Les Indiens de la baie d'Hudson/Partie 1/Chapitre 18

Traduction par Édouard Delessert.
Amyot (p. 161-170).

CHAPITRE XVIII


18 juillet. — Je pars pour la mission du Dr Sohitman, éloignée de soixante milles, mais je ne sais pas la route. Un Indien me montre du doigt la direction, mais il m’assure que nous périrons de soif avant d’atteindre notre destination ; aussi je ne puis décider personne à m’accompagner.

Nous partons cependant dans la direction indiquée, avec une chaleur intense. Rien pour nous défendre des rayons brûlants du soleil, reflété par le sable jaune et ardent. Vers le milieu du jour, nous apercevons un petit buisson sur notre route ; nous y courons, espérant y trouver un peu d’eau. Vain espoir ! La source est tarie, il ne nous reste donc qu’à avancer le plus vite possible ; mais nos chevaux manquent bientôt sous nous, et il nous faut les traîner, épuisés de fatigue, pesant de longs milles, avant d’arriver à la mission. Nous y sommes enfin vers six heures du soir, et je suis accueilli avec grande bonté par le missionnaire et par sa femme. Dr Sohitman surveille aussi les missions presbytériennes américaines établies sur l’ouest des montagnes Rocheuses. Il s’est construit une maison de terre glaise, car le bois manque dans ces parages. Il habite les bords de la rivière Walla-Walla depuis huit ans, employant tous ses efforts à faire du bien aux Indiens de sa mission. Il a défriché et cultivé quarante ou cinquante acres de terre auprès de la rivière, et il nourrit un nombreux bétail, précieuse ressource pour sa famille. Je restai quatre jours avec lui, pendant lesquels il m’accompagna dans des courses chez des Indiens. Ces Indiens, les Kye-use, ressemblent beaucoup aux Walla-Wallas. Ils sont toujours alliés en temps de guerre et ils se tiennent par la langue et les habitudes.

Dr Sohitman me mena dans la tente d’un Indien nommé To-ma-kus. Nous le trouvâmes assis dans sa case tout à fait nu. Il présentait l’aspect le plus sauvage du monde, et comme je l’ai appris depuis, son caractère ne démentait en rien son apparence. Il ne sut ce que je faisais que lorsque j’eus fini mon dessin. Il voulut alors le voir, et me demanda si je ne le destinais pas aux Américains, qu’il détestait ; il se figurait que, s’ils possédaient son portrait, il tomberait en leur pouvoir. Je l’assurai en vain que ne leur donnerais pas. Cela ne lui suffit pas, et il essayait de le jeter au feu ; je lui arrachai alors mon dessin : il me lança un regard diabolique et parut entrer en fureur, mais avant de lui laisser le temps se remettre, je quittai la tente et sautai à cheval, non sans regarder en arrière s’il ne me lançait pas quelque flèche.

Généralement, quand je voulais faire le portrait d’un Indien, j’entrais dans sa tente, je m’asseyais, et je commençais à dessiner sans parler, car de cette manière, un Indien affectera de ne pas s’apercevoir de ce qu’on fait. Si mon dessin ne lui plaisait pas, il se levait et s’en allait ; mais si je le priais de poser, il refusait presque toujours. Je pénétrai ainsi chez le chef Til-au-kite, et fis son portrait sans échanger une parole avec lui. Je partis le 22 juillet pour Walla-Walla, après déjeuner, emmenant avec moi, selon le désir du docteur, un chien, qui appartenait à M. MacBain. Il faisait une chaleur intense, et après une heure de marche, je vis le pauvre animal tellement exténué que je dis à mon serviteur de le mettre sur son cheval, mais ce fardeau était trop gênant ; il le remit par terre, la pauvre bête se coucha et mourut, complètement brûlée par la chaleur du sable.

