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XIII


Ce furent les errants de toujours. Le moyen âge connut leurs caravanes aux oripeaux éclatants. Bohémiens, gitanos, romanichels, selon qu’on les nomma, l’Occident autant que l’Orient a vu passer les faces basanées. Tressant les souples vanneries, dressant les singes, faisant sauter les ours, la race qui chemine a traversé l’univers, gardant le mystère de ses coutumes et de ses mœurs.

Au pied de la colline où la ville de Laon est bâtie, venant de la foire de Provins et remontant vers le nord, une caravane de Bohémiens passait.

Appuyé contre un arbre, Conrad attendait leur venue. Sous les pieds des chevaux s’éleva la poussière. Fiers, hiératiques, ils arrivaient et l’âme du fils de Maïa allait vers eux dont il possédait le teint mat, les prunelles sombres, les cheveux ondés et la nature vagabonde. Il les connaissait presque tous, habillés d’écarlate pour la plupart, des anneaux d’or aux oreilles, vendant, au cours de la route, les objets qu’ils fabriquaient, ou distrayant la foule de leurs tours de jonglerie et de leurs prédictions.

La caravane était nombreuse. Les hommes reconnurent Conrad, mais la face impassible ne le laissèrent voir que d’un signe. Un d’eux pourtant sauta d’une voiture et s’approcha. Conrad lui dit vivement quelques mots auxquels le gitane répondit d’une acceptation brève pour repartir aussi prestement qu’il était venu. Les femmes sourirent au jeune homme. Drapée en un châle à ramages, les bandeaux noirs encadrant un visage d’idole, une d’elles se tenait fièrement assise, sur le devant d’une charrette que recouvrait un voile pourpre. Conrad, qui la guettait de loin, marcha au-devant d’elle. La charrette se rangea, laissant les autres continuer leur chemin.

— Quel jour de joie, celui où je te revois, Grégoria, dit-il.

— C’est jour de joie que te revoir, Conrad, répondit la bohémienne. Ne songes-tu pas à revenir bientôt reprendre ta place parmi nous ?

— Oui bientôt, je te le jure. À moins que…

Grégoria enveloppa Conrad d’un regard lourd de tendresse, et grave :

— Que la crainte n’habite point ton cœur, Conrad. Il y aura du sang répandu, beaucoup de sang, mais le tien ne coulera pas. Tu ne dois pas mourir ainsi, les tarots m’ont prédit que nous vivrons très vieux, l’un près de l’autre.

Conrad prit la main de Grégoria et la baisa. Elle traça sur le front du jeune homme un signe mystérieux, puis ils se quittèrent. Grégoria reprit sa place parmi les siens, Conrad regarda s’éloigner les voitures. Quand la dernière eut disparu, il monta vers Laon, fut à l’Hostellerie des Trois rois mages, quérir son cheval, sa guenon, son léger attirail de bateleur, et quitta la ville.

C’était le 19 mai. Il se passa, près de Beauvais, un événement qui eut dans l’histoire une répercussion violente.

