Mercvre de France (p. 252-277).
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IV

Sur un fond bleu glacé de blanc, une perse Louis XV dont le dessin avait été composé pour lui, des branches de pommier fleuri s’entrelaçaient toutes noires et toutes roses, glissant en la chambre du printemps, de l’aurore, aussi l’implacable dureté du bois sans feuillage, d’une anormale plante à la fois trop légère et trop robuste.

Paul-Éric dormait ses fenêtres grandes ouvertes. Le ciel pénétrait comme un flot d’eau pure. De ses croisées on ne voyait que le ciel, car le château de Rocheuse dominait les dernières cimes des arbres et la vallée se déroulait, déserte, à cent pieds au-dessous du dormeur. Il dormait dans un lit de laque brune orné de petites figurines chinoises dont quelques-unes avaient les poses les plus naïves, un lit s’arrondissant en barque et flottant sous une toile de brocart d’argent frangé de plumes roses. Les draps de surah blanc, tout unis, parce que le surah uni c’était plus mâle, avait inventé le jeune précieux, semblaient nacrer sa peau de reflets doux, et son bras nu prenait, à la saignée, des tons de fleurs. Il dormait de toute son âme depuis longtemps, depuis toujours peut-être ! Cet incendie, cette fille portée par son frère, autant en avait balayé la brise qui caressait les terrasses de marbre, là-bas, sur les pelouses et, ici, son bras nu. Cauchemar que ces choses incertaines.

Vers midi, le jeune homme se retourna du côté du ciel. Toujours dormant, il se mordit les lèvres pour ne pas rire, ses rêves l’amusant beaucoup plus que la réalité, et il ne daigna nullement répondre aux respectueuses questions de Jorgon.

Vers quatre heures, Reutler entra, soucieux.

Sa grande silhouette barra d’une ombre épaisse ce ruissellement de luxe clair et fou. Dans son sommeil d’enfant exténué par tous les jeux, Paul-Éric frissonna, ses paupières battirent comme les deux ailes d’un oiseau qui agonise et sa bouche se convulsa jusqu’à montrer l’émail de ses dents. On aurait dit que chaque fois qu’il s’éveillait, il abandonnait son âme. Il ouvrit enfin les yeux, regarda un instant, très attentivement, ses ongles, lissa ses cheveux, soupira et dit d’un ton désolé :

— Jorgon, mon vieux, tu m’embêtes. Il n’est pas encore l’heure de déjeuner.

— Je crois bien, répliqua Reutler, très gai. Il est presque l’heure du dîner. Il paraît qu’un héros cela dort aussi le lendemain des batailles. Bonjour, Éric !

Le jeune homme sauta sous ses couvertures. Jamais l’aîné ne venait chez lui. L’hercule noir avait horreur de ces appartements de petite maîtresse où l’on ne pouvait pas marcher sans déchirer une tenture et accrocher l’irritante fantaisie d’un bibelot.

— Ah ! ce que tu m’as fait peur, toi ! balbutia le cadet.

IL s’accouda dans son oreiller, les yeux pleins de larmes.

— Tu viens pour me tuer, dis ?

Reutler éclata d’un rire un peu forcé et haussa les épaules.

— Si je venais pour te tuer, mon cher, me conviendrait-il de te trouver tremblant comme une jeune fille qu’on désire, mettre à mal ? Ne puis-je donc entrer dans la chambre de mon frère sans qu’il en perde ses esprits ? Vrai Dieu, mon cher gamin, tu es excessif… Je viens seulement te demander un conseil.

Reutler poussa un fauteuil près de la barque chinoise et s’y assit, en retenant d’une main cette fragile coque de laque semblant toujours fuir à travers un océan d’étoffe soyeuse.

— Singulière idée de dormir dans un meuble mouvant comme celui-là. Moi, je ne pourrais jamais.

La jonque, sous le poids de sa main, se balança imperceptiblement, et Paul se laissa bercer en croisant ses bras en dessus de sa tête.

— Si… c’est amusant, je t’assure, ça me donne des sensations de vertige très curieuses.

Reutler le regardait avec une stupeur croissante. C’était ce petit garçon-là, son frère ? Le premier venu pouvait le bercer rien qu’en appuyant l’index sur le bord de son lit, et il se laisserait faire ? Une angoisse affreuse lui serra le cœur, il retira la main très vite, s’éloigna de la jonque l’air sévère, se promena un moment de long en large oubliant ce qu’il était venu dire.

— Il est comme un enfant, un bébé malade ! Où ai-je donc lu que proches de leur cercueil les enfants rapetissent ? Pourquoi donc a-t-il inventé ce berceau qui est le retour au lieu d’être le départ ?…

Paul-Éric respirait difficilement. Son merveilleux teint de blond qui supportait les plus vives lumières se décomposait de plus en plus.

— Un conseil, à moi, dit-il fermant les yeux, bonne blague ! Je suis encore très fatigué. L’incendie ? Me souviens de rien… ah ! oui, cependant… là, dans mes cheveux, une brûlure et c’est tout. Reutler, je te demande pardon.

