Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 20

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 177-185).



CHAPITRE XX.


6 août. — Nous longeons la rive pendant douze ou quinze milles, sous les berges de rochers qui s’élevaient à douze ou quinze cents pieds au-dessus de nos têtes. En quelques endroits, d’énormes masses surplombaient le passage, paraissant prêtes à tout écraser sous leur chute.

Mais devant nous se dresse un immense rocher perpendiculaire qui avance jusque dans la rivière. Comme l’eau était trop profonde et trop rapide pour nous permettre d’en tourner la base, nous tentons de gravir le rocher, malgré les pierres et les cailloux détachés qui glissaient sous nos pieds à chaque pas et roulaient avec fracas jusqu’en bas. Je conduis nos chevaux à trois cents pieds de hauteur environ, puis je m’arrête et envoie Donny en avant, à pied, pour chercher un chemin. Le cheval de bagages résistait à grand’peine. Mais voilà qu’un autre de nos chevaux, avec une sagacité extraordinaire, me dépasse, monte seul jusqu’à ce qu’il ait atteint son camarade surchargé, et, mettant son épaule sous un côté des fardeaux, l’aide ainsi à en soutenir le poids jusqu’au retour de l’homme. Ne pouvant continuer à monter, nous retournons sur nos pas ; pas de sentier praticable pour cette ascension ; nous n’en découvrons un qu’à notre campement du matin.

Enfin, nous atteignîmes la plus haute berge, et nous entrâmes dans une contrée sauvage et accidentée, plantée çà et là de petits groupes d’arbres, de plus en plus épais à mesure que nous avancions. Nous fûmes bientôt entourés de bois épais ; nous avions fait un détour d’environ vingt-cinq milles, et traversé des ravins d’une profondeur et d’une roideur prodigieuses. Nous retrouvâmes la rivière en face du confluent d’un petit ruisseau, sur les bords duquel nous aperçûmes deux Indiens. Dès qu’ils nous virent aussi, ils nous envoyèrent un canot, offrant de nous aider à faire nager les chevaux à travers la rivière, et nous assurant que la meilleure et la plus courte route de Colville était de leur côté. Nous acceptâmes leur offre amicale et campâmes auprès d’eux, sur l’autre rive.

Donny et moi étions tous deux horriblement fatigués de notre longue journée de route, de tout le travail que nous avions dû faire, et de la faiblesse causée par l’insuffisance de notre nourriture. Ces Indiens, comme je l’appris plus tard, sont en général fort mal disposés envers les blancs, et avaient souvent fort inquiété de petites bandes qui passaient, en levant un impôt sur eux pour le passage, de leur territoire. Mais envers moi ils furent d’une bonté extrême, m’offrant largement du saumon et des mûres sèches, ce qui venait fort à propos après la nourriture dégoûtante des derniers jours. L’un d’eux s’offrit même comme guide jusqu’à Colville. Mon expérience de ces derniers jours me fit accepter l’offre avec joie, et longtemps avant la nuit, je m’endormais aussi profondément que le malade le plus fatigué après une crise.

7 août. — Je partis de très-bonne heure le matin avec le guide, et fis ce qu’on appelle dans ces pays une longue journée. Nous avions constamment à monter et à descendre, ce qui nous fatigua beaucoup. Il était tout à fait nuit quand nous campâmes sur les berges de la rivière.

8 août. — Nous partîmes de très-bonne heure, afin de pouvoir gagner Colville avant la nuit. Nous arrivâmes à une haute colline qui domine plusieurs milles de la Colombie. Je m’assis au sommet pour jouir de l’admirable vue et laisser-reposer les chevaux. Comme j’étais étendu sous les arbres, le vent s’éleva, et à mon grand étonnement, je sentis la terre remuer sous moi. J’imaginai d’abord que c’était un tremblement de terre et m’attendais à voir tout le flanc de la colline s’ébouler ; mais en regardant mieux, je m’aperçus que ce mouvement venait des racines de ces immenses arbres qui, enlacées l’une dans l’autre dans un terrain très-léger, arrêtaient ainsi les sapins dans leur chute. Partout les rochers affleurent la surface de la terre, et quand le vent fait plier les sommets des arbres, les racines montent et descendent avec un mouvement d’ondulation semblable à celui de la mer.

Arrivés à un mille des chutes de la Chaudière, nous traversâmes à la nage. Le soir nous entrions au fort Colville, situé au milieu d’une petite prairie d’un mille et demi de largeur sur trois milles de longueur, entouré de hautes montagnes. Cette petite prairie constitue une véritable oasis fertile, au milieu des rochers arides et des plaines sablonneuses qui s’étendent à trois ou quatre cents milles, le long de la rivière. Je restai à Colville jusqu’au 9 septembre, jour que je partis avec M. Lewis, pour une excursion de soixante milles à la mission presbytérienne de Walker-and-Eales.

Chacun des missionnaires a une hutte confortable dans une plaine fertile : ils paraissent y vivre fort heureux avec leurs femmes et leurs enfants.

