Les Idées modernes sur les enfants/VII.1


CHAPITRE VII

Les aptitudes



I

la corrélation des facultés intellectuelles.

Étudier les aptitudes individuelles des enfants, c’est aborder une de ces questions qui nous intéressent tous, à cause de leur portée pratique, non seulement pour l’enseignement de l’école, mais encore pour l’avenir de chaque enfant, car le choix de sa carrière ne devrait pas être fait sans qu’on examinât quelles sont ses aptitudes. Si on prenait cette précaution on diminuerait certainement le nombre des déclassés, des mécontents ; on augmenterait le rendement économique de tous en mettant chacun à sa vraie place, et ce serait là, probablement, un des moyens les plus simples, les plus naturels, les meilleurs, de résoudre, au moins partiellement, quelques-unes de ces irritantes questions sociales qui inquiètent tant d’esprits et qui menacent l’avenir de la société actuelle.

Mais que sait-on des aptitudes individuelles des enfants ? En pratique, il y aurait un moyen, non de résoudre la question, du moins d’en prendre quelque idée. Ce serait d’interroger les enfants, de les faire un peu causer sur ce qui leur plaît le plus et le moins dans leurs études, et, après avoir noté leurs appréciations, de voir si elles s’accordent avec leurs aptitudes réelles ; ou encore, autre moyen, on devrait leur laisser le choix entre plusieurs travaux différents et voir lequel ils préfèrent constamment. Mais cette étude a-t-elle été entreprise ? Ces aptitudes ont-elles été définies ? A-t-on cherché la possibilité de les utiliser ? A-t-on fait un rapprochement entre les aptitudes mentales des enfants et les métiers et professions dont ces aptitudes les rendent capables ? Malheureusement non. Tout ce qu’on sait, c’est que la question existe ; on s’en est préoccupé, on a même fondé des sociétés tout exprès pour l’étudier, mais rien, ou presque rien n’a été fait jusqu’ici.

J’ouvre le plus récent traité de pédagogie ; il a paru en décembre 1908 ; j’y lis les lignes suivantes :

« … Les enfants du même âge ne possèdent pas toutes les facultés mentales au même degré : c’est la grave question des aptitudes particulières, qu’une longue et délicate observation peut révéler seule aux maîtres. Il y a dans chaque classe des types intellectuels différents suivant la prédominance chez les enfants de telles et telles facultés. » Voilà la question posée ; mais c’est tout. Les auteurs n’ajoutent pas un mot, ils ne donnent pas un seul exemple de ces aptitudes particulières ; bien véritablement ils ne savent rien de plus.

D’autres comprennent au moins qu’il y a là une question grave et ils la traitent de leur mieux, sans se dissimuler combien ils l’ignorent. L’un d’eux, tout dernièrement, donnait dans un journal de pédagogie une série d’articles sur le thème séduisant de l’école sur mesure. Homme d’esprit, il menait sa démonstration avec brio. Il commença par rappeler qu’autrefois l’usage avait été de confondre tous les enfants, quels qu’ils fussent, dans la même classe. On s’aperçut d’abord que quelques-uns ne profitent pas de l’enseignement parce qu’ils ne voient pas, et quelques autres parce qu’ils n’entendent pas ; on fit donc une première séparation et on organisa des écoles spéciales pour les aveugles et les sourds-muets. Ensuite, on remarqua que certains enfants ne peuvent pas suivre les leçons parce qu’ils manquent d’attention ou qu’ils sont débiles d’intelligence ; on vient de les séparer aussi du reste des élèves, et en ce moment on s’occupe de créer pour eux des classes spéciales, dites classes d’anormaux. L’auteur annonce que ce même travail de sélection devrait se continuer en éliminant des classes ordinaires les débiles de corps, pour lesquels on organiserait des écoles de plein air. Ce n’est pas tout, et l’auteur, poussé par l’élan qu’il s’est lui-même donné, en vient à déclarer que les normaux doivent à leur tour être divisés en un certain nombre de catégories, suivant leurs aptitudes, reconnues par des maîtres ou des spécialistes, et qu’à chacune de ces catégories il va falloir donner un enseignement différent, différent surtout au point de vue professionnel. Puis l’auteur s’arrête là. Toute sa bonne volonté ne lui permet pas d’aller plus loin que cette conclusion un peu vague.