— Il a peur ! songea Reutler bien autrement effrayé lui-même. Mais ce n’est pas possible que je lui fasse peur… Éric ?

Reutler saisit les doigts fins qu’on lui tendait et qui tremblaient.

— Tu as un peu de fièvre, mon bien-aimé, Calme-toi ! Il serait tout à fait ridicule de me prendre pour l’ogre ! Avant que tes fautes soient commises, elles sont déjà pardonnées. Éric ? Je te supplie de me regarder en face. Éric, je te veux brave. Pourquoi ce frisson ?

Il y eut un silence.

— Encore… ou déjà ? pensa tout haut le jeune poète.

— Toujours ! fit Reutler d’un ton passionné.

— Alors, j’écoute, dit joyeusement Éric dont les yeux se rouvrirent éblouissants. Tu sais, cela, c’est ma bravoure, il faut me répéter cela pour que j’aie toute la patience désirable. Voyons ! Quel conseil ? Tu m’as promis un cheval anglais, eh bien, je l’accepte ! Ensuite, nous retournons à Paris le premier octobre. C’est entendu. J’ajoute que, puisqu’il est trop tard je mangerais volontiers des fruits à la place de mon chocolat. Sonne, dis ! Je meurs de soif. Tu demanderas des fraises et de la tisane glacée, mon grand. Une collation de jeune fille.,

— Oui ou non, est-ce que je peux encore te traiter comme un homme ? gronda Reutler atrocement énervé.

Il alla sonner et vint se rasseoir près du lit.

— Excuse-moi, mon grand, j’ai le réveil trouble mais ça ne dure pas. Me voici prêt à ouïr les plus féroces reproches. Tiens, la petite bonne femme ? Qu’est-elle devenue ? Réponds vite !…

— Justement, je voulais te parler d’elle.

— Ce qu’elle t’occupe, la margoton ! Si tu lui faisais épouser mon groom ? Je la dote… à la spéciale condition de ne pas coucher, elle trop laide !

— Éric, Éric, supplia Reutler. Tu m’as dit que tu étais le maître ici… Je tâche de m’en souvenir… cependant…

Jorgon l’interrompit en apportant une collation complète, où il avait même prévu les fraises. Paul demanda un miroir, refit le pli de ses cheveux et déboutonna son col, à cause de la chaleur.

— En vérité, pensait Reutler, c’est du dernier ridicule. Étaler la misère d’une femme devant ce drôle… et d’autre part, je ne puis tolérer un soupçon. Ah ! la franchise mène loin ! Non, ce n’est pas mon frère… je n’ai aucun besoin de lui rendre des comptes. Taisons-nous !

— Éric, reprit-il quand Jorgon fut sorti, je ne t’aime guère en marquise. C’est bien la dernière fois que j’assisterai à ton petit lever.

— Tu préfères les margotons, hein ?

— Ah ! murmura-t-il dressé subitement comme sous un coup de cravache, finissons-en ! La femme en question est une criminelle. C’est cette petite qui a mis le feu à l’église et je te prie, toi, mon frère, de statuer sur son sort. Je n’en suis peut-être pas amoureux puisque je te la confie !

Éric laissa tomber ses bras.

— Nous aurions cueilli une incendiaire sur ce buisson d’églantines ?

— Parfaitement.

— Où est-elle ?

— Je l’ai enfermée à double tour dans le pavillon de la serre… en attendant mieux. D’ailleurs, elle considère cette première prison comme un lieu de refuge.

— Et sais-tu pourquoi elle a mis le feu… mon grand ? Quelle histoire !

— Pour beaucoup de raisons, dont la principale est qu’un rustre quelconque a voulu… la violer.

— Bien province ! dit Paul éclatant de rire.

Reutler frémit de colère, ses poings crispés s’abattirent sur les draps de surah.

— Veux-tu me dire ce que je dois faire de cette malheureuse… moi, je ne sais plus !

Paul épluchait délicatement ses fraises. Il leva la tête et le regarda très en face.

— Aucun doute à ce sujet, mon cher ! Les de Fertzen ne livrent pas aux gendarmes une femme qui leur demande asile. Elle est chez nous, qu’elle y reste. Il y a de la place aux offices, je pense.

Reutler se leva, transfiguré.

— Et dire que tu joues à briser des fioles de parfum, que tu couches dans des draps de soie, qu’il te faut des chaussures brodées de perles et que tout à l’heure encore tu te décolletais pour que je m’aperçoive de la blancheur de ta peau. Éric, quand te décideras-tu à être franchement mon frère, un être chaste digne de moi !

— Ça, c’est trop fort, dit Paul avec un sourire cynique, voilà que tu découvres la blancheur de ma peau, maintenant ! Elle va bien ta chasteté, elle va très bien ! On peut avoir tous les vices et demeurer bon gentilhomme, je t’assure ! Allons ! Ne te fâche pas, mon grand… tu dirais des bêtises !

