Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 19

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 170-176).

CHAPITRE XIX.


31 juillet. — Connaissant le grand détour que la Colombie fait au nord, je crois raccourcir de beaucoup ma route en coupant à travers le pays, et en prenant le grand Goulet à une certaine distance de son embouchure. Nous quittons donc la rivière de bonne heure et marchons toute la journée dans une contrée déserte, aride et sablonneuse, sans une goutte d’eau à boire, ou un seul arbrisseau pour nous abriter. Vers le soir nous apercevons un petit lac ; nous nous en approchons au plus vite. Dès que nos chevaux le voient, quoique épuisés de fatigue, ils partent au galop et se précipitent dans l’eau. Mais ils ne l’ont pas plutôt goûtée qu’ils se retirent, refusant d’en avaler une seule goutte. J’essaye moi-même, je la trouvai excessivement salée ; je n’oublierai jamais la pénible émotion que me fit cette découverte, qui me montrait l’impossibilité de satisfaire ma soif. Les chevaux, fatigués de notre longue et rapide marche, ne peuvent continuer ; malgré la douleur de rester auprès de cette eau que nous ne pouvions pas boire, la végétation qui l’entoure nous décide à passer la nuit dans cet endroit ; mais la soif nous empêche de dormir.

1er août. — Nous partîmes à quatre heures, le matin, et nous avançâmes courageusement, sans trouver d’eau, jusqu’à midi, quand nous trouvâmes un lac étroit, long d’un mille, très-peu profond et rempli de pélicans, dont les excréments avaient rendu l’eau verte et épaisse. Nonobstant son goût un peu salé, nous en passâmes dans un chiffon et la bûmes avec délice.

Après ce lac de Pélicans, nous entrâmes dans une région encore plus désolée. Toute la contrée, aussi loin que nous pouvions voir, était couverte de sable fin et mouvant que les vents violents amassent en immenses collines de quatre-vingt à cent vingt pieds de haut. La route devenait des plus fatigantes, car il nous fallait tirer par le nez nos chevaux épuisés, et nous enfoncions à chaque pas dans le sable brûlant. Si le vent s’était levé pendant que nous traversions cette contrée, nous aurions infailliblement été enterrés sous le sable.

Vers le soir, nous arrivâmes à un rocher, et dans une petite crevasse nous découvrîmes trois ou quatre litres d’eau, noire comme de l’encre, remplie d’insectes dégoûtants. Les chevaux en l’apercevant se précipitèrent dessus, et nous eûmes la plus grande peine à les en chasser, craignant qu’ils ne prissent tout pour eux. Après avoir satisfait notre soif, et filtré un chaudron de cette eau pour notre souper, nous laissâmes le reste à nos montures qui ne se firent pas prier et n’en laissèrent pas une goutte.

2 août. — Je sens en m’éveillant le matin quelque chose de frais et de gluant contre ma cuisse ; je rejette ma couverture et je vois une espèce de lézard, long de huit ou dix pouces, qui m’avait tenu compagnie toute la nuit. Je n’en éprouvai, du reste, aucun mal. Nous poursuivons notre route, et vers midi nous sortions de ces montagnes de sable. Le pays était encore aride et sablonneux, mais nous rencontrons quelques touffes d’herbes suffisantes pour les chevaux. D’immenses murs de rocs basaltiques coupaient le pays et nous empêchaient de suivre la route directe, c’est-à-dire celle que je m’étais tracée, car je n’en connaissais aucune. Ces interruptions augmentent nos fatigues. Je n’avais pas de boussole, et ce n’était qu’en comparant le soleil avec ma montre, et en fixant les yeux sur une colline éloignée, que je pouvais me guider ; nous souffrions toujours du manque d’eau et mon serviteur se décourageait.

3 août. — Après plusieurs heures de marche, nous tombâmes sur un immense ravin, ou lit de rivière desséchée, qu’il fallait traverser. Les bords s’élevaient de sept à huit cents pieds. Il nous parut d’abord impossible de le franchir. Enfin, après mille peines, nous parvînmes à faire descendre nos chevaux jusqu’au fond ; nous passâmes, puis il fallut grimper les rochers de l’autre bord qui avaient une hauteur de deux cents pieds. Enfin j’arrive à un des plus ravissants endroits qu’on puisse voir. Du moins, il nous paraît tel à côté de la contrée désolée qui l’entoure. C’est un plateau, d’un demi-mille de circonférence, couvert d’herbes abondantes, ayant au milieu un petit lac d’eau délicieuse et fraîche. Le rocher basaltique se dresse en amphithéâtre ; les trois quarts de son circuit, de l’autre côté, plongent dans le précipice. Nous y séjournons trois heures, nous délectant de cette eau, si précieuse après les longues tortures de la soif. Mon serviteur ne pouvait s’en rassasier ; quand il ne peut plus en boire, il s’y met tout habillé, s’y vautre ; les chevaux font comme lui. Nous aurions été tentés d’y rester bien plus longtemps, si nous n’avions pas mis accidentellement le feu au gazon, ce qui nous forçait à décamper au plus vite. Voilà qu’en grimpant les rochers à pic, notre cheval de bagages perd l’équilibre et roule en bas ; mais il tombe sur le dos, et les paquets restent sous lui ; il s’en tire avec quelques écorchures aux jambes. Tout autre qu’un cheval indien y fût mort. Dès que j’ai regagné la plaine, je vois au loin un autre vaste mur de roc ; je laisse à mon homme le soin du cheval blessé, et je trotte en avant pour chercher un passage, prenant cette muraille pour un bloc isolé de basalte comme les précédents. J’essaye en vain de tous côtés, explorant chaque ouverture, mais je n’en trouve pas une seule praticable. Il ne reste qu’à tourner l’obstacle, mais mon homme ne m’ayant pas rejoint, je dus retourner le chercher ; plusieurs heures se passèrent à cela, et je commençais à craindre que lui et mes provisions ne fussent à tout jamais perdus. Enfin après une longue course je retrouve sa trace ; je la suis avec grand soin. Je m’aperçois bientôt qu’il a pris une fausse direction. Au bout de quelque temps je le découvre perché sur un rocher élevé, dans le lointain, criant et gesticulant de toutes ses forces jusqu’à ce que j’arrive à lui ; il était très-effrayé ; il m’assura que, s’il m’avait perdu, il n’aurait jamais pu avancer.

