Les Ignorés/Vivre à Paris

Attinger (p. 56-95).

VIVRE À PARIS




I


Micheline était partie pour Paris le lendemain de son altercation avec Jules.

Longtemps avant de la connaître, la grande ville merveilleuse l’avait attirée, mais depuis le jour où, toute jeune mariée, elle avait circulé au milieu de la cohue des boulevards et respiré à longs traits l’atmosphère ensorcelante, pleine de tapage et de poussière, elle avait pris tout bas la résolution de vaincre coûte que coûte la résistance probable de Jules à ses projets d’avenir. Elle s’était juré de venir établir un jour son ménage dans quelque coin de cette capitale adorée, où, cédant à d’instantes sollicitations, son mari l’avait conduite au sortir de la mairie.

Cette idée fixe, avec le désordre jeté dans leurs finances par l’escapade à Paris, avait, dès le début de leur installation, suscité quelques tiraillements entre les nouveaux mariés.

À satisfaire les curiosités et les éblouissements insatiables de Micheline, Jules Carpier, fermier aisé, propriétaire d’un lopin de terre suffisant à le faire vivre, d’une vie réglée et modeste, se trouva avoir plus dépensé pendant une courte semaine de vie conjugale que pendant les vingt dernières années de son célibat. En considérant sa bourse plate et en songeant à ses économies écornées, il avait eu des mouvements d’humeur. Mais, dès qu’il se retrouvait auprès de Micheline, qu’il voyait tout près de lui, la bouche rieuse aux dents intactes, le buste plein, la peau fine de camélia au blanc solide, et les deux petites narines un peu ouvertes et toujours frémissantes de sa jeune femme, sa mauvaise humeur se traduisait à peine en conseils timorés, tout ouatés de précautions.

C’était plus fort que sa raison, cette frayeur qu’il avait de contrarier Micheline, et cet attrait puissant qui l’avait poussé jadis à la courtiser en dépit de l’avis unanime de toute sa parenté, de tous ses amis, en dépit même d’une petite protestation intérieure l’avertissant que cette jolie fille, à la peau satinée, n’éprouvait rien à son endroit, pas même la curiosité d’une vie nouvelle, et qu’elle le prenait uniquement pour s’affranchir du travail de la campagne qui hâle le teint, déforme les mains et avale d’une seule bouchée la jeunesse en fleur.

Escomptant l’avenir qui offrait à ses espérances un plus solide appui que le présent, il s’était dit : « Le temps l’assagira. Quand elle aura sa maison à tenir, elle pensera moins à aller courir les rues de Paris ; quand elle sera mère, elle n’y pensera plus du tout. Sa fantaisie s’endormira dans le berceau de son premier garçon. »

Tous les soirs de l’été précédent, il avait donc continué à courtiser Micheline à l’ombre du pommier qui ombrageait la maison isolée qu’elle habitait avec sa mère. Veuve d’un employé de commerce d’une maison de Paris, celle-ci jouissait d’une toute petite rente viagère suffisante à l’empêcher de mourir de faim, mais non à préserver Micheline du travail de la campagne qu’elle détestait.

Le mariage avait eu lieu au commencement de l’automne, et quelques semaines après la cérémonie la mère était morte subitement comme si, sa fille casée, elle n’avait plus rien à faire ici-bas.

Contre la ferme attente de Carpier, il n’était point né de garçon dans le jeune ménage. À sa place, une petite fille chétive, un vilain poupon ratatiné et ridé avait élu domicile dans le berceau de bois qui servait de père en fils depuis des générations et des générations aux nouveau-nés de la famille Carpier. Micheline, avec son goût de beauté, d’élégance, de luxe, trouva hideux ce petit être mal venu, pleurant au fond d’une couchette de bois, et elle le cacha avec obstination à tous les visiteurs du dehors.

Jules Carpier rentra un jour hors de lui. Il avait surpris, au sujet de son enfant, des bruit étranges circulant dans le pays. Les mots de monstre et de honte pour le village avaient même été prononcés tout bas.

Tout ce que son pauvre cœur déçu avait amassé d’amertume depuis son mariage fit une formidable explosion qui éclaboussa de reproches à la fois la femme, la mère et la ménagère.

Les lèvres pâles et serrées, Micheline l’écouta stupéfaite, tandis que ses grands yeux d’un gris sombre considéraient attentivement sa propre image de femme outragée dans la glace qu’elle avait forcé Jules de lui acheter à leur passage à Paris. Mais quand Jules, impatienté de son apparente inattention, la prit par le bras pour la forcer à l’écouter, elle le secoua brusquement :

— Laisse-moi. Ce que tu m’ennuies, toi !

Jules fut subitement dégrisé de sa colère. Il balbutia :

— Ne te fâche pas, Micheline. Je suis trop violent Mais, tu comprends, cela me rend fou d’entendre dire de la petite… de ces choses… de ces choses… Aussi, pourquoi la cacher à tout le monde comme tu fais ? Ça n’a pas de sens commun, la mignonne !

Micheline se mit à rire d’un rire perlé en répétant entre ses dents éblouissantes :

— La mignonne ! Ah ! que tu es drôle, toi, non !

Carpier sentit un frisson lui glisser le long de l’échine et sa colère lui revint plus violente. Il reprit sa femme par le poignet, mais durement cette fois, et il la tint ferme, lui soufflant sur la nuque une haleine pressée :

— Laisse ce miroir, entends-tu ?

Suffoquée de surprise, Micheline se retourna prestement, tandis qu’avec la véhémence outrée des êtres faibles, qui parviennent à se libérer un moment de l’esclavage, Carpier lui jetait à la face tout un flot d’outrages. Elle était une sans cœur, un chiffon de vanité, une mauvaise femme, une mauvaise mère, une créature à attirer la malédiction sur ses talons partout où elle irait. Tout ce qu’on lui avait dit dans le temps pour l’empêcher de la prendre, c’était vrai, c’était vrai, on n’en avait pas dit assez…

Micheline laissa passer le torrent sans l’arrêter. Quand il fut épuisé, elle dit, glacée :

— Dans ce cas, moi, je suis bien sotte de rester à m’ennuyer ici. Si tu crois que je m’amuse dans ce trou où l’on ne voit rien passer que des bêtes ! Et s’il faut encore s’entendre insulter chez soi ! Merci, j’en ai plus qu’assez, moi, de cette existence-là. Je te délivrerai de moi, puisque je te pèse sur les épaules ; je saurai assez me tirer d’affaire seule, là-bas, et j’aurai au moins la paix.

Jules Carpier tressaillit. Depuis que la petite fille était née, il croyait que, Micheline trouvait enfin chez elle de quoi satisfaire son amour de changement et que, tout en n’étant pas une mère caressante ni démonstrative, ce qui n’était pas dans sa nature, elle se sentait désormais attachée à son foyer par d’imbrisables liens. Chez ce campagnard de vieille race l’idée de la famille, le respect d’une tradition de devoirs, clairs et précis, où la conscience n’avait pas à intervenir tant il semblait impossible d’hésiter, ce legs du passé accepté simplement comme une nécessité indiscutable occupait une place si inattaquable que, depuis la naissance de son enfant, il n’avait plus un seul instant songé à la fantaisie ridicule de Micheline de vendre la terre et d’aller s’installer à Paris.