Reutler se retira. Il se sentait de la honte, bien qu’il ne fût pas coupable… mais il était heureux, malgré son trouble, très heureux. Son frère existait. Au fond de ce drôle, il y avait une âme… Hélas, celle qu’il y mettait, la sienne ! Il lui faudrait devenir surhumain, presque dieu pour conserver cette lueur de beauté divine… et cependant il espérait toujours car, selon sa religion, l’espoir du triomphe représentait son amour même. Il ne pouvait point cesser d’aimer, alors qu’il devait vaincre.

Une heure après, les deux frères se rendirent au pavillon de la terrasse. Ils y trouvèrent la petite servante assise dans la position de la veille, les mains recroquevillées sur son fichu, la tête basse, les yeux presque clos. Elle n’avait pas l’air de pleurer et devant Paul elle recula sa chaise.

— Mon enfant, dit Reutler dont l’accent ironique se fit très doux, vous n’avez causé la mort de personne… un peu grâce à notre intervention, et nous décidons de vous laisser libre. Partez. Restez. Faites ici ce qu’il vous plaira. Vous l’avez affirmé, n’est-ce pas, vous êtes guérie ! Oubliez donc ce passé. Nous le retranchons absolument de votre existence. Moi, je vous conseille de descendre aux cuisines, de vous y rendre utile, et de ne pas craindre de réclamer vos gages à Jorgon quand vous voudrez partir. Vous traiterez cette question avec lui dès ce soir.

— Oh ! Monsieur ! Monsieur ! cria la pauvre créature s’agenouillant les yeux rivés à ses yeux, toute pâmée de joie.

— Chut ! fit Paul ennuyé. Mon frère et moi nous n’aimons pas les scènes. Nous garderons votre secret, mais si vous désirez nous prouver votre reconnaissance, mettez-vous au ton de nos gens. Pas un mot et pas un geste en dehors du service. C’est la règle et Jorgon est aussi chargé de la faire respecter. Il m’est indifférent que vous ayez brûlé des églises. Il me serait très désagréable de vous entendre parler haut.

Elle se releva et, sans plus rien répondre, sortit. Comme elle se dirigeait vers le grand salon de Rocheuse :

— De ce côté, petite ! dit Paul lui désignant le corridor qui menait aux cuisines.

Obliquant un peu, la sauvage domptée s’effaça.

Elle descendit, tâtant les murs de pierre, s’enfonçant dans les sous-sols et ne pensant à aucune chose du passé, comme une hypnotisée qui va où le maître l’envoie. C’était, pour elle, un monde féerique, une sorte de luxe géant dont elle allait devenir la base.

Dans les sous-sols de Rocheuse, ainsi qu’au fond des entrailles d’un monstre, grouillait de la vermine, une société parfaitement pourrie et parfaitement correcte. Rien ne transpirait de ses ébats ou de ses révoltes. Séparés des élégances du premier étage par d’épais planchers de chêne, le bas du château était odieusement immonde, et on aurait pu croire que sur les terrasses fleuries les rosiers de Paul-Éric de Fertzen prenaient des nuances plus rares à cause du fumier humain dans lequel plongeaient leurs racines. Pas un mot ou un geste en dehors du service, telle était la règle. Jorgon, le bon vieil intendant, savait ce que coûtait ce règlement institué par Monsieur Paul et ce qu’il valait d’hypocrisies. Jorgon gouvernait ces êtres avec la poigne fantasque de ceux qui ont toute licence. Tour à tour, il se faisait le bonhomme ou le tyran, mais, depuis longtemps, il avait renoncé à la tenue en dehors du service. On devinait si bien que le baron de Fertzen, le maître, voulait la liberté de ses gens parce que lui-même devenait esclave.

Quand Marie, la petite servante, entra dans les cuisines, elle fut éblouie. La rutilance des cuivres et les fourneaux flambants la charmèrent. Il y avait près de ce feu, inutilement entretenu toute la journée, une vieille femme à menton bourgeonné qui lui plut, car elle riait aux éclats. Les domestiques de Rocheuse s’offraient des apéritifs en attendant l’heure du potage. Ils se levèrent, exagérant leur politesse, et un garçon d’écurie dit, d’un ton déférent :

— C’est Mademoiselle.

Elle demeura très effarée, n’osant pas sourire. Pourquoi l’appelait-on Mademoiselle ?

Jorgon procéda sommairement à l’installation.

— Vous serez convenables, vous m’entendez. Monsieur le baron a la bonté de recueillir cette personne. Ça vous suffit, n’est-ce pas ! Elle aidera aux vaisselles. Qu’on lui prépare une chambre, à côté de Françoise. Surtout pas de blague.

Et Jorgon, appelé par un violent coup de timbre, remonta, en oubliant le reste de son discours. Le service avant tout.

On se regarda, stupéfait. Ce n’était donc pas un caprice de Monsieur Paul ? Une bonne œuvre de Monsieur le baron !… Un rire étouffé circula. Le groom Célestin cligna de l’œil. On pourrait s’amuser. La vie de province n’était pas d’une gaîté folle à Rocheuse où l’on ne recevait jamais. Près d’un an qu’on ne voyait plus ni jupe ni équipage. Une mélancolie sombre voilait le front des maîtres et Monsieur Paul-Éric lui-même semblait ne pas se souvenir des jolies filles de Paris.

