Les Ignorés/Fausse route

Attinger (p. 1-55).

FAUSSE ROUTE




I


On vint appeler Suzanne Roy au moment où elle allait se mettre à table. Valentin Maubraz la priait de passer chez lui tout de suite pour une communication pressante. Sans prendre le temps de réfléchir, elle renvoya le messager avec la promesse de le suivre immédiatement, et elle alla en hâte mettre son chapeau.

Cependant, lorsqu’elle se trouva prête à partir, elle hésita quelques secondes. Ce n’était pas à la soupe fumante, qui allait se refroidir pendant son absence, qu’elle songeait avec cette ride soucieuse au front, non, — froid ou chaud, ce qu’on mange nourrit le corps de la même façon et elle n’avait jamais eu le palais gourmand, — elle pensait tout à coup à l’étrangeté de la démarche qu’on lui demandait au nom de Valentin.

Aller chez Valentin au vu et au su de tout le monde quand, dans la petite ville où après un long séjour à l’étranger elle était revenue attendre la mort, personne, non, personne n’ignorait qu’autrefois ils avaient été promis l’un à l’autre pendant plus de deux ans ! Était-ce possible ?

Une pudeur de vieille fille restée très jeune par le cœur, pudeur que des années et des années de célibat n’avaient pas éteinte, la tint un moment là… là…, sur le point de manquer à sa récente promesse. Cependant, en s’assurant une dernière fois devant la glace que ses cheveux blonds, grisonnants, toujours prêts à dresser au vent leurs frisons volontaires, étaient bien retenus par le peigne, elle aperçut en même temps son visage. Il était resté rondelet, la peau était rosée et saine partout, mais il avait l’air vieillot quand même, avec ses deux auréoles de rides autour des yeux et les autres plissures chiffonnant légèrement le bas des joues et le menton.

Comme si elle était faite à cette résistance d’un autre âge à des choses devenues pour elle sans conséquences, elle murmura :

— C’est égal… Quand on ne sait pas ce qu’il y a, il faut aller voir.

Et sans même penser à remettre la soupière à la cuisine, près du feu, elle sortit.

En face de sa demeure, un magasin de fruiterie étalait une marchandise de seconde qualité. Fruits, légumes, conserves, et quelques touffes de giroflées se mourant étranglées dans un verre sans eau, composaient l’étalage. Derrière le comptoir une grosse femme aux chairs pâles et molles, trop pesante pour imposer à ses pieds, disposés à l’enflure, le fardeau constant de sa personne, se tenait presque toujours assise. Elle avait constamment la tête tournée du côté de la rue où, de loin, elle percevait la venue des pratiques quotidiennes et les signalait aussitôt à son mari.

Lorsque c’était absolument nécessaire le petit homme grêle et hâve, aux yeux perçants et moqueurs, quittait à regret l’escabeau où, avant d’en faire des cornets, il dévorait des piles de journaux achetés au poids, et il servait le monde avec des flots de paroles, mielleuses ou froidement polies, selon la qualité de l’acheteur ou l’importance de l’achat.

En voyant sortir Suzanne Roy de chez elle à l’heure de son dîner, la fruitière héla son mari :

— Charpon, regarde donc : la Suzanne qui sort !

L’homme leva les yeux et dit :

— Eh bien !… et puis ?

— Où est-ce qu’elle peut bien aller à cette heure ?

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi, où elle va ? Elle va jouer à la dame dans la rue, pour changer ; voilà ce qu’elle fait. Une vieille sans cœur qui n’achète jamais pour un sou de marchandise et qui ne te salue même plus en passant, comme si on ne valait pas autant qu’elle.

La grosse femme rit d’un long rire silencieux qui la secouait toute. Elle se calma enfin et dit :

— Si fait qu’elle me salue quand je suis dehors et qu’elle ne peut pas passer sans me voir.

Et elle resta un instant les lèvres pincées avec tout à coup de la colère sur sa figure pâle, puis elle ajouta :

— Avec ça que personne ne sait où elle l’a amassé, son argent. Elle est partie pauvre comme un rat, ça, je m’en souviens très bien. Elle est partie le jour où Valentin Maubraz l’a remerciée. On a même dit que c’est pour ça qu’il l’avait remerciée, parce qu’elle était pauvre comme un rat.

Charpon ne répondit pas. Il était retourné à ses paperasses et, bon gré mal gré, Mme  Charpon ravala son envie de causer. Cette manie de lecture qu’avait prise Charpon depuis qu’ils s’étaient mis au commerce des fruits, la contrariait tous les jours, à tout moment, mais il n’y avait pas moyen de l’en guérir. Elle haussa ses larges épaules dodues, tendit la main vers la caisse à côté d’elle, l’y plongea tout entière et en retira une figue sèche, qu’elle se mit à déchirer de ses dents canines, aiguës et solides, sans cesser un instant de surveiller la rue pour y surprendre le retour de Suzanne Roy.

Suzanne Roy et Rose Charpon avaient été jadis assises côte à côte sur le même banc d’école, et plus tard, quand elles avaient atteint leur dixième année, M. le curé les avait reçues ensemble à la première communion. Ensuite elles s’étaient un peu perdues de vue. Suzanne avait continué ses études jusqu’à la fin des classes, tandis que Rose, — alors Rose Jacquelin, — avait dû rentrer à la maison pour aider à la besogne domestique.

Le dimanche, cependant, les amies avaient continué de se voir quelquefois, mais de plus en plus rarement. Suzanne ayant, à cette époque, perdu sa mère du jour au lendemain, d’un coup de sang au cœur, l’enfant était restée longtemps grave après ce chagrin, sérieuse comme la tombe, tellement changée par sa peine qu’elle avait mal pris les efforts de Rose pour l’en distraire. Elle s’était tenue depuis ce moment presque sur la défensive, vis-à-vis de son amie, comme si celle-ci cherchait à lui prendre de force son chagrin, et Rose ayant la même année rencontré Charpon, avait laissé son amie ruminer à son aise ses regrets et ses idées noires sans la perdre tout à fait de vue pourtant, comme si elle pressentait la suite de hasards invraisemblables qui beaucoup plus tard rapprocheraient forcément leurs destinées. À peu près à la même époque, Suzanne s’était fiancée à Maubraz. Orpheline de père et de mère, ce mariage était pour la jeune fille un port de salut inespéré. L’engagement avait duré deux ans, et puis tout à coup on avait appris que le jeune homme, obsédé par les sollicitations et les railleries de son parentage, quittait brusquement Suzanne pour épouser sa cousine éloignée, Victorine Goulard, plus âgée que lui de sept ans, mais qui avait du bien et que son père et sa mère avaient toujours convoitée pour lui. Suzanne avait disparu du pays pendant vingt-cinq ans.

À son retour, après ce long exil, trouvant la maison habitée jadis par son père et sa mère vide et à vendre, elle l’avait achetée dare-dare, sans regarder autour d’elle, avec, au cœur, la tristesse des choses passées, tristesse si douce à faire revivre quand il n’y a plus rien d’autre à attendre de la vie.

Ce n’était que quelques jours plus tard qu’elle avait reconnu, sous son épaisse masse de chair, Rose Jacquelin, devenue Mme Charpon, trônant derrière son comptoir.

C’était trop tard pour revenir en arrière. D’ailleurs toute sa jeunesse frémissait autour d’elle dans ces lieux restés les mêmes, et elle ne s’était jamais repentie de sa précipitation.

Avec Rose Charpon elle était restée scrupuleusement polie, mais la fruitière avait fini par comprendre l’impossibilité de renouer les fils rompus de leur ancienne intimité. De son séjour prolongé à l’étranger, où son travail d’enseignement et un contact quotidien avec un autre monde l’avait affinée, Suzanne rapportait une autre façon d’être, d’autres goûts, d’autres idées que celles que pouvait avoir une femme restée toute sa vie dans l’enceinte d’une même commune. Cela ne l’aurait pas empêchée, pourtant, de reprendre ses relations avec Rose, si elle avait pu oublier l’attitude de son amie lors de son premier grand chagrin. À ce moment-là, elle avait jugé une fois pour toutes la nature banale, triviale et vide, de Rose, et en la retrouvant après tant d’années épaissie de graisse et affalée derrière un comptoir, elle avait tout de suite décidé qu’elle se tiendrait le plus possible à l’écart du couple Charpon, dont les intérêts ne pourraient jamais s’allier aux siens. Il avait fallu quelques semaines pour faire saisir à Rose cette décision. Elle n’y serait même pas parvenue si vite sans le secours de son mari, dont l’œil de lynx, au service d’une intelligence plus ouverte, avait dès la première rencontre démêlé la froideur et les réticences de Suzanne.

Beau parleur, ayant l’esprit farci de théories politiques et sociales puisées par-ci par-là au hasard de lectures médiocres et incomplètes, il avait essayé d’éblouir d’éloquence cette visiteuse entrée un jour à contre-cœur chez lui pour obéir à l’appel direct de Rose. Sa femme était si courte d’idées qu’il comprenait l’ennui d’un entretien à deux avec elle. Mais ses efforts non plus n’avaient pas abouti. Suzanne, épouvantée du langage violent, exagéré et venimeux de Charpon, s’était sauvée chez elle. Elle avait eu de gros chagrins et de cuisantes déceptions dans sa vie, mais elle n’avait jamais entendu siffler la haine aussi près d’elle, et elle était restée plusieurs jours enfermée dans son logis, de crainte d’entendre de nouveau la voix de Rose l’appeler du fond de la fruiterie.