Elle y songeait donc encore à cette folie, mais non, c’était à autre chose qu’elle songeait à présent. Elle songeait à aller mener, dans cette ville maudite, une vie d’indépendance. Elle songeait non seulement à le quitter lui, — cela ce n’était rien, il savait bien qu’elle ne l’avait jamais aimé, — mais, sans un sursaut d’émotion, elle songeait à quitter la petite fille dans son berceau, car c’était bien cela que signifiaient ces paroles : « Je saurai assez me tirer d’affaire seule là-bas. » C’était si monstrueux, qu’il restait sans voix, bouche close.

Il lâcha enfin le poignet de Micheline, qu’il avait tordu jusque-là dans ses doigts durs d’homme en colère, et, se laissant tomber sur une chaise à côté du berceau où l’enfant commençait à geindre à travers ses gencives violettes, il se prit la tête entre les mains et balbutia :

— Mon Dieu, mon Dieu… après douze mois en arriver là !

Et machinalement, pour faire taire la petite qui pleurait en grimaçant, il mit le pied sur la bascule de bois et fît osciller le berceau, tandis que Micheline laissait couler de ses lèvres un déluge de paroles amères. Pourquoi donc l’avait-il prise contre le gré de tout le monde ? Est-ce elle qui l’avait jamais relancé, par hasard ? Pourquoi l’avoir poursuivie de son offre obstinée pendant plus de deux ans quand elle ne songeait pas plus à lui qu’à la lune, pour aller se plaindre d’elle ensuite partout, au dedans comme au dehors ? Ce qu’elle en avait assez de cette vie là, non !

Quand elle s’arrêta, à bout de souffle, Jules Carpier resta un temps très long sans lui répondre. Pendant les quarante années de son existence, il avait vu bien des fois naître et mourir autour de lui, et, à tour de rôle, la joie et le deuil franchir le seuil de la vieille maison dont aujourd’hui il était légitime propriétaire, mais jamais ni la joie, ni le deuil n’étaient entrés chez lui avec fracas. Les choses se passaient sans bruit, avec la même stricte décence, et personne ne lui avait enseigné l’art de batailler avec la langue. Si la colère ne lui soufflait pas ses mots, ils arrivaient lentement à sa bouche, et sa colère venait de se dissiper pour faire place à une angoisse du cœur qui lui collait les lèvres. Aucune des objections qui se pressaient dans sa tête, l’honneur du foyer, l’enfant, le devoir, ne serait assez puissante pour combattre la folle fantaisie de Micheline ; il les sentait sans valeur, tandis que l’impossibilité où il était de se passer d’elle se précisait de plus en plus.

L’honneur, l’enfant, le blâme extérieur de ceux qui lui avaient crié gare avant le mariage et dont chaque parole dissimulerait désormais un sourire de pitié, toutes ces blessures du cœur et toutes ces humiliations de l’amour-propre n’étaient rien auprès de la disparition de Micheline du foyer conjugal. Même si sa femme avait là-bas un sort assuré, un gagne-pain avouable, il ne consentirait pas à la laisser partir. Jamais !

La voix brève, cassante, il l’interrogea :

— Et pour vivre là-bas, qu’est-ce que tu feras ?

— Je gagnerai mon pain comme une autre.

— Comment ? Qu’est-ce que tu feras ?

Elle le regarda fixement, avec un éclair dans sa prunelle sombre :

— C’est ça qui t’inquiète ? Tu y tiens tant que ça à ton nom de paysan ? N’aie pas peur, je n’ai pas le goût des vilenies, moi. Je n’y ferai pas un seul petit accroc à ton nom. Es-tu content ?

Il se tut de nouveau, arrangeant dans sa tête les mots qui s’y battaient en désordre. Enfin, il lui jeta à la figure sa volonté tout d’une haleine :

— Tu resteras ici, comprends-tu, à ta place, entre ton mari et ton enfant. En voilà assez de bêtises pour aujourd’hui !

Et quittant le berceau qu’il n’avait pas cessé de balancer du pied, il se leva pour en finir. Du fond de la couchette aussitôt des cris s’échappèrent, des cris aigus d’enfant en proie à d’obscures souffrances, la plainte désolée d’un être malingre protestant de toute son énergie contre des lois méchantes et incompréhensibles l’accablant sans pitié.

Le père se pencha sur le berceau et enleva dans ses bras le poupon grimaçant. Jusqu’à ce qu’il fût calmé, il le berça doucement. Lorsqu’il le vit tout à fait apaisé, il vint se placer en face de Micheline, restée depuis la déclaration nette et décisive de son mari muette, blanche et rigide, et il murmura :

— Il ne faut pas m’en vouloir, Micheline, si je ne puis pas me passer de toi, ni la petite non plus. Si seulement tu pouvais nous aimer un peu tous les deux, nous pourrions être si heureux !

Et plaçant brusquement l’enfant entre les bras de sa mère, il répéta sourdement :

— Nous pourrions être si heureux tous les trois !

Micheline ne répondit rien. Elle reçut le dépôt sans prononcer une syllabe. La voyant garder contre sa poitrine la petite fille et la balancer doucement les yeux baissés, Carpier eut un élan d’espérance, une bouffée de joie folle. Il saisit la mère et l’enfant dans ses bras, les enveloppa d’une même étreinte et tout tremblant d’émotion, il balbutia :

— Ce n’était donc pas sérieux ce que tu disais tout à l’heure ? Mais pourquoi, alors, pourquoi me faire inutilement tout ce mal ?

Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de Micheline, mais elle continua de se taire.

Ce soir-là, sans opposer son ordinaire résistance, elle se laissa cajoler, gâter, traiter comme une femme chérie qui revient après une longue absence. Jules Carpier fut aussi heureux qu’aux premiers jours de son mariage, lorsque, Micheline pendue à son bras, il arpentait les rues encombrées et tapageuses de Paris.

Il ne s’expliquait pas bien comment l’affreux cauchemar qui venait de le torturer s’était envolé si facilement ; il ne se rappelait pas nettement ce qu’il avait pu dire d’assez puissant pour retourner tout d’une pièce l’idée fixe de Micheline. Il avait l’âme d’un simple et il acceptait ce qui était honnête et juste sans chercher des causes à un fait, à ses yeux, naturel.

Le lendemain, avant que la cloche de l’église eût sonné midi, pressé de revoir Micheline seul à seul, Jules quitta les champs à la hâte, devança l’escouade de ses travailleurs, et arriva le beau premier. Endormie sur le dos au fond de sa couchette, il trouva la petite fille seule dans une maison absolument silencieuse. Micheline avait disparu.


II


— Micheline, eh ! Micheline ! Vous vous endormez aujourd’hui. Apportez-nous le café, s’il vous plaît.

