Mercvre de France (p. 211-227).
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II

— Mon Dieu, s’exclamait Reutler, c’est de la démence ! Sortir presque déshabillé ! Monter à cheval en costume de flanelle blanche, sans chapeau, sans manteau, avec des souliers de chambre, pas même de cravate au col, et en exhibant une chemise de soie que le vent te plaque à la peau… Éric ! Je te dis qu’il faut faire demi-tour. D’abord parce que c’est ridicule, ensuite parce que tu vas t’offrir une fluxion de poitrine… Éric !

— Nous arriverons trop tard ! riposta le cadet, dont les jambes nerveuses serraient les flancs de sa jument.

Elle fit un écart énorme, s’encapuchonna, et, toute renâclante, leva la tête à la hauteur de la gorge de son cavalier qui, brutalement, lui scia la bouche.

— Paul, fais attention ! supplia Reutler très inquiet, ta bête a peur… et, tiens, mon cheval aussi !… S’emballer, en pleine nuit, dans les bois de Rocheuse, ce ne serait pas prudent. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Les deux chevaux dansaient sur place, refusant d’avancer. On était à mi-chemin du village, la route s’enfonçait en spirale claire dans les ombres du bois, et elle paraissait tomber, comme un torrent, au fond d’un gouffre. Vers la droite, un roncier se hérissait de fleurs pâles et d’épines, mais on ne voyait personne le long des fossés.

— Il y a que cette jument devient vicieuse ! gronda Paul furieux. Reutler, tu me changeras cette sale bête arabe pour un anglais. J’en ai assez de ces caprices de femme saoule. Elle est dressée par toi, c’est tout dire !

Reutler, le front bas, examinait le roncier.

— Chut ! Avant d’injurier les animaux, il faut tâcher de les comprendre, mon petit. Ta bête a peur d’une chose qui n’est pas… naturelle.

Paul se rangea du côté de son aîné, ayant toutes les peines du monde à empêcher la jument de se dérober. Comme il n’avait ni cravache ni éperon, et qu’il tremblait de colère, elle se moquait de lui, soufflait de tous ses naseaux, très heureuse de le sentir en sa puissance de chimère folle.

— Nous arriverons trop tard ! cria Paul. Ah ! pour une fois qu’on se serait amusé ! Je n’ai pas de chance, non !

Il se courba sur l’oreille de sa monture, la mordit, si cruellement qu’elle essaya, hennissante, de l’envoyer rouler n’importe où.

— Leur église brûle ! Une belle histoire, murmurait Reutler étudiant l’ombre ; ce leur sera une excellente occasion de la rebâtir et de quêter… C’est gentil, les actes courageux, quand on est moralement très lâche… Éric, il y a certainement quelqu’un dans le roncier… Au contraire, la chose est très naturelle… quelqu’un qui guette ou qui a encore plus peur de nous que nos chevaux n’ont peur de lui… Ah ! Éric, qu’est-ce que tu fais ?… Misérable ! Tu l’as mordue, hein ?

— Je veux passer, rugit Paul ! Toi, laisse-moi tranquille, puisque tu me détestes… Est-ce que je n’ai plus le droit d’aller me jeter dans le feu, maintenant, si ça m’amuse !

Reutler descendit et caressa l’encolure de la jument, la calma, la prit par la figure pour la faire obliquer. Elle passa, tout assouplie, n’osant plus souffler. Elle aimait ce maître qui était un homme.

— Oh ! se lamenta Paul, moi on ne me prend pas par la douceur… moi, on m’aurait cravaché, fouetté, traîné sur le sol !… Moi, on ne daigne pas y mettre tant de gracieuses façons… pourtant, moi, je suis le cadet des de Fertzen, un poète, j’ai du génie et je suis très beau !

— En effet, avoua Reutler d’un ton qui implorait, toi tu es beaucoup plus dangereux…

Il repartirent, presque heureux de cette louche réconciliation.

Maintenant ils galopaient côte à côte, Reutler sombre et Paul légèrement fantômal, comme la folle chimère à crinière de soie qui le portait. Paul riait d’un rire muet, se croyait sur le chemin du sabbat et, par instants, crispait avec fièvre ses pieds délicats dans les étriers pour y retenir ses mules, ses mules de boudoir, des chaussures orientales d’un exquis mauvais goût, brodées d’or et de fleurs de perles.