Ensuite elle s’était composé une attitude ; elle s’était fait une loi de ne plus jamais franchir ce seuil. Elle ne parlait à Rose que lorsque celle-ci venait jusque sur le pas de la porte, exprès pour la saluer, et elle s’attardait le moins possible, voyant luire, au fond de la boutique, les yeux perçants de Charpon qui, ne trouvant plus digne de lui de se déranger pour un bavardage de femmes, écoutait le colloque de son escabeau, l’air railleur.

À la fin pourtant, blessé de se voir tenu pour rien dans sa propre boutique, — car, redoutant de déchaîner de nouveau cette effrayante éloquence, Suzanne ne faisait jamais mine de le voir, — Charpon interdit à sa femme d’appeler sa voisine.

— Quand on est bête comme toi, lui dit-il, on se laisse conduire par ceux qui voient clair. Cette Suzanne te traite comme sa semelle et tu la caresses sur le dos. On a sa dignité, parbleu, même si on n’a rien dans la boîte du crâne. Où est-ce que tu la mets, ta dignité ? Moi, j’en ai assez de toutes vos parlottes, ça m’empêche de lire.

À partir de ce moment Suzanne et Rose ne se saluèrent plus que lorsque la fruitière, dans les jours chauds de l’été, venait s’asseoir un moment dans la rue, le soir, pour prendre le frais. À cause de sa corpulence, elle souffrait beaucoup de la chaleur.

Suzanne, sans s’expliquer ce changement d’attitude, l’accepta joyeusement. Elle pouvait désormais aller et venir sans avoir cette crampe d’inquiétude d’entendre la voix mince de Rose l’appeler à travers la rue. Cependant,bien qu’il n’y eût plus de trappe ouverte pour la happer au passage, elle sentait très bien que ses faits et gestes ne passaient jamais inaperçus pour le ménage Charpon, et que les yeux luisants du fruitier et la face pâle de la fruitière guettaient toutes ses allées et venues sans en perdre aucune.

Aussi, pour se rendre, ce jour-là, à l’appel de Valentin Maubraz, se fit-elle aussi mince et fuyante-que possible. Elle se glissa dehors et rasa les murs du côté de l’ombre, mais elle n’avait pas fait trois pas qu’elle entendit l’exclamation de Rose : « Regarde donc, la Suzanne qui sort. »

Cela l’ennuya de penser aux commérages qui allaient se donner carrière dans la boutique à son sujet, à la langue venimeuse de Charpon s’exerçant à ses dépens. Cela l’ennuya d’autant plus qu’elle gardait une sorte de gêne sur l’esprit de s’en aller ainsi sans vergogne voir son ancien fiancé, veuf depuis très longtemps. Ne pourrait-on pas l’accuser d’aller le relancer pour son propre compte. Depuis son retour au pays, elle avait mis beaucoup de réserve à ses rencontres avec lui, bien qu’elle eût cessé de lui en vouloir de la trahison de jadis. Dès qu’elle avait été au courant des vicissitudes de la vie de Valentin, elle lui avait pardonné. Il n’avait jamais eu des jours faciles avec Victorine Goulard. Sa femme lui avait fait sentir lourdement le poids de son argent et lorsqu’après les premières années de mariage, elle avait vu qu’il ne lui venait point de famille, elle avait fait de la dépense comme à plaisir. L’argent avait fondu entre ses mains comme la neige au soleil. Plus vieille que son mari et menacée, selon les lois naturelles, de mourir la première, elle avait déjà rogné une grande partie de sa fortune, lorsque, tout à coup, après dix années de vie conjugale, du jour au lendemain, elle ferma brusquement toutes les sources de la dépense, pour se faire économe jusqu’à l’avarice.

Quelques mois plus tard un garçon naissait à Valentin, un gros garçon robuste qui coûtait la vie à sa mère.

En repassant toutes ces choses dans sa mémoire, Suzanne Roy marchait pensive le long des rues, désertes et silencieuses à cette heure de midi où toutes les familles étaient à table. Elle se disait que des jours et des jours s’étaient entassés sur les événements du passé et que personne n’y pensait plus. Ce qui brûlait autrefois son propre cœur en lui faisant si mal, cela aussi s’était éteint comme un feu qui meurt doucement quand il a consumé son combustible, et que rien du dehors ne vient plus l’alimenter. Tout le long du chemin, elle se répéta :

— Personne n’y pense plus, non, personne, autrement Rose Charpon me l’aurait assez dit.


Tout l’après-midi se passa sans que Rose aux aguets derrière son comptoir vît reparaître la silhouette de Suzanne. Elle commençait à croire qu’en servant ses pratiques elle l’avait laissée échapper à son étroite surveillance, quand elle l’aperçut tout à coup tournant le coin de la rue. Elle fut si étonnée, qu’elle se leva et transporta sa pesante masse jusqu’à l’escabeau de Charpon. Absorbé dans sa lecture, le fruitier ne l’aperçut que lorsqu’elle lui toucha l’épaule.

— Viens donc voir, Charpon, murmura-t-elle, Suzanne qui revient avec le fils à Valentin.

— Tu m’embêtes avec ta Suzanne, dit-il. On dirait qu’il n’y a qu’elle au monde. Tu ferais mieux de t’occuper d’Angélique et de ne pas la laisser courir avec on ne sait qui dans la rue. Tu sais bien que je n’aime pas que la petite se lie ainsi avec toute sorte de gens. Elle est trop grande à présent.

Pourtant, tout en grondant, il posa son journal à côté de lui, se leva et marcha jusqu’à la porte où Rose le suivit pesamment. Suzanne arrivait justement en face de l’étalage. Elle fut forcée de voir le couple sur le seuil et de le saluer. Mais elle entra si vite et ferma si prestement la porte derrière elle que Charpon, qui avait déjà ouvert la bouche, — trouvant les circonstances assez étranges pour rompre son long silence, — la referma brusquement.

Il resta un moment immobile, les lèvres minces pincées, l’œil bleu lançant des éclairs de dessous les paupières flasques et plissées, puis il dit :

— Ta Suzanne, je voudrais la piler ; tiens, l’écraser comme ça !

Et il broya sous son talon une coquille de noix qui traînait à terre avec beaucoup d’autres.

Rose se mit à rire de son rire silencieux. La colère de Charpon contre Suzanne l’amusait. Ça excitait en elle quelque chose d’agréable qu’elle savoura longtemps, toute secouée par son hilarité muette.

Charpon reprit enfin d’un ton sec :

— Si je n’étais pas ici pour faire rentrer ta fille, tu la laisserais dehors la nuit, aussi vrai que je vis. Tu es vraiment d’une bêtise à impatienter un mort, toi.

Rose reçut l’apostrophe sans broncher. Elle était faite au vocabulaire de Charpon et ses bourrades ne l’effrayaient pas. La supériorité de son mari étant un fait indiscutable, elle se tenait pour satisfaite de le voir se plaire chez lui avec ses journaux, au lieu de hanter les cabarets du voisinage. D’ailleurs, malgré de vives rebuffades, il s’associait toujours à ses curiosités et à ses rancunes, et il en tirait, pour elle, toutes sortes de jouissances piquantes que, seule, elle ne savait pas y découvrir.

Charpon s’était penché dehors et son œil perçant fouillait la rue. Il appela enfin :

— Angélique, Angélique.

Aussitôt une petite fille d’un âge indécis entre douze et seize ans parut. Elle avait l’air malade, et dans l’œil quelque chose de triste ; elle était mince, fluette et jolie.

Charpon la regarda entrer. Il était fier de la finesse maladive de sa fille. Avec d’autres habits que ceux dont Rose Charpon la fagottait, on l’eût prise pour une petite fille de riche, mais à part ce point qui chatouillait son amour-propre, l’enfant était trop sérieuse pour son goût. Quand elle était dans la boutique, il éprouvait comme une gêne dans ses paroles et dans ses mouvements. La petite n’avait hérité ni des traits ni de la bêtise de sa mère. Ce qui aurait pu crever les yeux de Rose Charpon pendant des années sans l’éclairer, l’enfant le saisissait au vol. Cela se voyait dans le regard, où passait comme dans un miroir un constant travail de la pensée ; mais la petite fille parlait très peu. Elle pouvait rester des heures assise sur une borne au coin de la maison à regarder devant elle sans penser à se joindre aux jeux des autres enfants. Charpon savait mieux que personne que sa fille se tenait d’elle-même à l’écart, et ce qu’il en avait dit à sa femme était pour épancher un mécontentement général, toujours latent et amer. Il aurait, au contraire, préféré la voir se mêler davantage aux autres enfants, quitte à surveiller ses connaissances, car la rue était la rue. Oui, il aurait préféré qu’elle fût plus liante et moins silencieuse. On ne savait jamais à quoi cette enfant songeait dans ses interminables rêvasseries, et la présence de cette fillette muette pesait à son père et à sa mère comme celle d’un étranger.

Aussitôt qu’elle avait fini ses devoirs d’école, on l’envoyait dans la rue.

— Va jouer, va.

Et elle allait s’installer sur la borne jusqu’à ce que son père, le soir, avant de fermer la boutique, la rappelât.

Ce soir-là, comme toujours, elle obéit à l’appel immédiatementet elle alla s’asseoir au fond du magasin, à côté de l’escabeau où tout le iong du jour Charpon lisait. C’était sa place quand elle rentrait de la rue. Elle resta là comme toujours sans rien dire, plus immobile encore qu’à l’ordinaire, comme si elle flairait dans l’air une odeur d’orage.

De l’impolitesse de Suzanne, Charpon gardait, en effet, un reste de colère qui lui travaillait la bile. Il s’adressa à la petite fille directement.

