Mercvre de France (p. 227-252).
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III

— Je suis convaincu, murmurait Reutler dont la fière tête, si haut, dans le ciel, semblait s’auréoler de toutes les étoiles de cette étrange nuit, que l’on peut ce que l’on veut. La boue n’existe que pour ceux qui tiennent absolument à se salir. La boue n’est pas à l’état ambiant, nous la faisons. Il y a la terre et l’eau ; pour les avilir l’une et l’autre, il faut que nous marchions… (Il éleva un peu la voix.) Non ! Je n’entends pas l’amour comme un vice, mais bien comme une religion, la Religion. Et songe, mon fils, qu’il est presque nécessaire d’être damné pour entrer dans mon temple ! Ah ! jamais personne n’a compris Satan. Ses disciples lui sont toujours trop inférieurs… Il est une tristesse faite de toutes les rancœurs et de tous les souvenirs du péché. Je porte en moi ce démon, il devient ma légende. Pour définir mon esprit du mal, je voudrais peindre un homme triste que les larmes des autres ne peuvent consoler, car il est douloureux, lui, de toutes les larmes qu’il ne pleure pas… Dieu ou diable ? Quelles inutiles paroles, quand on réfléchit qu’on porte tout en soi comme en un tabernacle dont seul on a la clé. Certes, je ne suis pas infaillible, mais j’ai si belle volonté de l’être que je le suis déjà. J’ai fait de la nature le décor de ma volonté et je suis hors d’elle, au-dessus, désormais, comme celui qui la peut changer selon ses visions, la rendre l’artifice. Elle peut me tendre des pièges, je ne la crains plus, elle est tellement pareille et a tellement les mêmes buts sous ses multiples aspects d’ensorceleuse !… Le pied de mon frère s’il se change en le pied d’une courtisane quelconque n’est pas, vraiment, un instrument digne de ma perdition. Je n’aime pas les filles, je n’aime pas les femmes, j’aime encore moins leur simulacre. Je ne transige en aucune manière avec ma conscience, car je suis trop conscient de mon crime… ou de ma vertu ! Rien ne me prouve encore que je ne suis pas supérieur à tous, puisque je suis seul… Éric ? Où es-tu ?… Ah ! Là, près de moi ! Ton cheval me devance un peu… on dirait, dans la nuit, que sa clarté pâle est le rayonnement projeté par le souffle exaspéré du mien. Je ne sais pourquoi nos chevaux tremblent ainsi sur cette route ?… Éric, laisse-moi penser vers toi. Je te révèle ces choses sans les unir par les équivoques incidentes d’usage, parce que je suis trop lourd de tout le poids de ma force pour jouer légèrement avec ma passion. Je ne saurais plaisanter comme toi et j’ai assez de toutes tes comédies. Je serais ridicule de t’écouter en me dissimulant davantage. Éric, écoute bien ceci, à ton tour : Je t’aime. Il ne faut plus jouer sur les mots… et encore moins avec les gestes. Pourtant, mon secret n’est pas le tien. Il est toujours mon secret. Dans cet aveu tu ne peux plus saisir, malgré ta grande lucidité d’intellectuel, ton esprit de ruses et de si belles perfidies, qu’une idée folle… ou une honte. C’est là mon triomphe. Je suis déjà parti, toi, tu arrives. Nous ne nous retrouverons jamais ! En l’espace de presque dix années de torture et de désespoir sans nom humain, j’ai eu un éblouissement et j’ai cru que nous étions perdus, mais l’habitude de la volonté, un exercice de mâle s’il en fût, ne se perd pas si vite. Elle veille et nous ressaisit au bord des précipices, comme la mère qui reprend son enfant. Ma volonté m’a si bien enveloppé, depuis des années, qu’elle me paralyse malgré moi. Et c’est le miracle accompli au moment du doute !… En vérité, le feu purifie tout, ce n’est plus un vain symbole !… Nous sortons d’une épreuve un peu plus nets que quand nous y sommes entrés. Je dis nous parce que tu es mon corps, et que je suis ton âme ! (Il ajouta, ricanant doucement :) Ce qui t’explique, cher, que tu pourrais bien être un corps sans âme. Pourquoi, petit haillon blanc, faut-il que je t’aime, c’est la chose cachée, l’unique chose dont je ne peux ni ne veux m’occuper, pas plus que le savant très raisonnable ne recherche les raisons du commencement du monde, les bases de la terre. Mais, je me soucie de la fin : je veux me demeurer fidèle ! je ne puis pas me tromper. Est-ce mon atavisme, est-ce mon cerveau, saoul de sang par mon père et ta mère, est-ce le premier bercement corrupteur des prières catholiques, est-ce enfin ta très réelle beauté qui me versèrent ce poison, me communiquèrent la folie du désespoir avant la lettre, me donnèrent cette passion faite d’extase et de renoncement… Je ne sais ! Puisqu’il me faut la subir, qu’importe ! Tous les jours je me rends compte que tu es indigne de moi, et tous les jours je t’aime un peu plus. Oh ! Éric ! Où vas-tu t’enquérir de volupté ! Ma folie m’enivre d’un vin si sincèrement pur qu’il ne faut pas s’étonner de me voir chanceler malgré ma force. Ce qui peut me faire peur, ce n’est pas ma propre image que je regarde quelquefois dans tes yeux. Rien ne me semble plus normal et plus naturel que ma pensée vers toi. Jusqu’ici je me suis tu, non par pudeur, mais parce que je ne tiens nullement à être deux ; et si je parle, c’est pour t’éviter des méprises regrettables. Que ma vie intime soit chaste ou ne le soit pas, cela doit te demeurer indiffèrent comme à moi-même. À cette heure mystérieuse d’une nuit qui m’a failli brûler jusqu’aux moelles, je suis tellement seul en face de moi que je ne te redoute point. J’ignore si tu rougis — cela serait étonnant — ou si tu as la grimace sournoise que tu me faisais, tantôt, quand je tenais ton pied souple dans mes deux mains !