Micheline se secoua :

— Voilà, voilà.

Il lui arrivait depuis quelque temps d’avoir ainsi des distractions subites et d’oublier son service.

Elle se faufila entre les tables du restaurant encombré de monde, circulant adroitement à travers les obstacles, apporta deux verres et les remplit jusqu’au bord du liquide bouillant. Les deux hommes, l’un noir à la barbe touffue légèrement givrée, l’autre, plus jeune, blond avec un œil d’acier, froid et scrutateur, tous deux la dévisageaient.

Comme elle s’en allait sans s’attarder une seconde, le plus âgé l’interpella :

— Décidément, Micheline, vous devenez maussade.

Elle sourit à peine, découvrant le bas de ses dents de neige et elle s’éloigna sans répondre.

Désappointé, son interlocuteur s’accouda sur la table et interrogea à demi-voix :

— Eh bien, qu’en penses-tu ?

— Elle a le teint trop blanc, malsain. Quant à cette tache dans la joue…

— Une misère, n’est-ce pas ? Si tu savais comme cela la tourmente. Cela devient une obsession et si je t’ai demandé de venir aujourd’hui, c’est pour pouvoir la rassurer à fond. Elle me fait pitié, cette femme, car, à part sa vanité du diable, elle est honnête comme de l’or.

Il se renversa sur sa chaise, réfléchit un moment, les yeux au plafond, puis, comme ils avaient fini leur repas, les deux hommes se levèrent et allèrent décrocher leurs manteaux.

Tout en boutonnant le sien d’une main pressée, le jeune homme blond reprit sa phrase interrompue :

— Quant à cette tache qu’elle a dans la joue, il faut qu’elle se fasse enlever ça le plus tôt possible. Ça… une misère !… C’est tout simplement…

Il s’arrêta net. Micheline venait de les frôler. Elle passa comme une flèche à côté d’eux sans les regarder, et tandis qu’ils s’éloignaient, elle alla s’appuyer à la fenêtre, le dos à la rue.

À droite, à gauche, en face d’elle, partout, de grandes glaces éblouissantes de propreté séparées les unes des autres par des moulures, des enjolivures de plâtre badigeonnées d’or, occupaient tous les panneaux.

Autrefois, si pressée qu’elle pût être par son service, Micheline ne passait jamais devant ces glaces sans y jeter un coup d’œil rapide, tandis que l’ivresse de se sentir un objet d’admiration pour des messieurs de Paris, de vrais messieurs aux mains blanches, l’affolait d’une joie froide mais profonde. Ce jour-là, dès que les deux amis eurent refermé la porte, ce fut un regard craintif, presque épouvanté, qu’elle risqua du côté de la glace.

Il y avait bientôt quatre ans que Micheline vivait à Paris. Protégée par une amie d’enfance placée dans la même maison et à qui elle s’était adressée à son arrivée, tout de suite, sur sa bonne mine, son air délibéré, son sourire engageant, elle avait été prise à l’essai, et malgré son inexpérience, elle avait eu vite fait de conquérir définitivement son poste. Bien que le service du restaurant, très couru, fût dur, que la fatigue physique lui cernât parfois les yeux d’un trait bleu, que l’air épais de ce local toujours plein de monde lui parût par moments irrespirable, elle trouvait, dans certains regards admiratifs et dans la jalousie mal déguisée de ses compagnes, une compensation amplement suffisante à pallier les inconvénients de la servitude. Il lui arrivait rarement de penser à sa première étape d’existence, non que celle-ci fût absolument effacée de sa mémoire, mais parce qu’elle éprouvait, en y songeant, un sourd malaise, et comme une obscure curiosité pénible. Un remords ? Non. Elle n’avait jamais interrogé suffisamment sa conscience pour lui laisser le temps de formuler un remords. À qui faisait-elle du mal en suivant honnêtement ses goûts, qui n’étaient pas tournés vers le travail de la terre ni vers les soucis de la maternité ? Avait-elle abandonné son enfant sans protection ou son mari sans consolation ? S’était-elle permis un pas ailleurs que dans le chemin de la plus stricte vertu ? Un remords, en vérité, mais de quoi ?

C’est ainsi qu’elle avait repoussé, les premiers temps, la pensée importune de la petite fille et du foyer désert. Peu à peu ce pâle souci s’était noyé dans des intérêts nouveaux, si différents des anciens qu’ils semblaient lui créer une existence entièrement détachée de celle du passé.

Un jour, il y avait environ trois semaines de cela, en se regardant au vol comme d’habitude dans les glaces pleines de lumière, Micheline aperçut sur sa joue droite une petite tache rouge inaccoutumée. Deux ou trois fois, ce jour-là, les habitués de la salle l’arrachèrent à d’insolites stations devant la glace où, de tout près, son souffle jetant sur le verre une fugitive vapeur, elle s’oubliait à considérer cette rougeur dont le centre accusait une légère enflure. À plusieurs reprises elle la frotta avec son mouchoir de poche, impatientée, et bientôt, tandis que sa joue gauche gardait sa pâleur froide de camélia, la droite se couvrit d’un rouge éclatant.

Le soir de ce jour-là, lorsqu’elle se retrouva seule enfin dans sa chambre louée au mois, vite, vite elle appliqua sur cette joue en feu une compresse d’eau glacée et elle s’endormit promptement pour faire avancer le temps, bercée de l’espoir que six heures de bon sommeil, avec cette compresse mouillée, rafraîchiraient suffisamment sa peau pour en chasser toute irritation. De minuit à six heures elle dormit tout d’un somme, mais tout de suite, en ouvrant les yeux, elle sentit, sous la compresse desséchée, la brûlure de la veille avivée par l’application du linge durci. Bon gré mal gré il fallait supporter cette petite misère qui allait l’enlaidir pendant plusieurs jours, il fallait se résigner et prendre patience !

Deux semaines entières s’écoulèrent sans amener de changement sensible, bien que Micheline, pour activer le travail de la nature, essayât toutes les nuits l’application d’un remède différent, les variant à l’infini, soutenue par l’espérance tenace de découvrir enfin celui qui conviendrait à son mal.

Et peu à peu l’immobilité même de cette tache mystérieuse lui tortura l’esprit. Cela devint une obsession de toutes les minutes. Elle aurait mille fois préféré la voir grandir, s’envenimer, avoir le cours ordinaire des choses : la croissance, le déclin et la fin, que s’éterniser dans un état stationnaire sans issue apparente.

Elle ne savait plus qu’inventer pour stimuler la lenteur incompréhensible de la nature, et un soir enfin, pour tirer coûte que coûte ce mal mystérieux de son apathie, le forcer à activer son travail, elle piqua du bout d’une aiguille le bord de la tache. Elle ne ferma pas l’œil de toute cette nuit-là. Elle se tournait et se retournait sans savoir pourquoi, la tête en feu.

