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VIII


Deux brandons résineux mettaient des lueurs fumeuses sur les visages de ceux qui se glissaient dans la vieille carrière proche du Trou aux Loups.

Cachée dans un repli de terrain les genèvriers croissaient en abondance, l’ouverture n’était perceptible qu’aux initiés. Même au-dessus, il fallait connaître l’endroit exact de l’excavation pour découvrir l’entrée que des broussailles adroitement replacées par chaque arrivant masquaient suffisamment.

Quoique sans étoiles, cette nuit de mai s’éclairait d’une transparence laiteuse. Elle eût permis d’apercevoir nettement les silhouettes sombres qui se hâtaient vers la carrière. Mais le lieu, désert dans le jour, offrait la nuit une sécurité absolue aux gens qui ne tenaient nullement à se voir observés.

Si vaste fût la carrière, elle semblait ne pouvoir contenir toutes ces ombres, et pourtant il en venait toujours.

Enguerrand de Coucy aurait pu désigner les figures farouches qui s’y pressaient, s’il avait jamais daigné se soucier du nom des manants sur qui s’appesantissait son joug. Il aurait reconnu ces artisans qu’il méprisait et dont lui appartenait le travail, pour son plaisir ou son confort, ces paysans dont les récoltes germaient pour lui avant de germer pour eux, ces bigres qui n’osaient dérober un rayon de miel aux abeilles qu’ils soignaient, les meuniers qui réservaient à sa table la fine fleur du blé, les bergers qui menaient en pâture sur les champs de tous ses vassaux les troupeaux qui n’étaient qu’à lui, le tisserand qui tissait laine et soie pour son seigneur quand il ne possédait même pas de linceul. Et tous tremblant au souvenir de châtiments impitoyables pour la plus légère offense au droit absolu, quasi divin d’une noblesse rude et cruelle.

Frappe-Fort était arrivé un des premiers avec Grégoire et Rouge Le Bâtard. Près de Guillemette, le visage pâli de Georget se penchait au-dessus de la bonne figure triste de Guillaume. Sec, long, tanné de soleil et de bise, Adam le berger coudoyait Gauthier qui sentait la porcherie. L’Agnelet voisinait avec Benoist le meunier et Pierre aux vêtements gluants du sang des bêtes. Pascal le métayer se trouvait là, et d’autres, les faibles, les résignés doutant qu’une aube pût venir où Jacques Bonhomme las de gémir, gronderait et mordrait.

Tous les bourgs, tous les hameaux étaient représentés, mais chaque nouveau venu se voyait arrêté par Rouge Le Bâtard campé près de l’entrée. Et chacun prononçait les mêmes mots :

— Par Karle notre roi, qu’elle chante haut et clair, et bientôt !

Quand furent là tous ceux qu’on attendait, Frappe-Fort se dressa. Sa haute taille balançait sur l’assemblée une ombre fantastique. L’atmosphère devenait suffocante, mais nul n’y prenait garde.

— Guillaume, chuchota Georget, frère Loys ne viendra-t-il pas ?

— Je ne sais. Il se trouve peut-être retenu à Laon.

— Oh ! Guillaume, que mon cœur bat.

— Chut ! fit doucement Guillaume, écoute.

Frappe-Fort parlait. D’abord hésitante, sourde, sa voix s’élevait peu à peu, résonnant net comme de l’acier clair.

— Frères, disait-il, nous ne sommes point des clercs, habitués à manier les paroles. Nos bras durs ne savent que soulever un marteau ou le mancheron de la charrue. Et de cela nos maîtres nous méprisent, quand ils devraient nous révérer.

— Oh ! nous révérer, c’est beaucoup dire, protesta un laboureur de Saint-Paul-aux-Bois.

— Nous révérer, reprit Frappe-Fort. N’est-ce point nos corps qui sont à la peine, au gel et quand le soleil harde, tandis qu’ils courent le cerf ou folâtrent avec leur mie d’amour ? N’est-ce point notre sang qui scella les pierres de leurs forteresses ? N’est-ce point notre chair que s’arrachent les corbeaux voletant autour de leurs gibets ?

« Te souvient-il, Pascal, de ton aïeul expirant, écrasé aux pieds de Bertrand de Coucy alors qu’il entaillait le roc, et que pour son trépas, le noble seigneur n’eut que ces mots de colère : « Ce manant a failli blesser mon lévrier ! »

— J’ai souvenance aussi, répondit Pascal, que ma mère fut surprise à lier un fagot, alors que mon père agonisait de la Grand’Mort qui le devait emporter. On la fouetta de si cruelle façon que, revenue au logis dolente et meurtrie, elle vit trépasser son mari sous ses yeux sans lui pouvoir porter secours.

— Et toi, L’Agnelet, qui te fit orphelin ?

— Las ! on trouva mort, de faim qui sait, mon père le berger au caveau où il expiait le crime d’avoir laissé manger du loup deux brebis pleines. Quant à ma mère, elle était très belle, m’a-t-on dit…

L’Agnelet n’acheva pas. Le silence oppressa les poitrines.

— Mon histoire est aussi triste, reprit Frappe-Fort, autant que la tienne, Rouge Le Bâtard. Et, continua-t-il d’une voix sourde, j’ai dû river moi-même, au col de Loyse ma sœur, à ses chevilles, un carcan de fer et de si lourdes chaînes qu’elle doit être écrasée de leur fardeau, telle une bête de somme.

— Ils nous traitent comme elles, gronda un paysan de Pont-Saint-Mard. Ne nous ont-ils point déjà confondu avec les arbres et les bœufs, nous nommant, en même temps qu’eux, vêtement du fond de terre.