— Quand tu dirais bonsoir en entrant, cela ne te fatiguerait pas la langue et ce serait convenable envers des parents qui peinent du matin au soir pour te nourrir et t’habiller. Est-ce que cela te fait mal à la langue de parler, voyons ?

Effarée, car les attaques de son père qu’elle avait constamment vues dirigées contre sa mère s’adressaient très rarement à elle, la petite balbutia :

— Bonsoir.

Charpon alla se placer devant elle, la considéra un moment sans parler, puis il dit :

— Tu n’as pourtant pas l’air d’une oie comme ta mère. Je voudrais savoir pourquoi tu ne dis jamais, jamais rien. C’est agaçant à la fin, d’avoir autour de soi une ombre qui tourne, tourne sans jamais parler. Ta mère n’est pas muette, certes non, et moi, dans un genre différent, non plus. Alors où est-ce que tu as pris cette manie de te taire ?

L’enfant resta un instant silencieuse, ses grands yeux intelligents levés sur son père, puis elle dit :

— J’ai vu Mlle  Suzanne Roy qui rentrait avec Michel… Avec Michel Maubraz. Ils pleuraient tous les deux, elle et lui.

Charpon resta bouche bée d’étonnement. Presque toujours lorsqu’il forçait ainsi Angélique à secouer son mutisme, l’enfant trouvait une réponse assez adroite pour détourner d’elle l’attention paternelle, mais jamais l’à propos de ses paroles n’avait été si extraordinaire. Rien absolument rien ne motivait dans ce moment la remarque d’Angélique. C’était si inexplicable qu’elle eût ainsi perçu l’objet des pensées de son père que cette fois, au lieu de pousser Charpon dans le sens de ses préoccupations, cette divination l’inquiéta.

— Je commence à croire, murmura-t-il, que cette gamine nous espionne.

Et s’adressant à Angélique, il poursuivit :

— Où est-ce que tu as rôdé tout l’après-midi ?

— Je n’ai pas rôdé, dit l’enfant brièvement.

— Enfin, qu’as-tu fait ?

— Je suis restée sur la borne.

Charpon fit un tour dans la boutique, écrasant sous son talon toutes les coquilles qu’il trouva errantes sur son chemin. Le bruit de ce bois sec broyé sous la lourde semelle de Charpon remit un vague sourire aux lèvres de Rose. Cela lui rappelait une sensation agréable. Elle s’accouda sur le comptoir et tourna vers la rue sa face blanche sans expression.

— C’est bon, tu peux aller te coucher. Et à l’avenir ne te mêle plus de choses qui ne te regardent pas. Si je t’attrapais à m’espionner… !

Angélique se leva. Ses lèvres étaient blanches et tremblantes, mais elle sortit sans répondre. Charpon la suivit des yeux.

— Si cette petite était mieux arrangée, dit-il, elle aurait l’air d’une fille de roi. Ne pourrais-tu pas l’habiller plus convenablement, toi.

— Ce qui est bon pour moi est bon pour elle, dit Rose tranquillement.

Quelques minutes plus tard Charpon fermait la fruiterie pour la nuit et l’obscurité régnait subitement dans la boutique pleine d’odeurs fades d’herbages et de fruits.

Tandis que Rose transportait les choses délicates à la cave pour la nuit, Charpon alluma la lampe et reprit sa lecture.

Quand Mme  Charpon en fut à son dernier voyage, elle demanda essoufflée :

— Qu’est-ce qu’on entend ?

Ils écoutèrent un moment tous les deux, puis Charpon dit :

— C’est la petite qui dort.

Angélique, la tête cachée sous les couvertures, tâchait d’étouffer le bruit. Suffoquée elle sanglotait à perdre haleine.


II


Le soir où, après avoir fermé les yeux à Valentin Maubraz, Suzanne avait ramené chez elle, pour la nuit, le fils de son ancien fiancé, orphelin de père et de mère, elle avait obéi à un mouvement de pitié, sans s’imaginer un moment que cet acte si simple représentait pour elle le début d’une nouvelle existence, et qu’elle allait rester, presque sans avoir voix au chapitre, chargée de l’enfant de Valentin et de Victorine. Tout cela s’était arrangé pour elle sans qu’elle s’en mêlât.

À l’heure de la mort, Valentin n’avait appelé qu’elle à son chevet, et elle s’était trouvée seule auprès du moribond avec Michel, rappelé en toute hâte du séminaire où il se préparait à la prêtrise vocation choisie pour lui par son père longtemps avant qu’il eût l’âge de discuter cette décision. Pourquoi Valentin avait-il fait de son fils unique, seul dépositaire de son nom, un prêtre, contrairement à la tradition de sa famille ? Pourquoi ne lui avait-il pas permis d’être, comme lui, un simple paysan, paysan propriétaire, libre de ses mouvements, et en quelque sorte, roi d’un tout petit royaume où personne ne contestait son autorité ? Ce ne fut que lorsqu’elle apprit le désordre d’argent où Victorine Goulard avait jeté son mari que Suzanne comprit le motif caché de cette décision.

Valentin n’avait pas voulu que là où il avait commandé en maître, son fils servît, et, longtemps avant que l’enfant fût en âge de connaître et d’exprimer ses goûts, il avait choisi pour lui une destinée où il fût à l’abri des dédains et conservât, sous une autre forme, l’autorité que depuis toute une suite de générations, les Maubraz s’étaient passée de père en fils.

Il y avait eu pour Suzanne quelque chose de très amer dans cette découverte, sans qu’elle comprit bien d’où lui venait, après tant d’années où elle avait vécu l’œil ouvert et désabusé, ce regain de chagrin pour une cruelle déception qu’elle croyait usée jusqu’à la corde.

Retrouvait-elle dans cette décision arrêtée de Valentin de faire de son fils un prêtre, ce goût des satisfactions de l’amour-propre qui jadis avait poussé le jeune homme à la sacrifier du jour au lendemain à une femme riche qu’il n’aimait pas ? À mesure qu’elle apprenait à mieux connaître Michel, elle sentait s’éveiller et s’accentuer en elle, en songeant au passé, un ressentiment qu’elle n’avait jamais connu. Tant qu’elle n’avait cru Valentin que faible, elle lui avait pardonné sans rancune, d’autant plus facilement qu’elle l’avait retrouvé triste et inquiet dans son veuvage, mais lorsque quelques jours après l’enterrement, elle avait vu Michel retourner récalcitrant à son séminaire, elle avait senti l’illusion, conservée à son insu dans quelque coin secret de son cœur, se dissiper tout à coup. Ce n’était pas une paresse d’écolier, c’était une répugnance réelle que Michel avait manifestée à travers ses larmes d’orphelin, pour la carrière choisie par son père.

Le chagrin que Suzanne avait ressenti à découvrir, entre elle et Valentin, des distances ignorées d’idées et de sentiment lui avait montré tout à coup la place qu’occupaient encore dans sa vie les souvenirs de sa jeunesse. Ce qu’elle avait de meilleur, de plus fort, de plus tendre, tout cela avait-il été prodigué, jeté, vilipendé pour un être que n’enivraient que les joies de la vanité ?

Quelques jours après la mort de Valentin un conseil de famille avait été tenu entre les parents de Michel, et en attendant qu’on fixât un plan définitif à son sujet, on avait prié Suzanne Roy de le garder chez elle, puisque c’était elle que Valentin avait appelée à son lit de mort pour le lui confier.

Aux vacances d’hiver, les comptes de succession, très embrouillés, n’étaient pas encore liquidés.

Tout naturellement, sans même qu’on la consultât, l’enfant avait été renvoyé à Suzanne.

Au milieu des vacances suivantes qui tombaient en juillet, le conseil de famille s’assembla de nouveau. Deux oncles de Valentin et la sœur aînée de Victorine Goulard se réunirent chez Suzanne. Les affaires de Valentin étaient enfin débrouillées. D’une fortune jadis solide, il ne restait qu’une épave insuffisante à conduire jusqu’à sa première messe, les études du jeune garçon. Après beaucoup de tiraillements de part et d’autre, on se cotisa pour parfaire la somme nécessaire et indemniser aussi Suzanne des frais d’entretien que lui occasionnait la présence de Michel pendant les temps de vacances. Il ne vint à l’idée de personne de la débarrasser de ce souci qui, au fond, ne la regardait pas. C’était elle que Valentin, de préférence à tout autre, avait appelée à son lit de mort. On prit cet acte du moribond comme une indication de sa volonté. Suzanne resta chargée de l’enfant.

Le troisième trimestre venait d’échoir lorsque, du séminaire, arriva à l’adresse de Suzanne Roy, un large pli jaune, pesant. Bien qu’elle s’intéressât déjà à l'enfant que la destinée lui avait jeté dans les bras, ce qu’il y avait d’amer dans sa mémoire au sujet de Valentin la troublait encore un peu lorsqu’elle s’occupait de Michel. Sachant le jeune garçon sans goût pour la vocation qui lui avait été imposée, elle se sentit sûre, en brisant le large cachet rouge, de trouver, sous cette enveloppe gigantesque, quelques plaintes au sujet du séminariste. Mais pourquoi lui adressait-on ce pli à elle et non aux véritables parents du jeune homme ?

Elle fut vite détrompée, l’enveloppe contenait des comptes, très précis, de pension, d’instruction et de menus frais d’écolage. Embarrassée de cet envoi qui ne la concernait pas, elle l’expédia, après quelques réflexions, à la sœur de Victorine, plus riche que le reste du parentage de Michel, et elle ne pensait plus du tout à l’incident lorsque quinze jours plus tard, le même pli lui fut remis contenant, cette fois, à côté des comptes, une injonction polie de liquider sa dette sur-le-champ, sous peine de voir Michel exclu du nombre des élèves.