… À propos : tu as fini par les égarer pour de bon, tes fameuses mules brodées de perles ? Elles sont restées dans le feu et elles le méritaient, tu en conviendras. Mais tu dois avoir froid, ma princesse, cela me tourmente ? Réponds ? Tu as froid ? Allons bon ! Tu pleures ? Quelle rage d’exaspération ! Je ne te dis rien que de fort simple. Que ne compliquerais-tu pas, toi, avec tes nerfs à fleur de peau ! Ne pleure donc pas ainsi ! Les larmes sont plus malsaines que le rire… toutes les jolies faiblesses de femmes sont malsaines ! Qu’est-ce que tu as sucé avec le lait de ta nourrice, cher garçon détraqué ? Oh ! petit Éric, te rappelles-tu quand tu pleurais, tout enfant, des heures entières, sans motif, me répétant que tu avais du chagrin à te voir pleurer ? Et tu te mettais devant les glaces pour te mieux désoler à t’enlaidir. Le drôle de petit être que tu étais, si svelte, si pâle, éclairé de deux yeux aux lumières vacillantes, de prunelles s’ovalisant, se rétrécissant ou s’élargissant tout à coup comme des prunelles de félins, buvant le jour pour le rendre en phosphore, tes prunelles, ces deux flammes bleues, ou droites dans le vent de la fureur, ou couchées sous la brise d’une affection éternelle qui durait, généralement, vingt minutes ! Ah ! Femme ! Femme exquise et que je déteste ! Car, Éric, ce n’est pas la femme que je cherche en toi. Ma passion n’a rien de maladif, elle ne désire pas. Elle veut, donc, elle obtient. Je t’ai tout entier en moi-même ! Je t’emporte où que j’aille, et en te suivant c’est moi que je suis. Je te tiens si bien que, quand, par hasard, je rechausse ton pied de fille nerveuse, j’ai peur de lui comme d’une bête que je n’ai jamais aperçue ! Est-ce que je regarde mon pied, moi ? ce sont là des jeux de petit idiot ! J’ai ma raison ! je t’ai vu dans toutes les attitudes, disons : dans toutes les prostrations. Témoin très tranquille, j’ai assisté à toutes tes bonnes parties de collégien ou d’homme. Je dois même ajouter que grâce à tes complaisances singulières, je t’ai vu beaucoup plus que je n’aurais dû te voir… pour ton repos. Tu vas comprendre, cher enfant ! Par extraordinaire, mes troubles… cérébraux ne sont pas les mêmes que les tiens… Tu n’es pas un vrai… hors nature, toi ! Je l’avoue naïvement : l’expression la plus haute de ma sensualité, c’est la mort. Un désir qui ne se dilue pas en une infinité de très petites caresses mièvres. Il va droit, celui-là, et réalise pour toujours. Toi, c’est la souffrance, la fièvre, tous les impossibles à demi tentés. Tu es donc à ma merci, ou, si tu le préfères, à la tienne. Réfléchis un instant ! Quelle réalisation de l’impossible penses-tu m’offrir qui vaille celle que je porte en mon cœur ? Je suis, et tu es par moi ; le jour où tu veux être autre que mon frère, tu ne peux plus exister. Ah ! je t’aime assez pour ne te pas vouloir humilier perpétuellement. Quand je sentirai que mon exemple te désespère trop, que tu t’ennuies de t’entendre toi-même m’appeler : le juste… je m’en irai… et tu sais ce que cela signifie. J’aurai le courage de t’avouer que je souffre de tes souffrances par une sorte de réfraction nerveuse qui n’est pas ta spéciale maladie de nerfs, mais surtout une pitié pour ma chair et mon sang que tu gardes si mal. Moi, qui avais fait un tel rêve d’union par la force ! Et puis, quoi ? Je t’aime comme tu es. Je me contenterai d’aller plus haut si tu vas plus loin. Tu le vois ! Je te livre très loyalement le programme de nos fêtes galantes ! Tu as la prétention d’abuser de mon secret, je me refuse au chantage intellectuel car ce n’est plus un secret. Non seulement j’avoue, mais je m’en vante. Et voici dix ans que cela dure… ah !… tu es bien en retard avec moi ! Tu te crois en présence d’un monstre, tu te trouves simplement devant un homme vertueux qui t’explique, analyse, pour employer ton expression, la matérialité de sa vertu. Toutes les passions respectables sont des passions, c’est-à-dire faites de l’amour unique ou à son reflet. Amour de la mère pour l’enfant, amour de l’époux, amour de l’épouse, amour du frère pour son frère, si tous ces amours sont dignes de ce nom, ils n’ont rien à voir avec les sentiments normaux. Il n’y a pas d’affection sainte ni sacrée, il n’y a que l’amour, et plus il est fou plus il a la chance d’être réel. Si j’aimais un animal, j’en ferais un être à mon image et j’essayerais de lui communiquer ma divinité… Il ne s’en suit pas, cependant, que l’on soit forcé de… coucher ensemble, la mère avec l’enfant et… l’époux avec l’épouse !… Bon pour les gens normaux, c’est-à-dire pas sains. Vous êtes si pauvres, tous, en volontés morales ou physiques ! Il ne s’agit pas du divin Platon qui radotait et le plus consciencieusement du monde. Quand on est sain, c’est-à-dire proche de la divinité, la sensualité portée à son paroxysme n’est qu’une fonction involontaire, un acte en dehors de soi qui n’a pas besoin d’adjuvant ! Grave ceci dans ta mémoire, Éric ! Un être qui va chercher son voisin ou qui se surexcite en état d’amour est un impuissant. Vos spasmes sont des leurres, puisqu’ils ne durent que le temps d’un spasme… Ne m’interromps pas ! Je devine ce que tu vas dire : Je suis la stérilité et la mort ! Au moins, suis-je conscient. Vous, vous faites pis que d’être stériles. Vous créez de la stérilité et de la mort, quelquefois, très inconsciemment. C’est abominable ! Ah ! moi je suis heureux de ma souffrance comme vous êtes à peine heureux de vivre ! Je suis l’absolu, je suis peut-être aussi l’orgueil, Je ne sache pas qu’on fasse des dieux sans orgueil. Maintenant, je n’ouvre pas mon temple aux vulgaires et je ne fonde pas de religion dans laquelle je fais payer les trônes selon les catégories de rois : je suis seul, et cela suffit pour n’être ni ridicule ni redoutable. D’ailleurs, je ne comprends pas qu’un dieu puisse s’ennuyer d’être seul ; il a fallu la bêtise profonde des chrétiens pour inventer cette grotesque histoire. Étant dieu, on est tout et on n’a besoin de personne !…(Il y eut un moment de silence. Reutler ajouta d’un ton plus sourd :) Mon petit Éric ! Je me tourmente de tes pieds nus ! Est-ce que tu n’as pas froid, dis ?

