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VII


Sombre, taciturne, Frappe-Fort travaillait, aidé de Grégoire, tandis que La Grelotte, en proie à l’un de ses accès de fièvre, claquait des dents au feu de la forge, et que, sifflotant, Rouge Le Bâtard qui tirait encore la jambe se rendait utile comme il pouvait.

Brusquement, le forgeron jeta son outil et s’assit, la tête dans ses mains.

— Je ne peux plus, fit-il, le souvenir me ronge de sa peine et de ma lâcheté. Ma pauvre Loyse !

Cessant de siffloter, Rouge Le Bâtard, qui sans en avoir l’air le surveillait, s’approcha et lui mit sa main sur l’épaule.

— Frère, ne t’abandonne pas ainsi. Demeure celui que si justement ses compagnons dénommèrent Frappe-Fort.

— Las ! c’est à ce moment que j’aurais dû frapper au lieu d’implorer merci.

— Oui dà, bel ouvrage que tu faisais là. Ton cadavre se balancerait gentiment aujourd’hui au-dessus de nos têtes, et nous aurions le spectacle des corbeaux se régalant de ta cervelle !

— Pourquoi Loyse refusa-t-elle le rachat que je lui offrais, puisque leur redevance maudite était trop lourde pour nous deux ?

— Loyse fit bien.

— Elle fit bien, dis-tu, le sais-je ? Elle me prétendait plus utile qu’elle à nos frères. Utile, miséricorde ! Quelle dérision, à nous voir tous accablés de misère et d’affronts !

— Et ce n’est point fini, sans doute.

— Tu vois, frère, que Loyse eut tort.

— Loyse eut raison.

Frappe-Fort secoua la tête dans un geste de dénégation.

— Loyse eut raison frère, reprit Rouge Le Bâtard. Quand faiblirait un bras de femme, un bras d’homme ne faiblira pas. Loyse attend de toi ce qu’en attendent tes compagnons.

— Hélas !

— Regarde-les, Frappe-Fort. Ils sont plus craintifs que lièvre en plaine, l’ombre de là-haut leur est terreur, mais ils suivront celui qui leur dira : Venez ! et marchera devant eux, sans faillir.

— Ce ne sera pas moi qui deviendrai celui-là. Je doute de ma vaillance comme ferait un enfantelet.

— Tu trembles sous l’outrage, à la façon d’une bête frappée. Ne sais-tu pas que le plus timide devient un loup, au jour de la vengeance. De l’affront, bientôt, ne restera plus que la soif de l’effacer. Réveille-toi, frère, les temps sont plus proches peut-être qu’il ne semble.

— Le crois-tu vraiment ?

— Je le crois, répondit gravement le soldat.

Un bruit qu’ils ne surent définir les arrêta, frissonnants. On eût dit un éclat de rire, mais qui pouvait rire de cette façon atroce, semblable à une plainte rauque ? Grégoire attisait le brasier de la forge, La Grelotte était sorti, cherchant de l’eau. La montée d’un jet de flamme fit qu’ils aperçurent Louvette droite sur ses pattes, et les bras à son cou, à demi dressée, le visage ardemment tendu vers eux, la vieille Alyse. Était-ce elle, la serve qui avait vu la chasse infernale, était-ce elle qui riait ainsi ? Ils n’osèrent se le demander, et comme le bruit s’apaisait, Frappe-Fort répondit à l’assurance que lui donnait le soldat :

— Puisses-tu dire vrai ? Mais qu’est-ce cela ?

Une sonnerie de cor retentissait non loin.

— Va t’enquérir, Grégoire, dit Frappe-Fort, de quel mal nous échoit à nouveau.

Grégoire ne demandait pas mieux. Lâchant son tablier de cuir, il partit en courant.

Traversant les chemins d’herbe, il contourna le gros des habitations du bourg et parvint, à grandes enjambées, sur une petite place où se dressait une très pauvre église fort délabrée. La foudre en avait fait choir à demi le clocher, et les bestiaux qui entraient par la porte brisée souillaient l’intérieur où tout pourrissait, en fort piteux état.

Tandis que moines et abbés vivaient grassement, non seulement des revenus de leurs couvents et des dîmes qu’ils prélevaient, mais aussi des tenures qu’ils louaient à des laïcs, les prêtres des villages subsistaient chétivement de leur maigre casuel, et, tout comme la masse des vilains dont ils sortaient, devaient arracher à la terre une précaire récolte. Aussi le bas clergé se recrutait-il assez mal. Le curé de Coucy étant défunt depuis six années, presque aussi misérable que ses paroissiens, l’évêque de Laon n’avait point songé à pourvoir la cure d’un nouvel officiant.