Malgré l’heure avancée, nous parvînmes à tourner le mur de basalte et à atteindre un ravin profond qui, de loin, ressemblait tellement aux bords de la Colombie, que je crus m’être fourvoyé.

Une fois au bord, et ne voyant pas d’eau au fond, je ne doutai plus que je n’eusse atteint le grand Coulet. Nous descendons à grand’peine le ravin haut et profond de mille pieds. Sa largeur varie entre un mille et un mille et demi. C’était jadis, sans aucun doute, un bras de la Colombie, qui coule maintenant à cinq ou six cents pieds plus bas. En se retirant, elle a laissé à découvert les bases d’énormes blocs de rochers qui en hérissent le fond, et dont quelques-uns s’élèvent jusqu’au niveau du pays environnant. Ce ravin extraordinaire a cent cinquante milles de long ; dans plusieurs endroits et pendant des longueurs de vingt milles, il est escarpé entre deux murs de basalte perpendiculaires de mille pieds de hauteur. Un magnifique gazon couvre le fond parfaitement plat de la vallée, excepté aux endroits où s’élancent les rochers dont je parle. Il ne renferme pas un seul arbre, et nous n’y trouvons ni oiseau, ni reptile, ni insecte d’aucun genre. Nous campons à côté d’une magnifique source qui jaillissait des rochers ; nous faisons alors la revue de nos provisions de saumon sec, car nous n’avions aucune chance d’enrichir notre garde-manger, et ce qui nous restait devenait sans prix. Nous trouvons, à notre grand regret, qu’il était fort rempli de vers, et qu’il fallait bien secouer chaque bouchée avant de manger. Les poissons sont devenus tellement animés que mon homme me propose de les attacher par la queue pour que leurs habitants ne les emmènent pas. Tout mauvais que soit ce saumon, ce qui nous attriste le plus, c’est son mince volume ; car longue et inconnue est la route que nous avons devant nous avant d’atteindre aucun secours. Un orage éclate pendant la nuit, et dans tout le cours de ma vie, je ne retrouve rien qui me redonne l’impression des roulements du tonnerre qui résonnaient entre les rochers de ce lieu terrible et sublime à la fois.

4 août. — Nous suivons le cours du Goulet, confondus d’admiration devant la beauté et la grandeur du paysage qui augmentait à chaque pas de sauvage magnificence. Je tire et tue le premier oiseau qui ait paru depuis Walla-Walla, à l’exception des pélicans, que même les Indiens, peu délicats et peu difficiles en général, ne mangent jamais. Mon oiseau me paraissait être ce qu’on nomme ici un dinde sauvage, quoiqu’il ne ressemble nullement aux dindes sauvages du Sud. Son plumage rappelle celui du faisan ; il est de la grosseur d’une poule domestique. Mais sa chair, quoique très-blanche, était sèche et sans goût. Malgré cela, c’était un vrai régal et le premier repas que nous fissions sans l’accompagnement habituel de vers et de sable. Notre voyage serait devenu charmant si nous avions eu une nourriture passable ; nous trouvions en grande quantité de l’herbe fort bonne pour nos chevaux ; des sources délicieuses jaillissaient des rochers presque à chaque mille, et les campements étaient si admirables que nous étions constamment tentés d’y séjourner, au risque de mourir de faim.

5 août. — Vers le soir, je commençai à voir des arbres, surtout des sapins, sur les hauteurs et dans le lointain, ce qui me donna à croire que nous approchions de la rivière Colombie. Je presse le pas ; avant le coucher du soleil, nous étions hors des ravins, et j’apercevais, au fond du pays, l’immense fleuve dont les bords s’élevaient encore au-dessus de notre tête à une hauteur considérable.

Ce fleuve surpasse tous ceux du monde, tant par son immense volume d’eau que par la rude poésie de l’effrayant paysage qui l’entoure ; tantôt s’élevant en cimes neigeuses à des milliers de pieds, tantôt s’abaissant en terrasses verdoyantes au niveau des eaux.

Deux Indiens descendaient le courant sur quelques troncs d’arbres attachés ensemble. C’étaient les premiers que nous eussions vus depuis bien des jours ; à notre appel, ils mirent pied à terre et vinrent vers nous ; ils me dirent que j’étais à dix jours de marche de Colville. Je ne les croyais pas, quoiqu’ils n’eussent pas d’intérêt à me tromper. Je leur donnai un peu de tabac et j’espérai obtenir d’eux quelques provisions, mais ils n’en possédaient aucunes et nous dûmes souper, comme à l’ordinaire, avec le saumon séché. Nous descendîmes la berge et campâmes pour la nuit au bord de la rivière.