Et Reutler se pencha sur l’encolure de son cheval pour essayer de consoler le jeune homme.

Éric pleurait, sa belle tête blonde enfouie dans ses paumes. Il avait lâché les rênes de sa monture et suffoquait. Le poète se réveillait chez lui et faisait taire le libertin. Il n’avait vraiment plus envie de rire ou de torturer. On était deux frères, deux monstres, un, sur les deux, devenait plus beau que l’autre, plus beau que nature et, chose inadmissible, ce n’était pas lui. Très féroce, le grand, mais si bon, si adorable en ses candeurs sinistres.

— Non, je n’ai pas froid aux pieds, bégaya-t-il s’essuyant les yeux d’un geste découragé, mon cœur tremble, voilà tout.

— Douche salutaire, Monsieur de Fertzen, je vous assure qu’il était temps, pour vous qui ne voyez pas de différence entre un incendie et une noce ! Vous preniez feu… sans le savoir, j’imagine. Excusez-moi de ma vivacité à remettre les choses au point. Je ne pouvais pas demeurer lâche devant tant de courage inutile ! (Et il rit tendrement.) Cette écorchure à la poitrine, tu es bien sûr que ce n’est rien, mon fils ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— Il serait, en effet, plus miséricordieux de m’achever !… Reutler, mon cher aîné, quelle morale que la vôtre ! Vous m’aimez beaucoup trop. Dispensez-moi de vos pitiés, je vous prie. Vous tenez au rôle sympathique, gardez-le mais ne m’agacez pas de vos petits soins… ou je vous flanque des gifles.

— Est-ce que nous n’allons plus nous tutoyer, mon Éric… Je crois, franchement, que je préférerais les gifles. Regarde-moi un peu en face. Tiens, ici, on est hors du fourré, on a une si belle étendue de ciel. Moi, je respire comme sur une barque en plein océan. Je n’ai plus ni secret ni frisson d’épouvante… Il n’existe plus rien de mon passé louche et de mes terreurs mystérieuses. Mon cœur est libre… Je veux que tu sois heureux ! Nous rentrerons dès demain dans les villes, nous irons où tu voudras, nous serons français, prussiens, byzantins… même amoureux de toutes les femmes. La campagne ne nous est pas douce, sauvons-nous. Je médite la gloire… un joujou que je vais t’installer là-bas à Paris et pas banal, pas celui qu’on achète, je te forcerai bien à t’intéresser à quelque chose. Réponds… Je t’aime. Est-ce que ce mot ne promet pas l’empire… sur les terres de Rocheuse comme dans les rues de Byzance ? Donne-moi tes ordres !

Ils étaient arrivés devant le roncier fleuri de fleurs pâles, au carrefour des chemins du bois, d’où l’on pouvait voir le château de Rocheuse perché là-haut comme un nid d’oiseaux méchants.

Les chevaux, qui dansaient depuis quelques minutes, se dérobèrent subitement, en un double écart, et Paul, debout, pieds nus sur ses étriers faillit perdre l’équilibre.

— J’ordonne, dit-il de son ton sec où revenait tout le dandysme de sa perversion, que tu me passes un revolver pour tuer cette sale bête ! La voilà qui a peur des églantines, maintenant ! Je veux bien crever de désespoir un jour ; avant, j’ai la fantaisie de crever mon cheval. Il est gentil, ton dressage !… Aussi vicieuse que les blagues de Platon !