On remarque dans le voisinage de nombreuses caches indiennes pleines de saumon desséché ; quoique laissées sans gardiens pendant des mois entiers, dans des endroits très-isolés, on les pille rarement. Je jouis pendant huit jours de la bonne hospitalité de mes hôtes, qui me conduisirent au Spokau-River et chez les Indiens du voisinage.

Les Indiens spokau forment une petite tribu qui diffère très-peu, au premier aspect, en langage ou en habitudes des Indiens de Colville. Tous paraissent aimer et respecter les missionnaires, mais je ne puis parler qu’avec grande mesure des conversions, car je connaissais trop imparfaitement leur langue pour les questionner. Cependant, aucune influence n’a pu transformer encore les Indiens en agriculteurs ; ils continuent leurs travaux de pêche et de chasse, et témoignent la plus grande horreur pour tout travail manuel.

Le 17 septembre je retournai à Colville.

Le village indien de Colville, à deux milles environ plus bas que le fort, domine la cascade de la Chaudière (Kettle-Falls). Ce sont les plus hautes chutes de la rivière Columbia. L’énorme masse d’eau qui tombe sur les rochers entassés les rend très-pittoresques. Les Indiens donnent à ces chutes le nom générique de Tum-Tum, qu’ils appliquent à toute chute d’eau. Les voyageurs les nomment « la Chaudière » ou Kettle-Falls, à cause des nombreux trous ronds creusés dans le roc vif par l’eau et les cailloux. Ces cailloux une fois pris dans les inégalités des rochers, sous la cascade, tournent constamment en rond énorme, et creusent ainsi des cavités aussi rondes et aussi polies que l’intérieur d’une chaudière de fer. Le village contient environ cinq cents habitants, nommés dans leur langue Chualpays. Ils diffèrent peu des Wallas et construisent leurs huttes en étendant des paillassons en roseaux sur des pieux. Le plancher se compose de bâtons et s’élève à trois ou quatre pieds du sol, laissant un espace complètement ouvert qui leur sert de cave fraîche, aérée et sombre pour mettre sécher le saumon.

Deux chefs gouvernent cette tribu : Allam-Mak-Hum-Stole-Luch, « chef de la terre. » Celui-ci exerce un grand pouvoir sur la tribu, excepté en ce qui concerne la pêche, dont le contrôle spécial appartient à See-Pays, ou le « chef des eaux. » Il dispense sévèrement la justice et punit avec rigueur, chez ses sujets, le vol ou la tromperie. Il sévit, autant qu’il le peut, contre le jeu ; il pousse la sévérité jusqu’à priver les joueurs heureux de la part annuelle de poisson que le chef des eaux distribue à tous. Toutefois, la passion du jeu n’en continue pas moins, et pendant mon séjour, j’assistai au suicide d’un jeune homme qui avait perdu tout ce qu’il possédait. Je ferai remarquer ici que les suicides sont bien plus fréquents chez les Indiens de la Colombie que sur tout le reste du continent.

Un événement assez curieux arriva environ un an avant ma venue. Deux sœurs, femmes d’un même individu et jalouses l’une de l’autre, allèrent se pendre dans les bois : on les trouva mortes à des distances très-éloignées, ignorant leur projet commun.

Le principal jeu que l’on joue ici se nomme al-kol-cock, et exige beaucoup d’adresse. On choisit un terrain uni et plat ; à chaque bout on place une barrière composée de deux bâtons en croix ; les deux joueurs, complètement nus, sont armés chacun d’une lance très-légère de trois pieds de long, terminée par une fine pointe en os. Un des joueurs prend un anneau d’os ou de bois très-lourd et entouré de cordes. Dans l’intérieur de cet anneau, d’environ trois pouces de diamètre, on attache six perles de différentes couleurs à des distances égales et chacune d’une valeur numérique différente. On lance cet anneau vers une des barrières, et les joueurs le suivent à une distance de deux ou trois mètres ; lorsque l’anneau rencontre la barrière et va tomber sur le côté, on jette les lances de manière à ce qu’elles se trouvent sous l’anneau. Si l’anneau couvre une seule des lances, son possesseur compte selon la perle de couleur qui s’est trouvée dessus. Mais le plus souvent l’anneau couvre les deux lances, et alors chacun compte selon la valeur de la perle qui se trouve sur sa lance. Ils se tournent alors vers l’autre barrière, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un des joueurs ait gagné la partie.

Personne ne peut pêcher sans la permission du chef des eaux. Son grand panier à poissons, ou trappe à pêcher, est placé dans l’eau un mois avant que personne n’ait le droit de pêcher. Il est construit de manière que les saumons, en sautant pour remonter les chutes, se heurtent contre un bâton attaché en haut du panier et retombent au fond, d’où ils ne peuvent ressortir. Les saumons remontent vers le 15 juillet, et pendant deux mois ils viennent en masses incroyables. Ils ressemblent à une troupe serrée d’oiseaux au moment où ils font ce saut énorme pour remonter les chutes ; le défilé commence à l’aube et ne finit qu’à la nuit tombante. Le chef me dit qu’il avait pris en un jour jusqu’à dix-sept cents poissons, chacun pesant en moyenne trente livres. La moyenne probable de chaque journée de pêche à la trappe du chef est quatre cents. Le chef distribue le poisson ainsi pris pendant la saison à son peuple, en parts égales, depuis le plus âgé jusqu’au plus jeune.

