Les Idées modernes sur les enfants/VII.2

II

remarques sur quelques aptitudes scolaires

Il existe plusieurs manières d’étudier les aptitudes des enfants : l’une consiste à prendre l’une après l’autre les diverses branches d’enseignement et à rechercher celles qui présentent entre elles le plus de corrélation, celles aussi qui en présentent le moins ; l’autre étude est plus ambitieuse ; elle s’élève au-dessus des exercices scolaires et cherche à deviner quels sont les caractères mentaux typiques, dont les aptitudes diverses sont des conséquences.

Nous allons dire quelques mots de ces deux études différentes.

Première aptitude particulière, la musicale ; on sait que la musique est un art qui donne à beaucoup de gens des émotions intenses ; d’autres y restent absolument réfractaires. Les uns, et c’est la majorité, 90 % environ, ont la voix et l’oreille justes, les autres ont la voix et l’oreille fausses ; et cette différence creuse entre les uns et les autres un véritable fossé. Inutile d’ajouter que les aptitudes musicales manquent souvent chez des natures qui sont par ailleurs fort intelligentes. Il y aurait de longs développements à écrire sur la sensibilité musicale, sa mesure, les indications et contre-indications pédagogiques de la musique, mais nous nous excusons de nous abstenir, le sujet nous paraît un peu spécial et la place nous fait défaut.

Le dessin est à citer aussi parmi les aptitudes particulières : c’est presque un don de naissance. Toute personne appliquée peut arriver à copier à peu près convenablement un modèle, mais le dessin de mémoire ou d’imagination est refusé à un grand nombre. Comme pour la musique, c’est une lacune qu’on rencontre chez des personnes très intelligentes. Je me rappelle un savant qui un jour s’est senti incapable de représenter par le dessin un chien assis ; il ne voyait pas ce que le chien pouvait bien faire de ses pattes. Il y a même des peintres qui dessinent mal et sont surtout coloristes : témoin Rembrandt, qu’il est intéressant de comparer à ce point de vue à Holbein. La question de savoir sur quelle faculté repose le don du dessin est assez obscure, car le dessin en devenant habituel perd beaucoup de ses éléments conscients. Il en est du dessin comme de la parole ; celui qui parle d’abondance et avec facilité ne sait vraiment pas comment il fait pour parler ; il n’a pas une représentation claire de la phrase avant de la prononcer, il ne sait que très vaguement les mots qu’il va employer ; il a plutôt le sentiment abstrait de ce qu’il veut dire, et sa parole se conforme à ce plan. De même, un dessinateur très exercé voit le dessin sortir de son crayon, il sait bien ce qu’il veut faire, mais il a de la peine à expliquer comment il se représente son dessin avant de l’exécuter. Ce qui est bien certain, c’est qu’en quelque manière il faut avoir en soi une notion de la forme pour pouvoir l’exprimer. Cette notion est-elle une représentation visuelle, et dirons-nous qu’un dessinateur doit avoir le don exceptionnel d’évoquer des images visuelles des choses ? Peut-être, et nous préférons en tout cas cette explication à celle qui voudrait faire du dessin un art entièrement moteur, car la mémoire motrice ne peut donner un ensemble de relations spatiales. Mais ce qui importe le plus, ce n’est pas la puissance naturelle de visualisation, c’est l’exercice, le savoir et le goût acquis en visualisant ; grâce au savoir, à l’expérience acquise, on a en soi des plans, des schèmes de dessins, on sait comment se présente l’anatomie d’une personne en telle attitude, et cela facilite énormément l’exécution d’un dessin qu’on veut faire de mémoire ou d’imagination, comme cela facilite la critique des dessins d’autrui. Il est évident qu’une visualisation médiocre avec beaucoup de savoir rend plus de service pour dessiner que la visualisation intense de celui qui ne sait rien, et qui n’a jamais étudié ni analysé un objet au point de vue de la reproduction de sa forme.