Le lendemain, quand elle arriva de grand matin faire son service, Julie Dupont, l’amie à qui elle devait l’entrée de la maison, la regarda longtemps stupéfaite. Enfin, elle lui dit :

— Qu’est-ce que c’est que cettè tache que tu as dans la joue ?

De toutes ses compagnes, Julie était la seule avec qui Micheline eût gardé quelques rapports affectueux. Ce n’était plus tout à fait l’intimité d’autrefois. Toute bonne fille qu’elle fût, Julie avait eu, par-ci par-là, des moments de vexation à côté de cette superbe Micheline à qui tout le monde souriait. Un rien de rivalité, glissé dans les relations des deux amies, avait agi comme dissolvant. Julie, d’ailleurs, n’avait jamais pu, malgré les explications plausibles de Micheline, excuser tout à fait la désertion de l’épouse et de la mère. Il lui en restait dans l’esprit un blâme d’autant plus solide que Micheline ne lui avait jamais permis de l’exprimer tout entier. Les deux amies ne se faisaient plus que de loin en loin leurs confidences, en ayant soin d’envelopper le récit de leurs expériences de sous-entendus expressifs pleins de mystérieuses possibilités.

Ce matin-là, pourtant, en voyant à la lumière grise du grand matin, la joue échauffée de Micheline et cette tache plus sombre à côté du nez, le cri de surprise de Julie sortit aussi spontanément de son bon cœur que de ses lèvres. Au milieu de l’affolante besogne de ses journées, elle n’avait pas eu l’occasion de regarder autrement qu’en courant le visage de Micheline ; c’était la première fois que cette joue malade, irritée par la piqûre d’aiguille, la frappait. Elle reprit :

— Mais qu’est-ce que c’est ?

D’une main nerveuse, Micheline avait caché sa joue sous son mouchoir et elle pesait sur la place sensible avec impatience. Elle répondit enfin d’un ton bref :

— Une stupide petite misère qui vient comme exprès se planter au beau milieu du visage. Est-ce que ça se voit beaucoup ?

— Mais, dit Julie, hésitant un peu, quand on te regarde du côté droit. Du côté gauche on ne voit rien. Tu devrais mettre de la poudre.

Micheline courut à la glace. Folle qu’elle était, en vérité, elle avait oublié de se poudrer la joue ! La place malade, privée du léger duvet de neige, paraissait plus écarlate que jamais ; cependant, en la considérant attentivement de tout près, elle eut un petit soulagement. Au milieu de la tache, un point dur, une petite tête se montrait. Enfin, enfin, cela allait pousser, grandir et puis sécher ! Chargeant Julie de prévenir quelle s’était sentie indisposée et qu’elle resterait deux jours absente pour se remettre, elle se sauva.

Elle passa les deux journées qui suivirent la joue cachée sous une compresse adoucissante. Enfermée dans une réclusion absolue, touchant à peine aux provisions qu’elle s’était achetées, elle se promenait de long en large avec une sensation d’isolement, de vide, de froid qu’elle n’avait jamais connue.

Par la fenêtre ouverte, elle voyait fourmiller toute la cité fumeuse et triste des cheminées de Paris, tandis que, par la même ouverture, l’âcre odeur de la suie entrait à flots mêlée à l’air attiédi d’une fin d’avril pluvieuse.

Elle regrettait de n’avoir pas prié son amie de taire la nature de son indisposition où plus d’un, déjà, avait vu un thème à plaisanterie. Ce badinage l’avait blessée jusqu’au fond de l’âme, comme si, en dépit de ses efforts constants pour la déloger, une inquiétude, une ardente inquiétude la rongeait sournoisement à cette place.

Dès qu’elle se trouva livrée à la solitude, ses appréhensions, jusque-là vagues et indéfinies, prirent d’autres allures. Elles se formulaient en questions précises qu’elle n’osait pas résoudre. Chaque fois qu’un élancement douloureux à la joue lui rappelait que le mal, momentanément caché à ses yeux, était toujours à la même place, elle se demandait avec un spasme au cœur ce que c’était que cette misère, si vraiment ce n’était qu’une misère, ou si quelque mal sérieux couvait ainsi sous sa peau dans le mystère, un mal grave menaçant de détruire sa fraîcheur et sa beauté.

Pendant les deux nuits séparant ses longues journées d’inaction ; elle dormit peu. Quand tout bruit avait cessé dans la maison et qu’elle n’entendait plus que le roulement presque ininterrompu des voitures attardées de la nuit, ou des véhicules devançant l’aurore, elle songeait au grand silence apaisant de la campagne, où le sommeil est un véritable repos, une halte sans fièvre entre les heures du travail. Elle restait des éternités les yeux grands ouverts, exaspérée pour la première fois par le tapage énervant de la rue, et, au milieu de cette insomnie épuisante, des lambeaux du passé traversaient comme de demi-rêves son esprit fiévreux. Elle voyait Jules Carpier s’en aller de grand matin au travail, elle entendait distinctement le bruit de ses gros souliers dans la chambre ; elle revoyait le petit être ridé et rougeaud s’endormant sur le dos au fond de sa couchette après avoir été longtemps, longtemps bercé ; elle se voyait elle-même, enfin, courir comme une voleuse dans les sentiers, courir à toutes jambes pour atteindre le train de Paris à son passage…

Le jour de sa rentrée venu, fatiguée de se tourner et de se retourner sans trouver le sommeil, elle se leva de grand matin. Une pâle lueur, l’aurore froide d’une journée sans soleil, commençait à pénétrer dans la chambre. Sa bougie allumée à la main, elle s’approcha du miroir pendu à côté de la fenêtre, enleva le pansement appliqué sur sa joue l’avant-veille et tout de suite elle soupira soulagée. Il y avait un mieux, un mieux sensible que la fraîcheur de l’air matinal accentuait.

Elle badigeonna de poudre la joue malade avec un soin particulier, l’étira et la gonfla tour à tour pour se mieux convaincre d’une diminution de raideur, sans cesser d’être travaillée par de sourdes inquiétudes, par de vagues appréhensions de différente nature au fond desquelles passait, par moment, une vision éclatante de la toute petite place qu’elle occupait au milieu du brouhaha de la grande ville, de son absolue insignifiance même auprès de ceux dont les quotidiennes flatteries de quelques instants avaient suffi à la faire vivre contente.

Depuis le misérable accident de sa joue n’avait-elle pas lu dans plus d’un œil une surprise amusée ? N’avait-elle pas éprouvé ailleurs un changement de voix et de manières, un désintéressement immédiat, cruel, qui ne trouvait pas même nécessaire de s’expliquer ? Seul, un homme l’avait questionnée avec intérêt et lui avait témoigné de la pitié. Mais ce même homme n’avait jamais voulu ajouter foi aux récits qu’elle lui avait faits de son passé. Une femme qui abandonne foyer, mari et enfant, pour la joie de vivre à Paris dans un servage éreintant, lui avait paru une fable si insoutenable que plus d’une fois, sans prendre la peine de la contredire, il en avait ri ouvertement devant elle.

