Floréal Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 153-160).
◄  xiii
xv  ►


XIV


De ses trois portails aux sculptures animées de vie intense, dont le plus grand, qui est double, supporte une rosace, de ses tours aux galeries ajourées, avec l’ange de Philippe de Haume sonnant le réveil des âmes au sommet de la pierre dentelée des flèches, monument de foi et d’espoir, la cathédrale dressait sa silhouette grise sur la colline qui dominait Laon.

21 mai 1358, jour de Fête-Dieu. Accompagné d’une jeune fille blonde et de grande tristesse, un homme aux pas hésitants se laissait conduire par une douce main. L’homme aveugle paraissait ployer sous l’accablement de son infirmité. Les gens qui le contemplaient avec apitoiement ne pouvaient associer sa marche cassée et débile à la superbe prestance de Philippe de Haume, le beau tailleur de pierres. C’était lui, pourtant, cet homme qu’Alyse soutenait, lui que la cécité avait envahi brusquement le lendemain du soir qu’il descendait de la tour, frappé d’éblouissement. Médecin ni chirurgien ne se déclara capable de dissiper les ténèbres où s’enfonçait Philippe de Haume, révolté d’abord comme un géant vaincu, anéanti ensuite, puis sortant de sa prostration et reprenant quelque vaillance, après les visites que lui fit Conrad.

Les amis l’entouraient d’une tendresse que ne rebutèrent ni ses colères furieuses, ni son mutisme obstiné. Alyse le soigna d’un inlassable dévouement, cachant sa peine pour n’apporter au chevet de l’aveugle que sereine humeur et réconfort.

Conrad étant venu le matin, Philippe de Haume, qui avait déjà fait plusieurs courtes promenades, voulut aller, sitôt pris le déjeuner, vers la cathédrale où devait se dérouler la procession de la Fête-Dieu.

— Nous y voici, père, dit la jeune fille.

— Alyse, souffle-t-il, toujours là-haut, au faîte des tours ?

— Oui, père, répondit Alyse réprimant un sanglot, car elle comprenait qu’il voulait parler de l’ange et que son souvenir ravivait en lui des tourments cruels.

— Il ne proclame plus maintenant que Philippe de Haume est le plus grand des tailleurs de pierre.

Parce qu’il ne pouvait la surprendre, Alyse tourna vers son père un visage baigné de larmes et marqué de douloureuse pitié. Mais comme s’il eût acquis un sens nouveau de devination, Philippe reprit :

— J’y rêve, depuis ces dernières heures. Souviens-toi, mon Alyse. Un jour, quelque bambin naîtra de toi. Il reprendra la gouge et la mailloche échappées à ma main, désormais incapable. Celui-là continuera l’œuvre de Philippe de Haume. Apprends-lui alors que tel s’élève seul, laissant en bas ses frères, ne doit point faire requête qu’on pleure sur lui s’il périt en tombant.

Une joyeuse volée de cloches fit taire le tailleur de pierres. Dès que leur tintement s’affaiblit, il dit doucement :

— On leur doit grosse rançon de tendresse, Alyse, car ils furent humiliés de tant de sortes. Mais apprends-moi quel est ce bruissement ? Donne-moi le secours de tes yeux pour que je voie, moi aussi.

Ils se tenaient à l’angle du parvis. De là, Alyse s’aperçut que la place où, des fenêtres, pendaient des draps garnis de branchages, des tapisseries, des voiles bleus, prenait tout à coup une animation inusitée. Les cloches repartirent de plus belle. De la cathédrale des chants s’élevèrent, soutenus par la voix grave des orgues.

— Ne se passe-t-il rien encore, Alyse ?

— Du monde vient, par la rue de l’Évêché.

— C’est que va s’acheminer la procession. Conduis-moi vers le portail. Je veux entendre les chants.

Le père et la fille gravirent les marches.

— Alyse, le porche en voûte est-il grand ouvert, afin qu’en la maison de Dieu tous puissent être admis ?

— Nenni, il n’est qu’entre-bâillé.

— Vois-tu dans la pierre, le pain et le vin, la vigne et le blé qu’Il voulut faire participer aux agapes fraternelles ?

— Le portail est ainsi que d’habitude, père.

— Entrons, Alyse, je veux faire le tour de la cathédrale. Y a-t-il beaucoup de fidèles ?

— Point encore.

— À ma droite, n’est-ce pas, se trouve la chaire de bois si bellement taillée, d’où doivent tomber les mots qui réconcilieront les hommes ?

— La chaire est là.

— Mais les paroles d’amour, qui les prononcera ? Il faut grande tendresse et miséricorde au temple de Dieu. J’ai vive crainte qu’en leur orgueil, ils viennent à oublier la loi que leur dicta Jésus. Alyse, le saint Christophe soutient-il toujours l’enfantelet Jésus ?

— Toujours père.

— Croiront-ils assez pour marcher sur les flots, pour que leur bras ne tremble pas ? Mais n’entends-je point la procession. Sortons Alyse. Oh ! dis-moi tout ce que tu verras !

— Père, voici la croix que porte le diacre. Elle étincelle comme un soleil. De chaque côté, portant le livre des psaumes, un abbé en surplis de dentelle.

— Et après ?

— L’évêque sous un dais aveuglant. Sa tête est coiffée d’une mitre qui paraît d’or et son camail est de velours violet. Il bénit la foule du bout des doigts.

— Après ?

— Après, des prêtres et encore des prêtres, des moines en robe blanche, puis des enfants de chœur qui chantent.

— Et eux ?