— Mademoiselle, dit le groom, affectant le ton détaché du cadet des de Fertzen, qu’il imitait à ravir en employant une voix de tête un peu nasillarde, vous offrirai-je du vermouth ou du cassis ?

Confuse, elle restait debout, les yeux mi-clos.

— Je n’aime pas les liqueurs ! dit-elle enfin bien bas.

La cuisinière eut un gros rire.

— On vous formera ici, ma gosse ! et, pateline, elle vint lui tirer l’oreille

— …Alors de l’eau ? dit le second valet de chambre, en écho de la voix du groom et parce qu’il avait entendu dire cela au souper.

Marie frissonna douloureusement. Est-ce que tout le monde avait la voix de ce jeune homme méchant ?

— Non, je ne veux rien, répliqua-t-elle impatientée.

— Je crois, déclara le cocher, qu’il convient d’initier Mademoiselle à nos usages, si nous ne voulons pas qu’elle fasse trop de gaffes. Sachez donc, petite sucrée, que quand on entre ici on fait peau neuve. Françoise, préparez-lui un bain… Elle n’aime pas les liqueurs, mais elle n’a pas l’air d’aimer l’eau non plus. Je suis moralement sûr que devant une baignoire elle aura beaucoup plus envie de boire que d’entrer dedans. D’une manière ou d’une autre, faut qu’on la désaltère.

Une explosion de gaîté eut lieu, aussitôt réprimée par l’irruption de Jorgon qui apportait des ordres.

— Célestin ! criait le vieil homme. Demain, chez les gens de l’écurie de Lure où il y a un demi-sang passable. S’informer avant la promenade de dix heures. Faire très soigneusement la robe de l’arabe. Monsieur Paul désire un échange.

— Compris ! fit Célestin.

Jorgon tourna les talons.

— Bon ! L’arabe qui cesse de plaire, murmura le groom, je ne donnerai pas deux centimes de son poil. On va la revendre pour des prunes. Eh ! Jean, si on maquignonnait ça en sous main chez les garçons de Lure ? Invente une histoire. Moi, j’achète à cinq cents et je revends mille, si tu veux que nous partagions. Bien entendu, il y aurait des parts pour les gens de là-bas.

Les trois garçons d’écurie se mirent à chuchoter en buvant. Le cocher, pressé par le groom, secouait furieusement son petit verre vide.

Ahurie, la petite servante se tenait debout, les mains jointes sur son fichu.

— Vous m’embêtez ! Est-ce qu’on raconte ses affaires au monde… Vous savez joliment qui c’est, celle-là ? dit le cocher de mauvaise humeur, puis il se tourna du côté de Françoise. Et le bain ? Vous voyez bien que Mademoiselle est pressée.

On éclata et la cuisinière alla préparer le bain.

Dès que l’enfant fut enfermée dans la petite salle claire, elle respira. Elle n’aimait peut-être pas l’eau, mais elle aimait la solitude. Elle venait de tirer un très solide verrou et elle avait le droit de se croire en sûreté.

Elle aurait bien voulu se peigner par exemple, car elle avait encore des épines dans les cheveux. Elle dénoua ses nattes, vint tâter la baignoire. C’était chaud, ce serait bon, elle poussa un profond soupir et se déshabilla.

Derrière la porte, à tour de rôle, risquant l’œil à une fente qu’ils connaissaient de longue date, ils la violèrent. Oh ! très correctement et très froidement, en gens blasés qui peuvent s’offrir mieux.

— M’en doutais, n’a pas de chemise ! fit le groom dégoûté.

— Crevant ! affirma un garçon d’écurie.

— Un peu maigre, la croupe ! objecta le second.

— Les seins pas en forme ! dit le troisième.

Le valet de chambre la trouva beaucoup trop brune.

Mais le cocher lui découvrit des attaches fines. Et il ajouta :

— On s’en offrirait tout de même une tranche !

Le groom le pinça, brusquement, avec une furie extraordinaire.

— Cochon ! s’exclama Célestin, oubliant la voix de tête qu’il affectait.

Les rires montèrent tellement que la fille se tourna épouvantée. Elle écouta, le front bas, les yeux grands ouverts et lumineux, très tragique dans sa pose de fauve traqué par la meute. D’un geste, elle ramena l’ample manteau de ses cheveux, puis elle attendit.

Un silence régna. Du fond de la cuisine, Françoise eut une idée géniale pour amuser les gosses qui ne riaient plus.

Elle vint frapper à la porte de la salle de bain, tenant une bouteille :

— Voulez-vous du vinaigre ? demanda-t-elle. C’est souverain contre les démangeaisons.

Et la fille éperdue, pensant qu’on allait ouvrir cette porte malgré le verrou, se précipita dans la baignoire jusqu’à la bouche.

Cela fit un grand bruit d’eau remuée qui couvrit le tapage de leurs éclats de rire.

