Les Historiettes/Tome 3/34

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 223-237).


LA MARÉCHALE DE THÉMINES.


La maréchale de Thémines[1] étoit fille de M. de La Noue, fils de La Noue Bras de Fer[2]. Je conterai quelque chose de ces deux gentilshommes qui étoient gens de grand mérite, avant que de parler d’elle.

La Noue, Bras de Fer, avoit fort mauvaise mine, et étoit toujours vêtu de chamois. Comme il heurtoit au cabinet, un jour que le Roi l’avoit envoyé chercher pour venir au conseil de guerre, un jeune cavalier, le voyant si mal bâti, se mit à le railler et lui dit : « On n’attend plus que vous, sans doute, pour conclure là dedans. » La Noue sourit. L’huissier ouvre : il entre. Le jeune homme vit bien qu’il avoit fait une sottise ; mais il se résolut d’en attendre le succès. La Noue sort et demande si on ne savoit point ce qu’étoit devenu ce gentilhomme qui lui avoit parlé quand il heurtoit. L’autre s’approche. « Vous aviez raison, lui dit-il, de dire qu’on n’attendoit que moi, car le Roi m’a choisi pour un tel dessein, et m’a permis d’y mener qui je voudrois. Vous serez, s’il vous plaît, de la partie. » Ils y furent, et le jeune homme y fit fort bien.

On conte de lui que la veille d’une bataille, ne se trouvant point d’argent, il envoya vendre deux chevaux. L’un d’eux fut vendu bien cher. Il dit à son écuyer : « Qui l’a acheté ? — Un tel. — Tiens, lui dit-il, ce cheval ne coûte que tant ; va rendre le reste à ce cavalier. Le désir qu’il a de bien faire demain, lui a fait tant donner d’un cheval qu’il connoît, et dont il espère tirer bon service. » Et effectivement il renvoya la plus grande partie de l’argent.

Quand il revint de Tournai, où il fut si long-temps prisonnier[3], Henri IV le voulut marier avec une riche héritière. Il l’en remercia et dit qu’il avoit donné sa foi à la nièce du gouverneur de Tournai, parce qu’elle avoit de beaucoup allégé la rigueur de sa prison : il avoit quatre-vingt mille livres de rente dont il fut obligé de vendre une grande partie.

Son fils[4] fut aussi prisonnier de guerre, et dans la prison il fit ce méchant dictionnaire des rimes, qui fut imprimé. Il fit imprimer aussi un Recueil de ses vers qui ne valent rien non plus[5]. Il étoit brave comme son père et vêtu de chamois comme lui ; mais il étoit bien fait de sa personne. Ces deux hommes-là ne juroient jamais, et étoient toujours à la guerre. Il eut affaire, comme son père, à un jeune homme ; mais l’affaire alla bien plus loin : c’étoit un étourdi qui, pour se mettre en réputation, le fit appeler en duel sur une vétille, et même il avoit cherché querelle. La Noue, sur le pré, lui fit une petite remontrance, mais en vain ; comme il vit cela, il lui donne un bon coup d’épée. Ce garçon avoit un oncle, maréchal de France ; je n’en ai pu savoir le nom. Cet oncle l’envoya à M. de La Noue, pieds et poings liés.

Ce M. de La Noue eut un fils qui vit encore, mais il n’a point de garçons. Il est bien fait ; mais le jeu est sa seule passion : il a la vue fort courte ; cela l’a empêché de s’attacher à la guerre. À dix-sept ans il commandoit un régiment de cavalerie en Allemagne ; le colonel Esbron étoit un de ses capitaines. Aujourd’hui on l’appelle La Noue Bras de laine.

Revenons à la maréchale. Son père la maria assez ridiculement ; car elle n’avoit que treize ans quand il la donna à un gentilhomme de cinquante-cinq ans, qui se nommoit Chambret, et étoit de la maison de Pierre Bussières en Limousin. Cet homme étoit de mauvaise humeur, et tout plein de cautères : il ne pouvoit pas même avantager sa femme, car il n’avoit que quatre mille livres de rente en fonds de terre, sans argent ni meubles. Son plus grand bien consistoit en gouvernements, en pensions et en bénéfices ; ceux de la religion en tenoient encore en ce temps-là par tolérance.

Elle n’avoit que dix-huit ans quand elle fut délivrée de cet homme, dont elle eut un fils et une fille. On appeloit cet homme le brave Chambret. Il étoit si brutal, et d’une mine si farouche, qu’un sommelier qui avoit été laquais de sa veuve, ayant vu son portrait au bout de vingt ans, se mit à trembler comme une feuille.

Il avoit une fois querelle avec un M. de Saint-Bonnet ; il prit justement le temps que Saint-Bonnet traitoit des gens, et avec un cor alla comme le sommer au combat. Saint-Bonnet sort de table, et dit aux autres : « Ayez patience, je vous apporterai bientôt l’épée et les éperons de Chambret. » Il y va, charge son pistolet de dragées, tire le premier (car l’autre, aussi bien que Grillon, faisoit toujours tirer son homme). Saint-Bonnet lui en farcit le visage et les yeux. Chambret, tout étourdi, tombe : il lui ôte son épée et ses éperons.