La route serpentait aux flancs d’une colline inextricablement boisée, et on ne voyait rien de l’incendie, sauf d’étranges réverbérations nuançant les feuillages d’une clarté sulfureuse, par-dessous. Les oiseaux, réveillés, battaient les branches de leurs ailes et pépiaient, peu certains du plaisir que leur causait ce jour artificiel. Des lièvres traversaient les fourrés, déboulant droit, en flèches lourdes. Les voix aiguës des villageoises, qu’on percevait comme de térébrants sons de flûte, doublaient l’horreur silencieuse qui agitait tous les hôtes de la forêt. Cette nuit-là, il semblait que la nature entière haletât de terreur. Les arbres, dont les rondes frondaisons avaient, vues de haut, des vallonnements pareils à des contours de seins, ondulaient, poussant des soupirs, et, d’écho en écho, la terre trépidait d’un bruit furieux comme un galop d’armée. À chaque tournant du chemin, on pouvait, dans une coulée du roc, lit d’anciens ruisseaux où ne croissaient plus que des fougères, atteindre, du regard, le sommet de la montagne. À ce sommet rayonnait une vieille maison aux murailles épaisses, assise sur de colossales pierres jurassiques, érigeant un svelte donjon neuf, coiffée d’un casque de verre tout étincelant. On eût dit que le château de Rocheuse brûlait ou s’éclairait pour un bal.

— Entends-tu ? fit Paul, les narines palpitantes, croyant humer une odeur de chairs grillées.

On entendait, se rapprochant, les clameurs gutturales des femmes, et, des deux côtés de la route, commençaient à s’échelonner les paysans munis d’ustensiles singuliers. Quelques-uns portaient leur baquet, leur auge à porcs, sur leurs épaules, et l’on ne découvrait plus que leurs jambes, vagues pattes grouillant confusément sous une carapace monstrueuse.

— Tout est anormal, ce soir, songea Reutler.

— Et quand même, cela sent la fête ! répliqua Éric. As-tu vu ces bonshommes ? On les croirait masqués ! Sont-ils assez falots !

— Tu es édifiant ! répondit l’aîné, mis en gaîté malgré lui.

— Sainte Vierge ! hurlait une paysanne, courant avec une très petite cruche à la main. Ils n’ont déjà point d’eau dans l’endroit !

Une autre ajouta :

— Et la pompe de Villersexel durera près d’une heure à nous venir !

Un nouveau groupe se rangea devant les chevaux.

— Ce sont les Messieurs de Fertzen !… C’est l’église qui brûle !… affirmait-on.

Une bande de gamins déguenillés, dont les sabots faisaient un sec tapage, — un roulement de noix sur des planches, — sortit d’un sentier, s’attelant à un tonneau qui répandait son contenu par une fissure. Ils couraient de plus en plus vite, en laissant derrière eux un ruisseau d’eau glougloutante.

Paul partit d’un franc éclat de rire. Cela sonna, dans les airs embrasés, comme une fanfare d’archange exterminateur.

Reutler s’arrêta net et tendit les bras.

— Tu ne vas pas te tuer, dis ? cria-t-il, vaincu par l’effroi de sa propre conscience.

Reutler savait bien qu’en amour, défendu ou permis, le seul absolu qu’on puisse réaliser c’est la mort.

— Non, mon grand, répondit Paul gouailleur. Je crois que je vais à la noce, voilà tout !… Tiens ! Ramasse-moi ma mule… elle est tombée là-bas, près de cette touffe d’herbe. Je ne veux même pas qu’il m’en coûte la plus petite parcelle de mon bazar oriental. Je serai très digne, très héroïque, très ton frère

Passivement, Reutler descendit de cheval et alla chercher la mule. Elle brillait comme un bijou, un bijou faux, un atroce objet de luxe perverti. Paul l’attendait.

— Rechausse-moi, fit-il impérieux. Bien ! Ne me serre pas le pied ainsi… la plante des pieds de l’idole, c’est sacré, tu sais, surtout quand l’idole est chatouilleuse. Reutler, ajouta-t-il, si au lieu d’un personnage religieusement fort, tu ne représentais qu’un imbécile dans la comédie de notre existence ? Creuse un peu cette idée, mon grand, toi qui aimes l’analyse !

Et il fila. Rentier, anéanti, le regardait fuir.