Quand Grégoire parvint devant l’église en ruines, contre laquelle s’accotait une grange, faite d’un toit et de six piliers où parfois s’installait un marchand venu de Laon, à moins que ce ne fut quelque baladin, l’apprenti forgeron aperçut qu’il n’était pas seul à s’être venu renseigner. Guillaume était là, avec Guillemette, et Pascal le métayer, et Gauthier le gardeur de porcs, et Adam le berger, et L’Agnelet qui se louait à la journée pour les travaux des métairies, et Jehan qui surveillait les bigres récoltant le miel destiné au dessert des sires de Coucy, et Pascaline la lavandière, et Pierre l’égorgeur, toujours empourpré du sang des bêtes qu’il saignait, et Benoist qui tournait la meule au moulin banal.

D’autres encore, serrés tel un troupeau craintif.

Et tous béaient à attendre ce qu’allait leur bailler le beau chevalier qui, sonnant de l’olifant, les avait rassemblés. C’était là le messager que frère Loys avait rencontré à la porte de Laon, le jour de son départ. À son côté, soufflant sur son cheval, gonflé de son autorité et risible tout autant, messire de Boisjoly jetait sur les manants un regard rogue.

Ceux-ci ne montraient point humeur de rire.

Quand il y eut suffisamment d’assistants à son gré, le chevalier commença d’une voix forte :

— Loyaux féaux des sires de Coucy, j’ai mission de vous donner connaissance que notre très cher et noble seigneur, Enguerrand III de Coucy, par la grâce de Dieu, de la Vierge et de ses Saints-Anges, revient en ses domaines, échappant aux griffes de l’Anglais perfide, sous caution d’une rançon que tous ses vassaux auront à cœur et à honneur de payer.

« Notre gracieux roy de France, Jean le Bon, demeure prisonnier d’Édouard d’Angleterre, son fils Charles ayant rejeté les dures conditions qui auraient saigné le doux royaume.

« Priez Dieu qu’il adoucisse la rigueur d’un monarque sans pitié et remerciez-le de la grâce qu’il vous octroie d’accorder à votre amour le retour d’un maître vaillant et généreux dont vous avez pleuré la captivité.

« Ainsi soit-il. »

Un chuchotement de voix timides s’était élevé, dès que le messager eut terminé. S’avançant, d’un geste de son bras court, messire de Boisjoly imposa silence.

— Manants, fit-il, le ciel a béni nos prières, notre très cher sire revient. Que chacun réfléchisse à son devoir qui est de ne rien céler des richesses de son grenier ou de son étable, car il faudra que tous fassent serment d’honorer la promesse qu’en leur nom notre seigneur vénéré fit à l’Anglais, dont nous devons subir le joug.

« D’ores et déjà, devant son messager, nous l’assurons de notre loyauté et bonne foi. Qu’en ce jour de joyeuse délivrance, soit remerciée la Providence qui nous permet, en sa mansuétude, de saluer bientôt la venue en ses tours d’Enguerrand III, notre maître à tous. »

Un silence de mort suivit cette harangue que l’intendant avait prononcée à fréquentes reprises de souffle. Les ahaniers se regardaient du coin de l’œil, n’osant rien laisser paraître sur leur visage de la consternation qui leur désolait l’âme.

Remettant droit son bonnet, de la forme d’un large turban, que la chaleur de l’improvisation avait fait glisser d’une oreille à l’autre, messire de Boisjoly voulut terminer de façon noble. La dextre levée comme tenant une épée imaginaire, il cria de sa voix aigrelette :

— Acclamez tous : Vive Enguerrand III, sire de Coucy et aultres lieux !

L’enthousiasme faillit lui être fatal, le coursier du chevalier, qui s’ébrouait d’impatience, donna de la croupe contre la paisible monture de l’intendant qui faillit rouler à terre. Mais d’une main ferme le chevalier le remit en selle et ceci compromit gravement la majesté de l’acclamation.

Malgré leur tristesse on entendit rire parmi les manants. Pourpre, suffoqué, messire de Boisjoly les foudroya d’un regard de colère. Quelques vivats épouvantés étouffèrent les rires, élevés par les timides qu’étreignait la terreur d’un châtiment.

Ayant vu et entendu, Grégoire revint toujours courant vers la forge.

— Notre sire Enguerrand sera bientôt de retour ! cria-t-il dès qu’arrivé.

Puis il conta la harangue du messager et celle de l’intendant.

— Notre fardeau va s’augmenter d’autant, dit Frappe-Fort.