Je crois bien que, malgré sa réserve finale, il n’en a pas moins commis une grosse erreur : c’est d’avoir eu seulement l’idée qu’il est possible de diviser les normaux en groupes aussi tranchés que les sourds, les aveugles et les anormaux. Il oublie que ce qui caractérise un normal, c’est qu’il n’est pas un être d’exception, mais un être moyen dont les caractères sont ceux d’une moyenne. S’il existe dans l’humanité des aptitudes diverses, soyons bien certains que le normal, c’est-à-dire l’individu moyen, les possède toutes à quelque degré et que c’est là précisément ce qui fait qu’il est un type indifférent, bien équilibré et sans marques propres. Ceci soit dit sans même envisager tous les inconvénients très grands qu’il y aurait à spécialiser de trop bonne heure des enfants, à leur donner un enseignement adapté à des aptitudes qu’ils peuvent ne pas avoir ou qui peuvent changer avec l’âge, ou dont l’utilisation peut changer aussi, dans un milieu aussi instable que nos sociétés modernes. Nous ne voyons pas ce que la liberté individuelle gagnerait à la reconstitution de ces jurandes et maîtrises de l’ancien temps qui emprisonnaient les ouvriers dans des métiers fermés.

On le devine par ces quelques détails, la question que nous abordons est entièrement nouvelle ; elle ne fait pas actuellement partie du domaine de la pédagogie ; elle consiste surtout en travaux de laboratoire, en recherches très spéciales dues à des psychologues, comme Stern, en Allemagne, pour ne citer qu’un des noms les plus autorisés. Nous allons nous inspirer de ces études, en même temps que des nôtres, qui sont fort anciennes, mais nous les exposerons à un point de vue plus nouveau, plus nettement moderne ; au lieu de les traiter en curiosités de psychologie, nous chercherons leur utilisation pratique et, à la suite de chaque constatation, nous nous adresserons, comme un refrain, la question suivante : « À quoi sert cette observation ? »


Nous allons donc parler dans tout ce qui suit d’aptitudes partielles, particulières. Que faut-il entendre au juste par cette spécialité, cette particularité de certaines aptitudes ? Il faut entendre qu’elles ne sont pas en corrélation avec le reste des études. Supposons qu’il s’agisse de la matière d’enseignement . Quand nous disons que cette matière suppose des aptitudes particulières, nous voulons dire que les élèves qui excellent en peuvent être médiocres pour l’ensemble des autres études et qu’à l’inverse les élèves qui sont médiocres en peuvent exceller dans les autres études. Il est donc nécessaire, pour se faire une notion de l’indépendance de certaines aptitudes, d’étudier les corrélations pouvant exister entre les succès et insuccès dans certaines branches et les succès et insuccès dans d’autres branches ; cette analyse des corrélations est très compliquée, car elle exige qu’on opère sur de grands nombres d’élèves, afin d’éliminer la part du hasard. Les méthodes qu’on emploie à cet effet sont nombreuses, et quelques-unes d’entre elles font intervenir les mathématiques supérieures. Nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans ces détails, mais il paraît juste de donner au moins une idée de la méthode la plus simple qui puisse être employée. Il y a la méthode du rang, que nous avons nous-même imaginée avec V. Henri[1] ; il y a aussi la méthode de Pearson et les calculs de Spearmann[2], et enfin une dernière méthode, la plus simple de toutes, celle des moyennes, qui a été employée dernièrement par Ivanoff[3] ; celle-ci exige des documents nombreux, mais les calculs, par compensation, sont courts. Disons en quoi elle consiste. Il s’agit de savoir si l’aptitude en dessin, par exemple, va de pair avec l’aptitude pour l’écriture. Dans l’ensemble des divers élèves, il y en a 20 % qui sont forts en écriture ; dans le groupe des bons dessinateurs, cette proportion monte à 28 %. La différence, est égale à 8 %. Cet écart de pourcentages, rapporté lui-même au pourcentage de l’aptitude moyenne à l’écriture donne . Nous avons là un coefficient qui, corrigé comme il convient, donne la mesure de la corrélation cherchée ; si la corrélation dessin-écriture est de 40 % et que la corrélation dessin-calcul soit de 13 % il est clair que cette seconde corrélation sera beaucoup plus faible que la précédente.