— Oh ! pensa-t-il, je n’analyse déjà plus rien, puisque je ne suis pas maître de mes gestes ! Quelle canaille ! Il appelle cela de l’esprit… Pourquoi pas de l’innocence ? Nous sommes perdus !

Mais Reutler n’hésita pas à le suivre, au galop, irrésistiblement.

La principale rue du village, la route départementale, était noire de monde, gens inquiets ou curieux venus de tous les coins du pays. L’église incendiée se dressait sur l’un des premiers contreforts de la colline et dominait une masse de maisons pauvres, en chapeaux de pailles, dont les bords retombaient jusqu’au sol avec des allures piteuses. Elle les dominait de tout l’éblouissement de son étole de flammes, et elle n’avait jamais été plus belle. Son clocher, à pointe obtuse, selon la mode franc-comtoise, s’ornait d’une giroyante aigrette d’étincelles, tandis que la sacristie, en arrière, obscurcie d’une fumée sombre, prolongeait cette fumée dans les arbres du bois, vaste nuage qui semblait infini comme la nuit elle-même.

Les deux frères sautèrent à terre au milieu d’une cour d’auberge complètement déserte, et durent attacher leurs chevaux le long d’une porte qui béait, laissant s’échapper des moutons qu’on avait parqués là pour le marché du lendemain. Ils s’orientèrent, un moment étourdis, aperçurent leur pompe, des échelles de gymnastes et des arrosoirs que Jorgon, consciencieux, avait entassés dans la carriole de leur jardinier.

— Savent pas s’en servir ! grommela Reutler répondant au regard interrogateur de son cadet.

— Parbleu ! Nous, nous saurons… aide-moi ! Oh ! ces brutes !

Et traînant toute la ferraille, ils repartirent du côté de l’église.

Monsieur Joviot, le maire, un aubergiste, gros homme apoplectique ayant eu la naïve puérilité de ceindre son écharpe, s’épongeait le front devant le désastre et le curé, un être maigre, tout charbonneux sur le fond vermeil des flammes, qui l’invectivait d’une voix sifflante.

— Non ! Je ne vous céderai pas… nous sommes entre les mains de Dieu ! Je lutterai tout seul, s’il le faut. Une église ancienne, remplie de sculptures, ah ! vous ne voudriez pas, Monsieur Joviot ?

Le maire jura. Sa blouse bleue, de toile rêche, enflée par un coup de vent, le fit plus phénoménal.

— Vous entendez, vous, Monsieur le curé, au respect que je vous dois, nous ne sommes plus à la messe ici, je vous dis que l’église est fichue et que, si ça gagne les granges, faut courir d’abord aux granges. La part du feu, je connais que ça, faut la laisser brûler… votre satanée tonnerre de Dieu d’église !

— Père Mathieu ! cria le curé, se retournant pour pousser un nouveau tonneau, l’eau nous arrive. Hardi ! les enfants. Voici des sceaux, des arrosoirs ! Vous, la mère Augustine passez-moi un drap humide, je vais aller chercher un saint, je leur prêcherai d’exemple, et ils sauront ce que c’est que le devoir !

Avant qu’on pût l’en empêcher, le curé, avec une bravoure vraiment admirable, se précipita dans l’église par le porche qui crachait de la braise, tirait une langue rouge comme une gueule d’hydre. On ne vit bientôt plus que l’extrémité de son linceul, déjà sec, s’étalant en drapeau au fond du cratère.

— Bon Dieu de… Le maire n’acheva pas son ordinaire kyrielle, car quelqu’un lui posa la main sur l’épaule.

Les paysans, les paysannes, aveuglés par la suie tourbillonnante, s’épuisaient à former des chaînes sans cesse rompues, que d’autres ordres dirigeaient vers d’autres points. Un grand gaillard, le forgeron, plus habitué aux rutilances du feu, protégeait dérisoirement la verrière de la rosace, en vedette sur une toiture, tenant un paquet de chiffons au bout d’une perche qu’il trempait dans les tonnes pleines, lorsqu’elles passaient à sa portée… Enfin, le prêtre ressortit. Il n’avait plus son drap, sa soutane grésillait mais il tenait ferme, dans ses paumes victorieuses, une abominable statue représentant saint Joseph, et la face papelarde du bonhomme de plâtre dardait au ciel des yeux ronds. Ce fut une grande joie. Les gamins du catéchisme crièrent : « Vive Monsieur le curé ! » et les hommes, noblement stimulés, se ruèrent sur l’éblouissante chimère dont l’étole d’or grandissait de minutes en minutes.