Et pourtant c’était vrai, qu’elle avait un foyer, un mari, un enfant Et c’était vrai qu’elle s’était détournée avec une horreur instinctive de tout ce qui pouvait l’obliger à subir sans révolte des paroles humiliantes, de tout ce qui pouvait la distraire du culte absorbant de sa personne, de sa stature de reine, de sa peau blanche et fine de fleur de serre.


III


En descendant ce matin-là le boulevard Saint-Denis et le boulevard Poissonnière pour se rendre à son poste, Micheline songeait avec une acuité inaccoutumée aux choses du passé, comme si la crise douloureuse qu’elle traversait secouait à fond son cœur et sa mémoire et amenait à la surface des dessous inconnus. C’était une songerie très lucide, sans regrets ni désirs, une sorte de fascination inconsciente tournée vers le temps où son cœur orgueilleux ne prévoyait pas d’humiliation possible.

Tout d’abord, l’accueil de Julie la réconforta. Plus amicale qu’elle ne l’avait été depuis longtemps, son amie s’informa de la joue malade, avec intérêt, et, après un examen attentif, elle déclara enfin qu’il y avait, en effet, un mieux, un léger mieux.

Mais quelques minutes plus tard Micheline vit cette même Julie chuchoter quelque chose à l’oreille d’une de ses compagnes de service, et tout de suite les deux femmes la regardèrent en même temps. Il sembla alors à Micheline que la voix de Julie, en lui parlant tout à l’heure, avait une note de condescendance, quelque chose qui sonnait comme de la pitié. Dès qu’elle se sentit sûre de n’être observée par personne, elle se regarda à la dérobée dans une des grandes glaces limpides et elle resta suffoquée devant son visage changé, méconnaissable. Fuyant le contact de Julie avec l’effroi d’une bête blessée qui a peur d’être touchée à la place de son mal, elle travailla toute cette matinée-là comme un automate ; mue par l’intense désir de dissimuler sa brûlante inquiétude, et, en même temps, dévorée d’impatience de voir arriver les habitués de midi, dont l’un lui avait promis d’amener un ami, un jeune docteur d’avenir, qui d’un coup d’œil saurait discerner la nature de son mal.

Ils étaient venus, en effet, et elle les avait servis tous les deux, le noir et le blond. Incapable de desserrer les dents devant le mutisme de ce jeune homme inconnu dont le regard aigu lui était entré dans le cœur comme un scalpel, elle avait rôdé autour de la table pour surprendre ses paroles, mais il n’avait parlé d’elle qu’au moment où il se croyait sûr de n’être pas entendu, et ce qu’il avait dit, elle l’avait saisi au vol, mot à mot.

Appuyée le dos à la fenêtre, elle se le répétait avec un toc-toc sourd dans la poitrine qui la secouait tout entière. « Il faut qu’elle se fasse enlever ça le plus tôt possible ; ça… une misère ? c’est tout simplement… »

Avant de terminer sa phrase, le jeune docteur l’avait aperçue, il s’était tu instantanément sans prononcer le nom de ce mal odieux qu’elle avait dans la figure. Mais qu’importait le nom ? Le fait, le fait terrible était là, suffisant à l’assommer. La souffrance, l’attirail hideux des opérations, l’horreur d’un séjour entre des murs d’hôpital, toutes ces répugnances physiques qu’elle avait crues insurmontables ne lui semblaient plus rien auprès de la probabilité de rester défigurée, de devenir pour ceux qui l’avaient connue un objet de pitié, et pour les nouveaux venus un être indifférent sur qui le regard glisse inattentif.

La salle s’était vidée peu à peu. Dès que Micheline se sentit assez maîtresse de sa voix pour parler sans trahir son angoisse, elle appela Julie et elle lui dit à la hâte :

— Je ne sais pas ce que j’ai, je me sens tout à coup très malade. Je m’en vais un moment ; si on s’aperçoit de mon absence, tu diras que…

Julie l’interrompit, la voix compatissante :

— Ma pauvre Micheline, en effet, tu as l’air d’une morte. Tu es d’une pâleur, mais d’une pâleur… Oui, va-fen, va-t’en vite, le grand air te remettra ; on étouffe ici aujourd’hui.

Elle l’accompagna quelques pas et elle ajouta d’un accent vrai, sincère :

— Et tu sais, si je puis t’être utile en quoi que ce soit, tu n’as qu’à dire.

Cette fois, l’attitude et le ton de Julie ne blessèrent pas Micheline. Depuis quelques minutes le soleil avait changé d’orientation pour elle, et ce phénomène lui bouleversait le cœur et les idées. Elle murmura :

— Merci… merci ! Oh ! oui… ne m’abandonne pas, toi. Je t’écrirai.

— Tu m’écriras ? Mais nous nous verrons demain, n’est-ce pas ?

— C’est vrai… Nous nous verrons demain. La tête me tourne tellement que je ne sais plus ce que je dis. Adieu, je m’en vais.

Elles échangèrent une poignée de main chaleureuse d’où avait disparu toute trace de rivalité, et Micheline s’en alla.

£lle se retrouva au milieu de la banale cohue qui longe, affairée, les luxueux étalages des grands boulevards, et elle se fraya un chemin à travers le monde, son mouchoir de poche appliqué sur la joue malade. Le soleil, qui ne s’était pas montré de toute la journée, parut un instant jetant sur ce coin de vie mouvementé et brillant, un brusque jet de lumière ; puis il se recacha hâtivement sous l’épaisse couverture de brumes et continua à circuler derrière le brouillard comme un astre mort.


IV


Un mois s’était écoulé lorsque la porte de l’hôpital, où Micheline était restée enfermée pendant quatre longues semaines, s’ouvrit de nouveau devant elle, et qu’elle se retrouva seule dans une rue inconnue d’un quartier absolument nouveau pour elle.

Un mois ! Elle avait fait un séjour d’un mois entre les murs de cette grande maison silencieuse où tant de cruelles misères avaient coudoyé la sienne, où tant d’idées effrayantes avaient assailli sa tête affolée et fiévreuse.

Le jour même de son arrivée, dès qu’elle eut subi l’examen médical, à côté de son angoisse ordinaire, elle en sentit se dresser une autre, plus effrayante que l’ancienne.

À peine le chirurgien, à l’air bourru, eut-il jeté les yeux sur elle, qu’il murmura :

— Oh ! oh ! ce sera pour demain matin.

À cette exclamation, toutes les questions brûlantes que Micheline avait préparées lui retombèrent sur le cœur. Les lèvres tremblantes, elle articula péniblement :

— Est-ce que c’est dangereux, ce mal ?

Un non bref, impatient, le non d’un homme pressé, habitué à couper court à toute explication par ce monosyllabe indiscutable, lui ferma la bouche. On l’avait emmenée à la hâte, tandis que dans la chambre étouffante du docteur le long cortège des misérables se continuait

L’idée de la mort, l’épouvante de la mort s’était emparée d’elle avec une telle violence qu’elle passa toute la longue journée sans pouvoir rien avaler et l’interminable nuit sans réussir à s’endormir une seconde.