Le lendemain de mon arrivée au fort, un jeune garçon, un des fils de Peo-Feo-Max-Max, chef des Walla-Wallas, arriva à notre camp, près du fort. Il précédait de quelques jours une petite bande de guerriers commandée par son père, et composée de Walla-Wallas et de Kye-use ; leurs frères les croyaient perdus depuis dix-huit mois. Cette troupe, qui était de deux cents hommes, revenait de Californie, où elle avait été venger la mort d’un autre fils du chef, massacré par des émigrants californiens. Le messager qui venait d’arriver apportait des nouvelles désastreuses, tant du mauvais succès de l’expédition, que ses souffrances en tous genres. Je me rendis aussitôt au camp indien et je vis entrer le messager. Aussitôt qu’on le voit descendu de cheval, tout le camp, hommes, femmes et enfants, l’entoure et l’accable de questions pressantes sur les parents absents. Son silence et son air battu confirmèrent les craintes qu’ils avaient d’une grande catastrophe, et ils se mettent à hurler d’une façon épouvantable, tandis que lui reste silencieux et morne, et que des larmes ruissellent sur son visage. Enfin, après de longues supplications de la part de son auditoire, il consent à leur faire le récit de toutes les infortunes qu’ils avaient souffertes. Il raconte, au milieu d’un profond silence, le voyage jusqu’au moment où l’épidémie (la rougeole) avait frappé la bande ; il va pour dire le nom des morts. Dès le premier nom qu’il prononce, un hurlement terrible se fait entendre, les femmes secouent leurs cheveux et gesticulent avec violence. Quand cette émotion se calme, on le persuade, mais à grand’peine, de nommer une seconde victime, une troisième ; il en nomma enfin jusqu’à trente. Les mêmes marques d’une affliction extrême suivent chaque nom prononcé. Ce spectacle me touche fort, malgré ma longue habitude des mœurs indigènes. Je restais auprès d’eux, sur un tronc d’arbre, avec l’interprète du fort, qui m’expliquait le discours de l’Indien ; ce discours dura près de trois heures. Après cela, l’agitation augmenta tellement, qu’on craignît dans le fort quelque mouvement hostile contre l’établissement. Ces craintes, heureusement, furent vaines, car les Indiens savaient distinguer entre la compagnie de Hudson’s Bay et les Américains.

Ils envoyèrent de suite des messagers à cheval dans toutes les directions pour répandre dans les tribus voisines la nouvelle du désastre, et nous conçûmes de vives craintes pour le Dr  Whitman et sa famille, vu la gravité des circonstances. Je me décidai donc à aller lui faire part de ce qui arrivait. Je me suis mis en route à six heures du soir, et j’arrivai chez lui en trois heures. Je lui contai l’arrivée du messager et la grande agitation des Indiens ; je lui conseillai fortement de venir s’établir au fort, au moins pour quelque temps, jusqu’à ce que les Indiens fussent un peu calmés, mais il me répondit qu’il avait vécu si longtemps parmi eux, et qu’il avait tant fait pour eux qu’il ne craignait rien de leur part. Je ne restai qu’une heure avec lui, et rentrai au fort à une heure du matin. Pour moi, je ne voulus pas m’exposer inutilement au danger que me faisaient courir les idées superstitieuses des Indiens dont j’avais fait le portrait ; aussi restai-je au fort Walla-Walla quatre ou cinq jours, jusqu’au retour de la bande de guerriers. J’eus alors l’occasion de faire un croquis du grand chef, Peo-Peo-Max-Max ou « le Serpent-Jaune, » qui exerce une grande influence, non-seulement sur ses sujets, mais aussi sur les tribus voisines.

Pendant mon séjour au fort, un des messieurs de l’établissement, qui avait vécu quarante ans chez les Indiens, et passé la plupart de ce temps-là chez les Walla-Wallas, me raconta l’anecdote suivante, que je vais rapporter, autant que possible, dans les termes de mon narrateur ; elle donne une idée exacte du caractère des Indiens, de leur amour pour leurs enfants, de leur fermeté en présence de la mort, et de leur croyance à une existence future.

Il y a quelques années, les Walla-Wallas faisaient des chasses annuelles aux buffles ; des troupeaux de ces énormes animaux fréquentaient alors le versant ouest de la montagne ; ils l’ont abandonné maintenant ; cette tribu obéissait à un chef adoré de son peuple, et respecté des tribus voisines pour son courage et sa grande sagesse.