Les habitants de Saint-Leu de Cherunt, du diocèse de Beauvais, partageaient le triste destin des paysans. Qu’ils fussent de l’Île-de-France ou du Beauvaisis, du Laonnais ou du Gâtinais, partout, ils souffraient oppression et pillages, harcelés des hordes batailleuses éparpillées qui, autant que les graves défaites, furent pour le royaume de France, durant la guerre de Cent ans, une plaie sans cesse envenimée. Les pillards dont elles étaient composées se déclaraient chez eux, en leur chambre, disaient-ils, et nul ne défendait Jacques Bonhomme contre leurs excès. Jean le Bon demeurait prisonnier, la régence se disputait entre le dauphin Charles et Charles le Mauvais. Devançant son époque, ardent d’idées généreuses, mais soucieux d’un appui et pour cela hésitant entre les deux Charles, Étienne Marcel manquait d’audace. Sans armes, par défense d’être armé, le Bonhomme Jacques murmurait contre le seigneur qui n’osait le délivrer des grandes compagnies. Enhardies de cette faiblesse, elles redoublaient de violence, leurs chefs devenus de vrais monarques de puissance et somptuosité. Tel Robert Knowes ayant maison princière. Tel l’Archiprêtre qui dévastant la Provence, fut attiré en Avignon au su des fortunes scandaleuses des prélats. Reçu par les grands dignitaires de l’Église avec autant de faste que s’il eût été roi de France, dînant à la table du pape et des cardinaux, il obtint absolution plénière de tous ses péchés et quand il partit il emportait, en dons reçus, cinq cent vingt-deux mille quatre cents livres. De très haultes et gentes dames se laissèrent séduire. La nièce d’Édouard III d’Angleterre, la noble demoiselle Isabelle de Juliers s’amourache d’Eustache d’Aubrericourt, capitaine de ces brigands, dont les hauts faits et baschellerie d’armes l’ont charmée. Eustache d’Aubrericourt chevauche la blanche haquenée offerte par sa belle, et le roi d’Angleterre, non seulement lui octroie l’ordre du Bleu Jartier qu’il venait de créer en l’honneur de la comtesse de Salisbury, tant belle et gracieuse, mais il appelle d’amitié le capitaine d’Aubrericourt son neveu.

Comment Jacques Bonhomme eût-il résisté à des pillards si bien traités et honorés de l’Église, de la noblesse, du roi lui-même, qui avant sa captivité offrait à l’un d’eux vingt mille écus pour l’attacher à sa personne en qualité d’huissier d’armes et le faisait vivre en grand honneur à son côté.

Autant que les autres seigneurs, le sire de Beauvaisis n’avait su défendre ses vassaux des sévices des grandes compagnies. Elles ravagèrent la région, branchant les ahaniers, arrachant les arbres fruitiers et les vignes, incendiant les forêts, mettant à mal femmes et filles, et quand ils ne pouvaient emporter, allumant l’incendie aux fourrages et brûlant les denrées de toutes sortes sur lesquelles ils avaient fait main basse. S’ils croyaient à quelque cachette, ils grillaient les pieds pour obtenir un aveu. Quand ils partaient enfin, ils laissaient le pays rasé, anéanti, dans l’épouvante de leur retour.

Ce fut à ce point dans le Beauvaisis que les habitants abandonnés de leur seigneur creusèrent la terre, se réfugiant en de longues allées voûtées percées à même la roche. Ils les séparèrent en une enfilade de chambres, prenant air et jour, à grand’peine, par l’ouverture du puits placé au milieu. Durant d’interminables semaines, ils demeurèrent entassés, n’osant sortir. Des femmes y moururent, sans secours d’aucune sorte, et aussi des enfants. De temps à autres timidement, un homme se risquait au dehors pour aller jusqu’au clocher, afin de reconnaître si les ravageurs s’étaient retirés. Parfois l’homme ne revenait pas, attaqué sur la route, supplicié pour n’avoir point trahi leur repaire. Aux champs sans culture, la ronce et les herbes folles envahissaient les sillons. Affamées par cette désolation des campagnes dans l’impossibilité de semer et de récolter, certaines villes se tournèrent aussi contre une noblesse terrée en ses châteaux, incapable de contraindre à la paix la vermine batailleuse qui dévorait le pays plat.

Cet après-midi de mai, sur la place de Saint-Leu-de-Cherunt, une douzaine d’archers de la garnison du sire de Beauvaisis s’égayaient à tirer de l’arc. Avec une étourderie qui sentait de près une méprisante arrogance, ils lançaient leurs flèches bien moins souvent sur l’oiseau de bois servant de but que sur les manants à leur portée. Des murmures s’étaient fait entendre. Avec les quilles et le palet, le jeu de l’arbalète était la passion des paysans. Par ordonnance seigneuriale, ce jeu venait d’être interdit, tellement on craignait toute arme aux mains des Jacques. L’insolence des archers de Beauvaisis paraissait évidente provocation.