— Nous paierons tout ensemble, riposta le soldat, sans expliquer de quel paiement il s’agissait.

Ce fut le deuxième jour qui suivit le message qu’Enguerrand III de Coucy se montra parmi ses vassaux. Sur le chemin du Nord, étaient partis à sa rencontre son frère Harold, surgi d’on ne savait quel repaire, Dame Agathe de Coucy, de languissant aspect, vêtue de gris sombre et coiffée d’une aumusse doublée d’hermine. Près d’elle, sa fille Liliane, plus blonde et pâle que sa mère, et son fils Enguerrand VII, chétif aussi et de mine sournoise.

Insolente de beauté, fière vêtue d’une robe ajustée de velours violet à grands dessins d’oiseaux, Margaine de Coucy portait sur ses tresses fauves un long voile enroulé, précieusement semé de perles. Jacqueline de Boisjoly se tenait à son côté, habillée de drap d’écarlate, ses cheveux bruns couverts d’un bonnet d’étoffe semblable que serrait, aux tempes, un serpent d’argent. Quelques hommes d’armes porteurs de lance et deux hérauts soufflant dans leurs longues trompettes les escortaient.

Pour le chapelain qui goûtait peu les prouesses équestres, il avait déclaré devoir attendre son noble maître au seuil du château afin de bénir son entrée. Et messire de Boisjoly ne se souciant guère de caracoler trop près d’habiles cavaliers, prit le parti de s’arrêter à la porte du Nord, pour veiller à ce que sire Enguerrand fut convenablement accueilli de ses vassaux.

De si rares spectacles venaient éveiller les campagnes de leur léthargie, que la chevauchée fut contemplée comme agréable passe-temps de la plupart des paysans et que le village en entier se porta au-devant d’Enguerrand de Coucy.

À une lieue de l’enceinte du bourg, les deux cortèges se croisèrent. Les hérauts sonnèrent la bienvenue tandis qu’Agathe et Enguerrand de Coucy se saluaient de paroles courtoises. Le noble seigneur reçut ensuite le bonjour de ses enfants. Les deux frères se donnèrent l’accolade, très différents de stature et de traits, Harold noir et de brusques manières, Enguerrand hautain et froid sous un masque d’homme blond. Ce masque s’anima légèrement à la vue du joli visage de Jacqueline de Boisjoly qui jouait à merveille l’émotion confuse. Aussi Margaine de Coucy eut-elle maintes plaisanteries pour sa compagne, en s’en retournant.

Près d’Enguerrand, couvert d’une armure brillante, se tenait roide et impassible, sa cotte de mailles recouverte d’un souple vêtement de soie molle, l’envoyé anglais qui devait remporter la rançon du prisonnier.

Lorsque l’orgueilleux cortège parvint devant les murailles du bourg, des détonations retentirent se mêlant à des cris :

— Vive Enguerrand III de Coucy !

C’était une innovation de messire de Boisjoly qui s’était posté de façon à ne point avoir à manier trop vivement sa monture, de crainte que son prestige à cheval ne fût une fois encore endommagé.

— À genoux, manants, criait-il du plus fort qu’il pouvait.

Et se tournant prudemment vers les arrivants, il haussa la voix, voulant se faire entendre parmi le bruit :

— Sire Enguerrand, notre seigneur, nous voici tous prêts à prouver notre loyauté et notre dévouement.

Sans prendre garde à ce discours à peu près enseveli sous l’appel des trompettes, Enguerrand de Coucy, d’un regard froid de ses yeux d’un bleu très pâle, embrassa la foule noire de ses vassaux dont quelques-uns qui voulaient se faire voir s’étaient agenouillés au premier rang. Dédaigneux de répondre, il passa au milieu d’eux, qui durent s’écarter vivement, les sabots des chevaux menaçant de les piétiner.

— N’aurait-on point voulu croire, raillait Rouge le Bâtard quelques instants plus tard revenu dans la forge, que le noble seigneur était de retour de victoire plutôt que de captivité.

— Race sans pitié, répondit Frappe-Fort, nul revers n’abattra leur orgueil.

— Vis-tu ce chien d’Anglais empli d’insolence. Avec joie l’eussé-je défié en combat singulier. Il n’y faudra que Jacques Bonhomme peut-être pour bouter ces pirates hors de France.

Le lendemain, tandis qu’ils rompaient leur pain noir dans une écuelle de maïs, parut L’Agnelet bouleversé.

— Qu’arrive-t-il ? interrogea Frappe-Fort.

— Malheur sur nous ! répondit L’Agnelet, messire de Boisjoly passe en nos demeures, relevant ce qu’il nous faudra vendre, afin de remettre à l’Anglais la rançon qui doit lui être comptée.