— Éric, pria Reutler effrayé, je ne veux pas que tu la brutalises. Il y a ici quelque chose d’insolite. C’est la deuxième fois que cela se produit à la même place. Permets-moi de descendre et d’aller voir. Tiens, prends mes rênes ! C’est du côté du roncier. Je jure de t’obéir s’il n’y a rien.

— Dépêche-toi ! Tu aimes trop les animaux ! Vrai ! Ça m’amuserait de te faire massacrer cette mauvaise tête-là !

— Je suis sûr que la tienne a tort, mon cher petit, et à jurer je ne m’engage pas énormément.

Droit, dédaigneux, Paul-Éric de Fertzen se tenait tout livide dans ses vêtements, lacérés, maculés, comme un jeune prince déchu que son peuple vient de traîner par la voie ignominieuse, mais il gardait sa beauté d’archange et la stoïque cruauté de ceux qui se sentent encore capables de conquête. Reutler avait parlé, cette étrange nuit de printemps, et c’était l’irréparable. Il ne pouvait plus fuir. On verrait bien lequel serait plus lâche, un jour, de celui qui criait son orgueil comme un amour ou de celui qui criait son amour comme un orgueil. Cela finirait mal, mais cela finirait.

Impassible, sur les voltes enragées des deux chevaux, il attendit.

Reutler sauta le fossé.

À ce moment, un soupir monta du fond des bois obscurs, comme l’expiration de la tristesse muette de la nature endeuillée protestant contre leurs blasphèmes. Un soupir venu de loin, ou de près, une plainte de créature affreusement lasse. Reutler fit le tour du roncier. Il ne vit rien, c’est-à-dire pas d’être vivant, seulement une fleur plus large qui se tendait vers les étoiles et imitait un visage humain.

— Ah ! mon Dieu ! cria-t-il stupéfait. Une femme morte, dans les ronces ! Elle est prise par ses cheveux… non, non… elle n’est pas morte, ses yeux se ferment… Qu’est-ce que vous faites là, vous ? et pourquoi êtes-vous à genoux ?

Paul lâcha les chevaux et accourut, fort intrigué. Il sauta le fossé, pendant que les bêtes, laissées libres, prenaient le chemin de l’écurie, ventre à terre.

— Nous voilà bien, mon grand, fit Paul éclatant de rire ! Une demi-heure de marche en montant toujours et je suis éreinté ! Je propose de demander l’hospitalité à Madame.

Il fouilla ses poches, retrouva des cigares et en alluma un pour éclairer un peu la situation.

La femme était une jeune fille de l’âge de Paul, à peine ; elle paraissait petite, chétive, se repliait sur elle-même, la figure tendue, les cheveux, des nattes lourdes, accrochés aux branches du roncier. Elle avait dû se faire prisonnière des épines comme une biche se fait saisir au collet. Poursuivie par on ne savait quel danger, en franchissant le fossé d’un bond, elle était tombée là, sa pauvre tête à la merci des doigts crochus de l’églantier, tiraillée, écartelée en d’intolérable douleur. Depuis que les chevaux avaient, la première fois, flairé sa présence, elle endurait ce supplice, et elle l’aurait, probablement, enduré toute la nuit sans les merveilleuses divinations de Reutler.

— Pourquoi n’appeliez-vous pas ? demanda celui-ci essayant de dégager la malheureuse.

— Elle est drôle, cette petite, déclara Paul, allumant une à une toutes ses allumettes, car il n’y voyait pas la nuit comme son aîné.

Reutler s’efforçait de débrouiller ce paquet de fils noirs et tout semblait s’embrouiller de plus en plus.

— Tu es impayable, mon grand, tu vas me faire coucher ici ! Tiens ! Je retrouve par hasard mon onglier, voilà des ciseaux, coupe. Ça repousse les cheveux de femme, tu sais ! Crois-en ma vieille expérience.

On vit la face pâle rougir et les yeux s’illuminèrent, très fous de peur.

— Ne craignez rien, dit affectueusement Reutler, je vais couper… les ronces, au lieu de vos cheveux ; mon frère plaisante.

Les yeux se refermèrent. Couper les ronces fut une opération très longue. Avec ces ciseaux minuscules on entamait difficilement le bois et les épines. Paul s’exaspéra.

— Tu es absurde ! Quels soins ! C’est attendrissant, ma parole d’honneur ! Elle aurait été bien mieux avec des cheveux courts ! Dis donc, petite, est-ce que tu es muette ?

— Voyons, Éric, gronda l’aîné, elle est muette comme toutes les paysannes devant deux Messieurs. Ne l’intimide pas davantage, elle souffre, cette enfant. Mais pourquoi ne pas nous avoir appelés quand nous sommes passés. Que diable, on vous sauvait tout de suite. Là ! c’est fini. Où alliez-vous ? D’où veniez-vous ? Demeurez-vous loin ?

La petite paysanne ne répondit pas et retomba par terre, inerte.

— Elle est blessée peut-être. On ne peut pas la laisser là, dit Reutler perplexe.

— L’emporter, c’est dangereux car elle traîne, derrière elle, un joli fagot. On se piquerait. Méfie-toi, mon grand !

