Les Ignorés/Le garde-voie
LE GARDE-VOIE
Sur le fond opaque de neige tombante, la haute silhouette de Jérôme ne paraissait plus qu’un imperceptible point noir s’estompant dans du gris. Le papillonnement des légers flocons que versait, depuis le matin, un ciel invisible s’immobilisait à distance en un mur de brumes laiteuses ; mais autour de la maisonnette du garde, bâtie au bord de la voie ferrée, Catherine voyait distinctement l’essaim léger descendre de très haut, traverser l’espace en se dandinant et s’affaisser sans bruit sur le sol. Déjà la terre disparaissait sous une lourde couche blanche, sans que le ciel, toujours aussi chargé, aussi sombre et aussi fermé, parût se vider. Cela s’entassait, cela s’entassait. Étouffé derrière cet épais rideau de neige, le soleil envoyait à la terre une lumière blafarde à peine suffisante à indiquer, comme une ombre plus dense, la masse sombre de grandes forêts. De la longue file des poteaux télégraphiques courant le long de la voie on ne distinguait nettement que le premier, très grand, tout près de la demeure du garde.
Aussi longtemps qu’elle put l’apercevoir, Catherine, les yeux écarquillés, suivit du regard le point mouvant s’enfonçant, là-bas, dans une région désolée. Quand elle ne le vit plus du tout, elle s’assura pour la forme que la barrière était bien fermée, comme elle le restait presque tout l’hiver dans ces parages solitaires ; puis, après avoir considéré un instant les innombrables mouches blanches, au vol incertain, tourbillonnant autour de sa tête, sondé la voûte grise impénétrable, jeté les yeux sur la campagne muette et morte, elle se dirigea vers son petit domaine à l’abri de cette neige dont sa chevelure blonde frisée, son fichu, ses gros souliers, étaient déjà couverts. Elle riait à pleines dents en secouant sur le seuil cette froide moisson d’hiver, elle riait toute seule en sentant la chaleur de sa chambrette lui souffler des bouffées tièdes sur la nuque, et elle se sentait très heureuse dans cette solitude absolue où personne ne viendrait se mettre entre elle et Jérôme.
Elle avait trop souffert du voisinage des hommes pour considérer leur présence comme une sécurité ; l’idée d’avoir peur de son isolement ne lui venait même pas. Peur de quoi ? Maintenant que Jérôme avait eu le courage de la prendre pour femme, qu’il avait tenu tête à l’opposition de sa famille, à la colère de son fils, aux moqueries méchantes et empoisonnées, elle ne demandait qu’à vivre isolée, à l’abri de la critique du monde et des petites chicanes de la parenté. Elle avait assez d’ouvrage pour occuper ses mains, et, après les tourments de sa jeunesse, son esprit se reposait délicieusement dans le bien-être inespéré d’un foyer où quelqu’un avait besoin d’elle. Cette conviction la remplissait d’une joie ardente. Elle goûtait, entre les quatre murs de sa maisonnette, une paix si profonde que jamais les longues heures de sa solitude ne lui devenaient insupportables. Seulement, quand Jérôme était forcé de s’en aller de nuit, elle restait éveillée jusqu’à son retour. L’été elle guettait, au petit jour, l’approche du pas pesant sur la terre sèche de la voie, et l’hiver, quand la neige étouffait les bruits, elle devinait au battement de ses tempes que la longue nuit d’attente atteignait l’heure du chant du coq. Mais aucun coq ne chantait dans le voisinage. Il n’y avait que le silence, le silence écrasant des solitudes nocturnes, coupé brusquement, de temps en temps, par le passage sifflant des trains. Toute la maison branlait sur sa base à ces moments-là, et, au commencement, il semblait à Catherine que ce monstre qui s’avançait dans la nuit allait l’emporter, elle, sa demeure et son bonheur ; son bonheur surtout, cet incroyable bonheur qu’elle ne pouvait pas encore accepter comme un état définitif.
Peu à peu le bruit strident du train avait cessé de l’effrayer. Il lui servait à compter les heures de la nuit. Elle se disait :
— Il est une heure, il est trois heures, il est cinq heures.
Et sa pensée cherchait Jérôme, là-bas, dans la cahute de bois où, à tour de rôle, les gardes-voie de la région se relayaient pour passer la nuit.
D’autres fois, pelotonnée sous la chaleur molle des couvertures, elle songeait au passé. Ses réminiscences se réveillaient une à une, et peu à peu son sang se refroidissait dans ses veines. Elle frissonnait malgré le poids des épaisses couvertures d’hiver, et, les dents serrées, elle revivait, avec une extraordinaire crudité de détails et de sensations, une scène hideuse, restée gravée dans sa mémoire d’enfant en traits profonds, ineffaçables. Un gros sanglot étouffant lui montait au gosier et s’y arrêtait comme une pierre, tandis qu’elle revoyait la nuit lugubre où, sous ses yeux, son père avait été arraché à son repos, et, les mains attachées derrière le dos, entraîné dehors sous la pluie battante. Il était parti sans la regarder ; elle avait vu son visage blafard se détourner d’elle obstinément, et elle était restée blottie dans son lit, terrifiée, et glacée jusqu’au cœur par cet oubli, cet abandon absolu.
Il n’était jamais revenu. Elle n’avait jamais su avec exactitude pour quel forfait il avait été condamné, mais l’ombre de ce désastre avait désolé toute sa vie. Depuis ce moment jusqu’à l’apparition de Jérôme sur sa route, elle n’avait pas connu une heure de véritable joie. La brûlure d’une tare était restée vivace sur son front au travers des longues années de sa jeunesse, et, tandis que ses mains travailleuses abattaient l’ouvrage, son esprit, demeuré libre de songer, ruminait sans cesse sur l’opprobre attaché à sa vie. Elle le portait dans son cœur comme un péché personnel, tant la honte lui en demeurait sensible et constante. Jamais aucun des plaisirs des jeunes filles de son âge ne l’avait tentée ; elle s’en écartait en frissonnant, pour vivre d’une vie renfermée et sauvage où les affronts du dehors ne pouvaient pas l’atteindre.
Peu à peu pourtant, le souvenir du scandale s’était effacé des mémoires, et, sans se mêler davantage aux causeries et aux divertissements des autres, Catherine avait eu des heures de songerie moins amère ; cependant elle n’attendait rien de l’existence, et les jours vécus s’en allaient grossir, derrière elle, la somme des années sans qu’elle s’en inquiétât. Elle se croyait vieille, tant le temps lui avait semblé lent et lourd à traîner, quand Jérôme vint tout à coup briser le cercle d’isolement où elle s’enfermait. Ce fut si brusque, l’irruption de cette joie dans sa vie, cette surprise d’amour qui lui tombait des étoiles, qu’avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, elle en fut grisée à fond. Son cœur et son sang réveillés en même temps frémirent de vie, de jeunesse ; elle tendit vers le bonheur inespéré deux mains avides.
Mais à peine avait-elle entrevu l’aube de cette existence nouvelle et jeté sur l’avenir un regard étonné, que brusquement le souvenir du déshonneur de son père, dont personne ne parlait plus depuis longtemps, sortit tout vivant de l’ombre.
Avec des détails nouveaux, inouïs, l’ancienne histoire circula de bouche en bouche, et les enfants de la rue, en voyant passer Catherine au milieu d’eux, commencèrent à lui jeter des pierres. Ils la poursuivaient en lui criant : « Hou… hou… la voleuse. »
La famille de Jérôme refusa tout accueil à cette malheureuse, dont le sang charriait du vice et que le mépris de la rue salissait.
Catherine courbait la tête sous l’insulte. Ce crime, qu’elle n’avait pas commis, elle en sentait tellement le poids sur sa conscience qu’elle en restait écrasée. Il ne lui venait pas à l’idée de se révolter contre un sort injuste, et encore moins d’implorer la pitié du monde. Elle était si habituée à porter son fardeau qu’elle le reprit, après ce court repos, sans proférer un mot de plainte.
Lorsque Jérôme, après deux mois d’absence, se fit relever de sa garde pour venir la chercher, il la trouva aussi résolue au célibat qu’il l’avait vue naguère prompte à accepter son affection. Il avait passé deux mois de solitude, avec la pensée toujours présente de cette jeunesse qui allait partager sa vie isolée. La défection incompréhensible de Catherine fouettait sa passion jusqu’au délire. Bien qu’il fût d’ordinaire d’humeur pacifique, il éclata en reproches si violents, si cruels que Catherine, tremblante, lui avoua ses raisons. Un honnête homme ne pouvait pas épouser la fille d’un voleur. Tôt ou tard ce souvenir le brûlerait. S’il avait des enfants, il leur chercherait dans le visage la trace de ce péché, et les petits innocents pâtiraient pour le passé, comme elle-même l’avait fait : depuis le jour de son malheur. La famille de Jérôme ne voulait pas d’elle, et puis il avait son fils, déjà un homme, que ce lien de parentage déshonorerait. Tous les jours, dans la rue, quand elle passait sans regarder personne, les enfants lui criaient : « Hou, hou… la voleuse ! » C’était une honte, ça ! Il fallait être raisonnable et se soumettre, puisqu’on ne pouvait pas échapper à son sort. En tentant de s’y soustraire, elle n’avait fait que déchaîner contre elle des paroles brutales et amener au jour une méchanceté qu’elle ne soupçonnait pas. Jamais, jusque-là, personne n’avait eu l’idée de l’insulter. Elle ne pourrait pas se faire à l’outrage du monde, s’il fallait l’entendre siffler à ses oreilles tous les jours, et cela même de la bouche des petits enfants.
Jérôme écouta le long discours amer en silence, puis il se leva, sans rien dire, et sortit. Elle le laissa s’en aller sans le retenir, mais tout le reste de la journée elle pleura, avec une grande déchirure au cœur, comme si, en dépit de ses paroles et de sa raison, en dépit de sa volonté et de sa soumission, elle avait espéré autre chose.
Malgré la résistance de sa fierté, qui ne voulait pas laisser paraître sa souffrance, son visage en portait les traces quand, deux jours plus tard, Jérôme reparut inopinément accompagné d’un grand garçon de vingt ans, qu’il poussa vers elle en disant :
— Embrasse-la.
Secoué d’une joie profonde, le cœur de Catherine bondit ; en même temps elle sentit sur sa joue le glissement de deux lèvres froides, récalcitrantes. Elle n’osa pas rendre à ce grand jeune homme son baiser, mais, dès qu’elle eut jeté les yeux sur lui, elle eut l’intuition qu’avec le temps elle désarmerait cette hostilité de jeunesse, alimentée par l’entourage. L’enfant de Jérôme avait de grands yeux gais, et dans le regard comme une flamme qui annonçait un cœur prenable. Malgré ce baiser glacial, où la révolte intérieure perçait sous l’obéissance passive, la grande frayeur qu’elle avait eue de la colère du jeune homme se dissipa. En même temps les autres objections opposées au désir de Jérôme perdaient leur importance. Pour ne pas couvrir d’ignominie le nom de Jérôme, elle aurait eu le courage de souffrir seule, mais elle ne pouvait infliger à cet homme généreux la moitié de son propre sacrifice. Puisque Jérôme la voulait malgré tout, elle se donnait. Elle se donnait tout entière avec une sorte de dévotion religieuse. Elle vouait à cet homme sa chair, son cœur, toutes les heures de sa vie, toutes les pensées de son esprit, le travail de ses mains, tout ce qui était en elle, tout ce qui viendrait d’elle, la plénitude de son être pour l’éternité.
Depuis quatre ans elle goûtait, à côté de Jérôme, une félicité complète, rehaussée par le souvenir de son existence précédente. Elle ne cherchait pas à oublier le passé ; au contraire, souvent elle agitait ses souvenirs, les remuait, les secouait jusqu’à ce que la possession de son bonheur actuel prît, par ce rapprochement, une réalité assez solide pour défier les craintes que son âme scrupuleuse attachait à l’ancienne dégradation de son père. Pourtant, pendant les absences nocturnes de Jérôme, lorsqu’elle repassait cette vieille histoire dans son cœur, il lui arrivait parfois, au fond des ténèbres, de douter de l’avenir. Elle se dressait effrayée sur ses oreillers avec la brusque certitude que, tôt ou tard, le lien qui l’attachait au passé se manifesterait. Il fallait, pour dissiper cette crise d’inquiétude, le bruit lointain de pas faisant crier le sol rugueux de la voie. Dès qu’elle percevait l’approche de Jérôme, sa fièvre d’anxiété tombait. Elle attendait, le cœur battant, de le voir paraître sur le seuil, et, tout de suite, elle disait :
— Ah ! te voilà ! enfin !
La voyant très pâle sous ses cheveux blonds frisés, Jérôme la grondait d’une grosse voix contente. Pourquoi ne dormait-elle pas ? S’ennuyait-elle du bruit de la ville ? Avait-elle peur de rester seule la nuit ? Là-bas on lui avait offert un chien, mais il avait refusé à cause de l’impôt. À cette idée d’avoir un chien, ils avaient ri plus d’une fois de bon cœur, comme si c’était très drôle à penser, cette annexion d’un chien à leur ménage ; mais Catherine avait toujours refusé. Elie n’avait peur que des rêveries de son imagination. Personne, si ce n’est Jérôme, ne pouvait la garantir de cette persécution-là et elle lui avait soigneusement tu des inquiétudes, que sa présence seule suffisait à dissiper. De leurs bouches, inhabiles à exprimer les sentiments profonds, leur amour se traduisait en niaiseries, sans que jamais la répétition des mêmes scènes ou des mêmes mots leur devînt fastidieuse ou leur semblât bête. Au milieu de cette solitude absolue, ces deux vies confondaient leur trame dans un tissu si serré que rien, rien au monde, ne semblait plus pouvoir les séparer.
Plusieurs fois pendant les longs jours d’été, où la lumière s’attardait longtemps sur l’immense campagne plate, Jules, le fils de Jérôme, était venu passer avec eux le dimanche. Depuis la dernière gare où s’arrêtait le train venant de la ville, il avait deux heures de marche en pleine campagne avant d’atteindre la demeure de ses parents.
Comme Catherine l’avait pressenti, l’enfant de Jérôme s’était accoutumé à elle. Dans ce désert où personne ne l’observait, où il se sentait à l’abri des quolibets et du blâme, il s’était vite défait de son air froid et il acceptait les gâteries de sa belle-mère avec entrain. Il l’embrassait à pleines lèvres et, pour la faire rire, il lui racontait des histoires drôles de beau garçon. Mais elle devenait grave à ces confidences, elle secouait sa tête frisée et le grondait sans rire. Les choses du sentiment lui semblaient sacrées. Cela lui faisait mal de les voir servir de passe-temps et d’entendre cette profanation confessée sans honte. Elle avait, dans sa vie d’isolement, tant médité sur la conséquence des actes mauvais que des craintes sourdes s’éveillaient en elle, lorsqu’elle entendait cette vantardise malsaine sortir de lèvres encore presque imberbes. Cela lui faisait d’autant plus mal que, pour faire parade de ses peccadilles, Jules choisissait toujours les moments où son père n’était pas présent, forçant ainsi Catherine à une sorte de complicité involontaire.