Sur l’enseignement du dessin, il faudrait présenter aussi de bien longs développements. Le principe en est inscrit à la fin de notre chapitre sur l’intelligence (p. 158). Nous y avons dit notre préférence pour la méthode active, comprise dans son sens complet. Une longue expérience a montré qu’il est néfaste d’imposer à l’enfant qui commence à dessiner la reproduction de figures géométriques, pour cette raison mal interprétée qu’elles sont plus simples que la figure humaine et les objets usuels. Cet enseignement les décourage ; ils dessinaient avant d’entrer à l’école, et l’école les dégoûte du dessin. Il faut leur laisser faire du dessin libre, parce que c’est là leur goût de nature ; on interviendra ensuite pour guider et corriger ce dessin libre ; on utilise ainsi une force naturelle qui est en eux, au lieu de la détruire. Il y a longtemps que les écoles américaines nous en ont donné l’exemple.

Je me rappelle toujours à ce propos l’erreur que j’avais commise autrefois avec mes jeunes enfants. À cinq et six ans, ils faisaient d’instinct du dessin libre ; ils en faisaient beaucoup, et y prenaient un plaisir extrême ; ils regardaient souvent les objets, mais pour y trouver des renseignements qu’ils transportaient ensuite dans leur dessin ; l’idée ne leur venait presque jamais de dessiner d’après nature. Je croyais que c’était là une méthode déplorable ; mon respect pour l’observation en était choqué ; il me semblait que l’art ne progresse que par l’imitation directe, fidèle, respectueuse de la nature. Heureusement, je n’intervins pas, et mes enfants continuèrent à dessiner d’après leur instinct. Ils sont revenus tout doucement, et d’eux-mêmes à l’étude de la nature.

L’orthographe naturelle est une aptitude scolaire dont l’existence a été signalée depuis longtemps par les maîtres. Il y a des enfants qui savent l’orthographe, non pas d’instinct, sans l’avoir apprise, ce serait méconnaître tout ce qu’il y a d’artificiel dans l’orthographe, mais bien en se donnant infiniment moins de mal que d’autres écoliers qui n’arrivent pas à posséder une orthographe aussi correcte. C’est surtout pour l’orthographe d’usage que la supériorité des premiers s’accuse. Mais à quoi tient cette prédisposition ? On n’en sait rien. On ne peut faire que des conjectures. Voici la nôtre.

Nous apprenons l’orthographe à la fois par l’audition et par la vue ; mais c’est par la vue surtout ; et deux démonstrations nous en sont fournies ; la première par les expériences de Belot[1] qui a trouvé que si on compare l’orthographe de deux groupes d’élèves, dont les premiers l’ont apprise par présentation visuelle, les seconds en écoutant l’épellation du maître, on constate que les premiers se rappellent mieux l’orthographe : ils font 65 % d’erreurs dans des conditions où les seconds en font 72 %. Le second argument est fourni par les aveugles ; quoique beaucoup plus intelligents que les sourds-muets, les aveugles mettent moins bien l’orthographe. Pourquoi ? C’est qu’ils ne l’apprennent pas par la vue.

On sera donc porté à conclure que les écoliers qui savent le mieux l’orthographe ont, toute chose égale d’ailleurs, une meilleure mémoire visuelle que la moyenne ; seulement la mémoire visuelle ne suffit pas, il faut encore l’employer, avoir le goût de la lecture, et beaucoup lire, de manière à emmagasiner l’orthographe d’un grand nombre de mots ; on acquiert même ainsi l’habitude des règles d’accord, car la lecture répétée nous apprend tout cela ; elle apprend aussi bien que l’orthographe d’usage les règles de grammaire ; ces règles, même si l’on est incapable de les formuler ou de les raisonner, on est capable pourtant de les appliquer. C’est ainsi que nous nous expliquons comment il se trouve qu’un élève soit fort en orthographe et au contraire faible en dessin, ou qu’il présente la combinaison opposée ; dans les deux cas, il peut avoir de la mémoire visuelle ; mais l’ayant employée différemment, il en reçoit des services différents.