— Et Jorgon qui doit nous attendre, affolé par la rentrée des deux chevaux sans maître.

— Il est écrit que je marcherai pieds nus, soupira Paul qui eut un mouvement de colère à voir Reutler emporter résolument la fille.

— Et moi ? cria-t-il.

Reutler détourna la tête.

— Toi, tu es un homme ! Tu n’as qu’à choisir le milieu de la route, un peu de poussière ne te meurtrira pas les plantes, espèce de chatouilleux.

Paul eut un effrayant regard de haine pour la petite blessée.

Ils marchèrent un quart d’heure, silencieux, et au détour du chemin, ils aperçurent Jorgon se précipitant, l’air bouleversé, poussant des appels rauques.

Paul grommela :

— Délicieux ! Jorgon a un transport au cerveau… et toi tu t’encanailles. Cette nuit est des plus intéressantes… Pas même l’idée de nous chercher en voiture ! Vous êtes tous fous !

Jorgon, en présence du groupe, reprit tout son habituel sang-froid.

— Messieurs, je trouvais que vous tardiez ! Donnez-moi donc cette personne.

Jorgon ne questionnait jamais en dehors du service.

Brusquement, la petite blessée se réveilla et se cramponna au cou de Reutler.

— Je ne veux pas qu’il me touche ! hurla-t-elle d’un accent désespéré.

— Eh ! fit Paul, je te croyais plus morte, la belle ! Je t’en prie, Reutler, flanque-la-moi dans les bras de Jorgon, il serait de mauvais goût d’insister. Jorgon… emporte cet animal sauvage et fais-toi mordre à la place de mon frère.

Jorgon, docile, s’avança, mais la jeune fille se cacha le visage.

— Monsieur ! j’ai peur, dit-elle à l’oreille de Reutler qui la sentit frémir toute… J’ai bien peur ! Est-ce que c’est… un gendarme ? Comme il est grand !

Reutler se mit à rire de bon cœur.

— Non, ce n’est pas un gendarme, c’est mon domestique, un vieux très doux pour les enfants. Allez avec lui. Là-haut, nous vous soignerons, vous boirez du vin très chaud et on vous ramènera chez vos parents, si vous en avez. Je commence à croire que c’est l’incendie qui vous a tourné la tête. Vous avez eu peur des flammes… vous vous êtes échappée du village ?

— Je n’ai pas peur du feu, répliqua-t-elle se raidissant. Puis elle jeta un cri suraigu et retomba, comme expirante, sur l’épaule de Jorgon.

— Va vite ! ordonna Reutler.

— Tu es ridicule ! déclara Paul furieux. Cette petite est infestée de vermine, peut-être. Elle t’aura gratifié de quelques poux… et moi d’un rhume de cerveau. Elle est fort laide, par-dessus le marché. Une aventure déplorable.

Il prit le bras de son aîné, ajouta, moqueur :

— La connaîtrais-tu ? Ta dignité se promène-t-elle quelquefois chez les gardeuses de dindons ?

— Je n’ai jamais rencontré cette femme, répondit Reutler d’une voix absorbée. C’est-à-dire, je l’ai vue ou j’ai cru voir ses yeux, déjà, étant enfant. C’est un souvenir très confus, une sorte de rêve pénible qui me reste d’une époque fiévreuse… Je te le répète : un rêve, puisqu’elle est toute jeune.

Et de nouveau, silencieux, les deux frères pressèrent le pas.

Sur une esplanade dallée, le château de Rocheuse, éclairé par les lanternes de tous les domestiques s’agitant à l’arrivée des maîtres, donnait l’impression d’une grande cage de verre. Au sud, une terrasse vitrée, qu’on découvrait durant la belle saison, était remplie de rosiers rares, et leur feuillage, aux lumières, prenait des tons d’émeraude. Ses murailles grises, trouées de grandes baies formées de superbes glaces sans tain, semblaient transparentes. Au nord, une tourelle enguirlandée de lierre luisait comme un léger ballon vénitien, et sur le donjon, le casque de cristal de l’observatoire reflétait les douces étoiles, trop haut, lui, pour se laisser atteindre par des lueurs terrestres. Autour de la vieille maison, que les goûts dispendieux du cadet des de Fertzen avaient su rendre fragile, des pelouses croulaient, de pente en pente, jusqu’aux premiers arbres du bois, son parc naturel, comme un soyeux tapis vert étalé sur des marches immenses. Des balustrades de pierres blanches ceinturaient ses pelouses et découpaient dans le ciel un ruban pur que des urnes, aux aigrettes de plantes frêlement fleuries, relevaient d’agrafes précieuses. Une cascade mince, fine gerbe de verre filé, tombait toute droite d’un rocher dans les pelouses. Au désespoir de Paul, elle tarissait dès les violentes chaleurs de juin.

Les domestiques s’ébahirent en voyant rentrer les propriétaires de Rocheuse si déguenillés.

Reutler sourit de leurs physionomies contrites. Paul se fâcha.

— Un bain, Jorgon, cria-t-il, et suis-moi pour m’habiller. Reutler a ramené une femme… donc, je soupe. On a compris, n’est-ce pas ?

Reutler fronça les sourcils. Il était déjà trop tard pour protester, car tout le monde s’empressait du côté du plus jeune maître. On savait si bien qu’il gouvernait l’autre.

— Où est la petite paysanne ? questionna-t-il évasivement.