Auprès de la possibilité de mourir, la pensée de sa beauté détruite la laissait tout à coup presque indifférente. Elle découvrait mille autres raisons de vivre qui jusque-là lui avaient paru sans valeur. Comme si, au premier contact d’une douleur vraie, le faux clinquant de son existence passée tombait en poussière et qu’aussitôt d’autres germes de vie sortissent de couches plus saines et plus profondes, elle aspirait à vivre avec une ardeur plus passionnée que jamais. Toute la nuit, tandis qu’autour d’elle se poursuivait la respiration du sommeil, entrecoupée, de ci, de là, de plaintes et de gémissements, elle resta, les yeux grands ouverts, seule en face de l’effroi de cet anéantissement possible qui l’avait prise à la gorge à l’improviste et l’étranglait.

Des bribes de prière retrouvées au fond de sa mémoire lui montaient aux lèvres et elle les marmottait tout bas, les reliant à son épreuve présente par des lambeaux d’invocation passionnée où l’ardeur suppliante s’alliait à une impatience pressante et presque impérieuse d’être entendue.

Pas une fois sa pensée ne se tourna vers la salle dorée où naguère son image passait et repassait dans les glaces. L’idée de la mort la séparait de ce temps si proche, et ce récent passé se trouvait relégué, perdu au fond d’immenses distances, tandis que les choses anciennes se rapprochaient et prenaient pour se mouvoir tout près d’elle des figures attirantes qu’elle ne leur avait jamais connues. Oh ! si seulement elle pouvait traverser, saine et sauve, cette horrible crise qu’elle avait acceptée sans bien la comprendre et que personne n’avait pris la peine de lui expliquer ! Si elle pouvait vivre et retourner là-bas où elle avait laissé la petite fille endormie au fond de sa couchette ! Tous les sacrifices, tous les efforts, toutes les humiliations lui semblaient un jeu auprès de cette angoisse de mourir qui avait renversé d’un souffle toutes ses précédentes notions de la vie et du monde.

De grand matin, on vint la chercher et elle suivit ses guides avec une sorte d’empressement fiévreux. Tout valait mieux que cette horrible attente, tout. Une heure plus tard elle se réveilla la figure emprisonnée de linges et la tête pesante, mais consciente que la vie lui était rendue et qu’une nouvelle perspective d’années, toute une existence inconnue s’ouvrait devant elle, indéfinie et mystérieuse.

Julie vint la voir à quelques jours de là. Gênée en face de ce visage masqué de linges, ne sachant quelle consolation offrir, n’osant risquer aucune question touchant le mal de Micheline ni ses projets d’avenir, l’amie essaya de la distraire en lui racontant ce qui se passait là-bas, au restaurant. Un tel et un tel s’étaient informés d’elle. Quant à son ami particulier, il n’avait reparu qu’une fois, toujours accompagné de ce grand blond à l’air dur. Ils l’avaient questionnée au sujet de Micheline, et depuis on ne les avait plus revus ni l’un ni l’autre. Ne se souvenait-elle pas de ce grand blond à l’air dur qui était venu le jour où elle s’était tout à coup sentie si mal ?

Micheline, qui n’avait pas encore quitté sa couche d’hôpital, resta longtemps les yeux au plafond sans parler. Toute sorte de choses cruelles passèrent dans son esprit avant qu’elle formulât sa réponse. Enfin elle dit simplement :

— Je me souviens.

D’une voix un peu altérée, elle ajouta :

— J’aurai une cicatrice dans la joue, de là jusqu’ici.

Et comme Julie ne trouvait rien à répondre, elle reprit du même ton :

— Qui sait ? Peut-être que je reviendrai ici. Servir pour servir ; le costume sera différent ; voilà tout.

Julie se récria. Allons donc, Micheline sœur de charité, jamais de la vie ! On s’accoutume à tout ; avec le temps on ne l’apercevrait même plus, cette cicatrice. D’ailleurs, avec tout ce qui lui restait, elle n’était pas à plaindre, elle pouvait se présenter hardiment partout.

Ce fut le tour de Micheline de se taire. Quelque. chose dans les paroles de Julie la froissait sans qu’elle eût pu dire exactement quoi. Elle éprouvait un malaise d’esprit intense d’entendre exprimer à côté d’elle une de ses anciennes pensées devenue étrangère à son sentiment actuel, et elle ne découvrait aucun moyen de rétablir l’accord entre le passé et le présent.

Agitée, elle se retourna sur son matelas d’hôpital, inclina son visage malade du côté de la fenêtre et elle regarda longtemps dehors en silence ; enfin, elle dit :

— C’est le printemps.

En effet, c’était le printemps. Déjà les hirondelles plongeant des hauteurs fendaient l’air en zigzags capricieux, puis remontaient et retournaient se perdre dans le bleu lointain et pâle.

Micheline, sous les fortes émanations de cette salle d’hôpital saturée de désinfectants, percevait l’air tiède et pur de la saison nouvelle, et elle songeait que les lilas de la ferme, là-bas, ouvraient leurs premiers boutons, allaient d’heure en heure s’épanouissant…

Julie se leva. Ses minutes étaient comptées ; d’ailleurs, malgré toute sa pitié de bonne fille, elle ne trouvait rien à dire qui fût de nature à adoucir l’épreuve de Micheline.

En la voyant debout, Micheline se récria :

— Comment, tu t’en vas déjà ?

Julie allégua l’heure qui la talonnait, et les deux amies restèrent un instant silencieuses la main dans la main.

Enfin Micheline murmura :

— Dès que je serai guérie, je m’en irai là-bas… chez nous.

— Ah ! s’écria Julie avec un élan presque joyeux, tu as raison, c’est cela, c’est cela qu’il faut faire.

Et, l’œil humide, elle se pencha et mit sur la joue libre de bandages un baiser amical comme autrefois quand, toute petite fille, elle embrassait sa jolie Micheline derrière les haies fleuries avec cet appétit de tendresse, resté inassouvi au fond de son cœur, au milieu du tapage de sa vie vide et étourdissante. Elle continua d’une voix basse :

— Toi qui as un mari, un enfant, tu n’aurais jamais, jamais dû les quitter ! Pourquoi les as-tu quittés ?

C’était la première fois depuis que Micheline et elle travaillaient ensemble qu’elle avait osé aborder si franchement ce point délicat. D’ordinaire, Micheline lui imposait silence aux premiers mots ; ce qui la regardait ne regardait qu’elle. Cette fois, contrairement aux habitudes du passé, elle écouta le reproche sans se révolter. Après quelques secondes de rêverie, elle dit sourdement :

— C’est vrai je n’aurais jamais dû… Mais dans ce temps-là je ne savais pas… je ne savais rien de rien.

