Les Historiettes/Tome 3/35

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 237-240).


LE PAILLEUR.


Le Pailleur, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, étoit fils d’un lieutenant de l’élection de Meulan. Il étudia jusqu’en logique ; il écrivoit bien : on le met aux finances ; le voilà petit commis de l’épargne. Il ne put souffrir les pillauderies qu’on y faisoit, car on griveloit sur les pensions qui s’y payoient ; il se retira chez le feu président L’Archer, père du dernier mort ; il étoit un peu son parent.

Le Pailleur savoit la musique, chantoit, dansoit, faisoit des vers pour rire[1] ; il chanta quatre-vingt-huit chansons pour un soir de carnaval. Il fit la débauche à Paris assez long-temps. Las de cette vie, il va en Bretagne avec le comte de Saint-Brisse, cousin-germain du duc de Retz. Ce comte avoit fait connoissance avec lui à Paris, et avoit tant fait qu’il l’avoit résolu à le suivre. Il y étoit le tout-puissant ; mais comme il vit que cet homme faisoit trop de dépense, il lui dit qu’il falloit se régler. « Je ne saurois, lui répondit le comte. — Permettez-moi donc de me retirer, lui dit Le Pailleur, car ayant le soin de vos affaires, on dira que c’est Le Pailleur qui vous a ruiné. » Il y fut pourtant encore deux ans à remettre de trois mois en trois mois.

Il alla avec le comte voir le maréchal de Thémines, alors gouverneur de la province. La maréchale le prit en amitié ; il étoit gai, il faisoit des ballets, et mettoit tout le monde en train : elle lui demanda s’il vouloit être intendant du maréchal ; il ne le voulut pas, car il dit que c’étoit la mer à boire que d’entreprendre de mettre l’ordre dans cette maison.

Le maréchal mourut à Paris ; Le Pailleur y étoit revenu. La maréchale le pria d’aller avec elle en Touraine ; « car j’ai grand’peur, lui dit-elle, de m’ennuyer en une maison où j’ai tant souffert en premières noces. » Il y fut, et elle jura qu’elle ne s’y étoit pas ennuyée un moment. Des demoiselles de la maréchale lui dirent, comme on revenoit à Paris : « Mais ne demeureriez-vous pas bien avec nous ? » Ainsi, insensiblement il s’attacha à la maréchale, et y demeura jusqu’à sa mort[2], sans gages ni appointements, mais seulement comme un ami de la maison : il est vrai qu’il faisoit toutes ses affaires.

Le Pailleur étoit de si belle humeur, avant que la gravelle, dont il fut fort travaillé quand il vint sur l’âge, le tourmentât, que le messager de Rennes à Paris le vouloit mener pour rien à cause qu’il avoit toujours fait rire la compagnie depuis là jusqu’à Paris. Je lui ai ouï conter qu’une fois en une débauche en Bretagne, où étoit le duc de Retz, quelqu’un ôta son pourpoint, puis dit : « Brûlons nos chemises. » Le Pailleur, comme le duc vouloit aller brûler la sienne, lui dit : « Donnez, je la brûlerai avec la mienne ; » mais au lieu de cela, il ne jette que la sienne dans le feu, et met celle du duc dans ses chausses. Ils allèrent tous sans chemise à un bal : tout le monde s’enfuit ; ils prirent les chandelles et se retirèrent. Le lendemain Le Pailleur met la chemise du duc, où il y avoit une belle fraise, et va à son lever. Les valets-de-chambre vouloient gager que c’étoit la chemise de M. le duc. Le Pailleur rioit ; le duc se mit à rire aussi, et lui dit : « Ma foi ! vous n’étiez pas si ivre que nous. »

Un jour Le Pailleur dit bien des choses contre le mariage. Le lendemain un jeune homme, fils d’un conseiller, le vient trouver : « Monsieur, lui dit-il, je vous viens remercier. J’étois accordé, mon père me donnoit sa charge ; mais ce que vous dîtes hier me toucha si fort que je l’allai prier sur l’heure de faire mon frère l’aîné et de me donner l’abbaye qu’il avoit ; cela est conclu. Sans vous j’allois faire une grande sottise, je vous en aurai de l’obligation toute ma vie. »

Il s’étoit adonné aux mathématiques dès son enfance : il les apprit tout seul. Il n’avoit que vingt-neuf sols quand il commença à lire les livres de cette science, et il échangeoit les livres à mesure qu’il les lisoit. Il avoit écrit assez de choses, mais il n’a daigné rien donner : il faisoit des épîtres burlesques fort naturelles.

  1. On a imprimé dans les Œuvres de Dalibray, Paris, 1653, in-8o, une Épître en vers de Le Pailleur, auquel ce poète a adressé une partie de ses médiocres ouvrages.
  2. Durant vingt-cinq ans. Il ne lui survécut que de deux ans. (T.)