Si jamais question fut controversée, c’est bien celle de la valeur des corrélations. Deux opinions absolument contradictoires sont en présence, et toutes deux revendiquent la force des preuves. D’après l’une, qui a été soutenue avec ardeur par l’Américain Thorndike[4], l’esprit ne serait qu’une collection absolument hétéroclite de facultés qui sont comme juxtaposées, mais restent rigoureusement indépendantes. L’opinion inverse, soutenue par l’Américain Spearmann[5], avec un grand luxe d’appareil mathématique, est que l’intelligence est une, qu’il existe en chacun de nous une faculté méritant le nom d’intelligence générale, et qu’on découvre une correspondance entre le degré de toutes nos activités, même les plus éloignées ; il y en aurait une par exemple entre l’habileté à percevoir des sensations et l’habileté à se tirer d’affaire dans la vie. C’est juste le contre-pied de l’opinion de Thorndike. À tout prendre, ce sont des thèses extrêmes, et il y a comme des vérités de juste milieu que de telles controverses laissent debout. Si on examine spécialement le cas des écoliers et les aptitudes qu’ils présentent pour les diverses matières qui leur sont enseignées, on peut formuler à ce sujet diverses observations qui restent justes et démontrées, quelle que soit la thèse extrême à laquelle on se rallie. D’abord, il est établi qu’on ne rencontre jamais une corrélation extrêmement faible, c’est-à-dire une indépendance presque absolue, entre une matière d’enseignement et l’ensemble des autres matières. Le système de corrélations qu’on arrive à dégager est beaucoup plus compliqué. Prenons le dessin, puisqu’il vient d’être bien étudié par Ivanoff. Le dessin passe, et avec raison selon nous, pour une des aptitudes les plus indépendantes qui soient, mais le dessin ne jouit pas de la même indépendance vis-à-vis de toutes les matières ; si la corrélation avec les langues, par exemple, et avec le calcul est faible, la corrélation est assez forte avec les travaux manuels, la rédaction, la géographie. Autre remarque : il n’existe point de corrélations inverses ; être fort dans une branche n’est pas une raison pour être faible dans une autre ; si quelques élèves n’excellent dans une branche que parce qu’ils en négligent plusieurs autres, ce sont là des circonstances fortuites, qui pourraient ne pas être, et non des résultats inhérents à la nature des choses ; les aptitudes ne s’excluent pas, voilà le fait important à retenir, et on peut toujours rencontrer des esprits complets qui les réunissent. Dernière remarque, la plus importante de toutes. Il existe une faculté qui agit en sens inverse des aptitudes, c’est l’application générale au travail. Tandis que les aptitudes donnent des succès partiels, l’application générale au travail exerce une action niveleuse et assure un succès dans toutes les branches qui sont abordées. Il en résulte que l’effet des aptitudes se voit moins bien lorsqu’on a affaire à un groupe d’élèves très studieux ; ils remplacent la vocation par de l’effort, et les calculs que font des théoriciens à la recherche des corrélations, s’en trouvent obscurcis.

  1. Binet et Henry. La fatigue intellectuelle, Paris, Schleicher ; conférer Sée : Une formule mathématique applicable aux recherches de psychologie, Bulletin de la Soc. de l’Enfant, Paris, Alcan, 1904, no 17.
  2. Spearmann. The Proof and Measurement of Association between two Things. The American Journal of Psychology, 1904, XV, p. 72. Voir aussi, ibid, XV, p. 201.
  3. E. Ivanoff. Recherches expérimentales sur le dessin des écoliers de la Suisse romande. Arch. de Psychologie, 1908, no 30.
  4. Thorndike. Educational Psychology, New-York, 1903, p. 28.
  5. General Intelligence, objectively Determined and Measured. American Journal of Psychology, XV, 8, 1904 ; p. 201.