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IX


Lorsqu’en 71, les Communards abattaient l’Empire au cri de : Vive la Commune ! leur cri dut faire tressaillir des ombres endormies qui jadis s’étaient dressées à ce premier appel de la Cité acclamant sa liberté.

Jacques Bonhomme somnolait encore, que depuis deux siècles, à la clameur de : Commune ! Commune ! surgissaient du pavé les chartes de bourgeoisie accordant juridiction et régence sur les biens communaux.

Ce ne furent point les manants des villes qui, pour se trouver moins durement traités que ceux des champs, n’en menaient pas moins grise vie, qui profitèrent le mieux de ces soulèvements. Si, en quelques endroits l’insurrection populaire devint une irrésistible force, en maints lieux, le Droit communal fut payé à poids d’argent par des bourgeois qui l’achetèrent aux seigneurs partant à la Croisade.

Mais tandis que les Jacques paysans portaient plus lourde croix de redevances dont ils se rachetaient, les Jacques des cités n’obtenaient le titre de bourgeois qu’à posséder mobilier, acquitter certaines taxes et se trouver agréés du corps des bourgeois. Ceux-ci, devenant bourgeois du roy par impôt payé au monarque, se soustrayaient au pouvoir des seigneurs.

Ayant tiré les marrons du feu, le Bonhomme Jacques demeuré du « commun » en gardait les coques et voyait la bourgeoisie de robe ou de négoce en savourer le fruit.

Il n’en aida pas moins, chaque fois qu’il y fut appelé, cette bourgeoisie à se battre contre la noblesse quand elle boudait aux prérogatives communales ou contre le haut clergé, hostile opiniâtrement à la Commune.

Après Le Mans en 1067, Cambrai neuf ans plus tard, la ville de Laon avait élu Commune en même temps que Soissons, Noyon, Saint-Quentin et Beauvais. À Laon, le cadavre de l’évêque, traîné par les rues, éclaboussait la révolte communale d’une tache pourpre.

C’est que Laon avait obtenu sa Commune de haute lutte. Placée au xie siècle sous la souveraineté des évêques, la ville demeurait un foyer de chrétienté agissante, par ses églises, ses monastères, ses abbayes prospères, ses chapelles vouées à tous les saints. C’était la cathédrale, admirable joyau de sculpture, l’église de Vaux-sous-Laon, celle d’Ardon, de Leuilly, la chapelle des Templiers, l’abbaye Saint-Jean, l’abbaye Saint-Martin.

Cette dernière se trouvait appartenir à l’abbaye de Prémontré. Montant vers Laon, frère Loys devait passer devant elle et en longer le haut mur gris.

Laon fut bâtie sur une colline escarpée et isolée qu’enlace une route sinueuse dominant l’Ardon. Au sommet, le vaste entonnoir cultivé de la Cuve de Saint Vincent. La cathédrale, bâtie sur l’emplacement d’une modeste église dévorée par le feu en l’an 1111, avec le cloître accoté à son flanc, dressait au-dessus de la ville ses sept tours. dont il reste seulement deux aujourd’hui. À l’est, la citadelle, non loin le palais épiscopal et la chapelle particulière de l’évêque. Se serrant l’une contre l’autre, les maisons de la ville basse, avec au sud le quartier des Creuttes, habitations souterraines qui servirent plus d’une fois de refuges. Puis la ville haute vivant à l’ombre de la cathédrale et des logis princiers des hauts dignitaires ecclésiastiques. Nombre de maisons citadines qu’habitaient professeurs, magistrats, échevins. Dans les rues tortueuses et sombres, aux toits surplombant le pavé, les artisans et marchands.

Quand frère Loys fut arrivé devant l’abbaye Saint-Martin, il aperçut une forme noire qui, tête basse, venait vers lui et filait le long de la muraille. Il eut un sursaut en croyant la reconnaître. Comme elle le croisait, il fit faire volte-face à Douce au Pas et suivit la forme noire, mais celle-ci, pressant sa marche, ne se laissa point distancer. Parvenue à certaine porte basse que cachait à demi une retombée de lierre, elle disparut prestement.

— Je suis bien sûr de ne m’être pas trompé, pensa frère Loys. Ce cher abbé se soucierait-il de moi au point de m’épier ? Peut-être est-ce rencontre fortuite. La coïncidence m’étonnerait pourtant. D’ailleurs, à Dieu va !

Frère Loys rebroussa chemin, vers le logis de maître Nicole Flamand. Il passait rue de l’Échaudé quand il entendit un marchand de pâtisserie qui s’en allait criant la marchandise qu’il portait devant lui sur une claie d’osier : Bon flan ! bonnes oublies ! Galette toute chaude ! Gastel à fèves !

Le marchand s’approcha du moine :

— Galette brûlante ?

Comme frère Loys refusait, le marchand dit, clignant de l’œil.

— Place de la Cathédrale, il y a gentil spectacle à contempler, frère moine.