Ce chef avait plusieurs fils, qui dès leur enfance promettaient de ressembler en tous points à leur père, mais ils moururent successivement à l’âge adulte. Le chagrin et les années blanchirent les cheveux du père ; il ne lui restait plus qu’un fils, son dernier, son plus fort, son plus beau rejeton, son meilleur ; car en lui le vieux guerrier retrouvait toutes les vertus de ses enfants morts. Le vieillard passait tout son temps à instruire cet enfant. Il lui montrait à chasser le bison et l’antilope, à prendre au piège le lynx et l’ours, à tirer l’arc, à lancer, à tenir d’une main ferme le javelot et la lance. Malgré sa grande jeunesse il l’avait mis à la tête de ses guerriers, et le conduisait lui-même à l’ennemi, lui enseignant l’art de surprendre et d’enlever les sanglants trophées de la victoire. Déjà l’enfant figurait dans les chants de guerre ; déjà son nom était célèbre au loin, et on lui prêtait toutes les vertus de l’Indien, le plus accompli.

Mais le Grand-Esprit prit à lui ce dernier enfant. Le père désolé se renferme dans sa tente, veut être seul, et on ne peut ni le voir ni lui parler ; pas une plainte, pas un gémissement dans cette demeure qui n’en semble que plus triste. Enfin arrive le jour où ce corps doit retourner à sa dernière demeure. Le chef avait fait préparer une large fosse. Le cortège funèbre est déjà formé ; le chef vient lui-même se mettre à sa tête ; il paraît, au grand étonnement de tous, revêtu de son plus beau costume de guerre, équipé comme pour une campagne lointaine, peint des plus brillantes couleurs, et couvert des trophées de ses nombreuses victoires. Il marche calme et grave jusqu’au lieu de sépulture, et après avoir vu déposer le corps de son enfant, avec tous les trésors indiens qui devaient lui servir dans l’autre monde, il adresse du bord de la tombe ces paroles à toute la tribu : « Depuis ma jeunesse, j’ai toujours recherché la gloire et l’honneur pour ma tribu, et j’ai toujours marché le premier à la chasse et dans les combats. Je vous ai conduits de victoire en victoire, et maintenant au lieu d’être entourés d’ennemis, tous vous respectent, recherchent votre alliance et redoutent votre inimitié. Je vous ai servi de père depuis plus de lunes que je n’en puis compter ; mes cheveux sont devenus aussi blancs que la gelée du matin sur les montagnes. Vous ne m’avez jamais refusé d’obéir, et vous ne me le refuserez pas maintenant. Quand il a plu au Grand-Esprit de me reprendre un à un tous mes enfants, pour les mettre dans ses saintes chasses, je les vis déposer dans le sépulcre de leurs pères, sans murmurer contre sa sainte volonté ; j’eus cette résignation tant qu’il m’en resta un. À celui-ci, je consacrai ma vie, fier de sa fierté, me glorifiant de sa gloire, heureux de l’espoir que je le laisserais parmi vous pour perpétuer ma race et mes hauts faits, quand j’aurais été rejoindre dans l’autre monde ses frères bien-aimés. Mais le Grand-Esprit appelle aussi à lui le dernier soutien de mes vieux jours, cet espoir de ma vie, que tant de souvenirs de sa valeur, de sa force, de son courage, de ses prouesses me rendaient si cher. Hélas ! il repose là dans la terre glacée, et je suis seul, dépouillé comme l’arbre auquel le feu du ciel a enlevé toutes ses branches. Cette chère créature, maintenant froide et inanimée, je la suivais depuis ses jeux d’enfants jusqu’à ses prouesses de jeune homme. Le premier j’ai mis entre ses mains l’arc et le tomahawk ; que de fois vous avez vu et admiré son adresse et son courage à les manier !

« Le laisserai-je maintenant faire seul et sans protection le grand et pénible voyage des chasses saintes du Grand-Esprit ? Non, son âme m’appelle, me fait signe de la suivre ; je ne l’abandonnerai pas. La même tombe nous contiendra, la même terre nous couvrira ; et comme dans le monde le bras de son père le soutenait dans la fatigue et le péril, de même son esprit le trouvera à ses côtés pendant le long et pénible voyage qui mène aux belles, aux éternelles chasses ! Et vous, mon peuple, qui ne m’avez jamais désobéi, vous ne refuserez pas de suivre mes dernières volontés. Je vous quitte maintenant ; et quand vous me verrez étendu à ses côtés, recouvrez-nous de terre tous deux ; rien ne peut changer mon dessein. »

Il descendit alors dans la tombe et étreignit le corps entre ses bras.