Elle écrivit tout de suite aux trois associés qui s’étaient engagés à mener à bien les études de Michel, s’étonnant auprès d’eux de la persistance de ce malentendu. Elle s’aperçut en même temps qu’elle n’avait pas encore touché un centime de ce qui lui était dû et ses yeux s’ouvrirent tout à coup.

Elle passa toute une nuit sans sommeil à réfléchir. Pendant son exil à l’étranger elle avait amassé une petite fortune, suffisante à assurer un bien-être modeste. Elle n’avait jamais pensé à la grever de l’entretien complet d’un enfant. Michel avait encore devant lui cinq années de séminaire. Cela représentait un gros sacrifice pécuniaire qui la forcerait à une vie presque chétive. Elle restait libre, sans doute, de refuser le fardeau qu’on lui glissait si adroitement sur les épaules, mais que deviendrait alors Michel ? Un simple manœuvre, comme son père l’avait tant redouté pour lui !

Comme si l’influence occulte de Valentin eût secrètement agi sur son esprit, cette idée de faire du jeune garçon un ouvrier de peine, gagnant au jour le jour un salaire médiocre, lui sembla tout à coup inadmissible.

Elle se leva de grand matin, compulsa des chiffres jusqu’à midi et adressa vers la soirée une réponse au séminaire.

Quand la nuit fut tout à fait venue, elle ouvrit une fenêtre du côté de la campagne où l’œil des Charpon ne pouvait pas l’épier, et elle regarda dans le ciel scintiller les étoiles.

Elle se sentait apaisée. Il y avait dans son âme une plénitude douce, jusque-là inconnue, et toutes les voix de la nuit l’ensorcelaient. Son acte avait comme anéanti la distance qu’elle avait découverte naguère entre elle et Valentin. Elle avait épousé sans aucun effort sa susceptibilité paternelle. Elle n’y voyait plus d’élément offensant pour son chagrin d’autrefois, elle n’y voyait qu’une sollicitude naturelle pour un orphelin dépouillé de patrimoine, et n’ayant d’autre appui dans la vie que l’égoïsme féroce d’un parentage malveillant.

À la place où jadis avait fleuri toutes ses espérances, elle démêlait déjà, sous la moisson avortée et sèche du passé, un sourd travail de vie, l’éveil d’un sentiment nouveau, différent de l’ancien, mais qui allait s’en nourrir comme la plante d’aujourd’hui s’alimente de la pourriture des végétations passées.

Dans la nuit profonde où personne ne pouvait la voir, ni l’entendre, elle murmura :

— Ton fils sera mon fils.

En même temps sur sa peau de blonde froissée, une rougeur si chaude courut qu’elle rejeta derrière elle le châle qu’elle avait mis à la hâte sur ses épaules avant d’ouvrir la fenêtre.


III


Quatre ans s’étaient écoulés sans incidents. Michel était revenu passer toutes ses vacances chez Suzanne, sans plus jamais manifester, depuis qu’il était dépendant de cette étrangère, l’antipathie que plus d’une fois jadis il avait laissé voir pour la vocation choisie par son père.

Il était devenu un grand garçon, fort d’épaules et bien membré, avec des mains blanches, affinées et longues, des mains qui ne connaissaient ni l’outil, ni la peine, ni le contact de la rude terre de labours.

Jamais Suzanne n’avait regretté une seconde l’élan qui l’avait poussée à accepter le rôle qu’on lui avait presque imposé. En même temps qu’un amour de mère, elle éprouvait pour Michel, futur serviteur de l’église, un respect presque craintif. S’il n’avait pas son sang dans les veines, il était son œuvre selon l’esprit. Lorsqu’elle sortait à son bras, dès qu’elle était à l’abri de l’œil moqueur et du persiflage à peine déguisé des Charpon, elle était fière de lui comme s’il eût été son propre fils.

Le fruitier et la fruitière, tous les deux, chaque fois qu’elle ouvrait sa porte, si doucement qu’elle s’y prît pour la faire glisser sur ses gonds, l’entendaient, et ils venaient sur le seuil, ricanant, lui, presque haut, elle, bas, par soubresauts silencieux. Suzanne sentait leur regard gluant attaché à ses pas, jusqu’à ce qu’elle eût tourné le coin de la rue.

La persistance de cette attention, devenue pour elle une véritable persécution, la troublait quelquefois, mais elle avait trop rudement souffert de la vie pour s’exagérer l’importance de ce tourment. Cela l’ennuyait, voilà tout ; cela l’ennuyait surtout quand Michel était avec elle, bien qu’il ne prît pas garde à l’attitude des Charpon, ou peut-être ne s’en aperçût même pas.

Pour patienter, elle se disait que dans un an, lorsque Michel serait prêtre, elle abandonnerait l’antique maison où elle avait cru s’installer pour mourir et accompagnerait, où que ce fût, le jeune curé dans sa première paroisse : la vue de Rose Charpon et de son mari ne l’obséderait donc plus longtemps. Elle irait dans des lieux nouveaux, où personne n’ayant connu son passé, ne pourrait voir, dans sa tendresse pour Michel, un souvenir trop vivant du père. N’avait-elle pas plus d’une fois entendu le ménage Charpon, à son passage devant la boutique, parler très haut de Valentin Maubraz, avec un persistant désir de lui rappeler le passé ? Elle s’était sentie mortifiée jusqu’à l’âme de découvrir ce souvenir vivant chez d’autres, chez Rose et Charpon surtout, redoutables entre tous à cause de leur proximité, de leur vulgaire façon de traduire les choses, et surtout de leur venimeuse envie de la vexer.

Depuis qu’Angélique, devenue grande, remplaçait sa mère au comptoir, Suzanne, en rentrant comme en sortant, était obligée de saluer presque tous les jours sa voisine. Installée sur une chaise à côté du seuil, dans la rue, Rose prenait l’air pendant de longues heures, avec, sur les genoux, un tricot grisâtre traînant des semaines entre ses doigts dodus et paresseux.

Suzanne saluait et passait vite, sans regarder à l’intérieur, devinant, à un léger froissement de papier, que Charpon avait quitté un moment sa lecture pour la suivre des yeux.

Derrière la vitre, elle voyait aussi la figure ovale et jeune d’Angélique tournée de son côté, comme si, elle, Suzanne, eût été pour l’attention du trio Charpon un aimant puissant et persistant. Cependant le regard d’Angélique ne la brûlait pas, elle ne le redoutait pas comme celui de son père et de sa mère…

Plus d’une fois dans le temps où la fillette se tenait constamment assise sur la borne, Suzanne, intriguée par la taciturnité et l’immobilité de cette petite fille, lui avait dit quelques mots en passant, sans deviner, n’ayant jamais vu Angélique ni entrer dans la fruiterie ni en sortir, qui elle était. Un jour enfin, prise tout de bon de pitié pour cette créature, fine et fluette jetée dans la rue d’une façon si permanente, et dont l’œil intelligent et triste la suivait jusqu’à ce qu’elle eût disparu, elle avait voulu la questionner sur ses circonstances et, d’abord, elle lui avait demandé son nom.

— Angélique Charpon !

En entendant ces syllabes tomber des lèvres anémiques de la petite fille, Suzanne avait eu un si brusque sursaut d’effroi, elle avait reculé d’un élan si instinctif que l’enfant n’avait pas pu s’y tromper. D’ailleurs Suzanne Roy s’était sauvée tout de suite, sans poursuivre son interrogatoire, et longtemps, longtemps le sourire pâle et fin d’Angélique l’avait hantée comme un remords.

Elle s’était contentée depuis cet incident de la saluer d’un signe de tête amical en passant devant la borne. Dans l’état de ses relations avec les Charpon, bien qu’elle devinât que leur enfant souffrait de négligence et d’isolement, et peut-être d’autre chose, elle ne pouvait pas intervenir.

Angélique, comme si elle eût saisi sans peine la nature de ce scrupule, avait continué à adresser à sa voisine le même sourire éteint qui, au lieu d’égayer sa figure délicate aux tons fins de nacre et d’églantine, y mettait une ombre d’expérience trop précoce, trahissant la présence de quelque scepticisme latent établi au fond de son cœur comme un ver rongeur et y flétrissant avant leur éclosion toutes les joies saines, vivaces, bruyantes, naturelles à son âge.

Depuis qu’Angélique avait pris place derrière le comptoir, Suzanne n’avait presque plus jamais l’occasion de la saluer. Chaque fois pourtant qu’elle le pouvait, sans être aperçue de Rose, elle lui adressait un sourire amical que la jeune fille lui rendait de la même manière furtive.

Avec son goût d’ordre et de propreté Suzanne appréciait, à leur juste valeur, les changements survenus dans la boutique sous la régence d’Angélique. L’étalage était devenu méconnaissable. Les fleurs de la saison ne séchaient plus dans des verres à moitié remplis d’une eau jaune et fétide, et l’odeur de moisissure qu’exhalait jadis la fruiterie les jours chauds avait complètement disparu.

Un soir, par sa fenêtre entr’ouverte, Suzanne avait entendu la voix perçante de Charpon dire à Rose pendant qu’Angélique était allée chercher les planches pour fermer la devanture pour la nuit :

— Ta fille ne te ressemble en rien. Elle est fine, jolie et alerte. Le dimanche elle a l’air d’une fille de riche, et pour faire partir la marchandise, elle est plus avisée encore que je ne l’aurais cru, et elle tient les choses propres et rangées, mais pourquoi, diable, est-ce qu’elle ne parle jamais ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche, et ce silence m’agace les nerfs, à la fin. À quoi est-ce qu’elle peut bien penser tout le long du jour ?