Jorgon répondit, le ton froid :

— Je l’ai posée sur le canapé du salon. Elle griffe, elle mord. Une demoiselle pas commode. J’en avertis Monsieur.

Et il s’éclipsa.

Reutler pensa que, décidément, le respect diminuait à Rocheuse.

Il entra dans le salon.

— Cette petite, scandait Paul rageur, tout en éclaboussant Jorgon de l’eau parfumée de son bain, cette petite malpropre qu’il a rapportée comme un ostensoir ! Entends-tu ? depuis la mi-côte ! Non, c’est trop bête ! Moi, je crève de fatigue, de faim, de soif. J’ai failli brûler, j’ai démoli une toiture, j’ai la poitrine en sang, j’ai marché pieds nus, et il ne s’occupe pas plus de son frère que de mes pantoufles qui sont restées dans le feu ! Il faut qu’il sauve des gens, lui. C’est une habitude !… Et le voilà qui s’enferme avec elle… Ah ! ce que tu m’agaces ! Tu as les doigts d’un gourd ! Dépêche-toi ! Oui, ça me remettra de souper. Là, maintenant, mon veston gris clair… et puis cherche-moi une chemise havane, et puis des souliers… ceux chamois, aux coutures de soie crème… Jorgon, si tu as envie de dormir à une heure du matin, il faudrait le dire. Est-ce que tu es fou, toi aussi ? Jorgon ! Ce n’est pas celle-ci, une ha-va-ne. Je suis furieux, Jorgon !

— Voyons, Monsieur Paul, philosophait le bonhomme, il ne va pas vous la prendre bien sûr ! Il ne vous a jamais disputé une femme… et si vous saviez, au juste, le joli bijou que c’est ! Drôle de caprice que vous avez là, Monsieur Paul, une personne du pays des loups…

— Elle est affreuse ! cria Paul oubliant toute prudence.

Jorgon demeura la bouche ouverte.

— Je veux dire, mon bon Jorgon, ajouta-t-il l’œil sombre, qu’elle me plaît comme elle est… et je ne veux pas que Reutler me la chiffonne.

— Sans vous commander, Monsieur Paul, vous êtes jaloux pour un triste morceau. Enfin, ça vous changera des Parisiennes.

— Je ne suis pas jaloux !… Ah ! j’ai la tête perdue !… Il dit qu’il l’a déjà vue en songe. Oui, ses yeux ! Jorgon, tu me fais délirer avec tes maladresses ! Non, pas de cravate, je n’ai pas le temps ! Va me chercher Reutler… je lui défends de rester en bas… Vois-tu, Jorgon, il est trop mystérieux ; chez lui ça doit se passer sans aucune cérémonie. J’ai le cœur qui brûle, Jorgon.

— Monsieur Paul, après avoir eu chaud, vous habiller comme ça encore tout mouille, puis vouloir… batifoler… vous allez tout uniment prendre du mal…

Paul se tordit les bras.

— Ah ! que je suis malheureux, Jorgon ! Je vis entouré d’imbéciles ! Personne ne m’aime… Toi non plus ! (Et il se renversait en arrière sur son vieux valet de chambre.) N’est-ce pas, pourtant, que je lui ressemble à ma mère ? Dis ? J’ai besoin, moi, qu’on me répète que je suis très beau !

— Sans vous mentir, Monsieur Paul, bégaya le pauvre homme tout attendri, vous êtes son portrait vivant, à part qu’elle était plus sérieuse, la chère dame !

— Va me chercher Reutler, Jorgon !… Il n’y a rien de plus sérieux que la mort !

Reutler montait. Son pas lent, s’arrêta, hésita, sur le seuil du cabinet de toilette, pendant que Jorgon, discrètement, se retirait.

— Éric, dit l’aîné, très grave, cette enfant a des crises de terreur folle. Je te prie de ne pas la tourmenter. Je ne peux obtenir d’elle ni l’adresse de ses parents, ni le motif de sa chute dans les ronces ; mais elle m’intéresse, je voudrais bien éclaircir son histoire. Tu ne tiens pas à souper devant elle, j’imagine ?

Paul bondit et lui saisit les poignets.

— Elle te plaît, n’est-ce pas ? Puisque tu l’as vue en songe ?… Moi, je la veux. Tu n’as plus le droit de me donner des ordres, c’est moi qui commande, ici. Tu l’as déclaré toi-même. J’en ferai ce que je voudrai ! Ah ! tu ménages la chevelure des femmes, des petites mendiantes, et tu brises mes ciseaux à ongles en leur honneur ? Monsieur mon frère est très chaste… oui, parce qu’il ne fréquente pas chez les filles élégantes… il lui faut des maritornes ! Joli, le goût et… simplificateur donc ! Je te crois ! Pas d’intrigue ni de liaisons connues ! Et j’ai marché dans la poussière, au lieu et place de cette drôlesse qui doit, certainement, avoir les pieds sales ! C’est cela, ta divinité ? Mais je t’apprendrai à respecter la mienne. Je briserai cette petite comme mes ciseaux, comme ton cœur comme tout…

Et d’un geste terrible, Paul attrapa un flacon de lavande, l’envoya éclater, à toute volée, sur la poitrine de son frère. Une pluie de parfum les inonda. Ils se regardèrent les yeux fixes. Reutler mit sa main mutilée devant ses lèvres pour dissimuler un sourire.