— Que pourra-t-il te prendre, mon pauvre L’Agnelet ?

— Las ! las ! il me l’a dit, sera vendu mon champ et ma chèvre, mon seul bien ici-bas.

— Iniquité si grande est-elle permise ?

— Hélas ! tout est permis à qui prend tout. Orphelin, prétend-il, je suis sous tutelle de notre maître. Peut-être devrai-je partir combattre les Turcs. Pauvre de moi !

— Nos plus mauvais jours vont venir, dit Frappe-Fort.

C’était vérité. Messire de Boisjoly s’épanouissait d’aise à terrifier les manants, dressant inventaire de ce qu’ils possédaient, menaçant de les faire rouer, pendre ou griller s’ils cachaient quelque dû. En même temps, il soufflait et suait à traquer d’amendes ceux qu’il surprenait au bord du bois, sous prétexte qu’ils y devaient chasser, à relever les journées de corvées qu’ils devaient au château depuis que, le seigneur se trouvant prisonnier, l’indolence de dame Agathe avait laissé tomber en quenouille les droits des Coucy à exiger les impôts de mille sortes que, sous le moindre prétexte, ils avaient pouvoir de revendiquer.

Durant que s’activait ainsi messire de Boisjoly, le château de Coucy semblait s’éveiller de sommeil. Des appels de cor y retentissaient à tout instant, annonçant que sortait ou rentrait Enguerrand de Coucy escorté de ses enfants, de l’envoyé anglais et fort souvent de dame Jacqueline, rieuse et coquette à loisir. Au retour des promenades, des divertissements, des jeux de hasard ou d’adresse, quilles et palets, occupaient les heures précédant les très longs soupers.

Repris d’une rage de chasse, aux abois de sa meute, à travers plaines et vallons, bondissait Harold de Coucy. Le laboureur arrêtait son sillon pour les écouter s’approcher, songeant qu’ils ravageaient le blé qui levait au champ du voisin et que ce soir ou demain le sien y passerait. Et point n’y manquait.

Ceci jusqu’au matin de grand deuil où, rassemblés comme bétail, les paysans virent mettre à l’encan tout ce que messire de Boisjoly avait pu rafler de grains, de meubles, d’outils, de bêtes, de semences dans les masures fouillées, retournées, presque éventrées. L’Agnelet vit partir, bêlante, sa chèvre noire qui lui fendait le cœur à se tourner vers lui. Georget qui venait de se relever, encore frissonnant de malaise, assista les larmes aux yeux au rapt des images de bois taillé qu’avec des sarcasmes fit emporter l’intendant, devant Guillaume abattu et Guillemette éplorée. Pour lui, sous son sayon, contre sa peau, il voulut sauver Sainte-Cécile que lui avait donnée frère Loys, mais il s’y prit trop tard et, livide, empli de désespoir et de colère, il se vit arracher l’image que messire de Boisjoly lacéra en ricanant.

De logis en logis, s’étendaient les gémissements et les supplications, et de village en village. Car il n’y eut point que Coucy à pâtir. De tous les hameaux environnants, dépendant du fief, de Saint-Paul-aux-Bois et de Quincy-Basse, de Guny, de Pont-Saint-Mard, de Jumencourt, de Leuilly et de Lendricourt vinrent à bât d’âne ou à pied les ahaniers requis, tous apportant dîme d’argent ou de nature, pour que pût être parfaite la somme que, dans quelques jours, devait emporter l’envoyé de Londres.

La nuit n’endormit pas la douleur des Jacques dépouillés.

Ce soir-là, afin de fêter le départ proche de l’Anglais, fut donné au château de Coucy un dîner d’une somptuosité inouïe. Tandis que le long des tapisseries, des valets portant des torches éclairaient les convives, vêtus de brocart, de velours, de damas et couverts de bijoux, l’écuyer tranchant fit défiler les mets sur l’immense table où brillait la lourde vaisselle d’or.

On servit un paon paré de ses plumes et flanqué de pigeons et de cailles, des lapins rôtis dans l’attitude de bêtes poursuivies, deux cochons de lait farcis, des pâtés de canards, de perdrix couronnés de chapelets d’alouettes, un saumon nageant dans une sauce d’épices et d’herbes, des lamproies au vinaigre aromatisé, de la salade au safran, des pâtisseries aux amandes et au miel, des vins du Poitou, de la Bourgogne et du Bordelais, voisinant avec ceux de Laon.

Et chose encore rare, trois flacons d’eau-de-vie anisée au sucre de canne.