Durant cet assaut d’enthousiasme, très en arrière de l’église, du plomb fondu, coulant de la sacristie, inondait le toit d’une maison, située en contre-bas de la place

Reutler et Paul se regardèrent.

— Je crois… commença le cadet.

— Absolument ! répondit l’aîné. Et ils se sourirent, s’étant compris.

— Monsieur Joviot, dit Reutler frappant sur l’épaule du maire, nous sommes venus vous offrir nos services, mon frère et moi. Nous suivrions volontiers votre avis : faire la part du feu. Il est plus que temps, vous savez !

Le malheureux leva les bras. C’était bien une autre affaire, maintenant, voici que les étrangers s’en mêlaient. Ces barons du vingt-cinq cent mille diables, que personne ne connaissait ni ne voulait connaître et qui ne faisaient jamais travailler un ouvrier du pays !

— Messieurs, serviteur ! gémit le pauvre homme. On se doit assistance, n’est-ce pas, dans des cas pareils… on est tous des frères ! Que le tonnerre de Dieu extermine le curé ! C’est-à-dire… n’est-ce pas Messieurs, vous êtes de mon avis, Monsieur le curé est bien imprudent. Tout de même, sans reproche, on ne vous voit jamais, c’est gentil d’être descendus de chez vous pour le pauvre monde. Oui, nous sommes dans une fameuse marmelade. Sacré bon sang de Dieu ! Messieurs, je vous remercie, quoi !

Ayant terminé ce discours il montra ses gros poings impuissants à la silhouette du curé qui fumait, comme une cheminée dans le vent, sous les douches administrées par des ouailles complaisantes.

Tout à coup, une voix suraiguë de fille cria au secours, de la lucarne d’un grenier. Le plomb fondu dévorait le toit situé en contre-bas de l’église. Une douzaine de garçons affolés se précipitèrent et, profitant de ce mouvement tournant, Reutler dit, très haut, de son ton bref qui commandait :

— Il faut abandonner l’église, mes amis, et couper ce qui dépasse de la toiture du côté de la sacristie. On n’a presque plus d’eau. Ménagez ce qui vous reste pour vos maisons, en attendant la pompe de Villersexel.

Il disposa les moyens de défense, plaça la pompe de leur jardin dans la direction de la grange et indiqua les échelles.

Le gaillard à la perche cessa d’éponger la verrière. Il sauta. Lui se faisait fort, par la corniche de l’église, encore intacte, d’atteindre la sacristie.

— Il est très bien, ce drôle ! murmura Paul, considérant le forgeron entre ses cils baissés. (Il ajouta, de son accent dédaigneux, en tirant l’échelle à lui :) Dites donc, le grand diable, après moi, hein, et s’il en reste !

Reutler n’eut pas le loisir de risquer une observation. D’un geste prompt et gracieux, le cadet lança l’échelle de corde à l’angle de l’église. Cela passa par-dessus la foule comme la queue d’un cerf-volant, s’abattit où il fallait, sur la corniche, et ce fut assez solide pour supporter une légion. Ébahi, le forgeron examinait ce jeune blondin, en vêtements blancs, qui grimpait. Ce gamin-là tenait une hache plus pesante que toute sa jolie personne de demoiselle, et ses pieds étaient pourtant fleuris de roses d’or, ni plus ni moins que ceux de Notre-Dame de Lourdes.

— Je monterais bien, songeait l’ouvrier, flairant les cordes comme un ours en cage flaire la liberté, mais, j’ose pas… mâtin ! On dirait des cheveux ! Ça doit être inventé exprès pour lui.

Paul atteignit la corniche. Il s’assit, se remémorant les canapés de Rocheuse, il prit son pied dans sa main, ôta sa mule et visa le forgeron :

— Apporte ! cria-t-il.

Le forgeron monta, vexé, enragé, prêt à le rosser quand il serait là-haut et dompté par sa crânerie. S’il ressemblait à une demoiselle, on ne pouvait pas exiger de lui qu’il en eût la bonne éducation. D’ailleurs, les domestiques du château prétendaient tous que celui-là possédait le vrai caractère français.