— Bah, dit Rose, à son âge, moi je ne pensais à rien.

— Oh ! toi, avait commencé Charpon, s’il n’y avait que toi, nous ferions mieux de fermer boutique, mais…

Rose étant rentrée avec sa chaise, le reste de la phrase avait échappé à l’oreille tendue de Suzanne, mais de cette bribe de causerie surprise par la fente d’une fenêtre, elle avait gardé le cœur un peu lourd. Elle s’expliquait si bien le silence d’Angélique, elle. Ce silence, fait surtout de peur autrefois, était devenu une habitude, à mesure que les années avaient passé sans que l’enfant sentît de la tendresse autour d’elle. En vérité, c’était une singulière idée du bon Dieu d’avoir jeté dans ce vulgaire bourbier cette petite fleur pâlotte, et de l’avoir à ce point privée de soleil, mais il y a tant de choses dans la vie des hommes qu’ils ne s’expliquent pas, et que, ne pouvant pas changer, il faut prendre comme elles viennent. Elle se promit, aux vacances approchantes, de consulter à ce sujet Michel qui, étant déjà presque un prêtre, saurait mieux qu’elle débrouiller ce qu’il y avait de juste dans les scrupules de conscience qu’elle se faisait quelquefois au sujet d’Angélique.

On était à la mi-juillet, et Michel devait arriver dans une semaine. Suzanne avait passé ces jours d’attente à préparer la bienvenue de son fils adoptif, en glissant comme toujours dans sa chambre quelque objet nouveau.

Du sang qui coulait dans ses veines et de sa première enfance, Michel avait gardé le goût des choses de la nature : le jour venu, Suzanne partit de grand matin pour la campagne et, sur l’ancien territoire de Valenlin, elle alla butiner une brassée de fleurs fraîches dont elle bourra tous les verres de son ménage. Son ancien amour pour Valentin et sa tendresse maternelle pour son fils se combinaient de plus en plus dans un sentiment exquis, qui dorait ses souvenirs de jeunesse. Elle n’avait pas du tout l’impression amère d’avoir traversé la vie sans expérience personnelle des joies de l’amour et de la maternité. Elle avait été amante et mère comme les autres femmes et on l’eût fort étonnée en lui rappelant qu’elle avait jadis, — il n’y avait pas bien longtemps, — chicané dans sa mémoire l’amour-propre de Valentin au sujet de l’avenir de son fils. Faire de Michel autre chose qu’un prêtre, l’asservir à des maîtres, comme un manœuvre à la tâche, elle eût été stupéfaite d’avoir pu y songer.

Michel devait arriver dans la soirée. Entre la dernière gare et la petite ville escarpée, sise dans une contrée montagneuse, au milieu de champs et de forêts, il avait un trajet d’une heure à faire à pied. Suzanne, selon son habitude, partit à sa rencontre et comme elle se trouvait en retard, elle prit une coupure à travers champs pour atteindre plus vite la route que devait prendre Michel. Ce raccourci la faisait côtoyer le cimetière où Valentin dormait depuis cinq ans au milieu de rêves inconnus. Elle passa sans entrer. Elle avait dans ce moment le cœur trop plein de joie pour pénétrer dans ce lieu de larmes ; elle passa vite, avec sur le front comme une rougeur de honte de se sentir si profondément heureuse d’un bonheur qui appartenait à Valentin et dont elle était seule à jouir.

Cependant, quand elle eut dépassé d’une vingtaine de pas l’enclos fermé du cimetière, elle entendit venir à elle, de dessous le feuillage, comme un bourdonnement de voix qui la surprit à cette heure tardive, et elle s’arrêta pour écouter.

C’était comme une lente prière sans cesse finie et reprise, une sorte d’invocation courte, sourde et monotone. Personne à sa connaissance n’était mort dans la ville pendant le dernier trimestre. Qui donc avait le désespoir si tenace ?

Elle revint sur ses pas sans savoir pourquoi, poussée par une force invicible qui semblait lui dire : « Va. »

Quand elle se retrouva devant la grille, le bruit avait cessé, et au moment où elle ouvrait la porte, elle aperçut dans l’avenue de platanes déjà pleine d’ombre, une silhouette masculine.

Elle eut au cœur un brusque arrêt de tout son sang, tant sa surprise fut grande. Elle s’écria :

— Michel, c’est toi ?

Lui aussi eut une secousse d’étonnement en voyant inopinément devant lui sa mère adoptive, mais il se remit tout de suite et il dit tranquillement :

— Mais oui,… c’est moi. Ne vous voyant pas comme à l’ordinaire sur la route, je suis allé voir la tombe en passant.

Et comme toujours à l’arrivée, il l’embrassa sur les deux joues.

— Et comment cela va-t-il, tante Suzanne ?

Elle lui rendit son bonjour, un peu distraite, puis elle dit :

— C’est toi, qui parlais tout seul, tout à l’heure ?

Il rougit jusqu’à la naissance de ses cheveux courts, touffus, dressés en brosse au-dessus du front, et il dit :

— Je ne savais pas que je parlais haut.

Après une pause, il ajouta simplement :

— Oui,… je priais.

Ils cheminèrent un moment en silence. Il n’y avait rien d’étrange à ce que Michel visitât la tombe de son père, ni, étant à la veille d’être prêtre, à ce qu’il priât sur le gazon d’un cimetière ; cependant Suzanne ne l’avait pas su enclin à ces sortes de manifestations. Le son étouffé de cette prière saisie au vol lui restait dans l’oreille. Elle dit enfin, préoccupée :

— Je ne reconnaissais pas ta voix.

Michel passa sous le sien le bras de sa mère adoptive, respira un moment à pleins poumons l’air du soir tout saturé de parfums, et dit :

— Si vous saviez, tante Suzanne, comme j’aime la campagne, la terre, les plantes et jusqu’aux mauvaises herbes qui poussent timidement entre les pavés de la rue.

Elle réfléchit et dit :

— Quand j’étais à l’étranger, dans les grandes villes pleines de bruit et de poussière, je pensais comme toi. Oh ! j’ai si souvent pleuré en songeant à nos forêts !

Il se turent un moment, puis Michel reprit :

— Lorsque vous avez connu mon père autrefois, il n’était pas marié, tante Suzanne ?

— Non, nous nous sommes connus tout enfants. Pourquoi me fais-tu cette question ?

— Vous êtes si bonne pour moi. Je me demande quelquefois pourquoi vous êtes si bonne.

— Moi aussi, je veux te faire une question, dit-elle en le regardant dans les yeux. Qu’est-ce que tu demandais au bon Dieu, tout à l’heure, dans le cimetière ?

Il détourna brusquement la tête et la tint un moment baissée vers le sol. Dans le crépuscule son profil droit rappelait d’une façon étonnante les traits de Valentin à son âge. Seulement Valentin n’avait pas l’air réfléchi que les études du séminaire avaient mis au front de son fils. Il dit enfin d’un ton bas :

— Je demandais à être délivré de la passion du mouvement, de la campagne,… de la chaîne de toutes les passions de la vie !

Suzanne marcha un moment muette. Elle se repentait d’avoir arraché à Michel le secret de sa pensée, et elle ne savait pas exactement ce qu’il convenait de lui répondre. Si c’était déjà le prêtre qui parlait, son rôle à elle était le silence, mais si c’était l’enfant de Valentin tel qu’il l’avait engendré, il y avait plus de vingt ans, si c’était son fils adoptif, à elle, qui lui confiait quelque angoisse inconnue, elle devait parler. Elle dit enfin :

— Si ta as quelque chose sur le cœur, quelque chose qui te pèse, et qui soit de nature à être confié à quelqu’un sur la terre, dis-le moi.

Il tarda quelques secondes à répondre, puis il dit :

— Je n’ai que l’ordinaire lutte de chacun contre le mal natif, tante Suzanne. Ne vous inquiétez pas à mon sujet, surtout maintenant que j’ai six semaines à vivre ici, avec vous, au milieu de nos champs et de nos forêts. Il me semble que je retrouve un peu de mon âme d’enfant accrochée à tous les buissons.

Suzanne resta de nouveau silencieuse. Jusque dans la joie de Michel à se sentir de retour dans son lieu natal, elle trouvait l’écho d’une tristesse cachée. Pour la première fois depuis qu’elle avait adopté le fils de Valentin, elle se souvenait nettement de l’ancienne répulsion du jeune garçon à rentrer autrefois au séminaire. Pendant les quatre années qui avaient suivi la mort de son père, il n’avait plus rien laissé soupçonner de cette répugnance et Suzanne, dans sa satisfaction de le voir embrasser une carrière qui le lui laisserait tout entier, avait aidé sa propre mémoire à oublier, Maintenant c’était une affaire faite, irréparable ; seulement la joie qu’elle éprouvait tout à l’heure en venant à sa rencontre le cœur plein de projets d’avenir, s’était évanouie brusquement. Il lui semblait qu’ils marchaient tous les deux dans une ombre froide où leur silence même devenait pesant.

Ce ne fut que lorsqu’ils aperçurent la première lumière de la ville brillant derrière une fenêtre que Suzanne reprit la parole, mais en dirigeant obstinément la causerie sur d’autres sujets comme pour se distraire de ses propres pensées.

Au moment où ils quittaient la campagne, une ombre les croisa, une rapide silhouette de femme qui disparut du côté des champs. Suzanne se retourna et dit :

— C’est Angélique !

Elle ajouta :

— Elle va, sans doute, cueillir des fleurs fraîches pour demain. Elle court toujours seule comme ça, la nuit.