Pourtant elle aimait le jeune garçon, sa gaîté, sa vivacité, son courage au travail, et elle voyait bien que le bon vouloir qu’elle montrait au fils agréait au père. Très souvent, quand le jeune homme était parti, elle percevait dans l’œil noir de Jérôme, sous l’arc épais des sourcils ébouriffés, un rayon satisfait. Cette lumière luisait longtemps comme un flambeau alimenté par une substance invisible.
Jalouser l’enfant de Jérôme de la part d’amour que son père lui donnait, elle n’y avait jamais pensé, mais parfois son cœur se serrait en rapprochant la confiance tendre et aveugle du père de la légèreté souple et rusée du jeune garçon. Plusieurs fois, sous la poussée de ce vague malaise, elle avait ouvert la bouche pour parler à Jérôme de son fils. Mais les paroles qui lui venaient sur les lèvres avaient, en l’absence de Jules, un mauvais son de médisance, et elle les avait ravalées précipitamment, haïssant d’une haine profonde ce travers d’esprit dont elle avait eu tant à souffrir.
De précoces ténèbres d’hiver couvraient depuis longtemps la campagne, et Catherine, les yeux ouverts, attendait le passage du premier train de la nuit. Elle avait dormi toute une heure. Engourdie par la lourde tombée de neige, contre son habitude lorsque Jérôme était absent, elle s’était laissée aller au sommeil sans s’en apercevoir. À son réveil brusque une sensation de frayeur tout à fait inconnue la paralysait. Quelque mauvais rêve avait troublé son court repos, lui laissant les membres lourds et l’esprit inquiet. Pour dissiper ce malaise, elle s’assit sur son séant et ouvrit tout à fait les yeux.
Derrière les petits rideaux de mousseline, le givre couvrait d’épaisses arabesques les vitres de la fenêtre. La neige avait cessé. Tamisé par la dense couche de glace appliquée sur le verre, un vif rayon de lune entrait dans la chambre. Aussi nettement qu’en plein jour, Catherine distinguait tous les angles de sa demeure. Il faisait froid, très froid. Là-bas, Jérôme devait grelotter à côté de son mauvais petit poêle fumant, et elle réfléchit qu’il fallait qu’il trouvât à son retour, pour se dégourdir, un feu nourri dans l’âtre.
Un instant, elle écouta si elle n’entendait pas dans la distance la rumeur du train, mais elle ne discernait aucun bruit si ce n’est, derrière sa tête, le tic tac accentué d’une grande horloge de bois qui marquait les heures sans les sonner. Elle avait l’impression que son sommeil avait été très bref, mais, quand on dort, les minutes s’accumulent sans qu’on s’en doute. Ne pouvant pas, de son lit, voir le cadran de l’horloge, elle se leva, s’habilla sommairement avec l’intention de refaire le feu de manière à ce qu’il durât jusqu’au matin, et, tout d’abord, elle se dirigea vers l’horloge.
Une heure ! Il était une heure, pas davantage ! Le grand express de la nuit allait passer. En effet, presque aussitôt, un sifflement se fit entendre, un sifflement aigu qui déchira l’air comme un cri, puis le roulement sourd s’approcha, gronda, frôla la maisonnette, la secoua sur ses assises peu profondes avec un fracas de tonnerre. Les murs, les vitres, les meubles, tout trembla, puis le vacarme s’éteignit dans la distance.
Catherine s’était approchée de la fenêtre pour voir passer le train. Elle l’avait regardé se dérouler avec la souplesse d’un serpent au contour de la voie, se précipiter ensuite vers elle à travers la campagne comme s’il voulait la dévorer, puis passer inoffensif à côté de sa porte. Les vitres étaient si obscurcies par leur voile de glace qu’elle n’aperçut qu’indistinctement la lueur rousse des compartiments éclairés, mais l’œil rouge de la locomotive, au milieu de l’éblouissante pureté de la neige, avait une couleur de sang plus prononcée qu’à l’ordinaire. Elle resta un moment le front collé à la vitre, regardant dans la direction où avait disparu le train. Comme elle, Jérôme allait le voir passer et fuir en sifflant vers des choses et des lieux inconnus. Elle n’éprouvait aucune curiosité de ces contrées étrangères et lointaines. Son univers, son présent, son avenir, tout ce que le sol de ce monde pouvait donner d’espoir et de joie tenait pour elle dans l’étroit espace où Jérôme, attentif aux devoirs de sa charge, veillait. Elle compta sur ses doigts.
— Une à deux, deux à trois, trois à quatre, quatre à cinq : dans quatre heures il pourra être ici !
En même temps, elle fît un mouvement pour quitter la fenêtre, où ses membres, raidis de froid, s’engourdissaient, mais, juste au moment où elle éloignait son visage de la vitre, elle crut voir, par le petit coin de verre que le contact de son front avait dégelé, des traces de pas sur le tapis immaculé de la neige. Cela la saisit jusqu’au cœur. Elle resta quelques minutes enracinée à la même place, considérant, d’un œil agrandi, les creux profonds trouant l’épaisse couche de neige. Ces traces, toutes fraîches, semblaient s’être dirigées d’abord directement vers la porte, puis un coude brusque les faisait obliquer du côté du jardin, derrière l’habitation. Depuis la tombée de la nuit, quelqu’un était venu rôder autour de la demeure solitaire. À quelle intention ? Il était impossible de le deviner.
Elle quitta la fenêtre et, sans faire de bruit, elle alla pousser le verrou, puis elle acheva de s’habiller d’une main maladroite, les doigts engourdis de froid. Quand elle fut prête, elle resta debout au milieu de la chambre sans savoir que faire. Au lieu de la peur fiévreuse qu’elle avait ressentie naguère à son réveil, elle éprouvait une inquiétude sérieuse qu’elle tâchait de raisonner calmement.
Quelque danger qui pût la menacer, il lui sembla plus sage de s’étendre sur son lit et d’y rester dans l’immobilité du sommeil jusqu’au retour de Jérôme, si, comme elle essayait de se le persuader, rien d’insolite ne survenait jusque-là. Auparavant cependant il fallait enlever la clef de l’armoire où, dans une tirelire de métal, Jérôme déposait, une à une, ses économies. Elle n’avait jamais eu la curiosité de regarder dans cette boîte. Quelquefois, pour le plaisir de la voir se boucher les oreilles au cliquetis éclatant des grosses pièces, Jérôme secouait le coffret tout près de sa figure, mais il n’avait jamais pensé à compter devant elle sa petite fortune. Ne la laissait-il pas libre, si elle le désirait, de vider le contenu de la boîte à toutes les heures de la journée ? Elle alla jusqu’à l’armoire, mais la clef, qu’on n’enlevait jamais, grinçait dans la serrure. Elle eut peur de faire trop de bruit en la retirant. Dans le cas où quelqu’un serait aux aguets autour de la maison, une rumeur quelconque venant de l’intérieur servirait peut-être de signal. Il valait mieux qu’on la crût endormie.
Elle se glissa tout habillée dans son lit et y resta immobile, les yeux fixés sur la fenêtre, où des forêts et des clairières, de fines broussailles dentelées et de grosses plantes massives ornaient, de paysages exotiques et bizarres, le verre des vitres. Au dehors, elle ne distinguait rien de précis, elle ne voyait que l’éclat cru de la lune sur la neige, et, bien qu’elle prêtât une oreille attentive, elle n’entendait, dans le silence absolu de cette nuit pleine de lumière, que le va-et-vient de son sang bourdonnant à son tympan. Elle ne percevait rien d’autre que ce bruit sourd et confus persistant dans sa tête, tandis que dans sa mémoire les souvenirs de son enfance, entretenus vivants, se pressaient en la torturant. Elle revoyait entrer les gendarmes ; elle revoyait sortir de l’ombre la haute silhouette de son père, les mains attachées derrière le dos, elle revoyait son visage blafard d’homme perdu. Et, tandis que son cœur sautait dans sa poitrine en bonds désordonnés, il lui semblait que toutes les années écoulées depuis cette époque lointaine étaient anéanties, qu’elle se trouvait tout à coup revenue à ce moment hideux de son existence.
Au bout d’un quart d’heure pourtant les habitudes d’esprit de sa nouvelle vie reprirent le dessus. Elle se raidit contre cette inquiétude rétrospective où ses notions de la réalité s’embrouillaient avec les sensations du passé. La volonté précise de défendre son bonheur et le bien de Jérôme rentra dans ses veines comme un viatique puissant.
Elle s’assit sur son lit, décidée à une attente calme, libre de tout vagabondage d’imagination, et, en ce même moment, elle vit glisser sur le fond blanc des vitres une ombre noire, une grande silhouette masculine qui passa sans s’arrêter.
Catherine bondit aussitôt sur ses pieds. Une sueur glacée perlait à ses tempes, et cependant elle éprouvait une sorte de soulagement d’échapper enfin à l’angoisse vague qui la torturait. Tout valait mieux que de se ronger l’esprit, en proie à cette mortelle inaction.
Elle fit un pas du côté de la porte et cria d’une voix stridente :
— Qui va là ?
Autour du loquet, une main travaillait avec une excessive précaution, comme si le visiteur nocturne, au courant des habitudes de Jérôme et de Catherine, s’attendait à voir la porte céder sans résistance.
Il y eut quelques secondes de silence absolu, puis une voix jeune mais étoufiée, répondit :
— C’est moi !
Catherine courut tirer le verrou. Elle se trouva face à face avec son beau-fils, trempé jusqu’aux os après sa longue course pénible au travers de la neige. Elle le regarda un moment, tellement stupéfaite et encore si tremblante de sa récente frayeur, qu’elle ne trouvait rien à lui dire. Elle murmura enfin :
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Et tout de suite, elle eut la pensée que Jules désirait lui parler secrètement en l’absence de son père. Cela lui déplut. Elle reprit :
— Tu viens, parce que tu sais que ton père n’est pas ici ! Au milieu de la nuit, tu viens pour m’épouvanter !
— Si je viens par ce temps du diable, dit le jeune homme froidement, c’est que j’ai de bonnes raisons pour venir.
Elle le vit frissonner dans ses habits mouillés et sa sollicitude pour le fils de Jérôme se réveilla.
— Avant tout, dit-elle, il faut te sécher, te réchauffer. Je vais faire cuire un verre de vin, tu parleras après.
— Non, dit-il d’un ton moins étouffé, comme si la bienveillance de sa belle-mère lui redonnait courage. Ce que j’ai à dire, je le dirai tout de suite.
Il se redressa de toute sa haute taille d’homme jeune et vigoureux, approcha sa figure imberbe du visage de Catherine et lui souffla dans l’oreille :
— Il me faut de l’argent ! Voilà !
Catherine recula, étourdie comme si elle eût reçu un coup sur la tête, et elle balbutia, la voix haletante :
— Tu n’as pas honte de venir la nuit t’attaquer à une femme seule comme un…
Elle s’interrompit et ajouta froidement :
— Je n’ai pas un sou, entends-tu, rien, pas un centime à te donner.
Et une appréhension affreuse lui tordit le cœur tandis qu’elle pensait à Jérôme, pâle de sa patiente veillée, là-bas, dans la neige, fidèle à son poste, toujours respectueux de son devoir.
— Pas vous, dit le jeune homme nettement sans quitter son air agressif, mais mon père, oui.
Catherine jeta un coup d’œil du côté de l’armoire. Si Jules connaissait la cachette de la boîte, nomme cela paraissait probable, pourrait-elle la sauver ? Il y avait dans les yeux du jeune homme une expression si ardente, une telle flamme de désir qu’elle ne songeait pas même à le raisonner. Une bataille de mots avec ce fiévreux ne ferait que l’affoler davantage. Elle le prit par les épaules, cherchant à le faire revenir à lui sans l’exaspérer. Malgré son indignation, elle était saisie de pitié pour ce malheureux qui était le fils de Jérôme. Elle le secoua par les deux épaules :
— Jules… Jules… n’as-tu pas honte ?
Et croyant voir les traits crispés du jeune homme se détendre légèrement, elle se mit aussitôt à le cajoler de mots tendres :
— Voyons, mon petit Jules. Qu’est-ce qui t’arrive ? Quelque chose de bien vilain pour te rendre si mauvais. Dis-moi ce que c’est. Dis-le moi comme si j’étais ta vraie mère. Mon Dieu, qu’est-ce qui peut bien t’arriver pour te donner ce regard-là ?
Le jeune homme resta silencieux. Il avait baissé les yeux et il continuait à frissonner sous ses habits mouillés. Catherine dit avec autorité :
— Avant tout, je veux que tu sèches et que tu te réchauffes.
Et l’entraînant, elle le força à s’asseoir près du feu, remua les cendres endormies, jeta sur les braises du petit bois et une grosse bûche sèche, puis elle s’assit vis-à-vis de lui. Un silence prolongé s’établit, tandis que le tic-tac de la grande horloge accomplissait sa cadence régulière en battant l’air très fort d’un ton de défi. Tout à coup le petit bois prit feu, craqua et enveloppa de flammes la grosse bûche, l’attaquant de tous les côtés à la fois. Jules releva la tête et, le visage soucieux, incendié par la lueur du feu, il murmura :
— J’aime une femme, moi, il me la faut.
Catherine balbutia :
— Ah ! c’est cela !
Et elle réfléchit, se ressouvenant de toutes les folies d’amour que Jules, dans son juvénile besoin d’expansion, venait lui conter derrière le dos de son père. Misérables petites amourettes où il jetait son cœur au vent, ou plutôt sottes aventures où son cœur n’entrait pour rien. Elle reprit :
— Tu vois qu’il ne fallait pas jouer avec ces choses-là.
— Jouer, répéta-t-il d’un ton irrité, est-ce que je parle de jouer. Jouer… moi ! Si je n’ai pas de l’argent ce soir… je…
Rencontrant le regard effrayé de sa belle-mère, le jeune homme s’interrompit brusquement :
— Pourquoi me regardez-vous ainsi, vous ? N’avez-vous pas langui d’amour pour mon père, vous aussi ? Pour vous, c’est sérieux ; pour moi, c’est un jeu.
Et il se mit à rire d’un rire strident qui sonna lugubrement dans la chambre à demi-éclairée. Catherine se leva et vint se mettre à côté du jeune homme. Elle était remuée jusqu’au fond du cœur, mais bien que sa vie méditative eût développé et aiguisé ses facultés, son sentiment actuel était si complexe qu’elle hésitait à parler. Elle dit enfin :
— On ne mêle pas l’amour et l’argent. Ce sont deux choses qu’on ne doit pas mêler. Pour que tu les mêles ces deux choses, que tu viennes de nuit effrayer ta mère quand tu es sûr de la trouver seule, cette femme dont tu parles doit être une pas grand’chose.
Il ne nia pas. On eût dit, au contraire, que le jugement de sa belle-mère le soulageait de quelque torture intérieure, comme s’il éprouvait, à entendre mal parler de cette créature qui l’avait dépouillé de sa gaieté et de son insouciance, une subtile volupté. Un instant Catherine put croire qu’elle aurait raison, sans trop de peine, de ce jet de folle passion. Mais son illusion fut de courte durée.