La foule reçut la commotion électrique d’une nouvelle foi, lorsqu’elle vit apparaître sur l’église ce bel ange de lumière. Tous les jeunes gens prirent des haches et des marteaux. Dieu lui-même désirait qu’on démolît quelque chose, cette nuit-là !

En bas, Reutler, pâle comme un mort, devenait féroce. Il sauva la fille appelant au secours, faillit la battre parce qu’elle continuait à pousser des hurlements aigus. Et il bouscula le curé pour lui expliquer le maniement de la pompe.

— Il faudrait bâillonner tout le monde ! tonna-t-il. On crie beaucoup trop.

— Nous ne faisons pas la guerre ici, Monsieur le baron, répliqua le curé doucereux.

— Ce que c’est que les nobles, se disait le maire jubilant, ça ne peut pas gouverner par la raison, ça veut régner par la force.

Et en sa qualité de représentant de la raison pure, il faisait plus de bruit que de besogne, selon son habitude.

Rampant le premier devant le forgeron, Paul désignait les coins qu’il fallait abattre, frappait les ardoises, éparpillait les éclats de bois et les étincelles. Ni la fumée ni les flammes ne le préoccupaient… on le regardait d’en bas… Il s’amusait de tout son cœur, il démolissait, effondrait même ce qui n’était pas nécessaire pour la part du feu. Un instant, il donna un coup de coude terrible au forgeron, de plus en plus sous le charme.

— Je te demande pardon, dit-il se retournant, très câlin, ça ne compte pas !

— Oh ! Monsieur Paul-Éric, balbutia le brave homme, vous n’avez pas froid aux yeux, décidément ! Vous êtes né pour être capitaine de pompiers…

— Non, pas moi, mon frère. Il achèterait le matériel, fais-le nommer. Tu dois avoir de l’influence dans le pays. Ce qu’il te bénirait, Reutler… Excellente farce !… je voudrais voir sa tête…

— De l’influence ?… Monsieur, prenez garde, ça flambe là-dessous… Oui, je crois que oui ! Si ça lui disait… j’aimerais mieux vous… rapport à la France !

— Tu es un imbécile, mon ami !

— Monsieur Paul ! On est des camarades d’une heure ? Eh bien, je prends la liberté de vous dire qu’il faut opter ! Ni chair ni poisson, vrai de vrai comme l’église brûle, c’est pas vivre. Faut vous mettre des nôtres !

— Aïe ! fit Paul, un crochet de couvreur qui m’entre dans la poitrine ! Voilà ma chemise massacrée, un modèle si délicieux ! Dis donc, je suis déjà des vôtres… je suis sale, j’ai l’air d’un ramoneur. Prends ma place ; je ne joue plus, Soutiens-moi que je passe !…

Une seconde, le reptile blanc frôla ce grand garçon honnête et tendre, un jeune père de famille qui pensait au petit enfant dans ses langes de flanelle en tenant respectueusement la taille de cette merveille intellectuelle. Une seconde, au milieu d’une atmosphère brûlante, des étincelles voltigeant, d’une odeur sulfureuse et démoniaque, ce ni chair ni poisson, selon l’expression naïve de l’ouvrier, se colla sur sa peau en sueurs, et l’homme eut un frisson, se sentit à la fois charmé et révolté, comme (il l’expliqua plus tard) par le contact d’une belle morte. Ce fut, du moins, ce terme généreux qu’il employa pour définir, vis à vis des autres, sa passagère impression de malaise.

En bas, Reutler échangeait modestement des seaux pleins contre des cruches vides. Après une période d’héroïsmes fous, il revenait, d’instinct, à cette église condamnée, y attendait le Messie, de temps en temps levait le front tout en renouant la chaîne et tâchant de noyer les décombres.

Là-haut, il aperçut un grand diable noir qui semblait disputer un ange à la gloire du feu. Il se saisit de la première échelle flottante, escalada l’église.

— Éric ?

— Reutler ?

Le toit de la sacristie s’effondra, les voilant de poussière et de fumée. Il restèrent tous les deux debout, pendant que se sauvait le forgeron, plus humain, car ce n’était guère la peine de venir respirer des flammes puisqu’on avait terminé sa mission.

Tous les deux, sur la corniche, devant l’abîme des braises, ils se regardèrent effrayés d’autre chose.

— Ah ! les joyeux garçons, s’écria le maire. On croirait qu’ils sont au bord d’une fontaine ! Qui est-ce qui racontait donc que c’étaient des lâches ? Ils ont sauvé le village, Monsieur le curé !