Michel répondit les yeux à terre sans se retourner :

— Oui, c’est Angélique Charpon.

— Pauvre enfant, reprit Suzanne, elle a père et mère, et elle est plus orpheline que si elle était seule au monde.

— On ne devrait pas la laisser courir ainsi la nuit, murmura Michel ; elle est trop… Mais il s’interrompit, et tout le reste du chemin il garda le silence.

Sur le seuil de la fruiterie les Charpon, debout tous les deux, guettaient l’arrivée du voyageur. En voyant Suzanne saluer en passant, Michel souleva son chapeau sans relever la tête.

Un bruit de rire à peine déguisé éclata aussitôt accompagnant fidèlement les efforts de Suzanne à introduire la clé dans la serrure. Sa main tremblait si fort qu’elle n’y parvenait pas. Elle frémissait d'indignation et d’irritation, sentant bien que cette fois Michel ne pouvait pas ignorer l’agressive malveillance des Charpon et qu’il allait s’en révolter.

En effet, dès qu’ils furent derrière la porte le jeune homme éclata !

— Cet homme… et cette femme… je voudrais les…

Mais comme tout à l’heure, il s’interrompit et se tut.

Quand Suzanne eut allumé la lampe, elle alla poser ses deux mains sur les épaules de son fils adoptif, cherchant comment lui expliquer ce qu’elle voulait lui dire. Enfin elle murmura :

— Longtemps, longtemps avant ta naissance, alors que nous étions libres tous les deux, j’ai aimé ton père de tout mon cœur, Michel. Ses désirs, depuis sa mort, sont restés des lois pour moi. C’est lui qui a choisi ta vocation.

— Je le sais, tante Suzanne, murmura-t-il, et maintenant qu’il n’est plus avec nous, c’est mon devoir de lui obéir.

Elle eut une bouffée de joie égoïste de le sentir pris dans des liens qu’il ne dépendait pas d’elle de briser, et elle l’embrassa en lui disant :

— Tu auras une cure à la campagne près d’ici et nous vivrons ensemble tranquilles et heureux ; tu verras.


IV


Avant de se consacrer au service de l’église, c’était le dernier long congé que Michel devait passer hors du séminaire.

Cette idée qui accompagnait cette fois chacune des péripéties ordinaires de ses vacances planait comme une ombre immobile sur sa liberté, pénétrant les plus insignifiants détails de la vie d’une solennité imprévue.

Il n’avait plus été question, entre Suzanne et lui, du thème touché à leur récente rencontre au cimetière. Michel, comme s’il se blâmait tout bas d’avoir ouvert ce coin d’âme à un œil étranger, et qu’il voulût se préserver de nouvelles défaillances, était devenu taciturne et concentré sur tout ce qui concernait ses études et ses perspectives d’avenir. Suzanne, respectant un silence où elle devinait une lutte qui voulait se poursuivre sans témoin, n’osait plus y faire allusion.

Cependant la pensée constante qui occupait leur esprit, si elle ne se traduisait d’aucune façon ouverte, était devenue l’âme occulte de leur foyer. Sa présence se faisait sentir dans l’échange même des plus banales remarques. Ils parlaient prudemment du ton qu’on prend lorsqu’on craint d’éveiller dans le voisinage quelque dormeur inquiétant.

La gaîté ordinaire de Michel lorsque, autrefois, il se sentait libre de courir les bois et les champs, avait fait place à de longues méditations silencieuses. Debout à une des fenêtres ouvertes du côté de la campagne, il pouvait rester indéfiniment à regarder les bœufs tirer la charrue, ou les meules de foin s’entasser dans les prés.

Quelquefois aussi Suzanne le surprenait à regarder du côté de la fruiterie, mais furtivement et sans jamais s’y attarder.

Elle lui avait raconté dans tous ses détails l’histoire de ses relations avec Rose, mais à sa grande surprise, le souci manifesté ensuite au sujet d’Angélique n’avait suggéré à Michel aucun conseil utile.

Plusieurs jours de suite elle était revenue à la charge essayant d’apitoyer le jeune homme sur le sort malheureux de la fille des Charpon, espérant vaguement, en le forçant à comparer sa destinée à celle d’autres êtres, la lui faire trouver plus désirable, mais Michel balbutiait à peine quelques mots d’ordinaire pitié et, comme si le retour de ce sujet l’eût fatigué, il passait et repassait sa main blanche sur son front soucieux. Elle avait fini par renoncer à faire devant lui allusion aux Charpon, et très vite elle avait eu l’intuition que Michel lui savait gré de cette réserve.

En y réfléchissant mieux, elle s’était expliqué l’attitude de son fils adoptif. Michel traversait une époque sérieuse qui prenait toute son attention. Il ne voulait pas être distrait par des propos, bien intentionnés sans doute, mais qui cependant frisaient de près un commérage vide, mesquin et oiseux. Plus tard, quand il aurait franchi la dernière étape et aurait revêtu la soutane du prêtre, ce serait autre chose.

Elle avait tellement hâte de voir le fait accompli que le temps des vacances au lieu de s’envoler comme toujours sur les ailes du vent, lui paraissait ramper à quatre pattes à travers les heures.

Michel n’avait pas son allure ordinaire, ni son élasticité, ni son entrain. Le visage même avait changé. L’expression en était toujours inquiète ou absente, et de ses longues promenades dans la campagne, il ne rapportait ni l’appétit dévorant des anciens temps, ni les couleurs de la santé. Sous toutes les excitations extérieures, sa peau, rasée de frais tous les jours, gardait la pâleur mate du séminaire et au trouble évident qui le tourmentait, Suzanne ne voyait que ce remède qu’elle hâtait de tous ses vœux : une prompte et définitive admission dans la prêtrise. À l’abri dans ce port sûr, Michel, elle en avait la certitude, retrouverait le repos et la sécurité.

Un soir, en attendant le retour de son fils adoptif avant de fermer la maison pour la nuit, elle songeait vaguement à toutes ces choses sans aller ni très loin, ni très profond dans sa propre pensée, avec l’instinctive prudence de gens dont la conviction est faite une fois pour toutes, et qui la font louvoyer, sourde et muette, au milieu de toutes les objections.

Il était passé dix heures quand Michel rentra enfin. Il tenait son chapeau à la main et son front pâle était ruisselant. Suzanne, qui avait commencé à s’inquiéter de son absence, lui dit :

— Tu t'es attardé ce soir, Michel, j’allais aller à ta recherche.

— Je me suis trompé d’heure… et de chemin, dit-il. Dans la forêt, il faisait une nuit noire. Je suis fâché que vous m’ayez attendu, tante Suzanne.

— Dans la forêt, dit elle, qu’allais-tu faire dans la forêt à cette heure ?

Il réfléchit quelques secondes, puis il dit :

— J’avais vu Angélique Charpon entrer sous les arbres. J’ai eu peur de la sentir seule dans ces ténèbres et j’ai voulu la suivre. Mais elle m’a échappé.

— Elle allait sans doute cueillir des champignons, dit Suzanne. C’est son habitude tous les soirs, des fleurs ou des champignons.

Michel ne répondit pas tout de suite. Enfin il dit :

— Je l’ai connue autrefois à l’école. Elle était dans les petites, mais elle était toujours la première. Nous jouions ensemble. Elle était toujours triste. Je crois qu’elle ne me reconnaît plus.

Il ajouta :

— Ne trouvez-vous pas, tante Suzanne, que c’est imprudent de laisser une jeune fille s’en aller ainsi par les chemins et les forêts, la nuit ?

Elle fut surprise de l’entendre introduire un sujet que, pour lui plaire, elle avait banni de leurs entretiens. Elle voulut le laisser libre de le poursuivre ou de l’abandonner à son gré.

— Puisque sa propre mère y consent, dit-elle simplement, personne n’y peut rien.

Michel garda un moment le silence, puis il dit :

— C’est vrai.

De nouveau, il réfléchit quelques secondes, préoccupé. Il reprit enfin d’un ton bas :

— Regardez, tante Suzanne, comme le ciel est beau de ce côté. Les nuages sont comme de l’or. C’est la lune qui va se lever. Si nous éteignions un moment la lampe ? Voulez-vous ?

Ce désir d’obscurité étonna Suzanne Roy, l’inquiéta. Elle dit très bas :

— Si tu veux… éteins-la… Pourquoi pas ?

Michel souffla au-dessus du verre.

À l’orient, une clarté rousse teignait l’horizon. On distinguait, à travers les nuages légers, le disque énorme, tout rond, qui s’élevait lentement. Des champs et des champs, des prés et des prés se déroulaient grisâtres. Plus loin les forêts formaient de larges étendues d’un noir d’encre, traînant au fond des vallons ou grimpant les côteaux abrupts jusqu’au sommet.

Suzanne avait passé son bras sous celui de Michel et ils regardaient tous les deux du côté de la lune. Peu à peu, l’astre s’échappait de ses voiles. Déjà le sommet du globe montrait, au-dessus de la bande des nuages, une coupole d’argent, éclatante. Bientôt la grande lumière blanche inonda toute la campagne. Michel murmura d’une voix sourde, contenue :

— Une semaine ! Plus qu’une semaine !

Suzanne tressaillit, mais elle n’osa pas le regarder ; il y avait dans la voix une vibration, un trémolo, qui trahissait trop d’émotion. Sans cesser de fixer droit devant elle le grand rond étincelant de lumière, cette lune qui avait l’air gigantesque, elle répondit :

— Je pense à ton père, Michel, et à la joie qu’il aurait de te voir arriver au but qu’il a choisi pour toi. Est-ce que cette pensée ne te suffit plus ?