— Pauvre femme ! murmura-t-il, et il sortit, en épongeant ses vêtements de son mouchoir qu’il jeta ensuite très loin, car il redoutait les parfums.

Ce fut un souper triste. Paul, un peu honteux, très fatigué, tombait de sommeil malgré ses allures dégagées. Reutler déchiquetait les mets du bout de sa fourchette. Immobile sur l’extrémité d’une chaise dont le haut dossier la faisait paraître toute petite, la paysanne se tenait raide, les mains jointes ; elle ne mangeait pas. Elle avait plutôt l’aspect d’une petite servante. Elle portait une jupe de lainage noir, très usée, un corsage d’indienne, un fichu à ramage rouge pivoine sur fond jaune, et ses cheveux pendaient en nattes dénouées, pleins de brindilles sèches. Brune de teint, elle avait, aux lampes, cette peau huileuse des femmes espagnoles qui ne se sont pas lavées depuis huit jours et des traits plus qu’irréguliers, sous la crasse. Son nez, fin de la racine, s’écrasait du bas, ses yeux longs ne s’ouvraient qu’à demi en fentes sombres par où filtrait une lueur inquiétante, sa bouche étroite, charnue inférieurement, se crispait, méchante, sournoise, et on voyait briller, entre ses lèvres, très foncées, comme une viande de gibier cru, des dents solides, quoique un peu chevauchantes.

Quand on lui adressait une question, elle reculait sa chaise, sans répondre ni non, ni merci.

Reutler l’étudiait, tout rêveur.

— Vous n’avez donc pas faim ?

Elle pressa son fichu sous ses petites mains noires, maigres, recroquevillées en pattes, demeura muette.

Paul, gracieusement, lui offrit un verre de champagne.

Elle recula sa chaise.

— Alors… de l’eau ? fit-il décidé à être aimable.

— Non ! je veux m’en aller !… dit-elle enfin nettement.

— Alors… mon bras ? continua Paul ravi.

— Où faut-il vous reconduire ? demanda Reutler.

— Où vous m’avez ramassée ! je suis perdue, j’ai pas de maison.

— Tu ne vois donc pas, mon grand, que Mademoiselle allait à un rendez-vous et qu’elle désire garder son secret !… risqua Paul croquant des petits fours.

— Laissez-moi tranquille ! Est-ce que je vous parle ! cria la jeune fille, brutale.

— Elle est exquise ! Reutler, j’ai sommeil (il bâilla) et je suis bon de me mettre en frais pour ta duchesse.

Le second valet de chambre qui servait le souper fut obliger de se détourner pour ne pas rire.

— Voulez-vous de l’argent ? questionna Reutler tout anxieux.

— Pour quoi faire ? j’ai rien à acheter.

Elle avait un son de voix dur et appuyait, un peu gutturalement, sur certaine syllabe.

— Il faut vivre, ma pauvre enfant.

— Je vis bien depuis huit jours qu’ils m’ont mis dehors sans mes gages !

— Oh ! fit Paul croisant la jambe, il y a des betteraves dans les champs et… des étalages dans les villes. On s’arrange ! Les diplomates appellent ça des revendications sociales.

Elle le regarda en dessous. Une révolution pénible s’opérait au fond de sa petite cervelle. Peu à peu, elle rougit.

— Les étalages ? je ne suis pas une voleuse ! Non, je ne suis pas une voleuse, je ne ferai jamais ça… dites voir ce que je vous ai pris, vous, pour m’accuser ?

Paul se leva, nonchalant. Il était très pâle ou de colère ou de sommeil.

— Ce que tu m’as volé, déclara-t-il en s’adressant à Reutler par-dessus la tête de la jeune fille, peut-être la moitié d’une minute qui contenait mon éternité, et, bien que tu l’aies fait sans t’en douter, je te trouve encore trop riche de cela, petite mendiante. Bonsoir, mon grand, je vais dormir, je te cède la jeune ennemie, car elle ne me paraît pas dangereuse.

Il s’en alla. Reutler tressaillit, sortant de ses rêves. Il jeta sa serviette et courut vers la porte. Il l’aperçut montant le grand escalier. La verrière de la terrasse prolongeait jusqu’à lui ses reflets d’émeraude. Ce n’était donc plus Don Juan ce jeune homme si svelte, et si merveilleusement blond dans la transparence de cette nuit nuptiale ?

— Éric ? implora-t-il.

Le jeune homme entendit, malgré que la voix de Reutler ne fût plus qu’un souffle, et il se retourna pour s’accouder aux rampes, si fatigué qu’il en devenait triste. Reutler le rejoignit d’un bond ; de ses deux mains puissantes, délivrées d’il ne savait plus trop quelles chaînes, il s’empara de sa tête penchée et baisa passionnément le scintillant diadème de ses cheveux.

— Tu es mon amour, tout mon amour ! avoua-t-il vibrant d’une extraordinaire joie.

Lorsqu’il revint vers la table, la petite servante mangeait.

Elle prenait du pain, des fruits, des gâteaux, goulûment, et elle buvait en roulant des yeux égarés au travers de sa coupe. C’était bon, mais très fort ; cela lui piquait les paupières. Drôle de vin. Le valet de chambre parti, elle se dépêchait comme une voleuse. Cependant quand Reutler, stupéfait, l’examina, elle eut un innocent sourire.

— Vous voulez bien ? dit-elle doucement.