— Qu’elle soit ce qu’elle veut, reprit Jules, après un court silence, cela ne regarde personne que moi. Telle qu’elle est, je l’aurai.
Et pour couper court à toute récrimination subséquente, il poursuivit d’un ton provocant :
— Je la prendrai comme mon père vous a prise, s’il le faut ; contre l’idée de tout le monde. D’ailleurs on n’a rien à lui reprocher, à elle.
Catherine resta muette. La parole malveillante avait touché le point sensible de son être et un dégoût lui venait pour ce qu’elle devinait de bas, de pervers, d’incorrigible dans l’esprit de ce garçon qui était le fils de Jérôme. Les yeux fixés sur le feu, elle demeura pensive.
Jules reprit d’un ton moins agressif :
— Je n’ai pas dit ça pour vous offenser, non, vrai. Mais je m’attendais à vous trouver plus complaisante pour moi qui, malgré ce que je savais, vous ai toujours bien traitée. Vous me voyez malheureux à devenir fou, et vous allumez du feu en me disant : « Sèche-toi. »
Et il se remit à rire de son rire forcé et strident, mais il s’arrêta net et reprit :
— Au lieu de chercher à m’aider, vous me dites que je joue. Moi ! jouer !
Sa figure s’assombrit de nouveau et elle redevint menaçante. Cependant il resta longtemps silencieux comme s’il espérait que la pitié de sa belle-mère, en s’éveillant tout à fait, lui épargnerait la vilenie d’un acte brutal. Mais Catherine, très pâle, sous son abondante chevelure blonde et frisée, restait impassible. Elle était allée se rasseoir à côté du feu, elle regardait la flamme se tordre et se déchirer, tandis que le jeune homme, l’œil mauvais, la considérait avec attention. La voyant se détourner de lui avec obstination, à bout de patience, à la fin, il se leva résolu. Il s’approcha d’elle sans bruit et balbutia d’une voix étouffée :
— C’est vous qui m’y forcez, oui, c’est vous !
En même temps, avant que Catherine eût le temps de prévoir son intention, il lui saisit le poignet, l’enferma dans sa main forte et, les dents serrées d’émotion, lui souffla au visage :
— Je ne veux pas le voler, moi, entendez-vous… je rapporterai tout… jusqu’au dernier centime… entendez-vous… mais donnez-moi vite cette boite, ou bien… ou bien, je la prendrai moi-même. Voilà.
D’un geste énergique, Catherine s’était dégagée ; d’un bond, elle alla se placer devant l’armoire. Adossée à la porte de bois, elle articula péniblement, tandis que ses dents claquaient entre ses lèvres blêmes :
— Ce serait un crime. Non, tu ne feras pas cela. Voler ton père ! C’est ton père !
Jules l’avait suivie et ils se dévisageaient de tout près, les yeux hagards.
— Écoutez-moi, vous, disait Jules haletant, vous ne devriez pas faire tant la difficile, vous. Écoutez-moi… Donnez-moi de bonne volonté la boîte et je vous jure que je vous rapporterai le tout, oui, je vous le jure. Je ne suis pas un voleur, moi. J’ai besoin de cet argent parce que, autrement, elle m’échappe, comprenez-vous. Il y en a d’autres qui la veulent. Vous voyez bien que je vous explique les choses calmement. Donnez-moi cette boîte, et personne ne s’apercevra de rien.
De son bras tendu, Catherine l’éloignait d’elle de toutes ses forces :
— Non… non.
Alors il employa sa vigueur toute neuve d’homme jeune et bien portant ; il la tint à distance d’une main de fer, tandis que de l’autre, hâtivement, il faisait grincer dans la serrure la clef rouillée et, sans hésiter, d’un geste sûr, allait fouiller à la place où la boîte, glissée derrière un tas de linge, se dissimulait.
Dès qu’il sentit sous ses doigts le froid du métal, il lâcha le bras de Catherine. Il respirait encore à souffle court et précipité, mais sa physionomie détendue perdait, peu à peu, son expression menaçante. Quand il eut mis la boite en sûreté sous son bras, l’équilibre de ses idées se rétablit tout à fait. Il aperçut les traits bouleversés de sa belle-mère, et il s’apostropha d’un ton grondeur :
— Monstre que tu es ! Tu lui as fait peur !
En même temps, il approcha du visage effaré de Catherine sa propre figure blême et ajouta :
— Je vous ai fait peur, hein !
Catherine se détourna. Le souffle de ce voleur sur sa joue lui faisait horreur ; elle le repoussa rudement des deux mains.
Il poursuivit :
— Quand je vous répète que je rapporterai le tout ; quand je le jure. Je le jure sur la sainte Vierge, sur Jésus mis en croix, sur…
Catherine l’interrompit, épouvantée. Ces noms saints s’échappant de ces lèvres de voleur, c’était un sacrilège, un crime aussi grand que le vol.
— Tais-toi… tais-toi !
Sans l’écouter, le jeune homme continuait :
— Je le jure sur l’âme de ma mère !
Cette fois sa belle-mère ne répondit pas. Elle se souvenait tout à coup qu’avant elle, Jérôme avait eu une autre femme que, sans doute, il avait aimée davantage, puisqu’elle lui avait donné un fils. Ce fils là ! Elle le regardait avec de grands yeux épouvantés, cherchant dans les traits juvéniles où, peu à peu, le rose de la jeunesse remplaçait la livide pâleur, une ressemblance de femme et, à son indicible consternation, elle la trouvait. Pour la première fois, depuis quatre ans qu’elle habitait la maisonnette, l’amour de Jérôme pour ce misérable la poignait d’une douleur personnelle, intense. Elle aurait voulu crier au père le crime du fils, traîner dans la boue et la poussière tous les souvenirs d’un passé où elle n’avait point eu de place, mais en même temps, elle sentait nettement que jamais l’acte hideux qu’elle avait vu s’accomplir sous ses yeux ne devait sortir du silence. Non, jamais Jérôme ne devait connaître les tortures qui avaient broyé sa propre jeunesse !
Jules avait remis à sa place la boîte allégée de son contenu. L’expression d’ardente angoisse avait tout à fait disparu de son visage, et il répétait du ton câlin que Catherine avait aimé autrefois sans jamais pourtant s’y laisser prendre tout à fait :
— Quand je vous jure que je vous rapporterai le tout ; sur l’âme de ma mère que je jure ! Que voulez-vous de plus ? Vous, qui savez ce que c’est que le sentiment, vous aurez bien un peu de complaisance, hein ? Quand je vous répète que je rapporterai jusqu’au dernier centime. Dites, c’est entendu, vous m’aidez un peu, comme autrefois, quand je vous racontais mes petites affaires et que cela vous faisait rire.
En même temps, il essaya de nouveau d’approcher sa joue du visage de sa belle-mère, mais elle le repoussa, l’œil étincelant :
— Et où trouverais-tu de quoi rapporter ce que tu as pris ? Tu mens, tu ne rapporteras jamais rien. Va-t’en.
Elle avait ouvert la porte, et elle lui montrait du doigt son chemin dans la nuit éblouissante. La lune, toute ronde, descendait du côté du couchant ; solitaire au milieu du ciel vide, elle inondait la plaine ensevelie sous la neige d’une lumière éclatante et glacée. Ici et là des ombres marbraient de taches bleuâtres le sol blanc ; quelque squelette d’arbre aux branches dénudées et noires ou quelque pierre aux angles aigus soulevant l’épaisse couverture de neige, projetait ainsi sur le sol une silhouette découpée ou massive.
À côté de la demeure du garde le poteau télégraphique allongeait sur la neige une ligne svelte, interminable qui créait une coupure nette entre ce coin du monde et la distante région, où Jérôme, l’esprit tranquille, veillait.
Catherine regarda le jeune homme franchir l’espace qui le séparait de la voie en se servant de l’empreinte profonde laissée par ses pas dans la neige. Il s’en allait vite, sans se retourner. Elle le suivit un instant des yeux sans souffler mot, puis brusquement, elle l’appela d’une voix aiguë qui déchirait l’air comme tout à l’heure le sifflet de la vapeur :
— Jules… Jules… !
Il n’était pas possible qu’elle laissât le fils s’en aller avec ce crime sur la conscience et qu’elle accueillît le père avec son ordinaire sérénité. Qu’est-ce qu’elle lui dirait à son retour ?
Elle répéta son appel de toutes les forces de ses poumons :
— Jules… Jules…
Sans cesser de s’éloigner, le jeune homme tourna légèrement la tête.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Écoute !
— Il fait trop froid pour causer sous la lune. Vous me direz ça une autre fois.
Et il se mit à courir pour tout de bon, plongeant dans la neige jusqu’aux chevilles.
Catherine retourna à pas lents vers la maisonnette où, sans orage ni choc, elle avait vécu tant de jours heureux.
Le feu qu’elle avait allumé pour sécher et réchauffer le fils de Jérôme brûlait en crépitant Elle s’assit à côté du brasier, fit un suprême effort pour rassembler ses idées bouleversées et se mit à réfléchir.
Que fallait-il faire ? Deux partis se présentaient à sa pensée. Cacher l’événement à Jérôme en mentant, ou lui avouer la vérité. Avouer la vérité, c’est-à-dire dévoiler à ce père, face à face, que le fils qu’il chérissait était venu de nuit le dépouiller lâchement.
Non, jamais elle ne pourrait se décider à cet acte cruel.
Il fallait mentir alors ?
Au lieu d’attendre Jérôme avec son impatience ordinaire, elle regardait l’aiguille avancer sur le cadran de l’horloge et il lui semblait que les minutes volaient tandis que son esprit alourdi restait inactif, incapable d’aucun effort.
Une heure passa, puis deux, sans apporter de solution à ce tourment intérieur, où le vague souci d’appréhension que sa jeunesse malheureuse avait semé dans sa vie, flottait confusément.
Tout à coup, tout près d’elle, le sifflet strident du dernier train de nuit déchira l’air. Catherine sursauta sur sa chaise comme si c’était la première fois qu’elle entendait ce bruit aigu traverser la paix nocturne. Le roulement approcha, grandit, menaça, puis s’enfonça dans la distance et s’y éteignit.
Dans l’àtre, le feu consumé couvait sourdement sous la cendre ; dehors, l’éclat cru de la lune avait disparu ; autour de Catherine régnait l’obscurité transparente d’une belle nuit d’hiver. Elle se leva. Dans moins d’une heure, Jérôme rentrerait. S’il la trouvait sur pied à cette heure matinale, il soupçonnerait quelque chose. Elle se dévêtit dans l’obscurité et se coucha. Le visage tourné du côté de la fenêtre, elle resta longtemps les yeux ouverts, regardant à travers le givre des vitres, luire le clair-obscur du dehors. Malgré ses efforts pour conserver la pleine possession de son inquiétude, celle-ci, par moment, lui échappait. Une invincible fatigue l’engourdissait, et peu à peu ses paupières sèches s’appesantirent…
Lorsque Jérôme rentra avant l’aurore, il trouva la maison obscure et muette. Catherine, ses cheveux frisés en désordre autour de la tête, dormait d’un si lourd sommeil qu’elle n’entendit rien. Même sous le rayon de la lampe, elle ne s’éveilla pas. Son visage, encadré de sa toison claire et crépue, avait une pâleur inaccoutumée, un air d’excessive fatigue, et Jérôme, après avoir espéré un moment la voir ouvrir les yeux, se décida à la laisser dormir. Bien que, pour éviter l’amas de la neige, il eût marché tout le temps le long de la voie, il était très en retard et, lui aussi, sentait un pressant besoin de repos. L’atmosphère tiède de la chambre l’enveloppait de bien-être. Une joie de vivre, instinctive et puissante, circulait dans ses veines. Il regretta un moment de ne pas pouvoir, comme il l’aurait voulu, questionner Catherine sur les traces de pas qu’il avait vues dans la neige autour de la maison, mais il ne s’attarda pas à s’en tourmenter. Il se dit tranquillement :
— Qui serait bien venu par un temps pareil ? C’est quelque bête.
Dix minutes plus tard, il dormait d’un sommeil sain, sans rêve, tandis qu’au dehors la longue nuit d’hiver s’achevait sous le fourmillement des étoiles. Il y en avait partout, à la surface de la coupole bleue du ciel, plus loin dans l’infini mystérieux et jusque tout au fond du vide, où elles brillaient comme de petits points d’or, perdus et tremblotants dans le néant.
Catherine fut la première à s’éveiller. Il faisait grand jour et elle se leva vite sans bruit, retenant jusqu’à son souffle pour ne pas troubler le repos de Jérôme. En ouvrant les yeux, elle avait repris conscience de son chagrin, et tout en ranimant le feu, balayant la chambre et vaquant à tous les soins ordinaires de son ménage, elle songeait à la scène de la nuit avec un frémissement d’horreur et d’indignation.
Il faisait toujours très froid. Les vitres, couvertes de givre, ne laissaient voir que l’éclat blanc de la neige, mais on devinait la présence du soleil quelque part à l’horizon, d’un soleil inactif qui ferait son voyage autour du ciel sans entamer la blanche parure de la campagne.
Catherine entr’ouvrit la porte. Autour du seuil, la neige foulée trahissait les allées et venues du visiteur nocturne. Elle jeta un regard attentif sur le visage tranquille de Jérôme. Il dormait du profond sommeil que donne la fatigue physique. Armée de son balai, elle se glissa dehors et, vite, sous l’air piquant du matin, elle dispersa la neige de ci de là, avec une hâte fiévreuse, jusqu’à ce que la trace des promenades de Jules autour de la maison eût complètement disparu. Jusque dans le jardinet où Jules avait achevé de mûrir son projet, elle balaya la neige, l’entassa soigneusement et créa un enclos propre où l’on pouvait circuler à sec.
De l’autre côté des rails, très loin dans le champ de neige, les empreintes profondes restaient visibles, mais Catherine les laissa subsister. Ce qui s’était passé si loin d’elle sur ce tapis de neige, où les bruits s’étouffaient, elle pouvait paraître l’ignorer, tandis qu’elle ne trouverait aucune explication à l’étrange fantaisie d’aller promener son balai à travers la campagne.
