Les Honnêtetés littéraires/Édition Garnier/7

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 125-127).

SEPTIÈME HONNÊTETÉ.

Lorsque le R. P. La Valette[1], alias Duclos, alias Lefèvre, eut fait sa première banqueroute, ad majorem Societatis gloriam ; lorsque des imprimeurs huguenots eurent rafraîchi les premières pages d’une vieille édition du R. P. Busembaum[2], que l’on fit passer pour nouvelle, et qu’ils eurent ainsi jeté, sans le savoir, la première pierre qui a servi à lapider la Société de Jésus ; lorsque ces Pères écrivaient en faveur de leur corps tant de petits livres qu’on ne lit plus ; lorsque quelques prélats, s’imaginant que la Société de Jésus était immortelle et invulnérable, lui firent leur cour très-maladroitement par quelques écrits ; lorsque le bourreau brûla, selon son usage, une belle lettre du révérendissime père en Dieu Jean-George Lefranc, évêque du Puy en Velay[3], il y eut alors une inondation de brochures, et autant d’injures de part et d’autre qu’il y avait de jésuites en France…

La principale honnêteté fut entre les révérends pères dominicains et les révérends pères jésuites. Les jésuites, dans un écrit intitulé Lettre d’un homme du monde à un théologien, page 4, complimentèrent les jacobins sur leur frère Politien de Montepulciano[4], qui, dit-on, empoisonna avec une hostie le méchant empereur Henri VII ; sur le bienheureux Jacques Clément, ainsi nommé par la Ligue ; sur Edmond Bourgoin son prieur ; sur frères Pierre Argier et Ridicouse, roués tous deux à Paris.

Les jacobins répondirent à ce compliment par une longue énumération des martyrs de la Société ; et cette liste ne finissait point. Les deux partis appelèrent à leur secours saint Thomas d’Aquin. Il s’agissait de le bien entendre, et c’est là le grand effort de la théologie. Les uns et les autres convenaient des paroles. Ils avouaient que saint Thomas a dit, liv. II, quest. 42, art. 2 :

Que ceux qui délivrent la multitude d’un méchant roi sont très-louables ;

Que le mauvais prince est le seul séditieux ;

Qu’il y a des cas où celui qui le tue mérite récompense ;

Que, selon le même saint Thomas d’Aquin, liv. II, quest. 12, un prince qui a apostasié n’a plus de droit sur ses sujets ;

Que, s’il est excommunié, ses sujets sont ipso facto délivrés de leur serment de fidélité, ejus subditi juramento fidelitatis liberati sunt ;

Que comme il est permis de résister aux larrons, il est permis de résister aux mauvais princes ; ut sicut licet resistere latronibus, ita licet in tali casu resistere malis principibus. Liv. II, quest. 69.

Tout cela se trouve, avec beaucoup d’autres choses également édifiantes, dans l’Appel à la raison imprimé en 1762, sous le titre de Bruxelles[5].

On prétend que chez les jacobins, quand il meurt un docteur en théologie, on met une bible[6] de saint Thomas dans sa bière. Des profanes, ayant lu ces grandes questions dans saint Thomas d’Aquin, ont prétendu qu’il eût été à désirer, pour la tranquillité publique, que toutes les Sommes de ce bonhomme eussent été enterrées avec tous les jacobins. Mais ce sentiment me paraît un peu trop dur.

Après cette dispute, qui intéressa vivement dix ou douze lecteurs, il en survint une autre entre les mêmes combattants, au sujet du livre De Matrimonio, du révérend père Sanchez[7] regardé en Espagne et par tous les jésuites du monde comme un Père de l’Église. Cette dispute se trouve à la page 262 du Nouvel Appel à la raison[8], et il faut avouer que la raison doit être bien étonnée qu’on soumette un pareil procès à son tribunal.

On y discute trois questions tout à fait intéressantes : la première, quando vas innaturale usurpatur ; la seconde, quando seminatio non est simultanea ; la troisième, quando seminatio est extra vas[9]. Ma pudeur et mon grand respect pour les dames m’empêchent de traduire en français cette dispute théologique. J’ai prétendu me borner à faire voir combien les théologiens sont quelquefois honnêtes.

  1. Voyez tome XVI, page 100.
  2. Voyez tome XII, page 559.
  3. Lefranc de Pompignan (J.-G.), lors de la destruction des jésuites, fit une Lettre écrite au roi par M. l’évêque D. P. sur l’affaire des jésuites ; 1762, in-12 de 43 pages. Il est à croire que c’est cet opuscule dont le faux-titre porte : Lettre d’un évêque au roi, que Voltaire désigne ici. (B.)
  4. Voyez tome XI, pages 530-31 ; et XIII, 387.
  5. Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France ; Bruxelles, 1762, in-12, daté du 15 avril. Une nouvelle édition de la même année, dont chacune des deux parties a sa pagination, est augmentée. L’Appel est attribué au P. Balbani. C’est à Caveyrac que l’on attribue le Nouvel Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France ; 1762, in-12. Le parlement a condamné Caveyrac comme auteur de l’Appel ; voyez, tome XXV, la note 1 de la page 6.
  6. Toutes les éditions portent Bible ; mais je pense qu’il faut lire Somme. (B.)
  7. Voltaire a déjà parlé de Sanchez, tome XXIV, page 98 ; mais c’est pour un passage autre que celui dont il est question ici.
  8. Voyez, ci-dessus, la note 1.
  9. Ce que Voltaire donne ici comme troisième question fait partie de la seconde. Mais une troisième question est en effet traitée en même temps par Sanchez ; c’est celle-ci : Quando (seminatio) est extra (vas naturale) ratione impotentiœ. (B.)