— Pour vous ! ronchonna le curé suffoquant, mais pour moi ils ont tout simplement démoli mon église ! Ce sont des prussiens ! Des vandales !

— … Veux-tu que nous nous y jetions ensemble ? demanda Reutler l’écume aux lèvres. Je ne peux pas mourir seul, tu sais pourquoi. Qui te protégerait contre toi-même, vile créature que tu es ! Dis, le veux-tu ? C’est l’heure…

— Non ! non ! bégaya Paul horrifié, je ne veux pas mourir encore ! j’ai peur… d’avoir peur… parce que je suis abruti de fatigue. Je crierai, on me sauvera. Et ce sera ignoble. Estropié et défiguré sûrement ! Brûlé vif ! Merci ! Pas intéressant, le lendemain… Reutler ! Tu es jaloux ! Si tu ne le sais pas, moi, je te l’apprends ! Ah ! ce que vous êtes tous des imbéciles !… je te disque tu es jaloux… voilà… nous sommes quittes !

Pour échapper au maître, qu’il devinait prêt à n’importe quel crime, il s’affala, souple couleuvre livide, le long de la corniche ; il se fit mince, rampa de nouveau, pris de vertige, alla lui enlacer les genoux, et sa belle tête se fit extatique.

— Oui, je le mérite ! j’ai ton secret ! Ça ne se pardonne pas, ces histoires-là. Mais quand on est réellement fort, il ne faut pas abuser de sa force, ça devient de la faiblesse. Moi, je n’abuserai pas… de ton secret, je te le jure ! Tu resteras l’impossible, puisque ça t’amuse. Et le jour où tu ne pourras plus me regarder en face, nous mourrons tous les deux, chez nous… pas chez les autres… chez nous, avec des poisons, des jolies morts qui ne dérangent rien, afin que le dernier vivant puisse encore adorer le premier parti. Fais-moi grâce, dis, mon grand ! j’ai bien le droit d’avoir du goût ! Oh ! pas comme des pompiers de village, Reutler, mais comme des dieux… comme des dieux !

Et la voix chantante du jeune névrosé expira dans une syncope.

Reutler le ramassa. Il ne trouvait plus ni corps ni âme sous ces loques pâles, à peine du poids d’une fillette. Il gagna les murailles fumantes de la sacristie en le portant, non comme un dieu mais comme un paquet de chiffons, et il lui fit descendre le large escalier de pierres croulantes, la tête en bas, sans trop se soucier de ses cheveux blonds qui traînaient. Certes, il devenait très inutile de tuer cela, c’était mort depuis longtemps. Ce corps-là, ce n’était plus personne, aucune volonté ne l’habitait plus, sinon le désir d’atteindre à l’idéal du cynisme…

Au fond de la ruelle blanchie par les clartés, un petit âne, attelé entre les énormes brancards d’une charrette chargée de tout le mobilier d’une maison, demeurait écrasé sous le fardeau, s’étranglait à tirer sur son collier de misère. On l’avait oublié. Le dos tourné aux flammes, ne voyant pas plus loin que l’ombre démesurée de ses oreilles, il lui venait quelquefois l’idée absurde de braire, ce qui augmentait le tapage universel et l’étranglait bien davantage.

Reutler déposa Paul, ranimé, sur un monceau de ruines pour aller détacher le petit âne.

— Comme je voudrais être bon ! sanglota le cadet, courant se jeter dans les bras de Reutler.

— Mon frère ! mon frère chéri ! soupira l’aîné, vaincu par cette réaction nerveuse qui lui sembla de l’émotion.

Et il s’oublia jusqu’à lui donner des conseils, de son ton sourd de philosophe qui admet tout, même la naïveté des caresses.

— Pour être bon, apprends d’abord à être indifférent. Les enthousiastes perdent le monde parce qu’ils ne savent ce qu’ils font. Oui, mon bien-aimé, je suis jaloux de notre honneur, et je pense avoir la force… de rester un imbécile, en attendant la mort des dieux !…

Furtivement, ils reprirent leurs chevaux dans la cour de l’auberge. Au milieu du tumulte des gens qui voulaient boire, déjà très ivres de leur triomphe, ils s’éclipsèrent, s’évanouirent, chimères ardentes, qu’on ne peut, tant leur vol est capricieux, ni remercier, ni maudire.