— Enfin, elle a bu ! ponctua Célestin.

Tumultueusement, ils réintégrèrent la cuisine pour cracher, dans leurs petits verres vides, les plus révoltantes obscénités.

… En haut, sur la terrasse, Paul-Éric de Fertzen, couché le long de la balustrade blanche, lisait ses derniers poèmes à Reutler, et son ton chanteur de femme qui va pleurer emplissait l’espace d’une musique éolienne. Enchaîné par le charme infini de cette voix, le grand hercule noir écoutait sans oser protester. Comme un encens dont le parfum se multiplie capricieusement sous les envols fous de l’encensoir, l’odeur des roses de la serre, fouettée par les brises du crépuscule, lui cerclait les tempes de petites mains moites. Un paon superbe, le favori de Paul, qu’on appelait : le prince Mes-yeux, dardait, vers ses genoux, sa tête fine, sa tête de serpent couronné, tandis qu’à ses pieds, sur le sable couleur de soufre, s’étalait la traîne impériale de toutes ses plumes irisées de gemmes précieuses… Pour échapper au délire de cette heure exquise, Reutler s’efforçait de regarder quelquefois plus haut, encore beaucoup plus haut, jusqu’au donjon de Rocheuse où le soleil mourant mettait un inaccessible lit de pourpre

Durant plusieurs semaines, ce fut le supplice lent, raffiné, celui qu’on ne peut dire et celui qui tue. La petite servante, moins qu’aucune autre, n’avait le droit de se plaindre. Certes, personne n’eut l’idée de la brutaliser et elle reçut un costume décent, fait exprès pour elle, des chemises, un joli tablier garni de broderies, dans les poches duquel on mit de l’argent pour la forme, Seulement, il planait sur son front de maudite toutes les vengeances dérisoires. Elle mangeait des viandes gâtées, trouvait des souris mortes entre ses draps, et on l’accablait de travaux inutiles. On n’avait plus besoin de se gêner, puisqu’elle n’était pas assez adroite pour s’attirer les regards des maîtres. Elle paraissait idiote, elle ne buvait pas, et cette horreur qu’elle ressentait des bains la rendait tout à fait odieuse. Françoise lui reprochait sa crasse, son très naturel teint de brune, qu’elle ne parvenait pas à s’arracher de la peau, malgré le vinaigre dont on additionnait ses eaux de toilette. Enfin un jour, fatiguée de se servir d’un démêloir dont il ne restait déjà plus que six dents, elle demanda un peigne neuf. Cela sembla colossal. Un garçon d’écurie, imperturbable, lui offrit une étrille ; le groom lui apporta la brosse à chiens, et le cocher, goguenard, lui mit un clou rouillé dans son assiette. La cuisinière refusa d’en prêter un, insinuant qu’elle ne pourrait jamais le reprendre. Le courage lui manquerait. Il y a de ces choses simples que les gens propres ne peuvent vraiment pas faire.

— Mais, dit Marie doucement, si je ne peux plus me peigner, j’aurai des poux… et puisque je n’en ai pas encore…

On se tordit. Jorgon consulté grogna, prétendant que ces histoires de femme ne l’intéressaient pas, lui, un vieillard… Et puis, lui aussi, redoutait les accidents. Il servait son jeune maître plus particulièrement que tout le monde.

— Voyez-vous, Françoise, grommela-t-il roulant des yeux terrifiés, que moi qui peigne Monsieur Paul, je lui donne… Non je ne prête pas le mien !

Il n’acheva pas, car il chancelait sur ses pauvres jambes.

— Qu’elle s’en procure un au village. Défense de toucher aux nôtres ! cria-t-il hors de lui.

La cuisinière s’arrangea de façon à ce qu’on oubliât la modeste commission et Marie refusa de sortir.

Un matin que le second valet de chambré était venu chercher dans les cuisines un certain charbon destiné au creuset de l’observatoire, Marie prit un petit panier, le remplit des morceaux les plus réguliers, selon l’ordre, et elle remonta, le cœur dilaté. D’instinct, elle s’orienta, trouva la route, la grande spire de chêne sculpté aux marches ouatées de tapis turcs, elle monta, elle monta, tout enfiévrée d’une joie inexplicable, et elle finit par pousser la trappe de ses poings, de son front, l’ouvrit victorieusement, se glissa dans la chambre des mystères.

Reutler calculait, assis devant son bureau. Absorbé par ses chiffres, il n’entendit rien. Marie vit le fourneau et son creuset. Elle ne s’étonna pas de ce que cet homme faisait cuire. Le creuset contenait une mixture brillante, très jaune, un étrange bouillon métallique. Reutler épurait de l’or, parce que son frère lui avait demandé deux bracelets d’or vierge, pour les offrir à une statue d’Adonis qu’il aimait beaucoup. Reutler fondait lui-même ces bracelets. Il savait très bien qu’aucune statue d’Adonis n’existait à Rocheuse, mais il ne voulait pas que la folie du jeune frère s’égarât chez un orfèvre provincial et, sous le prétexte de l’honneur, il mettait toute sa coquetterie de savant à rendre les deux bijoux dignes de la statue.