Il hésita comme si son cerveau était la proie de trop d’idées et que trop de choses contradictoires eussent longtemps ballotté dans sa conscience sans y prendre pied. Enfin, du même ton vibrant, il dit :

— Un souvenir arme la volonté, mais ne change pas le caractère. J’aime trop les choses de la vie, et il me semble quelquefois que, pour obéir à mon père, je risque de mentir à la vérité. Je n’ai pas l’âme d’un prêtre.

Et sentant trembler sur son bras la main de Suzanne, il ajouta vivement :

— Tante Suzanne, dites-moi la vérité. Pourquoi, vous aussi, désirez-vous si ardemment m’exclure des joies honnêtes, des joies de la f… de l’existence ?

— Mais, mon enfant, balbutia-t-elle, suffoquée. Est-ce à présent que tu devrais me dire ces choses ?

Il balbutia :

— C’est vrai… je suis fou… Je ne sais pas ce que j’ai ce soir. Je suis fou de vous parler ainsi ce soir.

Et la quittant, il fit quelques tours dans la chambre puis il revint se placer à côté d’elle. Sous la lumière vive de la lune, son visage paraissait plus blanc que jamais.

— C’est la dernière défaillance que vous aurez à me reprocher, tante Suzanne, murmura-t-il. Oubliez ce que je vous ai dit. Et maintenant, bonsoir… J’ai besoin d’être un moment seul.

Avant qu’elle trouvât rien à lui dire pour le retenir, il l’avait quittée.

Elle resta longtemps immobile à la même place, le cœur déchiré de doute et d’appréhension. Depuis qu’elle avait adopté le fils de Valentin, c’était la première fois qu’il la faisait souffrir ainsi. Elle ne pouvait plus décemment fermer les yeux à la vérité ; la responsabilité qu’elle avait cru abdiquer entre les mains du père disparu, lui revenait tout entière après de longues années de quiétude. Tout l’édifice d’une vie future à côté de Michel, d’une vie paisible à deux craquait sur sa base. Elle murmura enfin, les yeux perdus dans l’espace :

— Tu vois mieux les choses que moi. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Et à force de penser au mort et à son désir si précis, elle retrouva peu à peu l’habituelle direction de son esprit.

Michel traversait une crise que bien d’autres avaient traversée avant lui. Il ne trouverait la paix que lorsque, entre le monde et lui, l’infranchissable barrière serait irrévocablement fermée. Jusque-là il fallait aider son courage, le pousser, le soutenir et ensuite… ! Ensuite lui prodiguer tous les trésors d’une inépuisable tendresse !


V


Lorsque Michel n’eut plus qu’un jour à passer avec elle, les heures, lentes jusque-là au gré de Suzanne, semblèrent tout à coup se précipiter. Elle avait encore tant de choses à dire au fils de Valentin avant de le retrouver revêtu du caractère solennel du prêtre ! Et cependant elle avait laissé glisser les jours sans trouver d’occasion propice à une dernière franche explication. Ses idées, quand elle voulait les exprimer, devenaient confuses, ou bien, elle leur trouvait un ton pédant, étranger, jusque-là, à ses relations avec Michel. D’ailleurs le jeune homme paraissait avoir retrouvé l’équilibre de son humeur et, en touchant mal à propos à ses récentes confidences, elle craignait de réveiller sa sensibilité.

Elle laissa passer toute la journée sans oser faire allusion au départ de Michel, mais, le soir venu, voyant que le jeune homme tardait à rentrer, elle se décida à aller à sa rencontre du côté de la forêt où d’ordinaire il dirigeait ses promenades nocturnes.

En l’apercevant, Rose, assise à sa place ordinaire devant la porte, héla son mari avec une vivacité où vibrait une joie sauvage, une joie de bête fauve qui vient de poser sa griffe sur sa proie.

— Charpon ! Charpon !

Charpon jeta son journal à terre et il vint tout de suite sur le seuil, comme s’il savait ce dont il s’agissait et qu’il eût été convenu entre les époux que, le cas échéant, il abandonnerait sa lecture. Il promena ses yeux de lynx dans la rue à droite et à gauche, puis il dit :

— Où peut bien être Angélique ? On ne sait jamais où cette petite va se fourrer tous les soirs.

— Elle sera allée à la forêt, dit Rose, en soulignant les mots, tandis qu’un large sourire éclairait sa figure bouffie et stupide.

Instinctivement, Suzanne ralentit le pas et prêta l’oreille. Tout ce qui touchait à Angélique lui remuait le cœur.

— Si j’étais sa mère, moi, dit Charpon, je la surveillerais mieux. On sait où ça mène de laisser les filles courir seules la nuit.

— Ça, dit Rose placide, c’est son affaire, c’est pas la mienne.

Suzanne eut un haut le cœur. Ce cynisme dans la bouche d’une mère la révoltait, la bouleversait. Elle hâta le pas et, sans regarder, ni saluer, elle passa à côté de la boutique.

Charpon continuait à parler, il apostrophait sa femme avec impatience.

— Ne pouvais-tu pas dire ça autrement ? Tu dépasses vraiment les bornes de la bêtise, toi ! Tu es une sorte d’animal, une méchante bête, voilà ce que tu es.

Et s’irritant au bruit de ses propres paroles, il continua :

— Je veux que tu la surveilles, tu entends. Avec celui-là ou avec un autre, qu’est-ce que cela me fait ? Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle se compromette.

— Bah ! dit Rose sans s’émouvoir, c’est trop tard, il s’en va demain.

Suzanne eut un coup au cœur, un éblouissement, elle fut sur le point de revenir sur ses pas, pour souffleter ces deux êtres hideux, cette femme surtout, ce monstre ! Mais non ; elle ne voulait pas se commettre avec ces deux natures basses et méchantes. Il aurait fallu pouvoir les écraser comme des vipères et les jeter au fumier. Elle poursuivit son chemin le cœur bondissant, outrée de l’insulte, visant Michel, contenue dans les paroles de Rose, et avec, au fond de son être, une toute petite inquiétude naissante qui la poussait en avant toujours plus vite, comme une force s’accumulant de plus en plus.

Elle arriva jusqu’à la lisière de la forêt sans rencontrer âme qui vive. Sous la futaie épaisse et déjà, par place, jaunissante, régnait une si dense obscurité, qu’y pénétrer en vue d’y découvrir quelqu’un eût été une tentative insensée. Elle se mit à marcher le long des arbres sur la route directe que Michel, pour rentrer à la ville à cette heure tardive, prendrait certainement.

Au bout d’une centaine de pas à peine elle entendit, en effet, nettement la voix du fils de Valentin. Bien qu’elle ne le vit pas, Michel était tout près d’elle, et il parlait à quelqu’un…

Elle se glissa sous les arbres, si saisie d’émotion, de surprise et de chagrin que son premier mouvement fut de se cacher de son fils adoptif comme il se cachait d’elle. Quand Michel se taisait, elle entendait le murmure d’une autre voix semblable à un grelot argentin, à un lointain bruit de clochette.

À en juger par le bruit grandissant des paroles, les deux promeneurs devaient approcher rapidement, comme s’ils avaient, enfin, conscience de s’être attardés trop longtemps sous l’ombre épaisse et mystérieuse de cette sombre forêt.

Leurs voix devinrent très distinctes, puis tout à coup elles cessèrent. Suzanne fit quelques pas à tâtons dans l’obscur taillis, et elle allait crier, appeler, quand elle les vit passer tout près d’elle. Angélique allait devant, Michel suivait portant le panier plein de champignons. Ce fut Angélique qui reprit la parole :

— Est-ce que vous ne pouvez pas comprendre que j’ai besoin de penser quelquefois toute seule sans entendre parler autour de moi ? Si je trouvais comme vous Mlle  Roy pour m’attendre, je n’aurais pas envie non plus de sortir la nuit, moi. Mais…

Elle s’interrompit et ajouta plus bas :

— Et puis j’aime la forêt et comme je n’ai pas le temps d’y aller le jour, j’y vais la nuit.

— Il faut renoncer à cette habitude, Angélique, dit Michel sourdement. À votre âge, cela vous fera mal juger des gens.

Angélique se récria :

— Des gens ! Est-ce qu’ils ne disent pas du mal quoi qu’on fasse ; alors, à quoi bon s’en inquiéter ?

Ils étaient sortis tous les deux de l’ombre et Suzanne les voyait distinctement sur la route blanche. Dès qu’elle eut jeté les yeux sur son enfant d’adoption, elle sentit le calme rentrer dans son âme. Il était impossible que Michel fût capable d’une action basse ni d’un mensonge, mais… qu’il était pâle ! Il était d’une pâleur effrayante ! Il regarda un moment le ciel où scintillaient toutes les étoiles de la nuit, puis il dit :

— Il est tard ; il faudrait rentrer !… Pourtant asseyons-nous un moment, Angélique : je ne veux pas partir d’ici avant que vous m’ayez promis de ne plus y revenir seule, le soir.

Elle s’assit à côté de lui sur une pente de gazon et après un moment de réflexion, elle dit, les yeux baissés :

— Eh bien, oui, je promets… mais… dites-moi une chose ? Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, à vous, quand vous êtes, là-bas, au séminaire, qu’Angélique Charpon aille quelquefois chercher la solitude le soir, dans la forêt, quand toute la journée, elle…

Comme tout à l’heure, elle s’interrompit et ajouta rapidement :

— D’ailleurs il faut que je gagne mon pain… il le faut absolument, et je ne sais pas ce que je vais faire d’autre.