Était-ce hasard ou signal ? Frère Loys ne le sut pas. Néanmoins il suivit le conseil et changea de route. Arrivé à la hauteur de la cathédrale, il vit qu’autour d’un tréteau bayaient d’aise une foule de gens. Sous un habit rouge aux grelots de folie, un bonnet d’étoffe semblable emprisonnant étroitement sa chevelure, il reconnut Conrad le Jongleur qu’on appelait aussi Conrad le Musicien et à l’occasion Conrad le Baladin.

Se tenaient là deux ou trois bourgeois confortablement vêtus de pelisses bordées de peaux de chats, l’escarcelle à la ceinture et la tête couverte du capuchon terminé en bourrelet auquel pendait une longue et étroite pointe entortillant le col, une dame et sa servante sous cornette toutes deux, un marchand d’eau reconnaissable à ses seaux, des gens du commun et des écoliers toujours prêts à s’ébaudir aux spectacles de la rue.

Sur une table surmontée de bâtons étoffés formant une tente légère, Conrad avait posé deux gobelets. À l’un des montants, une chaîne maintenait, à distance convenable des badauds, une jeune guenon s’épuçant avec des mines qui excitaient les rires de la foule. De ses yeux vifs, Conrad eut tôt fait de découvrir frère Loys. Il ne montra point qu’il l’avait aperçu, mais frère Loys n’en douta à l’entendre discourir.

— Nobles dames et estimables sires, oyez ces deux gobelets. Ils sont vides et peu vastes. Un gras moine n’y entrerait, pas plus que riche au Paradis. Je mets en celui-ci une once de patience, un grain de malice, deux sols parisis de bonne humeur, je mêle, je mélange. Passez muscade !

Ayant fait le simulacre de jeter ce qu’il disait dans un des gobelets, Conrad étendit les mains pour une incantation bouffonne. Puis il souleva l’autre gobelet. Au cri d’émerveillement de la foule, un oiselet s’en échappa qui, après avoir voleté autour de la tête du bateleur, s’en vint se poser sur son épaule. Conrad tira ensuite un bouquet, des rubans, et soulevant le second gobelet, n’y trouva rien.

— Le diable est céans, dit-il, puisqu’il n’y a que vide en ceci tout comme en notre bourse, quand le tenancier d’impôts vient de passer. Ah ! qu’entends-je ?

Il porta le gobelet à son oreille.

— Hé, là ! voici le diable qui se met à chanter. J’ouïs distinctement ce qu’il dit :

Jacques Bonhomme !
Cessez, cessez, gens d’armes et piétons,
De piller et manger le Bonhomme,
Qui de longtemps, Jacques Bonhomme
Se nomme !

Malgré le ton demeuré badin, la foule sentit passer sur elle un frisson. Les bourgeois froncèrent le sourcil, mais on applaudit pour le restant.

Conrad, d’ailleurs, ressaisissait habilement son auditoire, reprenant le gobelet et disant :

— La place de droite est mauvaise sans doute. Il ne s’y trouve pas davantage de butin qu’en une contrée où passèrent les gens de guerre. Voyons à gauche. Mes gobelets sont vides, je les change simplement. Passez muscade !

Le gobelet cette fois contenait de petits œufs. En cassant un, il en sortit une tourterelle qui se mit à pavaner en roucoulant, tandis que la foule s’exclamait d’aise.

Conrad se pencha vers l’oiseau.

— Hé, ma mie, reviendriez-vous aussi d’Angleterre ? Je n’entends plus votre langage. Dites-moi si vous arrivez de Londres, car vous en prendriez valeur plus grande. Regardez nos nobles seigneurs, ce qu’il faut payer de livres tournois et vider notre escarcelle pour qu’on nous les rende !

Cette fois, l’éclat de rire fut général. Bourgeois autant que manants ne pardonnaient pas le désastre de Poitiers. Frère Loys comprit par là que Conrad lui apprenait qu’il connaissait le retour d’Enguerrand de Coucy.

S’emparant de la tourterelle, Conrad la mettait en cage, en lui disant :

— Ma belle, rentrez céans, nous irons ensemble nous promener, demain soir où vous savez.

Ces mots, négligemment prononcés, passèrent inaperçus dans la suite du boniment mais renseignèrent frère Loys. D’un signe de tête, imperceptible pour quiconque n’y prêtait attention, il montra qu’il avait compris. Laissant là les badauds, il revenait vers la rue de l’Échaudé, quand des cris, des rires retentirent. Une bande d’étudiants, sortant de l’Université, s’en allaient dansant et escortant deux des leurs qui, l’un de sa perruque, l’autre d’énormes bésicles, singeaient deux célèbres docteurs, depuis des mois se disputaillant en chaire sur un cas de prononciation latine. La bande folle passa, tandis que le moine se rangeait le long d’une échoppe.

Une voix avait crié :

— Frère Loys, salut !

Sans pouvoir distinguer qui le saluait ainsi, mais point étonné, car il était fort connu aux Universités, frère Loys inclinait la tête quand il rencontra le regard de deux yeux furtifs qui se baissèrent aussitôt. Sans paraître le connaître, un ecclésiastique à qui ces yeux appartenaient traversa la rue, allant dans le même sens que le moine. Un peu plus loin, frère Loys s’étant retourné aperçut que le prêtre suivait, hasard ou surveillance, le même chemin que lui.