Et elle rêva de nouveau un moment, cherchant à traduire par des paroles les amertumes que, depuis son mal, elle avait dévorées tous les jours en silence, et aussi le conseil que l’effroi de la mort lui avait soufflé tout bas à l’oreille, mais elle ne put pas. Tout cela était encore confus dans son âme endolorie, cela se mouvait au milieu de trop d’incertitudes. Il n’y avait qu’une chose qu’elle sentait nettement : le désir de s’en aller, de ne plus voir la scène de ses cruelles expériences, de ne plus entendre le vacarme de Paris, de se retrouver au milieu des choses d’autrefois…


Et la porte de l’hôpital venait de se fermer sur elle.

Elle se retourna et embrassa d’un coup d’œil le massif bâtiment qu’elle quittait presque à regret. On avait été bon pour elle, dans cette maison de souffrance, les sœurs surtout, comme si l’instinct féminin, resté intact sous leur habit de religieuses, leur avait fait deviner que le sacrifice fait par elles, spontanément, avait été, pour cette malheureuse, un arrachement brutal et douloureux.

Une profonde cicatrice partant de l’aile du nez coupait la joue droite de Micheline d’une ligne oblique. L’expression de la physionomie était changée, l’harmonie des traits gâtée, l’irritante beauté détruite.

Son petit paquet à la main, elle glissait dans les rues hâtivement, avec une crainte folle et absurde d’apercevoir dans ce quartier inconnu un visage familier, d’entendre des exclamations de surprise, d’avoir des explications à donner ! Mais jusqu’à l’omnibus qui devait la conduire à la gare, elle passa absolument inaperçue.

Ce ne fut que lorsque le train eut dépassé les trois ou quatre premières stations que commença à la mordre l’inquiétude de l’accueil qui l’attendait à son foyer.

Si elle revenait telle qu’elle était partie quatre ans auparavant, Jules, avec sa folie d’amour, suffisante à triompher jadis de tous les obstacles du dehors, l’aurait peut-être reprise sans trop d’amertume ; mais avec cette balafre au travers du visage, défigurée, sans autre motif pour légitimer son retour que la perte de sa beauté, sans excuse pour expliquer son abandon, son long silence d’indifférence, comment allait-elle être reçue ? À mesure que le train courait à travers la campagne et dévorait l’espace, sa tentative de tomber à l’improviste au milieu d’habitudes prises sans elle, entre ce père, consolé, sans doute, après ce laps de quatre années de solitude, et une petite fille inconnue, qui n’avait jamais posé des yeux conscients sur sa mère, cette tentative hardie, caressée là-bas à l’hôpital, pendant ses rêves fiévreux, lui semblait tellement irréalisable que la cicatrice de sa joue se tendit, se tendit jusqu’à ce qu’enfin toute son énergie d’espérer se fondit en un flot de larmes brûlantes.


V


De la terre, fraîchement remuée, une vapeur lourde commençait à monter et elle se traînait presque immobile à ras du sol. Ce n’était pas encore le soir, mais le crépuscule ne tarderait pas à venir. Par la porte, restée entr’ouverte après la sortie de la servante qui tous les soirs, sa soupe avalée, s’en retournait soigner les bêtes, un parfum de lilas entrait. L’arbuste du jardinet était en pleine floraison ; jusqu’au faîte des grappes pâles, les derniers boutons retardataires avaient éclaté pendant la journée.

Jules Carpier, resté seul avec sa petite fille, rêvait. Assis en face du jour, il suivait de l’œil les légers nuages qui allaient s’effaçant sans laisser dans l’air aucune trace de leur passage. La nuit achèverait de les dissiper, et, à son lever, le soleil n’en trouverait plus un seul à avaler. Il songea un moment aux travaux pressants à expédier le lendemain pour profiter de cette belle journée certaine, puis il se retourna vers l’enfant et l’appela :

— Viens ici, Mariette.

En accourant vers son père, la petite fille joyeuse se mit à rire, découvrant deux rangées de dents toutes neuves, à rire sans cause appréciable, à rire d’un rire frais d’enfant heureux qui ne craint rien.

Il la prit sur ses genoux et tourna le visage rose vers sa propre figure bronzée et assombrie. Le rire de cet enfant venait de lui faire mal. Sous cette cascade de sons argentins, il y avait quelque chose du rire de Micheline lorsqu’il la courtisait chez sa mère, autrefois, sous le grand pommier devant la maison isolée. Oui, c’est ainsi qu’elle riait sans qu’il sût pourquoi. Il interrogea l’enfant à voix basse :

— Pourquoi ris-tu ?

La petite ouvrit tout grands les yeux, la bouche, et resta un moment stupéfaite sans répondre, puis elle dit :

— Pour ça.

Jules Carpier la garda sur ses genoux. Il la tenait ainsi tous les soirs jusqu’au retour de la servante chargée de la mettre au lit. Mais presque toujours à ce moment-là, il lui montait au cerveau des bouffées d’amertume, et quand l’enfant riait de ce rire argentin, tous ses souvenirs, bannis pendant le jour par l’effort et le souci du travail, revenaient tous, à tour de rôle, planter à la même place un dard empoisonné. Si, au lieu de déserter son foyer, Micheline était morte, il aurait trouvé la séparation moins cruelle. Il aurait souffert, pleuré, oui, mais différemment. Peu à peu, le temps, en jetant sur sa peine sa poussière d’heures, de jours et d’années, l’aurait enfouie sous le sol du passé déjà si plein de débris. Il en avait vu beaucoup d’autres se consoler ainsi de malheurs plus récents que le sien, tandis que sa plaie, à lui, se rouvrait à tout moment. Il suffisait du rire de la petite fille pour rendre vivante l’image de Micheline et le rejeter lui-même dans la perplexité insupportable de savoir sa femme errante dans cette grande ville pleine d’embûches, de menaces, de pièges pour l’honnêteté.

Il avait fait, en vain, pour la retrouver, plusieurs voyages à Paris. Sans s’adresser à personne, avec l’horreur tenace du campagnard pour toute intervention étrangère dans ses affaires, il avait erré des journées entières dans les rues et sur les grands boulevards où Micheline se plaisait jadis, espérant toujours qu’un heureux hasard la lui ferait enfin rencontrer.

La tête cassée par le bruit, éreinté, il rentrait au logis au bout de quelques jours, le cœur plus malade qu’auparavant et la conscience agitée de doutes. En brusquant Micheline la veille de sa fuite, ne l’avait-il pas poussée lui-même à cette lamentable extrémité ? Avec plus de patience, en la prenant d’un autre côté, peut-être aurait-il réussi à déraciner cette singulière envie d’aller vivre au milieu de la poussière et du tapage de Paris. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait parler à une femme de cette espèce, qui n’avait rien ni au dehors ni au dedans de la rudesse du paysan.

Tandis qu’il rêvait une fois de plus à toutes ces choses amères et irréparables, la petite fille, blottie immobile contre lui, s’engourdissait. Un commencement de sommeil pesait sur ses paupières et, les yeux mi-clos, elle semblait rêver, elle aussi, à des choses lointaines. Elle avait un teint de pêche, des yeux noirs, une robustesse saine d’enfant des champs toujours à l’air et au soleil.

— Non, non, Mariette, murmura le père, il ne faut pas t’endormir. Voilà Suzon qui revient.