Elle rentra furtivement comme elle était sortie, et elle resta un moment debout au milieu de la chambre avec, au front, la sueur de son labeur précipité et, au cœur, l’angoisse d’une faute. Pendant quelques minutes, elle porta la responsabilité du forfait de Jules comme si elle l’eût commis de ses propres mains tant il lui semblait impossible de se dégager, pure de reproche, de l’aventure de la nuit. Si longtemps la responsabilité d’une faute étrangère avait écrasé sa vie qu’elle retrouvait dans son esprit tous les vieux plis du passé. Elle les acceptait d’ailleurs comme autrefois sans combat. Toute son attention était prise par autre chose. Elle songeait, avec la ténacité opiniâtre d’un instinct, à éviter à Jérôme la souffrance et le déshonneur. Comment ? Elle ne savait pas, mais ce qu’elle saisissait nettement, c’était la nécessité immédiate de faire disparaître tout ce qui pourrait donner à Jérôme l’idée d’une recherche dans son domicile. D’abord gagner du temps, elle aurait le loisir de réfléchir ensuite. Elle remit en ordre la pile de linge que la main brutale de Jules avait dérangée, tâta la boîte de métal du bout des doigts en frémissant, essuya par terre, autour de l’âtre, les petites flaques d’eau que les habits ruisselants de Jules y avaient laissées, et se redressant, elle aperçut dans la petite glace verdâtre pendue à côté de la fenêtre, une toison de cheveux clairs et crépus ébouriffés et une figure livide. Quand elle aurait eu les mains tachées de sang, son visage n’aurait pas été plus décomposé. Que Jérôme ouvrit les yeux et la regardât, il soupçonnerait aussitôt un malheur. Elle passa à plusieurs reprises ses mains brûlantes sur ses joues blêmes et murmura :
— Mais je n’ai rien fait de mal, moi. Rien !
Quand Jérôme s’éveilla dans le courant de la matinée, il trouva comme à l’ordinaire son déjeuner préparé.
De son pas vif et léger de femme active, Catherine allait et venait dans la chambre. Son visage avait repris son expression habituelle, mais deux cercles noirs meurtrissaient ses paupières et son teint de blonde avait un dessous terreux tout à fait inaccoutumé. Bien qu’elle ne la vît plus, cette altération de ses traits lui restait sensible. Elle murmura, dès que Jérôme ouvrit les yeux :
— C’est incroyable ce qu’il y avait de neige à balayer ce matin. Des tas et puis des tas. Maintenant tout est propre, mais je n’en peux plus.
Le garde la contemplait avec le sourire approbateur qu’il avait toujours lorsqu’elle lui racontait l’emploi de son temps. Son œil content luisait sous l’arc épais de ses sourcils et sa bouche entr’ouverte laissait voir ses dents robustes plantées à distance les unes des autres comme celles d’un animal. Toute sa personne respirait la force, la santé, la vigueur physique d’un homme mûr qu’aucun excès n’a débilité. Il dit enfin :
— Ça tombait, ça tombait là-bas ! C’était comme un rideau de linge devant les yeux ; puis la nuit, il a fait clair comme à midi.
Il ajouta au bout d’un instant :
— Quand je suis rentré, la lune était couchée, mais grâce au ciel bleu et à la neige, on voyait son chemin. Est-ce qu’il est venu quelqu’un hier ?
Catherine demeura quelques secondes silencieuse, le souffle coupé par cette question si prompte qui déroutait toutes ses précautions.
— Par ce temps, murmura-t-elle enfin précipitamment, bon Dieu, qui serait bien venu ? Il faudrait être fou !
— Il y avait des trous dans la neige tout près de la maison et loin dans les champs, des trous comme des pas d’homme. Ce sera quelque bête.
Elle répéta d’un ton vide :
— Ce sera quelque bête.
Et comme Jérôme allait prendre sa casquette de poil et se dirigeait vers la porte, elle le suivit :
— Où est-ce que tu vas ?
— Je m’en vais voir ces traces sur la neige. Si c’est des pas d’homme, j’irai jusqu’en ville, plus tard, chercher le chien.
Elle comprit avec un sursaut de joie intérieure que c’était à cause d’elle qu’il était inquiet. Inquiet de la laisser seule la nuit exposée à des surprises désagréables, inquiet d’un imprévu quelconque qui la concernait, elle.
Elle murmura :
— Un chien ? Bah ! à quoi bon ?
Et elle l’accompagna dehors, redoutant de l’abandonner à un solitaire examen des lieux.
En voyant l’entourage de la maison entièrement débarrassé de neige, Jérôme s’écria :
— Ça, c’est dommage !
Et se retournant pour attendre Catherine qui marchait à quelques pas derrière lui, il remarqua enfin l’excessive pâleur de sa femme, son air las, la meurtrissure des paupières gonflées. Cela le frappa brusquement. Dès qu’elle l’eut rejoint, il s’informa :
— Qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air malade.
— Moi !
Elle rit un moment d’un rire clair comme si elle voyait, dans la question de Jérôme, une de ces plaisanteries sans malice, familières à leur long tête à tête, puis elle se calma subitement et dit sérieuse :
— Qu’est-ce que j’aurais ? Rien. C’est le froid qui m’a saisie. Un froid pareil, ça saisit, ça pique la peau. On serait mieux dedans, près du feu. Ce qui est passé est passé. À quoi bon se geler le sang pour rien ? Il vaut mieux rentrer.
Du doigt, Jérôme indiqua l’empreinte profonde des pas de Jules sur la neige :
— Je veux d’abord aller voir de près ce que c’est que ça, mais j’irai seul. Jamais je ne t’ai vu cette couleur-là. Tu es plus blanche qu’un cierge d’église.
En même temps, il posait sur Catherine un regard expressif, un de ces longs regards qui remuaient en elle, jusqu’au fond, les sources mystérieuses de la joie. Dans ce moment d’angoisse, elle était incapable d’y répondre. Se sentant plus effrayée tout à coup d’accompagner Jérôme que de le laisser seul poursuivre ses recherches, elle se détourna et dit simplement :
— Oui, moi, je rentre ; j’ai trop froid.
Et elle retourna rapidement sur ses pas. Une fois en sûreté derrière la porte fermée de sa maisonnette, elle murmura :
— Est-ce que cela va toujours durer ainsi ? C’est impossible. Je ne pourrais pas.
Et se plaçant devant la glace où, tous les jours, sans penser à considérer son image, elle allait tordre la masse épaisse de ses cheveux blonds, elle se regarda, attentive, jusqu’à ce que son sang circulât de nouveau librement dans ses veines. Dès que son teint eut reprit une apparence presque ordinaire, elle alla à la fenêtre, souffla son haleine brûlante sur une des vitres, débarrassa un coin du verre de son voile de givre et regarda dehors.
Jérôme marchait dans la plaine de neige, suivant pas à pas les traces du passage de son fils. De temps en temps, il se baissait et regardait longtemps le sol, puis il se relevait, mettait sa main en abat-jour devant ses yeux et questionnait la distance. Il alla ainsi devant lui jusqu’à l’endroit où Jules avait commencé de courir. Arrivé à ce point, il s’arrêta, hésita, puis revint hâtivement du côté de la maison. Catherine quitta la fenêtre au moment où il rentrait. Le sourire qu’elle avait ébauché avec effort s’effaça de ses lèvres dès qu’elle eut jeté les yeux sur son mari. Son air inquiet, soucieux, absorbé, la poignait.
Un instant l’envie de dire la vérité, d’avouer au père la faute du fils, de sortir à temps de ce marécage de tromperies, où elle allait s’embourbant, lui traversa le cœur. Un instant, elle hésita entre les deux chemins ouverts devant elle, dont l’issue lui était également inconnue, mais l’horreur de ce rôle de bourreau à jouer vis-à-vis de Jérôme raffermit sa résolution. Non, jamais Jérôme ne recevrait de sa main, sans nécessité absolue, cette blessure sans guérison.
Déjà Jérôme l’interrogeait : N’y avait-il pas eu de bruit autour de la maison pendant la nuit. N’avait-elle rien entendu ?
Elle répondit, sans le regarder :
— J’ai entendu le train d’une heure et celui de trois. Après ça j’ai dormi. Toute cette neige dans l’air, ça assomme.
Jérôme murmura :
— C’est étrange que tu n’aies rien entendu. Quelqu’un est venu de là-bas, il a du rôder tout près de la maison. C’est très étrange que tu n’aies rien entendu.
Elle parut se souvenir tout à coup d’une chose oubliée, importante, elle reprit précipitamment :
— C’est vrai, je me rappelle à présent. Au milieu de la nuit, j’ai eu un mauvais rêve. Je me suis réveillée en sursaut et j’ai eu très peur. Des choses, ici et là, craquaient comme cela arrive par le grand froid. Je n’ai pas pensé que ce pouvait être quelqu’un. Pourtant mon rêve m’avait fait si peur que j’ai mis le verrou.
— Ah ! voilà, dit-il, on t’aura entendue pousser le verrou, on ne te savait pas seule, on s’est sauvé.
Il reprit après un silence :
— Il fallait avoir un chien plus tôt, je savais bien, moi ! Maintenant c’est bon, j’irai le chercher aujourd’hui.
Contre son habitude, Catherine ne fit pas d’objection. La présence d’un chien semblait tout à coup un secours très utile pour les jours de contrainte qu’elle sentait venir. Jérôme s’en occuperait, et pendant ce temps elle aurait le loisir de se tracer un plan de conduite assez complet pour se mettre à l’abri du danger de se couper. Son ignorance absolue de la feinte, des subterfuges, des détours habiles et calculés l’exposait à se contredire trop ouvertement. Il s’agissait d’apprendre à fond la science du mensonge. Cette abominable science, qu’elle avait considérée jusque là comme un premier pas dans le chemin du mal, elle allait s’en imprégner religieusement pour éviter à Jérôme un déchirement trop douloureux.
Elle engagea son mari à s’en aller de façon à rentrer avant la nuit, et elle l’accompagna jusqu’à la limite où la neige amoncelée clôturait l’espace balayé devant la maison. Avant de la quitter, Jérôme lui dit :
— En passant, j’irai voir ce que fait Jules. Qu’est-ce qu’il peut bien devenir, ce garçon ? On ne le voit plus.
Catherine tressaillit. Les yeux fixés sur les traces de pas où le forfait de Jules restait écrit pour elle en lettres éclatantes, elle répondit d’une voix vide et basse :
— Ton fils n’a rien de toi, ni le visage, ni le caractère, ni… C’est à sa mère, qu’il ressemble, n’est-ce pas ?
La figure de Jérôme s’assombrit brusquement, et, de dessous l’arcade des sourcils ébouriffés, un éclair jaillit, très douloureux. Un instant les dents espacées se montrèrent à travers les lèvres charnues qui restaient entr’ouvertes, sans intention de sourire, de vraies dents de fauve aiguës et menaçantes. Il articula enfin :
— Ressembler à sa mère… lui… ce serait un…
Il s’interrompit sans achever sa pensée et après un court silence, il ajouta, les traits détendus :
— Le passé c’était l’enfer… Tandis qu’aujourd’hui, Catherine…
Catherine acheva d’une voix mal assurée :
— Aujourd’hui… aujourd’hui….
Et une bouffée de joie inattendue l’inonda. Il n’y avait plus d’ombre féminine entre Jérôme et elle. Quoiqu’il eût pu éprouver dans le temps pour une autre femme, rien n’en subsistait aujourd’hui qu’un souvenir lointain et amer. Qu’elle découvrît seulement un moyen de cacher au père la visite nocturne du fils jusqu’à ce qu’elle eût trouvé à la disparition de l’argent une explication quelconque, et, à travers l’épais nuage menaçant qui planait sur leur toit, des rayons de soleil filtreraient de nouveau plus chauds et plus vifs qu’autrefois !
Elle rentra chez elle l’esprit un peu détendu et jusqu’au soir, dans la solitude et le silence, elle songea à l’avenir avec des hauts et des bas d’espérance, un va-et-vient de joie et de tristesse, une sorte de remous incessant faisant, tour à tour, avancer et reculer les sensations anciennes de sa jeunesse, l’effroi de sa nuit de lutte avec Jules et les récentes émotions éprouvées en face de Jérôme.
La nuit tombait lorsqu’elle entendit enfin les souliers ferrés de Jérôme frapper le sol durci pour se débarrasser de leur garniture de neige. Elle prit aussitôt sa lanterne et sortit à sa rencontre. Tout de suite, elle l’aperçut clairement de l’autre côté de la voie dans la pénombre blanche des soirs de neige, et elle allait traverser les rails pour le rejoindre quand le sifflet de l’express du soir éclata tout près d’elle. Avec sa courte file de voitures éclairées, le train rapide passa comme un ouragan entre elle et Jérôme. Cela fit un frou-ou brusque dans le silence de la campagne, une déchirure d’air nette et sèche, puis les ondes invisibles se refermèrent et le bruit fugitif s’éteignit.
Jérôme tirait derrière lui une bête poilue, couleur de feu. À l’approche de l’étrangère le chien découvrit des crocs aigus, cruels, annonçant des instincts féroces. Mais déjà Catherine le flattait de la main.
— Oh ! le beau chien, le beau chien !
Et heureuse de la présence d’un tiers, utile sans être gênant, elle poursuivit :
— Où as-tu trouvé cette belle bête ?
Jérôme esquissa un geste lointain indiquant la plaine de neige qu’il venait de traverser, la plaine blanche, interminable, fermée ce soir-là par une buée glacée et il répondit :
— Jules m’a indiqué un endroit.
Catherine n’ajouta rien. Ce nom sur les lèvres de Jérôme réveillait en sursaut toutes ses inquiétudes ; cela la poignait d’une angoisse intense où la peur, l’amour, la pitié et l’horreur s’alliaient indistinctement.
Ils marchèrent quelques secondes en silence, côte à côte, sans se regarder. Ce fut Jérôme qui reprit le premier la parole. Il dit brièvement :
— Il y a du nouveau là-bas.
Catherine tressaillit. Quelle part de la vérité Jules avait-il avouée à son père, et de quels mensonges avait-il enveloppé le reste ? Elle articula sourdement :
— Du nouveau ? Quoi donc ? Est-ce ton fils…
En parlant, elle avait relevé sa tête baissée. Ses yeux effrayés rencontrèrent le regard de Jérôme, un regard profond, si plein de passion qu’une autre émotion que celle de la peur fit aussitôt battre son cœur.
Jusqu’à ce qu’ils fussent enfermés entre les quatre murs de leur maisonnette, ni Jérôme, ni elle ne prononcèrent plus une parole, mais à peine la porte se fut-elle close sur la campagne solitaire et muette, que Jérôme saisit sa femme dans ses bras. Il la serra dans un élan si brutal, qu’effrayée elle se débattit : elle se raidissait essayant de se dégager :
— Non… Jérôme, non. Qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce que tu as ? Réponds-moi d’abord.
Jamais elle n’avait vu son mari aussi violent dans ses démonstrations et ce nouveau l’inquiétait comme une menace. Ne s’emparait-il pas d’elle comme s’il avait cru pouvoir la perdre ? De nouvelles et obscures appréhensions surgissaient dans son esprit tendu. Elle continuait de protester sourdement :
— Non… non… Je veux savoir ce que tu as, tu n’es pas comme à l’ordinaire. Je veux savoir d’abord ce que tu as. On t’a dit, là-bas, des choses qui te tourmentent. Qu’est-ce que c’est ?
Il continuait à la tenir serrée, emprisonnée dans ses bras et son souffle pressé lui balayait la figure. Il dit enfin tout bas :
— Catherine, ma Catherine !
Et comme si ce mot eût suffi à rétablir l’équilibre de son esprit surexcité, il ajouta du même ton bas, sans cesser de la tenir pressée contre lui :
— Tu n’as pas besoin d’avoir peur de ce que les gens disent. N’y a-t-il pas quatre ans que nous sommes ensemble ? Est-ce que je ne sais pas bien aujourd’hui ce que j’ai fait en te prenant ? Aussi longtemps que je vivrai, personne ne te touchera, n’aie pas peur.
