Les Historiettes/Tome 3/4

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 26-29).

NOTICE SUR MADAME DES LOGES,
TIRÉE DES MANUSCRITS DE CONRART[1].


Feu madame Des Loges avoit nom Marie de Bruneau ; elle étoit originaire de la province de Champagne, mais née à Sédan, où son père et sa mère étoient alors réfugiés durant les guerres de religion, environ l’an 1584 ou 1585. On n’a trouvé parmi ses papiers aucuns renseignemens qui marquent précisément ni le jour, ni le mois, ni l’année.

Son père étoit Sébastien de Bruneau, sieur de La Martinière, conseiller du Roi et intendant de la maison et des affaires de M. le Prince, et du roi de Navarre depuis le décès de ce prince. Sa mère avoit nom Nicole de Bey ; ils étoient tous deux d’une rare et haute vertu, et à cette cause tenus en une singulière estime par toutes sortes de personnes, et surtout par divers princes et autres grands, même par le feu roi Henri IV, duquel il y a encore plusieurs lettres écrites de sa main audit sieur de Bruneau.

Ladite dame Des Loges a été mariée avec feu messire Charles de Rechignevoisin, chevalier, seigneur des Loges, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, issu de l’une des plus illustres maisons de Poitou et des mieux alliées ; entre les autres à celles de La Beraudière, de Vivonne, de Chémerault et de La Rochefoucauld. Il étoit oncle à la mode de Bretagne de M. le duc de La Rochefoucauld. Son père étoit chambellan de M. le duc d’Alençon, frère des rois François, Charles et Henri, et mourut au voyage de Flandre, à l’entreprise d’Anvers.

Lesdits sieur et dame Des Loges ont eu ensemble plusieurs enfants, l’un desquels fut tué à la bataille de Prague, l’an 1620, l’autre au siége de Bréda, en 1638, et l’aîné ayant suivi les guerres de Hollande durant l’espace de vingt-trois ans entiers et consécutifs, sans avoir perdu une seule campagne, et y ayant acquis beaucoup d’estime et d’honneur, tant dedans les armées qu’à la cour du prince d’Orange, y a possédé et y possède encore diverses charges militaires, et, entre les autres, celle de général-major et de colonel, s’y étant habitué tout-à-fait et allié en l’une des plus apparentes familles du pays.

Ladite dame Des Loges a fait sa demeure à Paris et à la cour durant vingt-trois ou vingt-quatre ans, pendant lequel temps elle a été honorée, visitée et régalée de toutes les personnes les plus considérables, sans en excepter les plus grands princes et les princesses les plus illustres. M. le duc d’Orléans en faisoit surtout une très-particulière estime, et se rendoit assidu à la visiter, aussi bien en la prospérité que dans l’adversité de ses affaires, dont cette prudente dame prévoyant la continuation et les funestes succès, elle se résolut à quitter tous ces avantages et toutes les commodités d’un si agréable séjour, pour ne participer point aux intrigues qui depuis en ont accablé plusieurs. Ce fut en l’an 1629 qu’elle se disposa à cette sage retraite, en laquelle elle a depuis vécu doucement et dévotement par l’espace de quelques années, jusque à 1636, qu’un procès de grande importance l’ayant ramenée à Paris, elle y fut reçue et respectée de tous les honnêtes gens de même qu’auparavant, et fut de nouveau honorée des visites de Monsieur et des autres princes et princesses.

Toutes les muses sembloient résider sous sa protection ou lui rendre hommage, et sa maison étoit une académie d’ordinaire. Il n’y a aucun des meilleurs auteurs de ce temps, ni des plus polis du siècle, avec qui elle n’ait eu un particulier commerce, et de qui elle n’ait reçu mille belles lettres, de même que de plusieurs princes et princesses et autres grands. Il a été fait une infinité de vers et autres pièces à sa louange, et il y a un livre tout entier, écrit à la main, rempli des vers des plus beaux esprits de ce temps, au frontispice duquel sont écrits ceux-ci, qui ont été faits et écrits par feu M. de Malherbe :

Ce livre est comme un sacré temple,
Où chacun doit, à mon exemple,
Offrir quelque chose de prix.
Cette offrande est due à la gloire
D’une dame que l’on doit croire
L’ornement des plus beaux esprits.

Nous ne dirons rien ici de ce qu’elle a écrit elle-même, soit en prose ou en vers, puisque, pour fuir toute vanité, elle n’a jamais voulu permettre qu’aucune de ces pièces de sa façon fût exposée au public. Un chacun sait néanmoins que son style, aussi bien que son langage ordinaire, étoit des plus beaux et des plus polis, sans affectation aucune, et accompagné d’autant de facilité que d’art ; mais surtout étoit à estimer son humeur agréable, discrète et officieuse envers un chacun, sa conversation ravissante et sa dextérité à acquérir des amis et à les servir et conserver. Elle avoit un courage plus que féminin, une constance admirable en ses adversités, un esprit tendre en ses affections et sensible aux offenses, mais attrempé d’une douceur et facilité sans exemple à pardonner, et en tous ses maux d’une résignation entière à la volonté de Dieu et d’une ferme confiance en sa grâce, se reposant toujours sur sa providence, et ne désespérant jamais de ses secours.

Les pertes de ses chers enfants, de madame de Beringhen, sa digne sœur, dame reconnue d’un chacun pour être d’un esprit éminent, d’une admirable conduite et d’une vie exemplaire[2], avec celles d’une infinité de ses meilleurs et plus chers amis, accompagnées d’abondant d’autres afflictions non moins cuisantes, l’avoient réduite, par la tendresse de son bon naturel et par leur importance, à une vie fort languissante, si bien que les forces du corps ne se trouvant pas égales à celles de l’esprit, ni la délicatesse de la nature à l’habitude de sa grande constance, ces déplaisirs furent suivis d’une maladie aiguë et d’une mort très-heureuse, le 1er de juin, l’an 1641. Ce fut au château de La Pléau, en Limousin, maison de madame de La Pléau, sa fille aînée. Son testament a été une exhortation ample de piété à ses enfants, sa maladie un patron de patience, tous ses propos des enseignemens et des consolations saintes, et ses dernières paroles celles de saint Paul : « Je suis assurée que ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni choses présentes, ni choses à venir, ni hautesse, ni profondeur, ni aucune autre créature, ne me pourra séparer de la dilection de Dieu, qu’il nous a montrée en Jésus-Christ, notre Seigneur[3]. »

  1. Manuscrit 902, in-folio, tom. 10, pag. 113 de la bibliothèque de l’Arsenal. Cette Notice est écrite d’une grande écriture de femme ; elle a vraisemblablement été composée par une des filles de madame Des Loges. On trouvera des détails sur les manuscrits de Conrart dans la Notice qui précède ses Mémoires. (Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, 2e série, t. 48.)
  2. Tallemant en a cependant médit dans l’article qui suit ; mais de qui n’a-t-il pas médit ?
  3. On a cru qu’il n’étoit pas inutile de publier cette Notice biographique contemporaine sur une femme justement célèbre. Elle avoit déjà été citée dans l’article Loges (des) de la Biographie universelle de Michaud. On peut aussi consulter l’article qui lui a été consacré dans le Dictionnaire de Moreri.