Marie nettoya le fourneau, enleva des cendres, et activa la flamme de son souffle respectueux, ensuite elle le regarda.

S’il se retournait, elle parlerait, sinon, elle s’en irait sur les pointes, car, elle était déjà consolée de l’affaire du peigne.

Reutler fit claquer ses doigts, se tourna. Il sentait quelqu’un derrière lui, un animal, peut-être, son chien, le grand Sloughi, son préféré qui venait de temps en temps le visiter et rampait, pour lui lécher les mains.

— Petite ! Que faites-vous ici ? dit Reutler ébloui par cette face rouge, d’où ressortaient, à la lueur du feu, des yeux étrangement doux.

Elle s’avança, très humble.

— J’ai porté le charbon, Monsieur, avoua-t-elle désignant son petit panier.

Reutler eut un sourire contraint.

— Drôle de vestale ! pensa-t-il.

— Vous êtes sûre que j’avais besoin de vous pour cela, reprit-il d’un ton sourd, et n’est-ce pas vous, au contraire, qui avez quelque chose à me demander ?

— Monsieur, je ne mentirai pas… J’ai besoin d’un peigne et j’ose pas aller au village en acheter un… vous comprenez, rapport à… l’église.

Tombant des nues, Reutler se leva.

— Vous me dérangez pour un… peigne ? s’exclama-t-il d’une voix tranchante.

Elle joignit les mains sur son fichu.

— Ils disent que j’ai des poux, Monsieur, c’est pas vrai. Pourtant si personne ne veut me prêter de peigne, j’en aurai… et alors, ils me feront chasser d’ici.

Un moment Reutler eut le vertige. Il songea qu’on pouvait saisir cette fille par ses jupes et la lancer du haut du donjon. Incendiaire soit !… mais femme à ce point… non, cela dépassait les bornes, puis, il réfléchit, en étudiant ses yeux où se lisait la plus chaste des prières, celle qui demande la protection du plus fort contre l’horreur de la vie quotidienne.

— On vous tourmente ?… Répondez. Jorgon ne suffit-il plus à vous garer des plaisanteries de l’office ? (Il s’arrêta très soucieux.) On plaisante donc chez moi ! ajouta-t-il avec toute la naïveté de l’homme riche qui paye et s’étonne de ne pas en avoir pour son argent.

— Oh ! non, Monsieur, on est bien bon, chez vous ! Je mange des bonnes choses et je boirais toute la journée si je les écoutais… ce n’est que le peigne… m’en faut un… et je veux pas le voler vous comprenez. Je descendrai jamais au village toute seule, j’ai trop peur.

Tout à coup, la trappe glissa et, d’un bond léger le cadet des de Fertzen jaillit comme un grand lis

Il était en costume de cheval très fantaisiste, un habit de drap blanc sur une culotte de peau, botté de bottes blanches, à revers de soie, et sur sa chemise, épinglée de perles, bouffaient des dentelles.

— Mon grand, cria-t-il sans apercevoir la servante, le demi-sang est extraordinaire ! Je suis allé et revenu en une heure. Les de Preuille sont très gentils. Un peu popote… mais aimables. Ils ont deux jeunes filles charmantes… aussi bêtes que des poules faisanes, car elles se scandalisent d’un Monsieur qui monte autrement qu’en rouge ou en noir. (Il éclata.) Comme si on pouvait monter une jument arabe en noir, hein ? Singulier, ce que les femmes se foutent de la ligne… Et en rouge, ce serait stupide, puisqu’on ne chasse pas… J’ai essayé de leur inculquer toute la poésie de mon costume, elles m’ont répondu par des révérences genre couvent d’opéra-comique ! Me suis bien amusé. On pourrait se lier, mon grand, pas à cause des filles, pour les chevaux, leur écurie est vraiment superbe !… Bon Dieu ! Qu’est-ce que je vois ? L’incendiaire !… (Il se recula, les sourcils froncés, puis très hautain, affectant son ton le plus anglais, il ajouta :) Mes hommages, Mademoiselle ! Vous vous occupez d’astronomie… Est-ce que je vous dérange ?

Reutler aurait assassiné quelqu’un, de plus en plus.

— Eh ! dit-il, un peu de sérieux, je te prie ! C’est Mademoiselle qui me dérange, il lui faut… cela regarde Jorgon… enfin, elle a besoin… d’un… (il s’arracha le mot du cœur, très dégoûté)… d’un peigne.

Paul pouffa et se jeta sur le divan.

— Ah ! Reutler, ça t’apprendra, mon grand hibou, à dénicher les filles dans les buissons ! De la tenue ? Parbleu ! J’en ai plus que toi. Le peigne, question d’office !… Je ne mange plus ici à partir de ce soir. Un peigne à Reutler ? Comment te le faut-il, petite ? En ivoire, en écaille, ou en corne de rhinocéros ? Non ! j’en mourrai ! Et elle reste là, le front haut. Un peigne, pour carder les flammes, sans doute ? Oh ! sa tête… le peigne… heureusement que j’arrive…

— Il n’y a pas de quoi rire, dit froidement la servante sans baisser les yeux.

