Les Idées modernes sur les enfants/VI.6

VI

une erreur de pédagogie


Je termine en exposant une observation particulière, prise sur une jeune fille de ma famille. Ce sera une occasion de montrer en quoi doit consister l’entraînement de la mémoire que je viens de préconiser. Cet entraînement ne consiste pas à faire sans méthode beaucoup d’efforts de mémoire ; des efforts mal dirigés ne serviraient à rien, sinon à décourager la personne. Il est nécessaire de connaître les règles de l’entraînement, car si on ne les connaît pas on ne fera aucun progrès. C’est ce qui arriva à la jeune fille qui va servir à ma démonstration.

Mathilde a vingt ans environ ; elle prend depuis plusieurs années des leçons de chant ; elle a la voix juste, elle a du goût ; elle travaille avec plaisir son chant, mais elle est désolée depuis quelque temps du résultat qu’elle obtient : elle se trouve dans l’impossibilité presque absolue d’apprendre un morceau et de le chanter par cœur. Elle ne peut chanter qu’à la condition de jouer le chant au piano ou de suivre son professeur qui fredonne et indique l’air. D’où vient cette difficulté ? Mathilde a de la mémoire, et même beaucoup de mémoire pour la littérature et pour les événements de la vie quotidienne ; n’en aurait-elle pas pour la musique ? C’est bien possible, car la mémoire musicale est une des plus spéciales que l’on connaisse. Je l’interroge ; je lui demande quels sont les morceaux que son professeur lui donne à apprendre. Elle me répond qu’elle est depuis six mois sur l’air du Vallon, de Gounod ; elle n’est pas encore arrivée à en chanter vingt mesures sans le secours du piano. Les interrogations multiples que je lui adresse finissent par la rendre consciente de la cause de son échec. Quand elle cherche à chanter toute seule, de mémoire, l’air du Vallon, elle a une tendance continuelle à détonner, c’est-à-dire qu’elle altère légèrement la hauteur de quelques notes pendant qu’elle chante, elle s’entend et ne s’aperçoit pas du changement qu’elle a introduit ; naturellement elle retient ce changement, car la mémoire n’est pas sélective. Par conséquent, lorsqu’elle revient à son cahier de musique, elle a besoin non seulement d’apprendre de nouveau ce qu’elle ne sait pas, mais encore de bannir de sa mémoire le souvenir de sa première exécution ; elle doit faire un double travail et toutes ses tentatives pour se rendre maîtresse du morceau ont ce même effet déplorable. Cela explique bien qu’elle ne fait aucun progrès.

Quelle conclusion tirer de cette analyse ? Dirons-nous que Mathilde n’a point du tout de mémoire musicale et qu’elle ferait bien d’abandonner le chant ? Non. Tout le monde a de la mémoire ; Mathilde en a, mais elle n’en a pas autant que l’exigent les morceaux qu’on lui fait étudier. La méthode qu’on lui impose est défectueuse. Les morceaux de musique ne sont pas tous de difficulté égale ; il faudrait commencer par cultiver sa mémoire en lui faisant apprendre des morceaux faciles, qui seraient à sa portée ; peu à peu, très lentement, on augmenterait la difficulté du travail. En suivant cette marche, on aurait tout bénéfice. Mathilde ne se découragerait pas et, au lieu d’abîmer sa mémoire musicale comme elle le fait actuellement, elle l’augmenterait.

Voilà quel fut le conseil que je donnai. Mais ce conseil ne fut pas suivi ; il ne pouvait pas l’être ; le professeur de chant ne l’accepta pas. Ce professeur de chant était une dame qui, malgré sa grande instruction musicale et son titre de premier prix du Conservatoire, se faisait une très vague idée de la pédagogie. Lorsque Mathilde lui expliqua qu’elle manquait de mémoire musicale, son professeur l’arrêta et lui parla en ces termes brefs et décisifs :

« Si vous n’avez pas de mémoire, cela prouve que vous n’êtes pas musicienne ; dans ce cas, il n’y a rien à faire ; renoncez à la musique. Vous me dites que, vous avez besoin d’exercer votre mémoire ; exercez-la donc en apprenant l’air du Vallon que je vous ai donné ; tous les morceaux présentent la même difficulté pour la mémoire, car ils sont tous composés des mêmes notes. Vous me dites enfin que vous aimeriez vous entraîner avec des morceaux plus faciles ; je ne puis pas, je ne dois pas vous donner un morceau plus facile ; cela ne me convient pas. Faites ce que je vous dis, ou cherchez un autre professeur. »

Je ne critiquerai pas point par point cette déclaration de principes. Je remarquerai seulement combien il est erroné d’affirmer que tous les morceaux de musique présentent la même difficulté pour la mémoire, sous prétexte qu’ils sont tous composés des mêmes notes. À ce compte, il serait aussi facile de faire apprendre à un enfant une phrase de Pascal qu’une phrase de Berquin, parce que ces deux phrases sont composées des mêmes lettres. Le seul mot juste du discours de cette dame est le mot de la fin : elle conseillait à Mathilde de changer de professeur.

J’ai rapporté cette histoire pour montrer combien il est important de cultiver la mémoire selon une méthode rationnelle d’entraînement. Avec une méthode défectueuse, non seulement on ne fait aucun progrès, mais encore on compromet ce qu’on a de mémoire ; au lieu de se rapprocher du but, on s’en éloigne.

À l’appui, je citerai un autre exemple. Celui-ci m’est personnel, et on m’excusera de me mettre en scène. Je ne parlerai pas de musique, mais de bicyclette ; mais la mémoire des mouvements n’est pas soumise à d’autres règles que la mémoire des sons ; c’est toujours une mémoire, et elle se cultive de la même façon.

J’étais à un âge où l’on apprend déjà difficilement la bicyclette ; à douze ans, m’assure-t-on, on n’a pas besoin de leçons ; mais à quarante ans, l’apprentissage est plus rude. Je voulus m’exercer seul, dans un jardin, le mien, qui est petit et planté de gros arbres, et le sentier que je parcourais était un lacet aux tournants brusques. Je ne puis pas dire le nombre de fois que je tombai sur les arbres ; au bout de deux mois d’essais, je ne faisais aucun progrès, et je n’étais pas arrivé une seule fois à faire le tour complet du jardin. Aux vacances, nous allâmes habiter un pays de plaine, avec de grandes routes droites, sans talus ni fossés, qui avaient 10 et 12 mètres de largeur ; ces routes, c’étaient pour moi l’équivalent des morceaux de musique très faciles qui convenaient à notre élève de chant. Mon éducation de cycliste fit des progrès qui m’étonnèrent ; j’appris à faire des virages dans de grands carrefours ; et à la rentrée d’octobre, quand je me retrouvai dans mon jardin, je pus en parcourir les méandres à bicyclette avec la plus grande facilité. Je suis absolument persuadé que si j’avais continué à faire mes essais pendant tout l’été dans mon jardin, je ne serais pas parvenu en octobre à le parcourir une seule fois sans tomber. Les exercices sur route large m’avaient seuls permis de faire mon éducation musculaire. C’est ainsi qu’après avoir perdu beaucoup de temps, je m’étais enfin souvenu de cette règle élémentaire pour apprendre quoi que ce soit, il faut aller du facile au difficile. La règle est si simple qu’il suffirait d’un peu de bon sens pour l’imaginer.