En effet, la porte s’était ouverte très doucement et sur le seuil une forme féminine avait paru. Mais, au lieu d’entrer avec la vivacité un peu brusque de la servante, la nouvelle venue restait clouée à la même place. Surpris de cette lenteur insolite, Carpier leva enfin la tête et demanda :

— Eh bien… Suzanne… qu’est-ce qu’il y a ?

Il se trouva aussitôt debout les deux mains appuyées à la table, tandis que la petite fille, arrachée brusquement à sa somnolence, s’accrochait à lui en poussant des cris aigus. Était-ce un spectre, un spectre qui répondait à l’appel constant de sa pensée ? Le cœur bondissant d’anxiété, Jules Carpier fit un geste instinctif pour écarter l’apparition :

— Va-t’en, va-t’en !

Sans souffler mot, le fantôme fit volte-face, retourna du côté où il était venu et il s’en alla. Par la porte restée grande ouverte, Jules vit la silhouette bien connue de Micheline cheminer lentement sur la route. Elle s’en allait sans se retourner, avec l’allure courte qu’il lui avait toujours vue, mais avec, dans l’attitude, quelque chose de lassé, d’affaissé, qu’il ne lui connaissait pas.

Il courut à la porte, et comme la voyageuse allait tourner le coude de la route et disparaître, il appela d’une voix forte :

— Micheline, Micheline !

Micheline s’arrêta brusquement puis elle revint lentement sur ses pas.

C’était bien la véritable Micheline en chair et en os qui se dessinait en masse sombre sur le ciel éteint. Elle approchait, elle approchait… Quand elle fut tout près de lui, Jules vit trouble, il étendit les bras vers elle et balbutia :

— Micheline, est-ce toi, est-ce vraiment toi ?

Mais Micheline s’était reculée vivement avec l’horreur de cette balafre à la joue qui donnait à son retour une si poignante incertitude. Elle murmurait :

— Non, non, tu ne m’as pas encore regardée. Regarde-moi.

Il jeta sur elle un regard aigu. Le passé, un instant oublié, l’abandon, la souffrance, le rongeant mystère de cette vie menée, là-bas, il ne savait ni où ni comment, tous ces soucis, fidèles compagnons de ses loisirs, venaient, aux paroles de Micheline, de le ressaisir avec une intensité nouvelle. Il la regardait l’œil sombre et tout à coup, à la lumière crépusculaire, il aperçut la coupure, la grande cicatrice blanche, le cruel sillon partageant la joue. Un frisson de surprise et d’effroi le secoua. Il s’écria :

— Qu’est-ce que tu as à la joue ? Qu’est-ce que c’est que cette coupure, dis ?

Aussitôt le cœur gonflé de Micheline éclata. Tout ce qu’il renfermait de douloureux s’en échappa tumultueusement. Elle raconta tout, sa vanité insatiable, ses joies, ses fatigues, son oubli volontaire du passé et puis… ce mal qui lui était venu dans la figure et tout ce qu’elle avait souffert de l’indifférence du monde dès qu’elle avait eu cette tache dans la joue, tout ce qu’elle avait dévoré en secret de larmes et d’humiliations. Et puis elle narra son séjour à l’hôpital et l’idée de la mort qui l’avait prise à la gorge à l’improviste, et la honte du passé qui lui était venue quand cette affreuse angoisse s’était éloignée, et le rêve caressé dans la fièvre de revenir et de racheter sa faute.

Jules Charpier la laissa tout dire sans l’interrompre. Quand elle s’arrêta, il demanda :

— Et c’est tout ce que tu as à me raconter ? C’est tout ?

Il y eut un court silence. Elle le regardait avec le même éclair dans sa prunelle sombre que lorsqu’il l’avait interrogée autrefois sur ce qu’elle comptait faire à Paris pour vivre. Enfin elle dit sourdement sans cesser de le regarder :

— C’est tout.

Il la considéra longtemps avec une attention poignante. L’avenir ne pouvait plus lui offrir de joie complète. C’était une Micheline défigurée qui venait lui offrir une réparation presque forcée, une nouvelle Micheline qu’il faudrait apprendre à aimer autrement. Non, il n’y avait plus pour lui de félicité enivrante, mais de son ancienne passion mutilée une pitié saine et féconde se dégageait peu à peu. Les traces de souffrance visibles partout, dans l’effrayante maigreur, dans l’attitude humiliée, et surtout dans l’expression amère de cette bouche qu’il avait vu rire si souvent autrefois, le poignaient.

Il se retourna tout à coup et appela :

— Mariette !

La petite fille se cramponna à lui avec un cri. Trop effrayée par cette étrangère pour oser pleurer, elle était restée oubliée à côté de son père, tiraillant son habit sans qu’il y prît garde. Il lui montra Micheline et lui souffla à l’oreille :

— C’est la maman !

Et comme l’enfant ne bougeait pas, il la poussa doucement vers sa mère en ajoutant, d’une voix rauque d’émotion :

— Va l’embrasser, va !

Mais la petite fille, obstinée, se raidissait :

— Non ! Non !

Et le dos collé aux jambes de son père, les mains accrochées à son vêtement, elle ajouta défiante :

— Qu’est-ce qu’elle a dans la figure ? C’est vilain !

Micheline tressaillit. Elle se ressouvenait du poupon ridé qu’elle trouvait si laid dans sa couchette de bois. La petite fille transformée, devenue robuste et jolie, se vengeait inconsciemment du dédain maternel. Elle était cruelle d’instinct.

Des larmes ruisselèrent sur le visage couturé. Il ne suffisait plus aujourd’hui à Micheline de paraître pour voir aussitôt des visages souriants. Aimer et se faire aimer, elle entrevit devant elle un long et patient apprentissage.

D’un air sérieux, la petite fille considéra longtemps le chagrin causé par sa résistance. Elle se détacha enfin de son père, s’approcha à petits pas craintifs de Micheline et brusquement, enfermant dans ses bras tout ce qu’elle put embrasser de la jupe maternelle, elle dit :

— Ça ne fait rien. Quand même c’est vilain, tu vois, je t’aime bien.

Micheline enleva l’enfant comme une plume, la serra contre sa poitrine, la couvrit de baisers brûlants. Elle balbutiait, la voix entrecoupée :

— Non… cela ne fait rien… que je sois… vilaine… pourvu que toi, tu sois… tu sois jolie… Il vaut mieux que je sois… vilaine… moi… et toi… mignonne… Cela vaut mieux parce que… parce que…

Elle n’acheva pas. Ce qu’elle éprouvait était trop complexe pour être expliqué clairement. Il n’y avait qu’une chose qu’elle comprenait bien. C’est qu’en même temps que le monde nouveau, objet de ses ardentes convoitises pendant son séjour à l’hôpital, s’ouvrait devant elle, une vie nouvelle commençait aussi pour son cœur malade, une vie pleine d’efforts et de luttes, mais qui peut-être un jour lui apporterait la guérison et la joie.