— C’est donc mon frère qui vous fait peur ? Il n’a pourtant pas la tournure d’un gendarme, lui ? ricana l’aîné.

— Je sais qu’il est méchant, répondit la jeune fille avec vivacité, je l’ai bien vu quand vous avez passé la première fois. Il a mordu son cheval. Et puis il voulait me couper les cheveux… vous, vous êtes très grand mais je n’ai pas peur de vous. Je vais vous expliquer J’étais en service à la ville, je viens de Besançon. (Elle s’arrêta pour avaler son pain, et reprit d’un ton guttural :) Oui, chez un épicier de la rue du Fer, dans une arrière-boutique toute noire… Il y avait un nourrisson qui criait toute la journée, fallait le soigner, fallait le nettoyer, fallait laver la vaisselle et la cuisine. La patronne grondait et puis aussi le patron, un vilain tout vieux si détestable… Je sors de l’hospice des enfants-assistés, moi, Monsieur, je suis pas ma maîtresse, vous comprenez ? je pouvais pas changer de place. J’ai un livre. Tenez ! je ne sais pas beaucoup ni lire ni écrire, vous verrez vous-même. (Elle lui tendit un livret à couverture grasse.) Je m’appelle Marie. C’est pas mon nom, mais, en service, on m’a changé l’autre ; je suis habituée à celui-là. J’ai dix-neuf ans. J’ai fait seulement deux places… Le patron, un matin, il a voulu… je peux pas vous dire… j’ai pas d’amoureux, j’aime pas ça, j’en ai jamais eu et j’en j’aurai jamais, parce que c’est pas mon idée… je suis devenue colère… oh ! colère ! Ça tournait, ça virait dans ma tête que j’en ai tout cassé ; j’ai tapé sur lui, sur la vaisselle qui était sur la table, prête à essuyer, j’ai cassé les carreaux, j’ai cassé les meubles et j’y ai jeté les morceaux à la figure… La patronne est venue, elle n’a pas voulu croire ce que je lui disais du patron ; c’était vrai, comme je vous vois, Monsieur ! Et elle m’a mis dehors sans mes gages, rapport à la vaisselle. J’ai eu peur de l’hospice. On m’aurait peut-être enfermée, chez les bonnes sœurs. Elles sont si méchantes ! Je suis allée tout droit devant moi, j’ai marché près de trois jours sans boire ni manger… mes souliers sont fendus et sont des souliers neufs de la dernière Pâques, Monsieur. J’ai cherché des places mais je peux pas montrer mon livre, on me ferait prendre par l’hospice. Au village, là, sous votre château, le curé m’a traitée de petite coureuse de nuit ! Je lui ai répondu : « C’est pas ma faute si je cours la nuit, personne ne veut me garder pour travailler le jour. » « Tu n’es pas de notre paroisse », qu’il m’a dit… Alors, je suis allée trouver des paysans dans le bois…

Elle s’arrêta.

Reutler, debout écoutait, très hautain et très calme ; cependant ses lèvres tremblaient. Quelle misère ! Elle ne mentait pas encore, elle ne mentirait qu’à la fin. Il attendait l’histoire du vol, l’explosion de la duplicité ou de la honte. Ce n’était qu’une pauvre fille, elle avait dû s’offrir tout simplement pour quelques sous aux passants de la forêt, ou mieux, dérober le petit trésor d’un vagabond comme elle.

— Alors, questionna-t-il, posant sa main pesante sur son épaule, pourquoi cette terreur du gendarme ?

— Je ne veux pas rentrer à l’hospice. J’aime mieux qu’on me tue.

— Pourquoi vous tuerait-on ? Qu’avez-vous fait à ces paysans, dans le bois ? Vous les avez volés ? Je ne vous enverrai pas en prison et je ne vous ramènerai pas à l’hospice. Vous êtes libre, mais ne me mentez pas, c’est inutile. Chez moi je veux qu’on soit libre !…

Un instant, le très grand seigneur qu’était Reutler tint cette pauvre petite servante dans la lumière de son regard froid, et il s’aperçut qu’elle ne baissait pas les yeux. Il s’en étonna, ne put s’empêcher de lui sourire.

— Je suis curieux de savoir ce que vous leur avez fait, je vous défends le mensonge, entendez-vous, petite Marie ?

Elle murmura :

— Non ! non ! je ne veux pas vous mentir. Je leur ai rien fait… que leur demander l’aumône, et il y en a un qui a voulu plaisanter… (Elle s’arrêta de nouveau, puis ajouta, lentement, comme dans une extase :) Tenez, Monsieur, je me rends ! je n’ai ni père ni mère, je ne causerai de peine à personne et j’ai plus peur de rien ! De quoi qu’on aurait peur quand le diable vous a tiré par les cheveux et que quelqu’un vous a sorti de ses griffes ? Eh bien, ça m’a redonné de la colère pour de bon de voir que c’était toujours la même chanson des hommes après mes jupes, je me suis retournée sur leur village et alors j’ai mis le feu à leur église. Voilà… Tuez-moi si vous voulez… Je vous dis que j’ai plus peur de rien… je suis guérie.

Reutler se recula.

Elle eut un rire tranquille.

— Oh ! pensa Reutler émerveillé. Ce serait quelquefois si bon de faire sauter le monde ou d’incendier les cieux… Vraiment cette servante a de la race !… En effet, elle doit être guérie.