— Non ! Tu trouves ? C’est que tu ne peux pas t’imaginer ce que c’est drôle de demander un peigne à Reutler, lui qui n’a jamais su si des cheveux de femme ça se démêlait le soir ou le matin. Il n’y a peut-être pas de quoi rire, mais il y a de quoi t’en prêter un, t’en donner un, pardon ! Moi non plus, pas confiance, car mon groom m’a tout raconté ! Allons ! Viens, nous nous entendrons tout de suite, j’ai beaucoup de ces instruments, tu choisiras.

Reutler brisa un morceau de craie sur une ardoise où il mettait un chiffre.

— Casse rien, mon grand, je te tire d’un fameux guêpier. Quand elle aura son peigne et mon explication pour s’en servir, te fichera la paix ! Viens, petite ! Petite quoi, déjà ? Ah ! Marie… Non, je t’appelle : Mica. Mica, c’est joli, ça brille et c’est une parcelle, une très petite chose ! Oh ! vous êtes une très petite femme, une étincelle, mais si on vous laissait faire… vous aimez les églises qui flambent, vous ! Effrontée ! Monter ici tout droit, sans permission ! Allons, venez-vous ? (Il ajouta de son ton chanteur :) Reutler, donne-lui donc l’ordre de me suivre, elle ne m’obéira pas, elle est si mal élevée.

Reutler détourna la tête.

— Allez Marie, dit-il les dents serrées, mon frère n’est pas méchant, je vous assure.

Passivement, Marie suivit le jeune homme.

Ils descendirent, traversèrent des appartements sombres où la jeune fille ne vit que des tourbillons d’étoffes de nuances indistinctes. Ils entrèrent dans une chambre plus claire, bleue et rose comme un ciel d’aurore, puis dans un large cabinet de toilette, tout en glace.

— Tiens, fit Paul ouvrant un tiroir de son lavabo, choisis.

Il y en avait une vingtaine, tous plus souples et plus fins les uns que les autres, en nacre, en ivoire, en écaille, en métal, car le jeune homme se faisait peigner durant de longues heures, aimant la petite morsure tendre des objets précieux dans l’épaisseur de ses boucles, et on ne se resservait du même que s’il avait plu comme caresse ou comme morsure.

La jeune fille s’extasiant dit :

— Jésus ! et elle joignit les mains.

Son naturel sauvage revenant, elle demanda :

— Qu’est-ce que vous pouvez faire de tout ça pour vous tout seul, Monsieur ?

— Je joue avec ! répondit Paul flegmatiquement.

Il alluma une cigarette et murmura, d’un ton de parfaite innocence :

La fumée ne vous gêne pas, vous ?…

L’allusion était si cruelle, qu’elle recula comme frappée en plein visage.

— Oh ! Monsieur, vous êtes bien méchant… Votre frère ne vous connaît guère. Ça ne vous portera pas bonheur. Vous avez le droit de me dénoncer, pas de me faire souffrir en vous moquant de moi ! Je vous ai rien fait. Gardez vos peignes, je m’en passerai, vous savez !

— Et tu auras des poux ! scanda Paul railleur. Furieuse, elle faillit lui sauter à la gorge.

— Non ! non ! j’en ai pas… c’est eux qui l’inventent… c’est votre sale domestique, Célestin, parce que je veux pas l’embrasser !… je suis plus propre que lui… je dis pas toutes les horreurs… j’ai pas de poux.

— Alors, peigne-toi… ça va m’amuser ! Tu as l’air d’avoir de beaux cheveux !

— Non, je veux m’en aller !

Il ferma la porte du cabinet de toilette et s’étendit sur un sofa, toujours fumant.

— Ma petite Mica, soupira-t-il de son ton qui se lamentait, je prévois que tu vas me donner des nerfs. Je suis très bon prince, à la condition qu’on me passe mes fantaisies. Tu vas te peigner chez moi, ou je force Reutler à te chasser. On t’a reléguée aux cuisines et tu y es à ta place. Je te parle franchement, bien que de l’avis de mon frère tu possèdes tes quartiers de noblesse et que tu portes brandon de discorde sur champ de gueules ! Tu sais, suis pas tendre tous les jours ! je comprends que tu tiennes à ta chevelure… tu es amoureuse. Ne montre pas les poings… tu es amoureuse de Monsieur le baron, parce qu’il t’a promenée comme le Saint-Sacrement une certaine nuit… Oh ! Il faisait diablement chaud, cette nuit-là ! Donc, avec le secret de l’église, voilà deux secrets que je te vole ! N’ouvre pas les yeux en soupiraux de cave. Il ne faut jamais broncher ou je frappe. T’ai prévenue. Tu n’étais encore personne, le martyre va te faire quelqu’un… Attends ! je n’ai pas fini… Tu vas te peigner soigneusement, tu as une chevelure splendide, mais tu n’as guère que cela. Quand tu auras tout démêlé, tout lissé, je les couperai et je les garderai. Après les miens, qui sont les plus beaux du monde, ma chère, j’adore les cheveux noirs.