Catherine balbutia faiblement :
— Peur de quoi ?
Et sentant glisser de nouveau sous sa peau de blonde, une pâleur insolite et glacée, elle étendit la main vers la table où la lanterne allumée lui jetait en plein visage l’éclat réverbéré de sa flamme. Le rayon lumineux alla brusquement frapper le chien. Abandonné à lui-même, l’animal étranger furetait dans les coins avec de longs reniflements à ras du sol. L’éclat du feu lui passa devant les yeux comme un éclair. Il lança un aboiement strident et prolongé.
Jérôme et Catherine se séparèrent brusquement. Accoutumés au silence et à la solitude absolus de cette région déserte, une voix vivante éclatant à côté d’eux leur avait donné un choc imprévu. Ils restaient en face l’un de l’autre silencieux, éprouvant, mêlée à une étrange sensation de gêne, une fièvre qu’ils n’avaient jamais connue. C’était comme si, subitement, leur longue et pure union se trouvait soumise à la loi des passions de passage, hâtives et mauvaises.
Catherine fut la première à retrouver son sang-froid. La certitude que le fils était cause de l’étrange attitude du père la pénétrait d’une trop vive inquiétude pour s’en laisser distraire. Elle continuait à sentir le regard fixe et ardent de Jérôme attaché à tous ses mouvements et cette attention passionnée lui pesait, pour la première fois, comme une servitude mêlée de honte. Ce n’était pas ainsi que Jérôme l’aimait à l’ordinaire. Elle lui dit enfin, cherchant à dominer le tremblement intérieur qui secouait sa voix :
— Quelqu’un t’a mal parlé de moi, aujourd’hui, Jérôme. Et cette fois cela t’a chagriné. Cela t’a chagriné pour moi, mais aussi pour toi. Est-il possible que ce soit…
Elle s’interrompit, se ressaisit et ajouta :.
— Est-ce Jules qui t’a conté des histoires cette fois ?
Les yeux de Jérôme changèrent brusquement d’expression, ils prirent une couleur sombre, effrayante. Il articula froidement :
— S’il recommence, je le chasserai d’ici comme un chien.
Catherine réfléchit. Un fait lui devenait absolument clair. Jules, en découvrant que son père ignorait sa participation aux aventures de la nuit, s’était hâté de prendre les devants. Il avait inventé une histoire pour la noircir aux yeux de Jérôme et rendre, en cas de conflit, sa parole sans valeur. Mais quelle était cette histoire et comment avait-il pu lui donner une couleur de vérité suffisante pour inquiéter Jérôme ?
Un instant, elle hésita, tenant, entre ses mains inquiètes, la balance mystérieuse des événements. Devait-elle permettre à cet être pervers de se servir d’elle pour cacher sa vilenie ? Un instant elle songea à sa destinée qui avait été si sombre jusqu’à sa rencontre avec Jérôme, elle y songea avec une acuité si intense que la période de soleil qu’elle avait traversée depuis cette époque lui parut tout à coup confuse comme un rêve, puis elle dit tranquillement :
— Jules a le cœur léger et la langue souvent trop longue, mais ce qu’il dit, c’est sans méchanceté. On sait tous les deux ce que ça vaut.
Pendant que Catherine parlait, Jérôme avait capturé le chien au passage. Il s’était assis et il le tenait entre ses genoux, examinant d’un air préoccupé la mâchoire aux crocs méchants. Son examen fini il coucha l’animal sur le flanc et posa son pied pesant sur le pelage roux, touffu. La bête céda, resta immobile. Sans quitter des yeux l’animal dompté, Jérôme dit brusquement :
— Il voudrait se marier, ce garçon.
Catherine ébaucha un geste de surprise ; elle s’écria :
— Ah !
Mais il lui fut absolument impossible de rien ajouter.
— Une fille de par là, poursuivit Jérôme. Ca n’a pas le sou non plus. Mais Jules aura vingt-trois ans à la mi-janvier. Je n’ai rien à dire. Il est libre.
Et comme Catherine continuait de se taire, il ajouta :
— Tu as raison, il n’a pas le cœur mauvais ce garçon. C’est la langue qui l’entraîne. On le monte facilement et il ne sait rien garder pour lui.
Il y eut un moment de silence. Catherine approuvait de la tête.
Tout à coup repoussant le chien du pied, Jérôme se leva. Sa physionomie s’était éclairée. Il revint à Catherine :
— Dis-moi ce qui en est, toi-même, Catherine. Tu sais bien que je t’aime plus que tout au monde. Est-il vrai que ton père est libre et que tu l’as revu ?
Cette fois Catherine eut un sursaut de véritable stupeur. Elle entrevoyait une trame de mensonges si serrée qu’elle ne pourrait peut-être plus y échapper. Elle interrogea, à son tour, tremblante :
— C’est Jules qui t’a dit ça ?
— C’est un bruit qui court, il me l’a rapporté.
Il ajouta la voix brève, les dents serrées, l’œil sombre :
— Il n’y reviendra plus, sois tranquille.
Mais tout de suite, son visage reprit son air soulagé, il continua : — Dis-moi ce qui en est, toi, Catherine. Est-ce vrai qu’il est revenu ? Dis-le moi sans avoir peur que cela me fâche. Tu sais bien que je t’aime plus que tout au monde. Peut-être qu’il a besoin d’argent, il faut lui en donner. Est-ce que tu ne peux pas lui donner ce que tu veux sans me demander ? Mais pourquoi me laisser apprendre ça par ces sales langues de serpent au lieu de…
— On t’a menti, balbutia enfin Catherine blême, on t’a menti indignement et, toi, tout de suite, tu l’as cru.
Et elle pressentit tout à coup la vérité. C’était elle que Jules avait accusée d’avoir pris l’argent. L’histoire qu’il avait inventée pour se sauver en essayant de la perdre, c’était ça. Et pour rendre cette fable acceptable à Jérôme, il avait imaginé froidement le retour du malheureux disparu, le seul fait que sa vie de femme pure et solitaire permettait de supposer. Le soupçon éveillé de Jérôme, lui entrait plus avant dans le cœur que toutes les souffrances accumulées de sa longue jeunesse.
Elle répéta douloureusement :
— Et toi, tu l’as cru !
Jérôme l’attira brusquement à lui :
— Non, dit-il, je ne l’ai pas cru.
Et il la baisa coup sur coup sur les yeux, sur le front, sur la bouche ; il promenait ses lèvres sur ce visage décoloré avec un emportement presque brutal.
— Te soupçonner, toi, Catherine, de me cacher ce que tu fais ! Est-ce depuis hier que je te connais ? Croire à des racontars de vipère quand je te connais comme je te connais !
Il continua sans cesser de la tenir serrée contre sa poitrine :
— Et sais-tu ce que j’ai fait, moi, là-bas ? J’ai promis à Jules de lui donner, pour se mettre en ménage, la moitié de ce qui se trouve dans la boîte. C’est alors que… J’ai promis ça comme ça, sur le coup. Qu’est-ce que tu en dis ?
Tout en parlant il avait passé un bras autour de la taille de Catherine et il l’entraînait doucement du côté de l’armoire. Elle se taisait, opposant à l’effort qui la sollicitait, une résistance inerte. Le garde continua :
— Nous allons leur faire leur part tout de suite, à ces enfants. Ce sera une affaire finie.
Cette fois Catherine protesta faiblement :
— Ce soir… ? Non… Laissons ça pour demain. Voilà seulement que tu rentres. Nous compterons ça demain.
En même temps, elle colla sa joue livide au visage de Jérôme et elle l’enlaça de ses deux bras pour le retenir.
En face de l’horrible alternative de prendre sur elle le forfait de Jules ou de dénoncer au père la faute du fils, Catherine avait tout oublié, même la blessure d’un soupçon honteux. Elle ne pensait qu’à gagner une nuit de libre songerie pour se reconnaître dans la tortueuse aventure que la seconde trahison de Jules compliquait de difficultés nouvelles. Il lui fallait coûte que coûte quelques heures calmes pour se décider, choisir son chemin. Elle répétait :
— Pas ce soir… pas ce soir…
Et sa mortelle inquiétude se montrait à nu sans aucune précaution.
Jérôme s’arrêta surpris, il plongea dans les yeux de Catherine un regard aigu, et il murmura d’un ton sourd :
— Catherine !
En même temps, employant sa force brutale, il l’entraîna du côté de l’armoire.
De la main droite, comme Jules, l’avait fait pendant la nuit, il bouleversait la pile de linge ; il fouillait son propre bien avec la même hâte fiévreuse, éparpillant la toile propre remise en ordre, le matin, par Catherine.
Quand il posa la main sur la boîte, qu’il sentit sous ses doigts le froid du métal, il resta un instant immobile. Son impatience semblait se calmer, comme si la présence de cette boîte à sa place accoutumée détendait son anxiété.
Catherine avait cessé de résister. Elle se taisait. L’auréole de ses cheveux clairs accentuait sa pâleur de cire et, passive, elle attendait, les yeux mi-clos, la minute décisive, qui allait la forcer d’agir. Elle attendait, sans autre projet défini dans l’esprit que celui de se disculper en évitant, si possible, de trahir Jules. Toutes les cordes de sa volonté et de son amour se tendaient dans un suprême effort.
Une seconde passa ainsi, une seconde d’attente intense : elle passa brève comme l’éclair et Catherine se sentit libre. Jérôme tenait à la main la boîte vide et il la secouait stupéfait, tandis que d’une voix étranglée que Catherine n’avait jamais entendue, il répétait :
— L’argent n’y est plus !… l’argent n’y est plus !
— On t’a menti, balbutia Catherine éperdue. On a voulu me perdre auprès de toi. Celui qui a fait cela devait avoir un but. Il devait avoir un but !
En ce moment le chien, oublié dans un coin, se mit à gémir plaintivement, clameur effrayée d’une bête dépaysée, que son nouveau milieu inquiète.
Jérôme lui allongea un coup de pied brutal.
— Tais-toi.
L’animal poussa un cri bref, alla s’aplatir devant la porte et se mit à renifler bruyamment l’air froid qui passait sous le seuil. Jérôme reprit d’une voix pressante :
— Où est l’argent ?
Il restait la bouche entr’ouverte, découvrant les dents aiguës de son râtelier complet d’homme sain et vigoureux, les yeux fixés sur Catherine.
Catherine hésita. Nommer Jules dans ce moment, non, c’était impossible. Se pourrait-il que Jérôme ne la crût plus sans le secours d’une trahison ?
— Est-ce moi que tu accuserais d’avoir pris ton argent, demanda-t-elle enfin sourdement ? Moi, Catherine, je t’aurais volé, je t’aurais dépouillé ! Après ces quatre années passées ensemble, tu pourrais croire cela… tu pourrais croire cela ?… Non, ce n’est pas possible.
Jérôme la saisit par le poignet et l’attira sous le rayon de la lanterne. Une vive lumière inonda les traits pâles, les grands yeux bleus cernés, la toison blonde et frisée. Non, il était impossible que cette femme-là fût mêlée à d’hypocrites machinations ! Un instant, la souffrance aiguë qui lui tenaillait le cœur disparut ; mais elle le reprit presque aussitôt comme une griffe de fer qui se soulève et se replante.
L’histoire inventée par Jules lui repassait tout entière dans l’esprit, insidieuse et perfide. Exaspéré, il avait mis fin d’un mot aux confidences empoisonnées de son fils et il était revenu en courant, sûr que la vue de Catherine dissiperait, comme à l’ordinaire, les mauvaises vapeurs de calomnie dont on venait de l’envelopper.
Mais, cette fois, ce n’était plus le fantôme fuyant et oublié du passé qu’on avait fait danser devant ses yeux. C’était un fait précis, si solidement appuyé de vraisemblance et de justes prévisions, qu’en voyant Catherine suivre à la lettre le programme tracé par Jules, un doute imprévu venait de naître dans l’esprit de Jérôme, un doute horrible autour duquel tous les petits faits de la journée se groupaient avec une écrasante précision de détails.
La pâleur extraordinaire de Catherine, le soin qu’elle avait pris de balayer la neige autour de la maison, de grand matin, son silence absolu au sujet de la disparition de l’argent, qu’elle ne pouvait pourtant pas ignorer, sa visible inquiétude lorsqu’il s’était agi de toucher à la boîte ; tout cela se coordonnait, se consolidait, formait un ensemble si suivi que Jérôme, torturé, répéta sa question en la soulignant d’insistance :
— Où est allé l’argent, Catherine ? Je ne demande rien d’autre, mais, cela, dis-le moi. J’ai eu une autre femme avant toi. Elle me trompait de toutes les manières. J’ai souffert dix années avec elle, sans me plaindre à personne, dix longues années sans un jour de repos, et, maintenant, enfin, j’étais heureux avec toi ; si heureux ! Dis-moi seulement, où est allé cet argent, et je te croirai comme si la Madone, elle-même, descendait de l’autel pour me parler. Dis-moi seulement cela. Si tu l’as donné à ton père pour qu’il s’en aille et ne vienne plus jamais nous tourmenter par ici, dis-le. Pourquoi as-tu peur de le dire ? Est-ce que je ne t’aime pas plus que tout au monde ! Est-ce que ce qui est à moi, n’est pas à toi ? Mais je ne pourrais plus t’aimer comme autrefois avec ce secret entre nous. C’est ça qui me fait peur, c’est que je ne pourrais plus t’aimer tout entière comme autrefois.
— Je n’ai pas pris ton argent, balbutia Catherine, frémissante. Moi, te voler ! Je ne savais pas même ce qu’elle contenait, cette boite ! Pour personne au monde, pour personne, entends-tu, je n’y aurais touché. Est-il possible que du jour au lendemain tu ne puisses plus me croire ?
Entre les époux liés par une si étroite intimité, il y eut quelques secondes d’absolu silence. Jérôme reprit enfin d’une voix basse et pressante :
— Oui, je te crois, Catherine, mais ne me fais pas attendre plus longtemps. Dis-moi ce que je te demande. Où est l’argent ? Où est l’argent ?
Catherine demeura un instant silencieuse, les grands yeux bleus effrayés fixés sur les vitres gelées qui cachaient l’étendue de neige où tout le jour l’empreinte des pas de Jules était restée visible. Elle revoyait distinctement le jeune homme, souple et léger, bondir sous la claire lumière de la lune, en emportant son butin. Elle dit enfin, les dents serrées :
— C’est toi qui m’y force,… c’est toi.
