme évanouie d’atroce douleur endurée.

Enguerrand de Coucy se fatiguait à frapper. Voyant son fils près de lui, il murmura :

— La porte vers l’oratoire.

Le jeune sire comprit. Couvert du moulinet de l’épée, il fit jouer un ressort dissimulé par une statue. Une porte basse s’ouvrit où il traîna Liliane, puis la maintenant le temps que son père repoussait un furieux assaut de Rouge Le Bâtard, il parvint à la fermer sur eux quatre. Abandonnée, Jacqueline de Boisjoly agonisait.

Maîtres du terrain, mais en somme plutôt désemparés, les Jacques eurent un moment d’hésitation, ne sachant que résoudre, lorsque la voix de Conrad les appela pour un nouvel assaut.

— À l’abbaye de Prémontré, frères !

Ils partirent en désordre, laissant, allumée au grenier à fourrages, la flamme qui lécha, pour seulement, les noircir, les murailles épaisses du château de Coucy.