Les Historiettes/Tome 3/3

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 22-26).


MADAME DES LOGES[1]
ET BORSTEL.


Madame Des Loges étoit fille d’un honnête homme de Troyes en Champagne, nommé M. Bruneau. Il étoit riche, et vint demeurer à Paris, après s’être fait secrétaire du Roi. Il n’avoit que deux filles : l’aînée fut mariée à Beringhen, père de M. le Premier. Pour éviter la persécution, car il étoit huguenot, il se retira à La Rochelle, et y fit mener ses deux filles, pour plus grande sûreté, sur un âne en deux paniers. Elles avoient du bien ; leur partage à chacune a monté à cinquante-cinq mille écus. Madame Des Loges, quoique la cadette, fut accordée la première ; et comme ce n’étoit encore qu’un enfant, on vouloit attendre que sa sœur passât devant elle. Je ne sais pourquoi elle fut plus tôt recherchée que l’autre qui étoit bien faite, et elle ne l’étoit point ; mais on fut obligé de la marier plus tôt qu’on ne pensoit, car, en badinant avec son accordé, elle devint grosse. Elle a dit depuis qu’elle ne savoit pas comment cela s’étoit fait ; que son mari et elle étoient tous deux si jeunes et si innocents qu’ils ne savoient ce qu’ils faisoient.

Comme ç’a été la première personne de son sexe qui ait écrit des lettres raisonnables[2], et que d’ailleurs elle avoit une conversation enjouée et un esprit vif et accort, elle fit grand bruit à la cour. Monsieur, en sa petite jeunesse, y alloit assez souvent ; et comme il se plaignoit à elle de toutes choses, on l’appeloit la linotte de madame Des Loges. Quand on lui fit sa maison, il lui donna quatre mille livres de pension, disant que son mari n’étoit point payé de sa pension de deux mille livres qu’il avoit comme gentilhomme de la chambre. Cela n’étoit pas autrement vrai, et elle quitta le certain pour l’incertain, car le cardinal de Richelieu, soupçonnant quelque intrigue, lui fit ôter les deux mille livres ; et elle, qui vit bien qu’on la chasseroit, se retira d’elle-même en Limosin[3]. Son mari en étoit, et elle avoit marié une fille à un M. Doradour, chez qui elle alla.

Elle avoit une liberté admirable en toutes choses ; rien ne lui coûtoit ; elle écrivoit devant le monde. On alloit chez elle à toutes heures ; rien ne l’embarrassoit. J’ai déjà dit ailleurs qu’elle faisoit quelquefois des impromptus fort jolis.

On a dit qu’elle étoit un peu galante. Le gouverneur de MM. de Rohan, nommé Haute-Fontaine, a été son favori ; Voiture y a eu part, à ce qu’on prétend ; ce fut elle qui lui dit une fois : « Celui-là n’est pas bon, percez-nous-en d’un autre. » Une fois Saint-Surin, qui étoit si amoureux de la fille de madame de Beringhen (on a remarqué que quand il en tenoit bien, il étoit jaune comme souci) ; Saint-Surin, dis-je, qui étoit un galant homme, ne bougeoit de chez les deux sœurs, qui logeoient vis-à-vis l’une de l’autre ; une fois donc qu’il étoit chez madame Des Loges, un certain M. d’Interville, conseiller, je pense, au grand conseil, s’étoit assis familièrement sur le lit, et faisoit le goguenard ; Saint-Surin et d’autres éveillés, pour se moquer de lui, prirent la courte-pointe et l’envoyèrent cul par sur tête dans la ruelle.

Celui qui a eu le plus d’attachement avec madame Des Loges ç’a été un Allemand nommé Borstel. Étant résident des princes d’Anhalt[4], il fit connoissance avec elle, et apprit tellement bien à parler et à écrire, qu’il y a peu de François qui s’en soient mieux acquittés que lui. Il la suivit en Limosin. Le prétexte fut qu’ils avoient acheté ensemble de certains greffes en ce pays-là. Il avoit transporté tout son bien en France. Comme il se vit en un pays de démêlés, il ne voulut point se mettre parmi la noblesse ; et comme il n’avoit pas une santé trop robuste, il se feignit plus infirme qu’il n’étoit, afin de rompre tout commerce avec ces gens-là. Il fut même quelques années sans sortir de la chambre ; cela fit dire qu’il avoit été dix-huit ans sans voir le jour qu’à travers des châssis, et qu’il fut long-temps sans pouvoir décider s’ils étoient moins sains de verre que de papier.

Madame Des Loges morte, Borstel eut soin de ses affaires et de ses enfants. Borstel vint à Paris, et on parla de le marier avec une fille de bon lieu, assez âgée, nommée mademoiselle Du Metz ; mais l’affaire ne put s’achever, car il avoit appris quelque chose qui ne lui avoit pas plu ; mais il ne le voulut jamais dire. Il dit pour excuse qu’il ne vouloit pas la tromper, et qu’on lui avoit fait une banqueroute depuis qu’on avoit proposé de le marier avec elle. Depuis elle a épousé un M. de Vieux-Maison. Gombauld, qui étoit de ses amis, car elle se piquoit d’esprit, lui reprocha sérieusement d’avoir épousé un homme dont le nom ne se pouvoit prononcer sans faire un solécisme.

Borstel, quelque temps après, en cherchant une terre trouva une femme, car il épousa une jeune fille bien faite, qui étoit sa voisine à la campagne, et il en a eu des enfants : mais il ne s’en porta pas mieux. Il envoya ici, en 1655, un mémoire pour consulter sa maladie ; il avoit mis ainsi : « Un gentilhomme de cinquante-neuf ans, etc. » Feret[5], son ami, porta ce mémoire à un nommé Lesmanon, médecin huguenot, qui est à M. de Longueville, qui consulta avec d’autres, et rédigea après la consultation par écrit ; il commençoit ainsi : « Un gentilhomme de soixante-neuf ans, et qui s’est marié depuis quatre ou cinq ans à une jeune fille, etc. » Feret, voyant cela, lui dit qu’il ne l’avoit pas prié de tuer M. Borstel, mais bien de le guérir s’il y avoit moyen, et que de lui parler de son âge et de son mariage, c’étoit lui mettre le poignard dans le sein. On changea ce commencement. Il avoit soixante ans et plus quand il se maria, et étoit si incommodé qu’il ne pouvoit dormir qu’en son séant. Il mourut de cette maladie pour laquelle on avoit fait la consultation.

  1. Marie de Bruneau, dame Des Loges, née vers 1585, morte le 1er juin 1641.
  2. Ses lettres ne sont pas trop merveilleuses ; cela étoit bon pour ce temps-là. Bortel a eu raison d’empêcher Conrart de les faire imprimer : il vouloit aussi faire un Recueil de vers sur sa mort. Tout cela est avouétré. (T.) — Avouétré pour avoytré, avorté, qui n’est pas venu à terme. (Dict. de Nicot.)
  3. C’étoit en 1629. (T.)
  4. Il y avoit quatre ans quand Henri IV fut tué. Depuis, comme il a eu la faiblesse de cacher son âge, Balzac l’a appelé cet ambassadeur de dix-huit ans. À son compte, il falloit qu’il l’eût été à quatorze, comme vous le verrez par la suite. (T.)
  5. Secrétaire du duc de Weimar. (T.)