Et, d’une voix rapide et basse, elle continua :
— Puisque tu veux absolument savoir où est ton argent, que c’est moi que tu accuses dans ton cœur, que tu ne me crois plus, va le demander à… à… ton fils. Lui seul…
Sans la laisser achever, comme si la proximité de cette femme tant aimée le brûlait tout à coup à vif, Jérôme la repoussa d’un geste énergique. En même temps des syllabes heurtées sifflèrent entre ses dents disjointes :
— Tu oses… tu oses ! La malheureuse, la malheureuse !…
Mais presque aussitôt sa colère s’anéantit dans l’intensité de sa douleur. Il se mit à pleurer entre ses mains avec des soubresauts violents. Depuis si longtemps étrangère au sanglot, sa poitrine se déchirait. Entre les sursauts de ses nerfs, il racontait tout haut sa peine, comme un enfant :
— Il m’avait bien dit que plutôt que de dire la vérité, tu l’accuserais, lui, lui, mon fils. Mais moi je l’ai fait taire d’un mot. Et voilà que tu l’accuses quand il n’y a plus d’autre moyen de me tromper, tu l’accuses comme il l’avait dit… Mais pourquoi me tromper ?… pourquoi me tromper ?
Longtemps, sans que Catherine sortît de son silence, il entrecoupa ses larmes de plaintes, de regrets, de reproches. Il pleurait la ruine de son bonheur, son passé détruit, son avenir empoisonné, tandis que la certitude de ne pas pouvoir se passer de la présence de Catherine se faisait peu à peu une place dans sa pensée, à côté de son désespoir. Pure de reproche ou souillée d’une faute, elle lui était aussi nécessaire que l’air qu’on respire. Il ne l’aimerait plus comme autrefois, mais elle continuerait à être à lui, elle lui appartiendrait même davantage depuis que, honteusement, dans les ténèbres, elle l’avait dépouillé de son bien.
Il découvrit tout à coup son visage désolé. Dans son œil noir une flamme mauvaise et inquiétante brillait. Il dit sourdement :
— Tu savais bien, que je ne pourrais pas vivre ici sans toi. C’est vrai, je ne peux pas.
Catherine, pâle et immobile, ne répondit pas un mot.
Jérôme poursuivit rapidement :
— Tu resteras ici et nous vivrons comme autrefois. Il n’y aura rien de changé. Seulement…
Il réfléchit quelques secondes sans trouver de terme correspondant à ce que serait cette nouvelle vie à côté d’une Catherine inconnue, d’une trompeuse, d’une voleuse, et brusquement le désespoir le reprit :
— Quand tu aurais pu d’un mot arranger les choses comme tu aurais voulu, me tromper ainsi ! Pourquoi as-tu fait cela, Catherine ?
— J’aurais dû te cacher jusqu’au bout toute la vérité, balbutia Catherine, voilà ce que j’aurais dû faire. J’ai eu tort de te dire la vérité, mais confesser une faute que je n’ai pas faite, je ne peux pas… Je resterai à côté de toi et nous vivrons la vie que tu voudras. Jamais je ne pourrai te rendre le bonheur de ces quatre dernières années. À quoi bon dire autre chose, tu ne me crois plus, d’un jour à l’autre tu ne me crois plus… Je resterai à côté de toi et tu feras de moi ce que tu voudras.
Les paroles de Catherine sonnaient claires comme de l’or. Jérôme hésita ; puis brusquement, il se dirigea vers la porte. Catherine le suivit pleine d’anxiété :
— Mais c’est la nuit… c’est la grande nuit qui vient. Où veux-tu aller si tard ?
Jérôme indiqua, par dessus son épaule, le côté de la campagne d’où il revenait à peine, et posant sur Catherine deux yeux fixes, ardents, il répondit :
— Je retourne là-bas.
La lune n’était pas encore levée. À peine voyait-on, à travers la brume opaque et rousse qui descendait jusqu’à la neige, la double rangée des rails luire faiblement ici et là en faisant courir sur le sol leurs quatre serpents d’acier.
Comme elle l’avait fait la veille, lorsque Jérôme s’en allait pour sa veillée solitaire, Catherine le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu, seulement la joie qui l’animait le soir précédent s’était évanouie. Quelques heures rapides avaient suffi pour lui enlever la tranquille possession de son bonheur. La tendresse de Jérôme, devenue le jouet d’un misérable, venait de chanceler sous ses yeux.
Par quels mensonges, par quelle tricherie, ce fils corrompu s’était-il, à ce point, emparé de la confiance de son père ? Jérôme croyait à la parole de Jules et doutait de la sienne à elle ! Il avait donc toujours, sans qu’elle s’en doutât, aimé ce fils pervers, plus qu’elle-même…
Elle souffrait affreusement de cette découverte et, en même temps, l’ancienne oppression de sa jeunesse lui revenait Elle sentait peser sur elle le poids, si connu, d’une responsabilité étrangère et, cette fois, le faix de cette vieille épreuve la brisait. Elle s’abandonnait à la fatalité sans résistance comme si le soupçon tenace de Jérôme avait détruit, à fond, le ressort de son énergie. Puisque Jérôme, sans la croire ! avait voulu revoir Jules, elle était perdue !
Quand elle ne vit plus devant elle que l’épais voile humide du brouillard d’hiver, elle rentra, et longtemps elle demeura songeuse. Elle s’efforçait en vain de retrouver son ancienne soumission passive vis-à-vis des caprices injustes de sa destinée. D’autres passions que celles de la résignation et du renoncement avaient habité son âme et la laissaient frémissante et révoltée. Jules lui inspirait une horreur où ne se mêlait plus aucune pitié. Ce sentiment nouveau s’alliait comme du fiel à sa douleur. Elle murmura enfin :
— Et c’est ce drôle, c’est ce drôle qui va décider de mon sort !
Son impuissance à dégager sa vie de l’engrenage compliqué où Jules l’avait enfermée, lui apparaissait clairement. En faisant surgir l’ombre oubliée de son père, à elle, il avait eu soin, sans doute, de peser sur la part de mal et de bien mêlée au sang que les parents lèguent à leurs enfants. Est-ce qu’elle ne connaissait pas depuis longtemps son adresse à tromper, sa souplesse hypocrite, ses ruses habiles ? Et, tout de suite, Jérôme l’avait cru ! Il avait donc toujours nourri, dans un coin secret de son cœur, l’obscure crainte de voir renaître en elle quelque vestige du passé ? Pas un moment, il n’avait songé que Jules aussi avait hérité du sang de sa mère ; c’était elle, Catherine, qui devait être la coupable ! Tout son bonheur passé n’avait donc été qu’une construction légère, sans autre assise qu’une fausse entente, une double erreur !
Elle se prit à gémir tout haut dans le silence et la solitude de sa retraite, si plongée dans sa peine qu’elle ne songeait pas même aux secours lointains de la religion. L’heure présente l’absorbait tout entière, la meurtrissant dans le passé, la menaçant dans l’avenir, et elle s’abandonnait au désespoir, la tête cachée dans ses mains.
Tout à coup elle tressaillit. Un souffle chaud venait de lui caresser la joue. Elle découvrit brusquement son visage. En face d’elle, les yeux luisants d’impatience, le chien couleur de feu la regardait fixement. Dès qu’il vit la figure de Catherine sortir de sa cachette, il aboya bruyamment en posant sur ses genoux une lourde patte jaune.
Catherine prit dans ses deux mains la tête intelligente et la pressa contre sa poitrine.
— Mon beau… mon beau…
La présence de cet animal, l’alliance tacite qui venait de se conclure entre eux, enlevait quelque chose à l’horreur de son attente solitaire. Ses larmes jaillirent enfin, pressées et bienfaisantes.
L’hiver s’acheva lentement et le printemps aussi passa.
Autour de la demeure du garde, des fleurs d’été, bigarrées et odorantes, commençaient à s’ouvrir. La clématite blanche grimpait le long des murs en s’accrochant aux aspérités de la pierre, et des capucines, aux tons crus, éclataient partout sur le fond éteint de leurs larges feuilles pâles. Au gré de leur caprice, elles projetaient jusque sur la terre dure des sentiers leur floraison envahissante. Aucune main n’avait, cette année-là, réprimé leur vitalité exubérante, personne n’avait pris soin de leur assigner des bornes définies ; elles fleurissaient librement sous la poussée de la sève d’été.
Dans la campagne, la solitude et le silence continuaient de régner. Pourtant, de loin en loin, un aboiement bref éclatait tout près de la maisonnette. L’oreille fine du chien avait saisi le passage de paysans venant travailler à la terre. Il allait flairer l’air du dehors en grognant sourdement jusqu’à ce que Catherine le rappelât auprès d’elle. La femme du garde et le chien étaient presque toujours seuls vis-à-vis l’un de l’autre et cet isolement absolu que Catherine préférait autrefois à toute autre condition d’existence, lui était devenu d’une tristesse insupportable. Dès que l’express de l’après-midi avait passé avec son bruit sifflant, elle appelait le chien, et ils s’en allaient ensemble rôder dehors dans le voisinage.
Le mouvement et le grand air la calmait un peu. Elle considérait d’un œil rêveur la patience obstinée de la nature qui recommence éternellement le même travail sans se décourager. Les bruits confus et incessants de la campagne, les bouffées d’air tiède, imprégnées du parfum fort de la marjolaine et du thym sauvage, toutes les harmonies subtiles de la terre leurraient sa peine. Elle se reprenait à espérer un miracle, toujours le même et elle envoyait vers la coupole fermée du ciel une supplication muette, ardente. Oui, un jour viendrait où Jules se repentirait de sa mauvaise action. Un jour elle reverrait face à face le fils de Jérôme, et il saurait alors ce que sa faute avait entraîné de conséquences. Il verrait de ses yeux que ce n’était pas son bonheur, à elle seule, mais aussi celui de Jérôme que le poison de paroles menteuses avait détruit.
Dès que le soleil descendait du côté des grandes forêts, que Catherine voyait son ombre s’allonger indéfiniment sur la blancheur du chemin, elle retournait rapidement sur ses pas, fouettée par la crainte d’arriver en retard et de trouver Jérôme installé avant elle devant une table non servie. Mais elle était toujours la première et dès qu’elle avait franchi le seuil de sa demeure l’oppression de sa vie nouvelle vis-à-vis de Jérôme lui écrasait le cœur. Elle attendait le retour du garde, l’esprit torturé d’appréhension.
Jérôme gardait avec elle un silence obstiné. Il mangeait les repas qu’elle lui préparait sans prononcer une parole puis, sans lever les yeux, il s’en allait.
Catherine avait en vain essayé de lui arracher le récit de son entrevue avec son fils. Il avait coupé court à son questionnaire d’un ton bref :
— Plus tard.
Une autre fois, elle lui avait offert en tremblant de le quitter, mais sans la regarder ni prendre le temps de réfléchir, il avait refusé d’un mot :
— Non, tu resteras ici.
Depuis ce moment, elle était la servante de son bon plaisir, l’esclave de toutes ses volontés. Il rentrait tard le soir, il sortait tôt le matin, et dès qu’il avait disparu, Catherine pleurait avec des frissons de dégoût qu’elle ne pouvait pas réprimer. Pourtant, malgré ses révoltes douloureuses, elle continuait de l’aimer. Son cœur battait encore à son approche, mais autrement qu’autrefois. L’attente joyeuse et impatiente des jours heureux avait fait place à une anticipation soucieuse et craintive. L’humiliant souci de sa jeunesse lui était revenu : l’opprobre d’une faute qu’elle n’avait pas commise l’enveloppait de nouveau de toute part, d’un réseau étroit, inextricable. Comme autrefois, elle cédait à la fatalité qui la condamnait à subir la peine méritée par un autre, mais son courage était mort et le chagrin la minait sourdement. Parfois, au milieu de ses courses vagabondes, elle voyait fuir le sol sous ses pieds et les nuages du ciel danser au-dessus de sa tête une ronde singulière. Elle s’asseyait alors un instant au bord du chemin et le chien, étonné, venait lui lécher les mains et la figure. Catherine caressait doucement le pelage touffu.
— Mon beau… mon beau…
L’attachement de cette bête était le seul réconfort qu’elle eût éprouvé depuis le commencement de son épreuve. Le chien ne la quittait jamais et souvent elle lui parlait tout haut de son chagrin. Tour à tour, comme Jérôme, cet animal savait être aimant ou cruel. Dans sa pensée Catherine les rapprochait inconsciemment. Elle prodiguait à l’un les paroles qu’elle n’osait plus dire à l’autre.
Jérôme ne s’occupait jamais du chien. Il ne le caressait ni ne le châtiait, il ne le regardait même pas. Il s’en allait les yeux baissés comme s’il craignait, en rencontrant le regard de Catherine, de faiblir dans sa résolution de silence.
Une fois dehors, quand le travail de son poste ne le réclamait pas, au lieu d’employer à la culture de son jardin ses heures de loisir comme autrefois, il allait s’enfoncer à quelque distance de sa maison dans un fourré d’arbrisseaux bas qui le cachait aux yeux de Catherine.
Il restait là de longues heures, couché sur le dos, le regard fixé sur l’étendue plate que le voleur de son argent avait traversée par la neige pour venir trouver Catherine au sourd de la nuit. Avec la patience tenace du chasseur à l’affût, jour après jour, il attendait le retour du père de Catherine, sûr de le voir poindre tout à coup au fond de la distance et prêt à lui faire payer coûte que coûte la perte de son bonheur. S’il ne se défendait pas, il le rendrait simplement à la justice ; s’il essayait d’échapper, alors, au prix de n’importe quel malheur, il le retiendrait et Catherine assisterait à leur lutte de tout près. S’il pouvait l’entendre gémir une seule fois tout haut de sa vilenie, peut-être qu’il pourrait lui pardonner.
Toutes les fois qu’il était obligé de s’en aller veiller à la cahute, Jérôme attachait le chien dehors à une chaîne d’acier fermée par un cadenas dont il emportait la clef. L’animal, habitué à une pleine liberté à côté de sa maîtresse, hurlait pendant des heures de suite, tandis que Catherine, tenue éveillée, l’écoutait attendant le passage des trains pour mesurer l’interminable longueur de la nuit. Et lorsqu’elle entendait le sifflet aigu traverser l’espace et le roulement brusque des voitures frôler sa maisonnette, il lui venait des envies, inconnues autrefois, de s’en aller, elle aussi, emportée bien loin par cette course rapide, de fuir ailleurs, dans des endroits nouveaux, où elle n’aurait pas goûté au bonheur.
Après ces nuits-là, elle se levait pâle, étourdie, épuisée et elle préparait le déjeuner de Jérôme sans y toucher. La vue des aliments la dégoûtait. Pour éviter que Jérôme s’aperçût qu’elle ne mangeait pas, elle donnait au chien tout ce qu’elle pouvait lui glisser sous la table sans être vue et l’animal, tous les jours plus démonstratif, l’adorait. Il la suivait partout, s’arrêtait où elle s’arrêtait, se tenait collé à ses jupons, jusqu’à ce que d’un mot elle le libérât :
— Va t’amuser, va.
Les jours de pluie, où Catherine gardait la maison, le chien restait couché à ses pieds des heures durant sans impatience ni ennui, prêt à bondir au moindre signe.
Avec cette garde-là, personne ne pouvait s’aventurer de nuit autour de la maison pendant les absences de Jérôme. Quand il était présent la surveillance était son affaire. Il laissait, sans paraître s’en apercevoir, grandir la préférence du chien pour Catherine. Mais un jour où, comme à l’ordinaire, il sortait de table, sans avoir levé les yeux, il appela la bête et voulut l’emmener avec lui. Mécontent, l’animal se mit à grogner, se laissant tirer par son collier jusqu’à la porte. Jérôme, impatienté, le frappait, le maltraitait, le domptait tandis que Catherine, épouvantée, murmurait :
— Va t’amuser, va t’amuser !