— Qui donc, père ? Ah ! voici de très belles dames aux surtouts soyeux, brillant dans la clarté. Sur leurs cheveux des voiles que l’on dirait d’argent. Elles montent des mules blanches superbement harnachées. Puis il y a des pages. Ah ! père, les jolis pages !

— Et eux, ne viendront-ils pas ?

— À présent, ce sont les seigneurs avec leurs chevaux caparaçonnés. Que tout cela est beau, père !

— Il n’y a plus rien ?

— Si, les magistrats suivent en sévère toge, puis les professeurs, les bourgeoises et les bourgeois en atours de fête. Et tous entrent dans l’église, tandis qu’on emmène leurs chevaux.

— Ce n’est pas tout Alyse, ce ne peut être tout.

— Mais je ne vois plus rien qui vaille la peine.

De sa base à son sommet, la cathédrale vibrait des chants liturgiques dans l’odeur de l’encens. Philippe de Haume tendait sa face aveugle vers la place et Alyse n’osait bouger, devant la rêverie qui semblait étreindre son père.

Tout à coup, Philippe de Haume se dressa.

— Entends-tu ? dit-il à sa fille en lui serrant le bras.

— Je n’entends que les chants.

— Ils viennent, Alyse, je les vois s’avancer.

— Père, que veux-tu dire ? fit Alyse effrayée, le croyant le jouet d’une hallucination.

— Les voici Alyse, avec des fourches, avec des houes, avec de pauvres piques, avec leurs instruments de labeur, avec de misérables armes qui se briseront au premier choc.

Il haletait.

— Il faut que leur soit ouverte toute grande la cathédrale. Dieu les voit et sait qu’ils ne sont point ses fils rebelles, qu’ils sont hommes comme leurs bourreaux et que depuis trop longtemps ils ont souffert.

— Père, père ! balbutiait Alyse commençant à comprendre, que va-t-il survenir ?

— Qu’ils viennent ! L’église que nous avons bâtie est leur asile. Qu’ils y entrent à leur tour, et que Dieu les prenne enfin en pitié.

Les bras étendus, Philippe de Haume se dirigeait vers le bord des marches.

— Père, prenez garde !

Mais à ce moment, une rumeur venue d’une rue voisine fit sursauter la jeune fille. Que se préparait-il ? De l’abside, les chants montaient toujours, sombrant dans les remous des orgues pour réapparaître suaves et clairs.

— Père, entrons dans la cathédrale, j’ai grand peur !

— Tu ne dois pas avoir peur d’eux, Alyse. Ils seront sans doute terribles à contempler, mais c’est ainsi qu’ils devaient venir, qu’ils viennent, les justiciers impitoyables de qui personne n’eut pitié.

Le galop d’un cheval s’entendit, tandis que la place se trouvait envahie d’un flot de gens courant en tous sens. Sa monture trempée d’écume, Conrad passa au galop, sans voir Philippe de Haume et sa fille. Sur son passage semblait naître la clameur qui emplit l’espace peu à peu :

— Mort aux nobles ! Mort aux nobles !

Maître Nicole Flamand apparut. On l’acclama, mais c’était Alyse et son père qu’il cherchait. Le plus rapidement qu’il put, il vint à eux.

— Philippe, dit-il, je veux vous savoir sauf avec Alyse en ma maison.

— Les temps des justes représailles sont-ils arrivés ? interrogea le tailleur de pierres.

— Oui, répondit vivement le professeur, avant-hier à Saint-Leu, une rixe où les paysans eurent le dessus fut le signal. Guillaume Karlot et ses lieutenants Jean Rose, Jean des Hayes et Germain de Réveillon sont sur les routes. À leur appel, tous se lèvent. Le sang a déjà coulé, Le château de Presles est en flammes, l’abbaye Saint-Vincent a été pillée, les Prémontrais ont abandonné Saint-Martin. Les nobles fuient désemparés, la terreur se répand comme une flamme léchant des feuilles sèches.

Tout en parlant, maître Nicole Flamand guidait Philippe de Haume. Alyse les suivait. Des témoignages de sympathie les saluaient à chaque pas, mais ils n’avançaient pas vite. Aussi se trouvèrent-ils retenus dans un groupe compact quand ceci arriva.

Dans la cathédrale, la clameur ayant fini par pénétrer au chœur du sanctuaire, les chants s’étaient tus. Sur le parvis sortaient en désordre des gens affolés. Conrad réapparut, à pied, suivi de quelques faces basanées. Il grimpa lestement les degrés. Avec des cris d’épouvante, se piétinant, les parures se déchirant, la foule brillante reflua vers l’intérieur de la cathédrale. Ses grandes portes furent poussées si brusquement que quelques nobles et prélats demeurèrent sur le parvis. Avisant parmi eux, paralysé de peur, le sire Noé d’Étouvelles, petit tyranneau couard et d’âme basse, Conrad s’en saisit et le poussant devant lui le fit descendre rudement, après avoir jeté ces mots à la foule qui applaudit :

— Il faut à notre tête un vaillant capitaine. Messire Noé d’Étouvelles, aussi bon qu’il est brave, qui n’extorqua que le bien de ses vassaux et jamais ne les pendit sans faire dire des prières pour le repos de leur âme, va nous servir de chef. Un cheval pour ce noble sire, que nous suivrons avec loyauté et vaillance !

Le cheval fut amené sur lequel, blême et tremblant, le sire Noé d’Étouvelles se trouva hissé. Le cortège s’ébranla, le torrent allait rouler plus loin.