— Ils nous ont appelé monnaie vivante.

— Hommes de fatigue et de possession.

— La terre que nous cultivons, nous n’avons même point assurance d’en posséder la longueur de notre corps, puisque notre cadavre sert maintes fois de pâture aux charognards.

— S’ils ne nous vendent plus, ils prennent notre travail six jours sur sept.

— Et voici qu’à présent ils nous ont dérobé jusqu’au dernier liard, jusqu’à la dernière mesure de grains, gémit un laboureur de Quincy.

— Tandis qu’ils offraient fête sur fête à l’envoyé anglais, et que, par humeur joyeuse, sire Harold traînait derrière lui jusqu’au château le vieux Pierre qui, étant sourd, n’avait pas entendu les sabots de son cheval.

— Celui-là qui avant-hier mangea mon avoine en herbage.

— Ses chiens ont brisé l’échine de ma chèvre.

— La mienne, ils me la prirent, fit L’Agnelet.

— Nous avons dû apporter toute la semence de notre village, dit un laboureur de Leuilly.

— Les hommes d’armes ont fouillé notre maison, brisant la huche et le saloir, nous accusant de cacher des quartiers de porcs.

— Des fauves ne feraient pas pis.

— Mais que voulez-vous ? dit le laboureur de Saint-Paul-aux-Bois, qui déjà avait interrompu Frappe-Fort, ce fut de tout temps, ce sera de toujours.

— Frère, es-tu homme libre ou serf de la glèbe ? demanda Rouge Le Bâtard.

— Je me suis racheté.

— Ton père n’était-il point un serf ?

— Il le fut.

— Tu ne te sens donc point la force de forcer les liens qui te ligotent encore ? N’as-tu pas assez souffert pour cela ? D’ailleurs, quand sera de retour notre roy de France qu’ils abandonnèrent lâchement au champ de bataille de Poitiers, alors que la racaille se faisait tailler en pièces, notre souverain aidera ses sujets contre une noblesse qui ne sait combattre que dans les tournois.

— Ouais ! Peut-être, mais d’ici là, nous en arriverons à nous manger l’un l’autre, comme ont fait, dit-on, ceux de la grande famine.

— Frère, as-tu prêté le serment ? interrompit Frappe-Fort.

— Je l’ai prêté, mais il faudra que chacun le tienne.

— C’est vérité, opina un autre qui n’avait encore ouvert la bouche.

— Oh ! Guillaume, dit Georget, comme ils ont crainte et lâcheté. Parle-leur, Guillaume.

— Las mon Georget, que leur dirais-je de mieux ?

— Si j’avais plus de hardiesse, je saurais, moi, leur jeter les mots qui leur causeraient honte et remords.

— Écoute, Georget, Rouge Le Bâtard.

— Vous tous, disait le soldat, traités plus mal que leurs chiens, ne vous sentez-vous pas être vils à toujours lécher la main qui vous frappe ? Êtes-vous hommes au cœur brave ou femmes bonnes à filer la laine ? Est-ce du bout des lèvres que vous avez juré : honni soit celui par qui il y aura retard que tous les gentilshommes ne soient détruits ? Répondez en loyauté et vaillance.

De l’assemblée frémissante sous les paroles qui la fouaillaient, montèrent des voix qui affirmaient :

— Il dit vrai, honni celui qui recule !

Mais le doute, la crainte pesaient encore sur bien des cœurs trop habitués à trembler pour croire la révolte possible.

— Guillaume, Guillaume, dit Georget, Rouge Le Bâtard sait les mots qu’il faut leur dire. Comment peuvent-ils être aussi peureux ?

— C’est que Georget, depuis tant d’années qu’ils sont courbés, ils ont, à grand’peine, la force de se redresser.

Il n’avait pas achevé que le laboureur de Saint-Paul-aux-Bois demandait :

— Pourquoi notre Karlot ne nous envoie-t-il plus de messages ? Que ferons-nous tout seuls ?

Rouge Le Bâtard répondit :

— Quand notre roi Karle jugera l’heure venue, il n’abandonnera pas les siens. Nous le jurons à tous, ayant visité avant mon retour ici le fidèle Guillaume Lalouette qui me donna assurance que ni Karlot ni notre grand prévôt des marchands ne tenaient en mépris leurs promesses. Il n’y aura point de repos pour eux tant que ne seront pas payés les forfaits qui accablent Jacques Bonhomme de navrance et de deuils.

« Qui doute de Guillaume Karlot ne mérite que mauvais sort et de demeurer en servage jusqu’à la mort.

À ce moment, une voix vibrante prononça ces mots qui frappèrent de stupeur une grande partie de l’assemblée :

— Tel ne sait que soupirer n’a point gagné qu’on vienne à son secours. Qui veut devenir libre ne doit point porter en lui une âme de chien couchant !

Tous regardaient vers l’entrée, contemplant avec surprise, pour la plupart, un homme jeune, dont les longs cheveux bruns bouclaient autour d’un beau visage aux yeux noirs, au teint mat, que coiffait un toquet de velours noir. Un manteau sombre laissait apercevoir une veste, de velours aussi, dont le bas, en dents carrées, se doublait de soie pourpre.

— Quel est cet étranger ? Comment se trouve-t-il parmi nous ? se demandaient, tandis que l’inconnu parlait, les ahaniers qui ne le connaissaient pas.

Mais dressé d’un bond, ému et radieux, Georget s’écriait, la face animée d’un bonheur extasié :

— Conrad le Jongleur ! Conrad le Musicien !