Le peuple, après avoir en vain essayé de changer sa résolution, obéit à la fin à ses ordres et enterre le vivant avec le cadavre. Un béton, orné d’un lambeau de toile rouge, est le seul monument qui se dresse sur la tombe des deux guerriers, mais leurs noms seront le sujet de bien des discours, tant qu’existera la tribu des Walla-Wallas.

20 juillet. — Je comptais aller à Colville par le grand Coulet ; d’après l’apparence de ses deux extrémités que j’avais visitées, je le prenais pour l’ancien lit de la rivière Columbia, mais personne ne put me donner de renseignements précis à ce sujet, personne ni des blancs ni des Indiens. Cependant on parlait tant des mauvais esprits qui sont ses hôtes, et des choses étranges qui s’y passaient, que je ne pus résister au désir de l’explorer.

J’envoyai donc en avant par des bateaux les objets nécessaires à ma route, mais je ne pus trouver un seul guide indien, tant tous ils craignaient de rencontrer des mauvais esprits. Enfin un métis nommé Donny, quoique ignorant de la route, consentit à me suivre. Nous prîmes deux chevaux de selle, un pour porter les provisions, c’est-à-dire deux beaux jambons qu’on m’avait donnés au fort Vancouver, et des saumons séchés. À dix milles environ du fort, nous passâmes le Neyperees à la nage, à l’endroit où il se jette dans la Columbia, et nous suivîmes les bords de cette rivière pendant dix milles encore ; là nous campâmes. Pendant la journée nous avions traversé un grand campement de Neyperees ; ces Indiens sont d’ordinaire très-hospitaliers pour nous, mais cette fois ils nous volèrent une tasse en étain, chose très-précieuse dans cette partie du monde ; c’était probablement pour avoir un souvenir de notre passage. Je fis une petite esquisse d’un homme, et j’aurais pu avec ce dessin effrayer le chef et le forcer à me faire rendre ma tasse. Mais on m’avait tellement parlé de la fausseté et de la méchanceté de ces Indiens que je n’osai pas en tenter l’expérience.

30 juillet. — Après huit ou dix milles le long de la rivière, je découvris que j’avais oublié mes pistolets et d’autres objets au campement. J’envoyai mon serviteur les chercher, et je m’asseyai au bord de l’eau, avec chevaux et bagages, au grand soleil, sans le moindre abri. Pendant que j’attendais là, un canot s’approcha avec quatre Indiens tout rayés de boue blanche (terre de pipe ordinaire). En débarquant, ils parurent fort surpris, et m’observèrent de loin avec grande défiance, tantôt s’approchant tout près de moi, tantôt reculant. Ce manège continua pendant trois heures, sans que le moindre bruit ne rompit le profond silence qui m’entourait. Mon départ matinal, la chaleur terrible du soleil et le grand calme de la nature me portaient invinciblement au sommeil. Le danger que je courais suffisait à peine pour me faire ouvrir les yeux ; heureusement les Indiens hésitaient à mon égard. Je me tenais sur les bagages que j’avais enlevés aux chevaux ; mes yeux étaient grand ouverts et fixés sur mes hôtes ; mon fusil à deux coups, tout armé, était posé sur mes genoux, et ma longue barbe rouge (objet d’étonnement pour tous les Indiens), me descendait à mi-corps ; je devais représenter, sans nul doute, pour eux, un Scoocoom, leur mauvais génie. Je dus mon salut à cette ressemblance, et je me gardai de les encourager à m’approcher, ne tenant nullement à les éclairer sur mon immortalité.

Enfin mon serviteur arriva avec les objets oubliés ; les Indiens rentrèrent au plus vite dans leur canot et passèrent la rivière. Nous continuâmes notre route sur le rivage jusqu’au soir, et nous campâmes ; poussé par la faim, je voulus attaquer un de nos jambons ; je saisis donc le bout de l’os pour le tirer du sac, mais hélas ! l’os décharné vint seul, le jambon n’était plus qu’une masse vivante de vers que la chaleur avait fait éclore. Nous trouvâmes le second dans le même état, et il fallut satisfaire notre faim sur le saumon rempli de sable.