Pendant plus d’un mois, jusqu’à ce que le chien eût appris à lui obéir sans marchander, tous les jours Jérôme le prit avec lui.
Restée seule, Catherine réfléchissait. Cette subite fantaisie qui la privait de son fidèle compagnon la surprenait profondément. À force d’y penser, elle se l’expliqua. Ce que Jérôme attendait dehors en compagnie de cette bête dangereuse, c’était le retour du visiteur nocturne qu’il croyait être son père, à elle. Chose étrange, au lieu de l’affliger, cette découverte lui fit du bien. La certitude que Jérôme était rongé comme elle par le regret du passé, qu’il ne pouvait pas mieux qu’elle s’accoutumer à une vie incomplète et humiliante, apaisait son angoisse solitaire. Lorsque le chien rentrait et, fou de joie, l’étourdissait de caresses, elle baisait à plusieurs reprises la tête intelligente.
— Mon beau… mon beau…
Et il lui semblait que cet animal, que Jérôme venait de châtier ou de flatter en pensant à leur bonheur perdu, lui devenait plus cher que dans le passé.
Des semaines passèrent ainsi lentement et enfin aux chaleurs ensoleillées et sèches de l’été succédèrent de courtes journées grises, mortes, où la lumière s’endormit au fond des brumes d’automne. Une humidité crue sortait de la terre. Elle s’élevait, ici et là, comme une fumée au ras du sol, roulait sur l’herbe brûlée des prairies des lambeaux d’écharpes diaphanes qui allaient se perdre dans l’atmosphère brumeuse.
Le grand silence d’hiver approchait. Jérôme et Catherine allaient y rentrer, comme ils en étaient sortis quelques mois auparavant, sans que ni l’un ni l’autre eût fait un pas pour franchir la distance qui les séparait.
Mais pendant ces longs mois de souffrance silencieuse, Catherine avait perdu sa fraîcheur de blonde. Ses joues s’étaient creusées, ses yeux aux paupières froissées avaient pris un éclat trop vif. La chevelure, crépue et abondante, qu’elle tordait derrière la tête, n’encadrait plus qu’une toute petite figure détruite.
Il lui arrivait quelquefois, tant sa fatigue était grande, de s’étendre tout habillée sur son lit, tandis que le chien la guettait d’un œil inquiet, et l’agaçait de sa grosse patte impatiente.
Un soir que, comme à l’ordinaire, le repas silencieux fini, Jérôme s’en était allé sans la regarder, elle se traîna jusqu’au lit et s’y jeta. Elle n’en pouvait plus. Avant de prendre un peu de repos, il lui était impossible d’achever le travail de la journée. Il faisait encore jour et, à travers les vitres, elle voyait le ciel gris, uni, étendre à perte de vue, sans trouée ni déchirure, sa couleur éteinte et triste.
D’ordinaire, quand elle demeurait ainsi étendue immobile sur son lit, son excessive fatigue se dissipait peu à peu, elle pouvait songer à son chagrin avec moins d’effort. Mais ce jour-la, elle ne pouvait pas même penser. Toute la nuit précédente le chien, attaché à sa chaîne, avait hurlé dehors bruyamment et, pas une minute, Catherine n’avait dormi. Une lassitude écrasante l’assoupissait. Les membres engourdis et les idées confuses, elle flottait dans un monde vague, où les choses cruelles de sa vie perdaient leur aiguillon acéré sans que ce changement lui donnât de la joie.
Tout à coup, arrachée à ce sommeil léger et incomplet, elle sursauta sur son lit. Près de la porte, le chien aboyait d’une voix furieuse en découvrant toutes ses dents féroces. Surprise, Catherine s’assit sur son séant et elle appela l’animal d’une voix sourde :
— Ici.
Et comme il continuait d’aboyer malgré ses caresses, elle le frappa sur la tête pour la première fois de sa vie. Le chien, étonné, se tut. Il se coucha à plat ventre, les pattes de devant allongées dans une attitude d’attente agressive.
Le cœur de Catherine s’était mis à battre ; elle ne pouvait presque plus respirer et elle murmurait les dents serrées :
— Mon Dieu, mon Dieu… Si c’était lui… si c’était lui… enfin…
Longtemps l’espérance de voir le fils de Jérôme revenir à elle, pénitent, l’avait possédée, mais depuis des mois Catherine avait cessé de croire à ce repentir. Elle ne conservait plus que l’ardent désir de revoir un jour le jeune homme, face à face, de pouvoir une seule fois lui faire toucher du doigt son crime et lui crier tout haut son infamie.
Au sortir de son somme maladif, sa pensée flottante avait tout de suite pris une forme et un son. Elle balbutiait, affolée, l’oreille tendue :
— Jules… Jules…
Et pour retenir le chien, elle avait passé son doigt à l’anneau d’acier. Il continuait de grogner sourdement, retroussant ses lèvres noires pour mettre à nu ses crocs méchants. Tout à coup, il fit un bond, échappa à Catherine et courut à la porte.
Catherine sauta vivement sur ses pieds et, chancelante, elle s’appuya au bois du lit. Au même instant la porte s’ouvrit. Jérôme entra. Il avait la figure rouge et échauffée. Il s’approcha de Catherine et, sur un ton d’ardente prière, il l’implora, le souffle court, haletant :
— Catherine, dis-moi que c’est toi !
Elle tressaillit jusqu’au cœur à ces paroles où l’amère et incurable douleur se trahissait tout haut, mais elle répondit sourdement :
— Ce n’est pas moi.
Sans la regarder, Jérôme siffla le chien et sortit. Aussitôt dehors, l’animal jeta un aboiement strident qui s’acheva dans un cri bref, puis Catherine n’entendit plus rien. Elle resta appuyée à son lit, regardant dehors le ciel morne qui s’éteignait de plus en plus. Elle avait les joues en feu, les membres glacés et, dans les oreilles, un bruit de tambour mêlé à une rumeur de cascade lointaine. Ses tempes battaient la mesure, une mesure sèche et précipitée.
Une heure passa lentement, toute une heure d’attente immobile et silencieuse, et le crépuscule acheva d’envelopper la campagne. Tout à coup le long du châssis de la porte une fente de lumière se dessina. Catherine poussa un cri sourd :
— Jérôme est-ce toi ?
Aussitôt l’ouverture s’agrandit, un homme se faufila à l’intérieur et referma vivement la porte derrière lui.
— Ah ! murmura une voix basse et étouffée, c’est bien ce que je croyais, mon père n’est pas ici. C’est ce chien du diable qui m’a fait peur.
Catherine, les lèvres blêmes, balbutia :
— Voilà ce que tu as fait… voilà ce que tu as fait…
Elle ajouta sans reprendre haleine :
— Tu m’as tuée, voilà ce que tu as fait.
Dans le jour mourant, elle distinguait très bien la haute taille droite, la membrure souple, la figure imberbe restée presque enfantine de son beau-fils, et, frémissante, elle regardait cet ouvrier de son malheur dont le premier mot n’exprimait ni regret, ni repentir. Toutes les espérances fondées sur cette rencontre lui échappaient brusquement. La présence de Jules, au lieu d’alléger son supplice, lui paraissait au contraire une source de nouvelles menaces. Elle reprit froidement :
— Viens-tu rapporter ce que tu as pris, où viens-tu achever ce que tu as commencé ? Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Dis vite, je n’ai pas peur de toi.
— Vous êtes bien toujours la même, dit Jules, d’un ton agité. Vous ne pensez qu’à vous. Il n’y a que vos peines et vos joies qui comptent. Les autres peuvent se morfondre dans les difficultés, cela vous fait, ça.
Et il fit claquer le pouce et l’index d’un geste méprisant. Il reprit aussitôt du même ton inquiet.
— Cette femme que j’ai épousée est une guenille, une rien du tout. Voilà ce que j’ai à dire, moi. Il lui faudrait des mille et puis des mille pour se nipper à sa guise et elle ne serait pas encore contente. Et maintenant voilà ce qu’il y a ; je ne fais pas de grandes phrases, moi, je dis les choses comme elles me viennent, voilà ce qu’il y a. Si personne ne m’aide à sortir du bourbier où je suis, je n’ai plus qu’à m’en aller, comprenez-vous. Il faut que je m’en aille très loin dans les mauvais pays où la fièvre tue le monde.
Et brusquement son arrogance tomba. Il poursuivit d’une voix changée et suppliante :
— C’est vrai que je n’ai pas été très gentil pour vous, mais ça s’est arrangé tout seul presque sans que je m’en mêle. Mon père m’a fait peur… Il m’aurait écrasé… tandis qu’à vous il pardonne tout. Maintenant vous voyez bien que les choses ont tourné contre moi. Je suis cent fois plus malheureux que vous ; ça doit vous contenter. Tenez, soyez gentille comme autrefois, aidez-moi encore cette fois, cette seule fois, et je vous jure que ce sera la dernière : ça, je le jure.
Catherine écoutait, muette, couler ce flot de paroles, où pas une fois l’idée de repentir n’apparaissait. Pliée presque toute sa vie sous le faix d’une faute étrangère, cette insouciance vis-à-vis d’un mal réel, commis sciemment la bouleversait. Cela la troublait si profondément que toutes ses angoisses passées et présentes, son mépris et ses rancunes se noyaient dans un étonnement poignant. Elle commença d’une voix entrecoupée d’émotion :
— C’est là tout ton regret de ce que tu as fait, du mal que tu as fais volontairement à ton père et à…
Mais sans même achever sa phrase, elle s’interrompit net. Dans le carré clair que la fenêtre coupait dans l’ombre, elle venait de voir passer la silhouette de Jérôme. Distinctement elle l’avait vue apparaître un instant sur le fond gris de l’air et aussitôt la pensée que le père avait assisté, invisible, à son entretien avec le fils, qu’il avait reconnu la voix et saisi les paroles la glaça d’épouvante. Son horreur pour l’audace endurcie de ce drôle et son âpre désir de réhabilitation étaient balayés par la crainte d’une explication immédiate entre le père et le fils. Elle saisit le bras de Jules des deux mains et elle poussa le jeune homme du côté de la porte :
— Va-t’en, va-t’en…
Et comme il restait immobile avec un vague sourire de pitié sur ses traits anxieux, elle poursuivit en indiquant du doigt la fenêtre derrière laquelle Jérôme, tapi comme un chasseur à ï’affut, les surveillait, sans doute, elle poursuivit hâtivement :
— Ton père… ton père… je l’ai vu, il est là. Il ne faut pas qu’il te voie. Va-t’en… Laisse la porte ouverte… tout ouverte.
Jules pâlit affreusement et comme si les craintes de Catherine n’avaient rien d’exagéré à ses yeux, il courut à la porte, mais sur le seuil, il s’arrêta indécis. Il balbutiait haletant :
— Le chien… le chien…
— Passe devant la maison et laisse la porte ouverte, tout ouverte.
Jules se glissa dehors, laissa la porte ouverte et s’enfuit en courant. Catherine le vit bondir comme un écureuil par-dessus la double rangée des rails et le souvenir de la fuite nocturne du fils de Jérôme se réveilla. Tout ce qu’elle avait souffert depuis ce moment lui revint avec une intensité pénétrante. Quoi qu’il advint, désormais, le bonheur des anciens jours était perdu pour elle. Jamais l’opprobre où elle avait vécu à côté de Jérôme ne pourrait s’effacer de sa mémoire ; la trace en avait été gravée au fer rouge sur son âme. Jules continuait de courir sans se retourner et Catherine, le cœur plein d’amertume, le regardait fuir à travers champs. Mais tout à coup elle se redressa, fit quelques pas du côté de la porte et elle cria d’une voix aiguë, stridente :
— Ici… ici…
Le chien, lancé en pleine course, s’arrêta brusquement.
De la même voix perçante, Catherine répéta son appel :
— Ici… ici… ici…
La queue basse, l’animal revint sur ses pas, rampa à contre-cœur dans la maison et vint se coucher, docile, aux pieds de sa maîtresse.
Jérôme avait suivi le chien à la course. Au moment où Jules pour se défendre de cette bête furieuse qui allait l’attaquer, se retournait brusquement, le père et le fils se trouvèrent face à face.
Il y eut un silence de quelques secondes, un silence écrasant :
— Chien ! siffla enfin Jérôme entre ses dents disjointes, c’est toi qui es le chien !
Et du fouet qu’il employait à châtier l’animal, il frappa le visage de son fils.
Jules s’éloigna, affolé, trébuchant sur les obstacles, se rattrapant et se reprenant à courir. Jérôme retournait rapidement du côté de sa demeure. Il y entra vivement tout essoufflé :
— Catherine… Catherine…
Mais Catherine gisait inanimée à côté de la porte avec une figure de cire au milieu de son épaisse et ondoyante chevelure blonde.
Il l’enleva entre ses bras comme une plume et la posa sur le lit :
— Catherine… ma Catherine…
Agenouillé à côté d’elle, il roulait sa tête sur les couvertures de droite à gauche avec un mouvement inconscient de balancier.
— Ma Catherine… réveille-toi… Mon Dieu, mon Dieu… est-ce qu’elle est morte ? Catherine… Catherine…
Toute la nuit, il l’appela ainsi sans qu’elle l’entendit. Pas même le bruit grondant de l’express nocturne ne la tira de son insensibilité. Quand enfin elle ouvrit les yeux, l’aube naissait… Un nouveau jour était venu.
En proie à une fièvre ardente, Catherine demeurait indifférente à ce qui l’entourait. Pendant le jour, plongée dans une torpeur pesante, elle recevait les soins de Jérôme sans s’en apercevoir ; dès que le soleil baissait à l’horizon, elle sortait de sa léthargie et divaguait, les joues en feu. Confondant ses chagrins passés, avec sa peine récente, elle interpellait tour à tour son père et Jules, les accusant tous les deux du vol nocturne. Elle ne prononçait jamais d’autre nom, et Jérôme, attentif à scruter les paroles incohérentes qui sortaient des lèvres fiévreuses, y cherchait en vain le sien.
Le chien, attaché jour et nuit à sa chaîne, hurlait presque sans cesse. Quelquefois, quand la plainte désolée devenait trop constante, Catherine s’agitait visiblement. Alors seulement, Jérôme allait détacher l’animal. Le chien se glissait dans la chambre et comme autrefois, lorsque Catherine épuisée s’étendait un moment sur son lit, il la harcelait de sollicitations. De sa langue chaude, il lui léchait la figure, il la tourmentait de caresses impatientes jusqu’à ce que, exaspéré de l’indifférence de sa maîtresse, il lui aboyât son chagrin en plein visage. Jérôme allait le rattacher à sa chaîne et, à son tour, il essayait de réveiller l’attention de sa femme :
— Catherine… Catherine…
Il l’appelait d’une voix tendre, rauque, timide. Pendant des heures, sans se lasser, il l’appelait, les yeux fixés sur le visage détruit. Tout ce qui n’était pas en rapport direct avec son inquiétude ardente, il l’effaçait de sa pensée comme un détail insignifiant. D’abord sauver Catherine, il songerait à son fils ensuite.