Affolée, la jeune fille, dont l’intelligence obscure avait, par moment, des éclairs de grande lucidité, se précipita vers la porte. Elle ne doutait pas, car elle se sentait en la puissance d’un ennemi.

— J’ai la clef dans ma poche ! dit le cadet des de Fertzen qui se leva souriant.

Il lui prit les mains, les lui tordit derrière elle.

— Tu es ma prisonnière-, petite. Dans les prisons, ne sais-tu pas qu’on coupe les cheveux des condamnées ? N’aie pas peur… je suis très fort, mais je ne viole plus. Voyons ! Sois raisonnable ! Mes filles de chambre ne doivent pas avoir de poux… On ne peut tolérer cette infraction au règlement, même en ton honneur. Alors, nous prenons une mesure très radicale. D’ailleurs, je les achète, tes cheveux. Combien, dis ? Fixe toi-même la somme. Crois-tu que je ne puisse pas payer mes caprices ?

La fille ne pleurait pas encore. Ses yeux demeuraient fixes sans une larme.

— Ah ! cria-t-elle désespérée, Monsieur Reutler, au secours ! Monsieur le baron ! Au secours…

Elle glissa sur les deux genoux.

— Laissez-moi m’en aller ! C’est pas juste, c’est pas juste ! Ah ! lui, lui, il n’aurait jamais fait une chose pareille et il vous la défendrait s’il était ici. Au secours !

— Choisis le peigne de nacre, il est très doux ! dit Paul la poussant devant le tiroir ouvert.

Suffoquant, elle se releva et commença son épouvantable pénitence.

L’idée lui vint qu’il aurait peut-être pitié en les voyant si beaux.

— J’ai pas d’amoureux, murmura-t-elle tremblante, je vous jure, je peux pas aimer personne… Monsieur le baron, c’est comme le bon Dieu pour moi… J’oserais point regarder si haut.

— Justement, objecta Paul raillant toujours, tu as envie de faire flamber l’église !

— Oui, je suis une criminelle, je suis rien de rien, je devrais pas me plaindre, vous m’avez sauvée des gendarmes tous les deux, pourtant, c’est pas juste ! Vous ne pouvez pas être plus méchant que vos domestiques. Ils ont eu l’invention des… bêtes, eux, ils ont tout dit, tout fait, pas ça… ça c’est trop !…

Et d’un geste furieux de la tête, elle déploya l’étendard noir de sa chevelure jusqu’au sofa où le jeune homme s’était assis.

— Très beaux ! fit-il. Tous mes compliments, je m’y connais ! Pourquoi diable les tresses-tu ? À ta place je voudrais vivre nue entourée de ce manteau. Il me faudrait des ciseaux énormes pour les abattre d’un seul coup et je n’ai que mes petits ciseaux à ongles ! Ça va durer longtemps, c’est ennuyeux…

Il coupa une longue mèche. Les petits ciseaux d’or firent, dans cette soie, un petit bruit de dents grinçantes.

Elle poussa une exclamation d’horreur, retomba à genoux, les mains jointes.

— Monsieur ! Oh ! Monsieur Paul !…

Et la pauvre folle qui n’avait pas pleuré en avouant son crime se mit à sangloter.

— Pleure, chérie, pleure ! Va, cela fait tant de bien… et encore toi, tu as la chance de pleurer sur le possible. Songe donc à ceux qui râlent et se tordent dans les bras de l’impossible… Va, petite, je te permets les larmes… Est-ce que je te demande des choses inconvenantes, des histoires malpropres, des complaisances ignobles ? Non, je ne te demande pas même ton sourire, Mica ! Ils sont un peu crépus, ce semble et ils friseront, ils te feront un joli petit bonnet d’astrakan ; dans trois ans, ils auront repoussé plus longs, tu me béniras. Allons ! Ça y est, tu es libre.

Il lança la gerbe noire sur le sofa de satin jaune où elle étala un voile de deuil.

— Maintenant encore deux mots : ce sont les domestiques, tiens, mon estimable groom, qui ont fait cette blague ! Tu avais des poux, n’est-ce pas ? On t’a tondue pour t’en débarrasser. Si tu dis le contraire, je force mon frère à te reflanquer dans les buissons. Il n’y a pas d’autre maître ici que moi, tu m’entends, seulement j’ai des raisons pour ne pas le crier trop fort… Et puis je te fais cadeau du peigne… Bonsoir !

— Vous êtes un lâche ! hurla la petite servante se mordant les poings.

— Je sais bien, riposta le jeune homme imperturbable, mais il n’y a encore que les femmes qui aient osé me le dire en face… et ça m’a toujours prodigieusement amusé !

Il glissa le peigne de nacre dans son corsage, lui ouvrit la porte. Marie jeta son tablier sur sa tête et s’élança hors du cabinet de toilette, courant tout droit.