Michel garda un moment le silence, puis avec, dans la voix, cette même vibration qui naguère avait fait tressaillir Suzanne, il dit :

— Le premier soir… quand vous vous êtes sauvée. … vous ne m’aviez pas reconnu, n’est-ce pas ?

— Je ne savais pas ce que vous me vouliez, dit Angélique. J’ai eu peur.

— Peur de moi !

Il répéta, amer :

— Peur de moi !

Et il ajouta sans la regarder :

— Est-ce que je suis un homme, moi ?

Et un instant il regarda devant lui, fixement, durement, sans parler, puis, tout à coup, frissonnant de la tête aux pieds, il se leva comme si un souffle subit d’épouvante le secouait et il s’écria :

— Qu’est-ce que nous faisons ici, vous et moi ? Allons nous-en. Venez. Allons-nous-en vite. Déjà dix heures qui sonnent… oh ! entendez-vous, déjà dix heures.

Suzanne laissa les dix coups vibrer et s’éteindre avant de quitter son abri.

À l’entrée de la ville, elle vit les deux jeunes gens se séparer, et elle hâta le pas pour arriver en même temps que Michel afin de ne pas le laisser s’inquiéter devant une porte muette. Elle marchait très vite dans une sorte de rêve. Toutes ses idées allaient et venaient dans sa tête, s’entrechoquant, ballottées et confuses. Il n’y en avait qu’une qui fût très distincte. C’était plus qu’une idée, c’était un fait qui lui crevait les yeux à l’aveugler. Coûte que coûte, il fallait compter avec lui.

Quand elle eut atteint sa demeure, la boutique des Charpon était déjà close, barricadée pour la nuit dans son armure de planches, mais à travers les joints de la boiserie on voyait un filet de lumière filtrer, et à l’intérieur on entendait des voix.

Suzanne regarda un moment la devanture fermée, rassurante, et elle balbutia le cœur serré :

— Une Charpon !

Et elle s’expliqua l’attention qu’avait toujours prêtée Angélique à tous ses mouvements, à elle. Peut-être un sentiment latent avait-il préservé cette enfant de la contamination d’un vulgaire entourage.

Au moment où elle introduisait la clef dans la serrure, Michel la rejoignit.

Ayant trouvé la porte close, il avait erré aux environs, le cœur bourrelé de regrets, se figurant sa tante Suzanne courant seule au hasard des routes à sa recherche ; mais ne sachant de quel côté la trouver, il était resté dans le voisinage de la boutique où il entendait aller, venir, parler.

— Tante Suzanne, murmura-t-il, confus. Me voici ? Je suis revenu beaucoup trop tard. Je vous ai inquiétée !

Elle le regarda un moment au fond des yeux, très attentivement, sans parler, puis elle dit :

— Non… Je suis allée à ta rencontre… du côté de la forêt… J’avais encore beaucoup de choses à te dire, mais à présent il me semble que je ne sais plus bien ce que c’était.

Il la suivit dans l’escalier obscur et ils se trouvèrent bientôt dans la chambre où quelques jours auparavant, ils avaient vu la lune abandonner son rideau de brumes.

Suzanne alla ouvrir les deux fenêtres et elle dit :

— Veux-tu de la lumière ?

— J’aime beaucoup l’obscurité, dit-il. Au séminaire, quand tout le monde dort, je me relève quelquefois et je vais m’accouder à la fenêtre pour regarder du côté de nos monts. La nuit, la pensée franchit mieux les distances.

Suzanne ne répondit pas tout de suite. Elle s’assit à côté de lui et ils restèrent quelques minutes silencieux. Enfin d’une voix basse, incertaine, tremblante, elle demanda :

— Est-ce que tu n’as rien à me dire ?

Il réfléchit, hésita, puis il dit :

— Oui, tante Suzanne… j’ai une prière à vous faire.

— Fais-la. Pourquoi ne la fais-tu pas tout de suite ?

Il sourit d’un sourire pâle et dit :

— C’est comme un testament !

Et il continua :

— Je voudrais être sûr, quand je ne serai plus ici, que vous veillez sur Angélique Charpon. Cette enfant se perdra si personne ne s’occupe d’elle.

— Autrefois, dit Suzanne, j’ai essayé plusieurs fois de te consulter à son sujet, mais tu ne voulais pas.

Il balbutia :

— Oui… je sais… je sais… Mais j’y ai pensé depuis. Il ne faut pas l’abandonner, ou elle sera la proie du mal.

Suzanne reprit :

— C’est tout ce que tu as à me dire.

Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre et s’y tint un moment immobile, les bras croisés sur sa poitrine, puis il revint lentement et murmura :

— Encore ceci. Avant de me rendre à la cure qui me sera désignée, je voudrais ne pas revenir ici. Je voudrais ne plus revenir ici, jamais.

— Pourtant, dit-elle, c’est ici qu’est la tombe de ton père.

Il ne répondit rien, pas un mot.

Elle reprit :

— C’est tout ce que tu as à me dire ?

Michel ensevelit sa tête dans ses mains comme pour mieux réfléchir. Il tint longtemps sa figure ainsi cachée. Quand il la découvrit elle était pâle, mais tout à fait tranquille, et il dit d’un ton calme :

— C’est tout.

Suzanne tressaillit.

C’était donc vrai qu’il aurait le courage d’aller jusqu’au bout, de jeter, derrière lui, pour complaire au souvenir d’un mort et à ses propres exigences, à elle, tout ce qu’un cœur jeune, passionné, avide de joies honnêtes, réclamait de la vie. Il piétinerait sur sa propre existence pour satisfaire des vanités étrangères, en brave, sans regarder en arrière et sans un mot de reproche à personne.

Elle le prit brusquement par les deux épaules et le secoua :

— Pourquoi mens-tu ? dit-elle suffoquée, ce n’est pas vrai… ce n’est pas tout !

Il se dégagea, détourna la tête et balbutia :

— Moi… je… je… Non…

Il continua d’une voix vibrante, douloureuse :

— Qu’est-ce que vous faites, tante Suzanne ? Je n’ai plus rien à désirer ni à demander à présent, non. Mais j’ai besoin de tout mon courage et vous me l’ôtez.

— Du courage, dit-elle, pourquoi faire ? Tu ne comprends donc pas ?

Et comme il la regardait sans répondre mordu d’une espérance aiguë qui l’effrayait par sa violence, elle ajouta sourdement :

— Je ne veux pas, moi, que tu t’immoles tout vivant, comprends-tu ? J’ai mal interprété les secrets désirs de ton père et mal accompli ma mission. Ce que je te dis, je te le dis de sa part. Prends-la puisque tu l’aimes. Je te la donne, je te la donne, entends-tu ?

Michel resta un moment assommé, muet, stupide, puis doucement il glissa à terre devant elle, l’entoura de ses bras et roula sur les genoux maternels sa tête aux cheveux ras et touffus. Des sanglots sans larmes l’étranglaient. Il murmurait d’un ton saccadé :

— Tante… tante Suzanne !

Et tout à coup, comme un tout petit enfant sur les genoux de sa mère, il pleura de vraies larmes, chaudes et abondantes.

D’un souffle le prêtre avait disparu, et un homme aux passions fortes, libéré brusquement de ses liens, avait pris sa place.

Suzanne, d’une main légère, apaisante, lui caressait les cheveux sans parler, tandis que son esprit actif regardait déjà du côté de l’avenir.

Il y avait une chose qu’elle ne pouvait absolument pas accepter : le voisinage intime de Rose et de Charpon. Elle voyait clairement l’œil méchant de Charpon luire de triomphe sous la paupière froissée, et la face pâle de Rose s’allumer d’une joie bête et bavarde. Elle pouvait tout supporter sauf la proximité de ces deux êtres.

Et tout de suite son parti fut pris. Elle vendrait la maison de ses pères, où elle avait cru jadis s’établir pour mourir, et de sa modeste fortune elle acquerrait pour Michel une petite terre qu’il pourrait, à force de travail, agrandir et enrichir. Elle la choisirait loin de leur lieu natal, pour arracher Angélique à son milieu et créer, entre elle-même et Rose, une définitive séparation. Hâtivement, elle cassait un à un tous les fils qui l’attachaient au passé, sentant à chaque rupture, un appel sourd de tous ses instincts l’attirer vers ces choses finies qu’il fallait quitter.

Sa main s’arrêta tout à coup sur le front de Michel, et elle murmura à mi-voix :

— Si seulement ce n’était pas une Charpon, nous aurions pu…

Michel se leva brusquement :

— Tante Suzanne, balbutia-t-il, je suis un lâche d’accepter votre sacrifice ; il est trop grand pour vous. Laissez-moi accomplir ma destinée.

Malgré l’obscurité, elle vit nettement, debout devant elle, le jeune homme à la taille grande, droite et flexible comme une tige de peuplier. Dans cette pénombre, il était si semblable à son père, qu’autour de la vieille cicatrice, une douleur sourde et complexe travailla un moment. Oui, il ressemblait à s’y méprendre à Valentin, mais il était plus fort, plus noble, plus généreux !

— Comment dis-tu, s’écria-t-elle. Un sacrifice ? Un sacrifice ? Mais ce n’est qu’à partir d’aujourd’hui que tu es vraiment mon fils ?

En même temps, maternelle, elle lui ouvrit ses bras.

Il s’y blottit comme un enfant et il resta quelques secondes suffoqué d’émotion, étranglé, incapable d’émettre un son. Enfin, il articula péniblement :

— Une mère, oh ! oui, tante Suzanne, plus qu’une mère !

Cette fois, jusqu’au fond de l’âme, Suzanne se sentit heureuse !