Sauf les nuits de veille réglementaire où, forcément, il devait s’absenter, personne que lui n’approchait de Catherine. Ces nuits-là, une femme venait de la ville veiller la malade. Elle s’installait au chevet du lit et jusqu’à ce que Jérôme s’en allât, elle lui racontait les petites nouvelles de son milieu. Il la laissait bavarder à son aise sans l’écouter et l’heure venue il s’esquivait sans lui répondre. Une seule fois, elle réussit à l’arracher à son mutisme.
Après avoir remis en ordre la chambre négligée et s’être installée à sa place ordinaire auprès de Catherine, elle dit d’un ton apitoyé :
— C’est vrai ce qu’on dit que votre fils est parti soldat en Afrique ? Un seul fils ! Ce serait tout de même trop dur, ça.
Jérôme, sur le seuil, prêt à sortir, se retourna. Son visage assombri s’était contracté. Il articula nettement, d’un ton sec, froid, cassant :
— Je n’ai pas de fils.
Et il s’en alla rapidement. Le visage banal et fatigué de la veilleuse s’alluma d’une intense curiosité. Elle alla ouvrir la porte derrière Jérôme et le regarda s’éloigner du côté des grandes forêts. Puis elle vint se rasseoir à côté de Catherine, en murmurant :
— Est-ce que le chagrin lui troublerait l’esprit à présent ? Il ne leur manquerait plus que ça.
Trois semaines s’écoulèrent lentement sans que Catherine sortît de son apathie. Un soir, enfin, que Jérôme avait détaché le chien et que la bête, impatiente, se livrait auprès de sa maîtresse, à ses démonstrations ordinaires, Catherine souleva sa main pesante et murmura :
— Mon beau !
Jérôme anxieux se pencha aussitôt sur elle :
— Catherine, Catherine… c’est moi !
Elle le regarda longtemps, attentivement, puis elle ferma les yeux et ne dit rien.
À partir de ce moment, la fièvre la quitta, mais elle restait languissante, refusait de se nourrir et ne parlait jamais de se lever. Des heures et des heures, Jérôme restait assis à côté d’elle à la regarder sans rien dire. La distance qui les avait séparés subsistait quoi qu’il fît pour la franchir ; elle subsistait malgré le bouleversement de ses convictions et, cette fois, elle venait de Catherine. D’une façon indéfinissable, mais certaine, Catherine avait changé. Lorsque Jérôme rencontrait son regard, elle ne le détournait pas, mais il n’y voyait plus les mêmes choses qu’autrefois et cette différence le poignait, le déchirait, lui rendait fidèlement les souffrances qu’il avait lui-même infligées naguère à sa femme. Sans s’apercevoir de sa figure flétrie, il s’était remis à l’aimer aussi ardemment que dans les jours disparus, où, bravant tous les obstacles, il l’avait voulue et épousée ; il éprouvait à côté d’elle une frayeur de tout jeune garçon qui n’a jamais parlé d’amour.
Ils ne se disaient presque rien, comme si le long silence où ils avaient vécu fût devenu une habitude impossible à briser, que le pli de tant d’heures écoulées fût désormais ineffaçable ou que le désaccord latent de leur pensée leur fût constamment sensible.
Un jour enfin Jérôme se décida à secouer le poids de cet éternel silence qui l’étouffait. En rentrant d’une de ses tournées d’inspection, encore tout imprégné d’air frais et stimulé par la rapidité de sa course, il s’approcha de Catherine.
Il faisait encore grand jour et la figure blanche s’enfonçait dans l’oreiller, perdue dans un creux, toute petite. Jérôme prit entre ses deux mains cette tête amincie, chétive, osseuse, et il demanda tout bas :
— Est-ce que tu ne pourras jamais me pardonner ?
Une rougeur fugitive colora le visage de Catherine ; elle s’agita un moment comme si elle cherchait, sans le trouver, un lien entre les choses passées et les choses nouvelles, puis elle dit doucement :
— C’est fini !
Et avant que Jérôme eut le temps de renouveler sa prière, elle lui posa la question que depuis des jours elle retournait dans son esprit sans oser la formuler :
— Où est ton fils ?
Jérôme lâcha la tête blonde embroussaillée. Pour la première fois, il venait d’apercevoir, à travers les traits changés, le masque effrayant de la mort. Comme le jour où il avait trouvé Catherine inanimée sur le sol, il s’abîma à côté du lit :
— Catherine, tu ne vas pas mourir ?
En tâtonnant, Catherine chercha la tête qui oscillait sur ses couvertures dans un balancement douloureux, inconscient, et sa main s’y posa, légère comme, une caresse maternelle :
— Jérôme… Jérôme.
Un instant, avec la fixité de croyance qui ne l’avait jamais quittée, même aux jours de sa pleine félicité, elle songea à l’opprobre à effacer de sa vie, à sa lointaine et triste jeunesse, à son père… puis, elle ajouta :
— Cette fois, j’ai tout payé.
Et elle réfléchit quelques secondes, rassemblant toutes ses forces pour accomplir un dernier acte difficile. Ce que Jérôme aurait voulu entendre, elle ne pouvait pas le lui dire. Elle n’avait plus le sentiment qu’elle avait eu. Si même elle revenait à la santé et à la vie, ce qui avait été ne serait plus. Toute une existence de soins ne ressuscite pas la fleur qu’un pied brutal a écrasée. Dans son âme fruste, mais délicate, elle sentait cela confusément et elle cherchait à laisser derrière elle un héritage de vérité, où aucun venin ne se mêlât.
Jérôme continuait à la questionner en gémissant :
— Est-ce possible, Catherine ? Tu ne pourras donc jamais me pardonner, jamais ?
Elle lui répondit enfin lentement :
— Je n’ai rien à pardonner, rien. Ton erreur m’a brisée, voilà tout. Cela m’a brisée jusqu’au fond. Et maintenant il me reste autre chose à te dire. Tu as quelque chose à faire quand je serai partie. C’est cela qu’il me reste à te dire.
Et avançant sa tête amaigrie, elle regarda Jérôme de tout près, en répétant sa récente question :
— Ton fils ?… Où est-il ?
Jérôme ébaucha un geste violent, un geste de menace, mais il ne répondit rien.
Catherine souligna sa demande d’un ton pressant :
— Dis-moi où il est ?
— Le menteur, balbutia Jérôme les dents serrées, fils de sa mère, le drôle !
— Et pourtant, dit Catherine sourdement, c’est pour lui que tu dois vivre.
Jérôme tressaillit. Que voulait-elle dire, Catherine ? Ah ! oui… c’était cela… elle voulait… Il la comprenait bien à présent. Il reprit, suffoqué :
— Oui, je te vengerai. Catherine, mais tu vivras, tu ne me laisseras pas seul, tu vivras !
Elle s’agita. Elle ne trouvait pas dans sa tête fatiguée les paroles nécessaires pour éclairer cette pensée qui si longtemps s’était mêlée à la sienne sans effort.
Elle dit enfin :
— C’est ton fils ; la chair de ta chair, ton sang, une partie de ton âme. Il faut le sauver, entends-tu. Promets-moi, promets-moi…
Elle s’interrompit, réfléchit quelques secondes et ajouta :
— Promets-moi que tu vivras jusqu’à ce que tu l’aies revu.
Ce que voulait Catherine, cette fois Jérôme le saisit confusément. Ce n’était pas seulement au fils qu’allait sa pitié, c’était aussi au père. Il s’écria douloureusement :
— Je promets… je promets… mais ne me quitte pas, Catherine, ne m’abandonne pas, ne me quitte pas encore.
Un silence tomba. Tout à coup dans la chambre où le jour mourait un hurlement de bête éclata, un long cri déchirant. Jérôme se leva, courut au chien et le châtia, mais Catherine l’appela d’une voix faible :
— Ici… mon beau.
Quelques jours plus tard, Jérôme rentrait de nuit de la ville. Il pleuvait à torrents et à travers son gros manteau de drap, la pluie l’avait trempé à fond. Sur ses talons le chien suivait, la tête basse, mouillé jusqu’aux os lui aussi, penaud et transi. Cependant, dès qu’il fut à l’abri sous le toit familier, l’animal secoua, joyeux, son pelage roux et courut au lit. Longuement il flaira avec bruit les couvertures en désordre, puis il se mit à chercher dans la chambre. Il courait partout, inquiet, fouillant les angles et les recoins.
Jérôme s’était assis. Il restait à côté de son foyer éteint, suivant d’un œil absent les allées et venues du chien.
La solitude de cette maison vide le pénétrait d’un froid glacial. Il n’avait pas prévu que ce pût être aussi horrible, non. Cela dépassait la somme de peine qu’il pouvait porter. Il grelottait dans ses habits mouillés, tandis que le chien poussait de longues plaintes de détresse. Fatigué de ses recherches vaines, l’animal avait fini par monter sur le lit et il grattait dans les couvertures en reniflant bruyamment. De temps en temps, il dressait la tête et hurlait la gueule ouverte. Dans le coin de la chambre, derrière le lit, l’horloge continuait à scander la fuite des secondes de sa voix sèche et menue, et son cadran d’émail fixait le vide d’un œil rond, indifférent et mort. Jérôme ne voyait ni n’entendait rien. Il restait abîmé dans la considération du fait brutal qui venait de s’accomplir dans la journée. Catherine était à jamais perdue pour lui.
Ce ne fut que lorsque le premier train de nuit passa qu’il sursauta sur sa chaise comme si ce bruit familier le ramenait enfin aux réalités nécessaires de son existence. Il sortit de son abattement, alluma le feu, puis il alla soulever le rideau de mousseline et regarda par la fenêtre. Il faisait une nuit noire, trempée, lugubre ; des nuages très bas, pesants, roulaient leurs masses sombres les unes sur les autres, comme si jamais cette provision d’eau ne pourrait tarir, mais les quatre sillons brillants tracés sur le sol par la double rangée des rails restaient visibles. Dans deux heures le grand express nocturne passerait là comme un ouragan !
Jérôme retourna s’asseoir auprès du foyer où la flamme, en pleine activité, faisait craquer le bois sec avec des éclats d’étincelles et de brusques sifflements. Toute la chambre s’était éclairée d’une lueur ardente et gaie. Des vêtements trempés de Jérôme, une buée s’élevait et l’enveloppait. Au milieu de ce brouillard des souvenirs se mouvaient avec une extraordinaire netteté. Pas à pas, Jérôme refaisait toute son histoire depuis le jour où Catherine l’avait aimé jusqu’à celui où Jules l’avait faussement accusée. Arrivé à ce point, il s’arrêtait et recommençait comme si le reste n’existait plus ou que sciemment il évitât d’y arrêter sa pensée.
Et tic tac… tic tac… les secondes continuaient à s’enfuir en emportant les minutes. L’heure aussi passait.
De temps en temps, Jérôme levait la tête et, attentif, il écoutait dans la nuit pluvieuse, mais l’eau qui continuait à tomber lourdement et les gémissements continuels du chien lui remplissaient les oreilles d’une rumeur trop proche pour distinguer un son à distance.
Une sorte de calme pesant lui était venu. Il murmura :
— Quand j’entendrai siffler…
Et il se remit à penser à sa vie heureuse du temps où Catherine l’aimait.
Tout à coup un son aigu perça les ténèbres, comme un cri d’appel.
Jérôme se leva d’un bond et se précipita dehors.
L’œil rouge de la locomotive avançait dans la nuit avec une vertigineuse rapidité. Le dernier coude tourné, le train accourait comme un monstre avide et cruel traînant derrière lui sa courte queue enflammée.
Encore quelques secondes et cette misère humaine que rien ne pourrait consoler, serait guérie, détruite, anéantie.
Jérôme, les bras ouverts, les yeux fermés, attendait debout, sans bouger. Ses lèvres entr’ouvertes murmuraient :
— Catherine… Catherine…
Tout à coup au milieu du bruit de la pluie, du grondement des roues, des aboiements furieux du chien, du sang qui lui martellait les tempes, Jérôme crut entendre, tout près de lui, deux mots qui se détachaient, brefs et clairs, du vacarme étourdissant ; cela sonnait dans sa tête comme un bruit tout proche de fanfare :
— Promets-moi… promets-moi…
Au même instant, fendant la nuit, le train passa comme un éclair et s’enfuit à travers la pluie.
Jérôme debout à côté de la voie, le front inondé d’une sueur froide, acheva les dents serrées :
— … que tu vivras jusqu’à ce que tu l’aies revu.
Il continua sans reprendre haleine :
— C’est ta chair, c’est ton sang, c’est une partie de ton âme !
Et à pas lents il rentra dans le domicile où, à tour de rôle, il avait connu, à côté de Catherine, le bonheur et le désespoir.
À travers la ruine de ses joies, il entrevoyait confusément autre chose que sa douleur, une raison de vivre que Catherine lui imposait comme un devoir. Il murmura à plusieurs reprises d’une voix étouffée :
— Sauve ton fils… sauve ton fils…
Comme Catherine avait bien deviné la lâcheté qui le terrasserait en face d’une vie sans elle ! Sa sollicitude lui avait préparé une tâche. Elle lui ordonnait de vivre pour son fils. C’était une existence nouvelle qu’il fallait commencer, terne et pesante, une longue suite de jours sans joie, remplis d’un effort, peut-être inutile, pour arracher une proie au vice et au crime ; c’était le sacrifice de sa colère et de sa rancune.
Sa tendresse paternelle, jadis si ardente, restait sourde et engourdie au fond de son cœur.
Il alla retomber à la place qu’il venait de quitter dans la ferme intention de fuir la solitude glacée où Catherine l’avait abandonné, et il s’écria douloureusement :
— Catherine… Catherine, si au moins tu m’avais aimé jusqu’à la fin comme au commencement !
Et il cacha sa figure entre ses deux mains, mais ses yeux restaient secs ; il ne pouvait pas pleurer. À la voix de Jérôme, le chien avait bondi jusqu’à son maître. Il lui balayait les mains et la figure de sa langue satinée. Depuis la brusque sortie de Jérôme au moment du passage du train, l’animal avait cessé ses recherches ; il s’était assis en face de Jérôme, surveillant tous ses mouvements.
Ainsi que Catherine l’avait fait le soir où elle était restée seule, livrée à l’angoisse d’une attente pleine de menaces, Jérôme découvrit son visage et regarda le chien.
Oh ! comme Catherine avait aimé ce fidèle compagnon de son épreuve ! Jérôme revoyait les caresses de sa femme, ses attitudes, ses soins pour cette bête associée à tous les détails de leur malheur. Il entendait la voix bienveillante appeler : « Mon beau »…
Tout à coup, il saisit la tête intelligente, l’approcha de sa figure et murmura :
— Sauver mon fils !
Et il ajouta d’un ton sourd :
— Mon beau… mon beau…
Et enfin son cœur éclata. Il pleura.