L’aptitude au calcul mental et aux mathématiques est encore au nombre des aptitudes spéciales. Le calcul mental peut être développé par l’exercice chez de très jeunes enfants, et les calculateurs prodiges débutent du reste fort jeunes, il y en a eu de trois ans. C’est une faculté qui repose essentiellement sur la mémoire, car il faut, pour mener à bonne fin le problème, conserver le souvenir de l’énoncé, puis lorsqu’on a fini une opération partielle, se rappeler cette solution, ne pas l’embrouiller avec celle de l’énoncé, faire de même pour une autre opération partielle, tout retenir sans rien confondre, jusqu’à ce qu’enfin on soit arrivé à la solution.

Ainsi, je veux multiplier mentalement 122 par 122 ; c’est une opération que je choisis exprès très simple, si simple qu’elle n’exige même pas qu’on sache sa table de multiplication, car tout le monde peut multiplier par 2 ; la difficulté de l’opération ne relève donc pas du calcul, mais uniquement de la mémoire. Je commencerai par exemple par multiplier 122 par 100, j’arrive à 12 200 ; et il faut que je fasse un grand effort pour retenir ce premier produit partiel ; ensuite, je multiplie 122 par 22 ; cela n’est pas facile pour moi ; je m’avise alors de multiplier 122 par 10, puis de doubler ; 122, multiplié par 10, cela fait 1 200 ; doublé, cela fait 2 400 ; je multiplie enfin 122 par 2, cela fait 242. Or, la grosse difficulté, c’est pendant que je trouve 242, de ne pas oublier 2 400 ; de même, pendant que je trouve 2 400, de ne pas oublier 12 000. Je suis obligé sans cesse de revenir en arrière, de me répéter les produits partiels déjà acquis, afin de les vivifier dans la mémoire et même, de temps en temps, je les perds ; et il faut que je recommence toute l’opération qui me les a fait trouver. Il est évident, d’après cette analyse, que le calcul mental exige une mémoire très sûre, permettant de tenir à sa disposition tous les chiffres dont on a besoin.

Une autre remarque bien intéressante est à faire ; c’est au sujet de la qualité de mémoire qui est nécessaire au calcul mental.

On croyait autrefois que c’était essentiellement une mémoire visuelle. On supposait que le bon calculateur mental calculait de tête comme sur le papier, et que mentalement il voyait le papier ; mais on a su depuis que s’il y a des calculateurs visuels, il y en a d’auditifs ou plutôt de moteurs, et que ces derniers ne voient pas les chiffres, mais les entendent, ou se les disent, et qu’en se les disant, ils calculent aussi bien que s’ils les voyaient. Le procédé seulement est un peu différent, car d’ordinaire, tandis que le visuel fait l’opération comme sur le papier, le moteur la décompose. Ainsi, s’agit-il de multiplier 125 par 142, le visuel opérera en commençant par la droite, et multipliera 125 par 2, puis par 4, puis par 1, et fera l’addition des produits partiels ; au contraire le moteur va multiplier d’abord 125 par 100, et ensuite par 42. Nous avons vu la réalité de ces deux types si curieux de calculateurs visuels et moteurs, en étudiant d’après nature, à notre laboratoire de la Sorbonne, deux calculateurs prodiges, aujourd’hui célèbres, Diamandi et Inaudi.