Lorsque le saumon arrive aux chutes de la Chaudière, après avoir traversé tous les rapides qui entravent sa route depuis l’embouchure, à sept ou huit cents milles, il est tellement épuisé de fatigue, que souvent ses forces ne lui suffisent pas pour faire le saut ; alors, en se frappant contre les rochers, il se frappe si violemment le nez qu’il retombe étourdi et souvent mort ; il flotte ainsi sur la surface de l’eau, où quelques milles plus bas une autre tribu indienne, en dehors de la juridiction du chef, le recueille.

Jamais les saumons qui remontent le fleuve ne redescendent ensuite à la mer ; ils restent dans la rivière et y meurent en telles masses, qu’en descendant la rivière, ce que nous faisions chaque fois que nous trouvions l’eau calme, leurs corps empoisonnaient l’air alentour. Les jeunes vont à la mer au printemps. Jamais on ne trouve rien dans l’estomac de ceux qui remontent la Colombie, et jamais pêcheur à la ligne n’a pu en prendre, quelque adresse qu’il y mette ou quelque appât qu’il leur offre. Après l’expiration de ce mois privilégié, le chef abandonne son droit, car le poisson devient plus maigre et plus chétif ; alors tous ceux qui le veulent peuvent pêcher. Ils prennent des paniers plus petits que celui du chef. Quelques-uns se servent de lances, qu’ils manient avec beaucoup d’adresse : ils en prennent ainsi jusqu’à deux cents par jour. D’autres tendent, dans les rapides, des petits filets à la main où les saumons se prennent en foule et près de la surface. Les filets sont combinés de façon que le poisson, une fois entré, par ses efforts détache un petit bâton qui tenait le filet ouvert avant qu’il n’entrât. Le poids du saumon ferme alors l’ouverture comme une bourse, et on s’assure de lui. Le saumon constitue presque la seule nourriture des Indiens de la Colombie du Sud, et une pêche de deux mois suffit à leur consommation de toute l’année. Pour les préparer et les sécher, ils commencent par leur fendre le dos, puis chaque moitié séparément, ce qui les rend assez minces pour sécher facilement en quatre ou cinq jours. On coud ensuite les poissons dans des paillassons ou des herbes sèches, chacun contient environ quatre-vingt-dix ou cent livres, et on les place sur des échafaudages pour les garantir des chiens. Les Indiens pourraient, s’ils le voulaient, prendre un beaucoup plus grand nombre de saumons ; mais, comme le chef me le fit remarquer, s’ils prenaient tout ce qui s’offrait à eux, il ne resterait rien pour les Indiens de la partie inférieure de la rivière ; de sorte qu’ils se contentent de pourvoir strictement à leurs besoins.

Quelques jours avant de quitter Colville, j’appris que les Chualpays allaient célébrer une danse de scalp ; j’allai à leur camp, où j’appris qu’une petite troupe venait d’arriver d’une chasse dans les montagnes, et qu’elle rapportait, comme présent d’une tribu amie, le scalp d’un Indien pied-noir, cadeau d’une valeur inestimable.

Un Pied-Noir avait, quelques années auparavant, tué un Chualpay, et le meurtre était resté impuni. Ce scalp allait soulager la douleur de la veuve et des amis du défunt. On l’étendit sur un petit cerceau et on l’attacha à un bâton, et la veuve le porta ainsi près d’un grand feu allumé exprès. Elle commença à danser et à chanter, et balançant violemment le scalp en l’air elle le foulait et le battait du pied, pendant que huit femmes, hideusement peintes, chantaient et dansaient autour d’elle. Le reste de la tribu se tenait en cercle, hurlant et battant le tambour. Je restai là pendant quatre ou cinq heures, sans qu’il se fit un changement de décoration ni qu’il y eut chance que cela finit ; je m’en allai, mais j’étais très-impressionné de la sincérité de cette douleur qui pouvait pendant si longtemps s’exprimer avec une passion si violente. Mon aimable hôte, M. Lewis, dut renoncer à courir avec moi, parce qu’il avait à surveiller les préparatifs de la brigade de retour. Lui et sa femme Cree ajoutèrent à mon bagage tout ce qu’ils purent trouver d’utile. Mme Lewis est une excellente femme de négociant, de beaucoup d’énergie et de fermeté, jointes à un grand fonds de bonté.

Quelques années avant que je la connusse, elle avait amputé un bras à son mari, un peu au-dessous du coude, avec un couteau ordinaire, et l’avait, à force de soins, parfaitement guéri.