Les Historiettes/Tome 3/5

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 30-33).


MADAME DE BERINGHEN
ET SON FILS.


Comme j’ai dit[1], elle étoit bien faite, et elle fut galante. M. de Montlouet d’Angennes, qui étoit bel homme, disoit qu’elle lui avoit offert douze cents écus de pension, mais qu’il n’étoit pas assez intéressé pour cela, et qu’il étoit amoureux ailleurs : elle n’étoit plus jeune ; alors il lui prit fantaisie d’avoir un page.

Je n’ai jamais vu une personne plus fière ; elle eut dispute à Charenton pour une place ; elle vouloit l’envoyer garder par un soldat des gardes, car, disoit-elle, il n’y a pas un capitaine dans le régiment qui ne soit bien aise de m’obliger[2].

Elle n’avoit garde d’être ni si spirituelle, ni si accorte, que sa sœur. Pour son mari, M. de Rambouillet m’a dit que Henri IV lui avoit dit que Beringhen étoit gentilhomme. Cependant j’ai ouï conter à bien des gens que le Roi ayant demandé à M. de Sainte-Marie, père de la comtesse de Saint-Géran, comment il faisoit pour avoir des armes si luisantes. « C’est, lui dit-il, un valet allemand que j’ai qui en a soin. » Le Roi le voulut avoir : c’étoit Beringhen, et il lui donna après le soin du cabinet des armes. Depuis il fit quelque chose, et parvint à être premier valet-de-chambre. Or, il avoit un cousin-germain, dont le fils, que je connois fort, conte ainsi leur histoire. « Nous sommes, dit-il, d’une petite ville de Frise, qui s’appelle Beringhen ; nos ancêtres, dont la noblesse se prouve par les titres que nous rapporterons quand on voudra, n’en étoient pas seigneurs à la vérité, mais possédoient la plus belle maison de la ville depuis plus de trois cents ans. »

Pour moi, je sais bien que bien souvent on a pris le nom du lieu de sa naissance ; mais ce n’est pas autrement une marque de noblesse, au contraire, comme Jean de Meung et Guillaume de Lorris[3]. « Le père de feu M. de Beringhen et le père du mien furent tués à la guerre : leur bien se perdit. Leurs enfants ayant ramassé quelque chose du naufrage, passèrent en France encore fort jeunes. Feu M. de Beringhen s’arrêta sur la côte de Normandie, où il fut précepteur de quelques enfants de gentilshommes ; il avoit un peu de lettres. Au sortir de là, il se met chez l’accommodeur de fraises du Roi, et fait connoissance avec les officiers de la garde-robe : il avoit l’esprit vif, le Roi le prit en amitié. Pour mon père, il alla jusqu’en Bretagne, et se mit à trafiquer d’une espèce de toile qu’on appelle de la noyale ; elle sert à faire des voiles de navire, mais il n’a jamais paru en ce commerce, et on ne sauroit prouver qu’il ait dérogé. Il acquit du bien honnêtement. J’ai quarante lettres de feu M. de Beringhen à mon père et de mon père à feu M. de Beringhen[4]. Depuis la mort de M. de Beringhen, M. de Beringhen, son fils, aujourd’hui M. le Premier, comme quelqu’un eut demandé l’aubaine de mon père qui vint à mourir, dit tout haut : On a cru peut-être qu’il n’avoit point d’amis, mais je ferai bien voir qu’il étoit mon parent. Aujourd’hui il s’avise de dire que je suis bâtard, et son frère d’Armenvilliers a signé à mon contrat de mariage. Il fit à la vérité un peu le rétif pour signer comme parent ; mais enfin il passa carrière. Madame de Saint-Pater[5], sa sœur, à la mort, s’est repentie d’avoir dit que j’étois venu d’un bâtard de leur maison, et j’ai fait voir à M. de La Force mes titres et les lettres de feu M. de Beringhen. » Or, cet homme croyoit tenir M. le Premier, et disoit : « J’ai tous les titres ; et s’il prétend à être chevalier de l’ordre, il faut qu’il vienne à moi : » mais M. le Premier a eu des titres tels qu’il a voulu, et l’électeur de Brandebourg, à qui appartient le lieu de leur naissance, a été bien aise de l’obliger. Dans sa généalogie, il fait mourir le père de Beringhen à dix-sept ans, lui qui en a vécu soixante.

Cet autre Beringhen et sa femme sont assez assotés de leur noblesse, et ils disoient : « Nous voudrions pour plaisir qu’on nous pût mettre à la taille, pour avoir lieu de prouver notre noblesse. — Vous n’avez, leur dis-je, qu’à aller demeurer six mois à Lagny, vous en aurez le divertissement. »

M. le Premier autrefois fut un peu de la faveur ; il cabala avec Vaultier et madame Du Fargis. Il commença à branler dès le voyage de Lyon, et fut disgracié au retour de La Rochelle. Il avoit changé de religion : il alla en Hollande, et le prince d’Orange, qui aimoit tout ce que le cardinal de Richelieu persécutoit, le reçut à bras ouverts, et lui donna ses chevau-légers à commander. Beringhen acquit quelque réputation ; il revint en France après la mort du cardinal. Le reste se trouvera dans les Mémoires de la régence.

  1. Dans l’article qui précède.
  2. Une madame d’Endreville, fille d’un secrétaire du Roi et femme d’un gentilhomme riche de Normandie, fit garder sa place, en 1658, par un suisse du Roi. On se moqua fort d’elle. (T.)
  3. Les deux auteurs du Roman de la Rose. Tallemant auroit dû les nommer dans l’ordre inverse, puisque Jean de Meung a été le continuateur de Guillaume de Lorris.
  4. On dit même qu’ils étoient associés. (T.)
  5. Madame de La Luzerne, son autre fille, est un original en Phébus. Pour dire que lui faire tant de cérémonies, c’étoit la faire souffrir terriblement, elle dit une fois : « Ha ! pour cela, madame, c’est une vraie gémonie. » Elle avoit ouï parler du Montfaucon de Rome, qu’on appeloit Scalas Gemonias. (T.) — C’étoit le lieu d’où l’on précipitoit les criminels.