Il est utile d’ajouter que la plupart du temps, on se sert à la fois d’images visuelles et motrices. La répétition verbale sert à vivifier l’image visuelle ; celle-ci rend service en indiquant la position de certains nombres, car elle seule comporte une vision dans l’espace ; d’autre part, il y a des opérations qu’on fait d’une manière purement auditive et motrice, des multiplications, par exemple, qui ne sont que des associations de mots ; enfin, comme l’intelligence ne perd jamais ses droits, on fait, pendant le travail, une foule de remarques sur la nature des chiffres, leurs relations, leurs contrastes, et ces remarques aident beaucoup à les retenir ; ainsi, la suite 3.5.7 frappe par l’égalité des intervalles, 3.5.8 frappe par cet autre fait que 8 est la somme de 3 et 5 ; et ainsi de suite. Ce sont de petits moyens qui favorisent la mémoire, et qui dépendent moins de sa force que de l’ingéniosité d’esprit.

L’intelligence des mathématiques suppose une faculté tout à fait spéciale, et qu’il serait extrêmement important d’analyser, car c’est une des différences peut-être les plus accentuées qu’on rencontre parmi les écoliers. Tous les professeurs de lycée qu’on consulterait là-dessus seraient de cet avis. On peut même ajouter que ce sens des mathématiques est si important que l’avenir de beaucoup d’élèves en dépend. Aujourd’hui, ce sont les carrières scientifiques et industrielles qui, étant les plus lucratives, attirent le plus grand nombre d’élèves. Seulement, en fait, beaucoup d’entre eux, après avoir essayé pendant quelque temps les cours de science, sont obligés de les abandonner, parce qu’ils se sentent incapables de suivre ; d’autres jugent même inutile de faire cet essai, ils connaissent d’avance leur incapacité en mathématiques. Les uns et les autres sont des déchets, des fruits secs de la classe de mathématiques ; rejetés par les sciences, ils vont aux lettres ; et, par conséquent, il résulte aujourd’hui de cet état de choses que l’auditoire de la classe de philosophie se recrute parmi les élèves les moins bien doués pour les sciences. Cette absence d’aptitude pour les mathématiques et pour les sciences en général s’observe aussi, à l’âge adulte, chez beaucoup d’individus, même cultivés, même d’intelligence supérieure qui reconnaissent sans fausse honte leur incapacité, quelquefois même s’en font gloire. Du reste, cette incapacité, prise dans un certain sens, est commune à tous ; car, à mesure que les mathématiques s’élèvent, le nombre de ceux qui les comprennent décroît avec une rapidité vertigineuse ; et on remarquait dernièrement, en célébrant la puissance mathématique de Poincaré, qu’il n’existait probablement pas dans le monde entier plus de dix personnes en mesure de le suivre.

Sur quelle qualité mentale mystérieuse est donc fondée la faculté mathématique ? Nous l’ignorons et quoique Poincaré ait entrepris de nous l’expliquer dernièrement[2], nous ne sommes pas bien sûrs, quant à nous, d’avoir réalisé son explication. La psychologie de l’acte de comprendre reste très obscure ; il semble qu’elle se passe tout entière dans l’inconscient. Lorsqu’on saisit le sens d’une proposition verbale, il faut bien que chaque mot joue un rôle dans le sens total, puisque le sens total dépend de chacun d’eux ; mais c’est par raisonnement que nous supposons cette perception du sens de chaque mot, ainsi que le rapprochement de tous les sens particuliers pour former une synthèse, car nous saisissons la phrase dans son ensemble ; en un mot, nous n’appréhendons que le résultat synthétique. C’est ce qui fait que nous avons de la peine à comprendre comment on comprend. C’est bien regrettable ; s’il était possible de savoir en quoi consiste au juste l’intelligence des mathématiques, on pourrait s’appliquer à la développer.

Nous n’en dirons pas davantage sur les branches d’enseignement scolaire ; et nous élevant plus haut, nous allons maintenant chercher à définir quelques types spéciaux d’intelligence.

  1. A. Belot. Épellation et présentation visuelle. Bulletin de la Soc. de l’Enfant, Paris, Alcan, 1906, p. 147.
  2. Voir Poincaré, La psychologie de l’invention. Année Psychologique, XV, 1909.