Sur la gauche de la petite place, une auberge ouvrait sa porte et sa fenêtre, baie longue et peu haute, au-dessus de laquelle se balançait, grossièrement enluminée : Au Soulcy d’argent, dont le jeu de mots annonçait, symbolisé par une fleur d’un gris qui se voulait argenté, les préoccupations monétaires de l’hostelier.

Après s’être massés contre l’auberge pour contempler avec envie et colère ce jeu d’arbalète qui leur était défendu, les paysans voyant maintes flèches s’égarer prirent le parti de pénétrer un à un dans l’auberge.

Plusieurs fois déjà, les archers étaient entrés humer le pot au Soulcy d’argent, salle sombre, mais très propre, garnie de bancs, de tables et de pichets d’étain. L’aubergiste César les servait, tout en les surveillant d’un air sombre. Brun de poil, rouge de peau, les bras nus, taillé en hercule, César sortait de temps en temps contempler le jeu.

Une flèche lui sifflant à l’oreille, comme il allait atteindre le seuil du Soulcy d’argent, il se tourna avec calme vers les archers et les vit ricaner. Ce fut tout pour l’instant.

Mais quelques minutes après, un cri se faisait entendre dans l’auberge. Francine, jolie brune de seize ans, la fille de César, ayant imprudemment ouvert la porte de la cage, voyait sa colombe s’enfuir et voleter sur la place. Avant que son père ait songé à la retenir, Francine sortait, courant après l’oiseau.

Déjà un archer visait la colombe.

— Ne la tuez pas, messires archers ! suppliait la jeune fille se jetant au milieu des hommes d’armes.

— Si tu nous donnes à tous un baiser, gentille jouvencelle, répondait l’un d’eux lui enserrant la taille d’un mouvement si brusque que Francine ne put se défendre du baiser qu’il lui mettait aux lèvres.

— Père ! père ! cria-t-elle se débattant aux mains qui la tenaient et voyant se pencher vers elle des faces lubriques qui riaient.

César avait bondi :

— Lâche ma fille ! criait-il les poings levés.

— Lâcher si doux gibier, la plaisante affaire !

Les poings retombèrent sur le visage de l’archer qui s’affaissa pâmé. César souleva sa fille défaillante et l’emporta. Tandis que les flèches commençaient à l’entourer, il bondit vers l’auberge, mit Francine aux bras de sa mère accourue pleine d’effroi :

— Mettez-vous en cachette, les femmes, ordonna-t-il, cette histoire n’est pas finie.

Les archers se ruaient vers la porte de l’auberge, où la colombe qui voletait autour tomba, rougissant le seuil. César ressortit, tenant en son énorme main un nerf de bœuf qu’il maniait en terrible moulinet. Les coups tombaient dru parmi les cris de colère. L’archer qui avait tué l’oiseau gisait sur le sol, le sang coulait au front de César. Il recula d’un pas vers l’auberge, et d’une voix tonnante, appela :

— À moi les Jacques ! Par Karlot notre roi, extermination et justice !

Il avait ainsi accordé aux paysans le temps nécessaire pour s’armer. De l’auberge, de la place, ils surgissaient farouches, enfin décidés à se défendre. Comme fléau sur l’aire, ils tapaient. Mieux protégés qu’eux, les gens d’armes luttaient avec avantage, mais deux d’entre eux étant tombés, l’un le crâne ouvert d’un coup de hache, l’autre les jambes fauchées d’une jetée de faux, ils commencèrent à reculer. Du côté des paysans, un laboureur expirait. Le visage de César n’était plus qu’un masque pourpre, Grégoire le meunier s’en allait un bras brisé, mais sentant les archers plier, les gens de Saint-Leu-de-Cherunt les forcèrent et les quatre qui résistaient encore s’enfuirent à la fin, à demi morts.

Quand l’ombre commença de couvrir la terre, les paysans dans l’auberge pansèrent leurs blessures, songeant aux conséquences de leur victoire et ce qu’elle allait leur coûter de malheurs nouveaux.

On put croire, la rixe terminée, que tout allait rentrer dans l’ordre, et la vie reprendre comme de toujours pour les Jacques, humiliée de silence et de résignation.