Un autre vieux mari, et plus vieux que le premier, l’attrapera bientôt. Il y avoit à la cour un vieux gentilhomme, âgé de quatre-vingts ans, ou peu s’en falloit, qu’on appeloit M. de Bellengreville[6] ; il étoit grand prévôt de l’hôtel, homme veuf sans enfants, et un des plus accommodés du royaume[7] ; plusieurs veuves de qualité étoient après ; mais il étoit difficile. Il vouloit une veuve de bonne maison, jeune, belle, et qui depuis peu eût eu des enfants. En ce dessein, il trouva un nommé Jouy, son voisin à la campagne, qui étoit de la connoissance de madame de Chambret, et qu’elle avoit prié de lui faire raccommoder un petit portrait qu’elle lui avoit envoyé. Il le portoit à raccommoder, quand il fut rencontré par M. de Bellengreville, auquel il le montra. « Est-elle aussi belle que cela ? lui dit le bonhomme. — Oui, » répondit l’autre. En effet, c’est une des plus aimables personnes du monde, et le seul défaut qu’elle a eu, hors qu’elle n’a jamais eu assez d’embonpoint, étoit d’avoir les cheveux mêlés de blanc dès vingt ans. D’ailleurs, elle étoit d’humeur douce, et ne manquoit pas d’esprit ; elle avoit de la générosité.

Durant quelque temps, car il prit ce portrait, il l’adora dans son cabinet. Après, il envoya un de ses amis qui avoit vu autrefois madame de Chambret, pour voir si elle étoit aussi belle que ce portrait. Cet homme dit tout à la veuve, qui, ne songeant alors qu’à jouir de la liberté où elle se trouvoit, ne s’en tourmenta pas autrement, et dit qu’elle seroit bientôt à Paris. En effet, elle y vint trouver sa mère, qui y étoit pour un procès. Cette mère lui avoit mandé : « Ma fille, apportez-moi de l’argent de mes fermiers. » Quand elle fut arrivée : « Hé bien ! sommes-nous bien riches ? — Madame, il faut voir, voici ce qui me reste. » On trouva environ vingt écus. Elle avoit amené un train de Jean de Paris[8].

Le vieil amoureux est aussitôt averti de son arrivée : il la vient voir, il presse ; elle, qui n’a jamais été intéressée, avoit de la peine à se résoudre. Sa mère lui dit : « Ma fille, je vous ai mal mariée une fois, je ne m’en veux point mêler ; voyez ce que vous avez à faire. »

M. de Luçon, qui bientôt après fut le cardinal de Richelieu, lui fit dire « qu’elle seroit une innocente de laisser échapper une si belle occasion. » Nonobstant la diversité de religion, le mariage se fit.

Elle a dit depuis qu’elle trouva les lèvres de ce bonhomme le jour de ses noces aussi froides qu’un glaçon. Le lendemain la Reine-mère et la princesse de Conti, qui étoit devenue son amie, lui firent mille questions : « Mais comment a-t-il fait ? Mais êtes-vous madame de Bellengreville ? » Je ne sais ce qu’elle fit ou ce qu’il voulut faire, mais il ne dura que cinq semaines. Il avoit beaucoup d’argent et beaucoup de meubles ; elle étoit commune (en biens), et y gagna, outre son douaire, qui étoit gros, plus de quatre cent mille livres.

Voilà déjà deux vieux maris ; elle en aura encore un vieux, mais plus qualifié que les deux premiers ; et cela arrivera d’une façon assez bizarre. Le marquis de Thémines[9], fils du maréchal, ayant été blessé dans les guerres de la religion, mourut de sa blessure[10], et en mourant il pria son père d’assurer madame de Bellengreville, dont il étoit amoureux, qu’il étoit mort son serviteur. Le maréchal s’acquitte de sa commission, devient amoureux d’elle et l’épouse[11]. Outre qu’elle aimoit le jeu, qu’elle perdoit, qu’elle payoit bien et se faisoit mal payer, le maréchal lui aida à manger son bien. Il fut cause aussi qu’elle changea de religion[12].

Chaban[13] s’étoit mis les controverses dans la tête et disputoit avec beaucoup de douceur. Le maréchal dit à sa femme qu’il souhaitoit qu’elle entendît cet homme ; elle l’entend : il fait quelques progrès. On lui amène ensuite le père Veron[14], qui, violent et farouche, lui alla dire que son père et son grand-père étoient damnés. Elle qui les avoit vu estimer si gens de bien par tout le monde, fut si touchée de cela qu’elle en pleura. Enfin, elle se fit catholique plutôt par condescendance qu’autrement.

Elle fut choisie pour aller avec madame de Chevreuse mener la reine d’Angleterre dans son royaume. Là, elle vit Du Moulin, qui, trouvant en elle beaucoup de dispositions à récipiscence, la remit tout-à-fait dans le bon chemin, et au bout de trois mois qu’elle eut changé de religion, elle en fit reconnoissance à Charenton.

Le maréchal ne fut guère avec elle. On dit qu’en mourant il disoit naïvement : « Seigneur, au moins je ne l’ai jamais offensée que de galant homme. »

La voilà donc veuve pour la troisième fois. En ce temps-là elle avoit de plaisants ragoûts : elle mangeoit du pain, après l’avoir tenu long-temps à la fumée d’un fagot bien vert ; elle aimoit l’odeur des boues de Paris, et quand les boueurs étoient dans sa rue, on ouvroit toutes les fenêtres de sa chambre. Une fois la Reine-mère, comme elles passoient sur de la boue, lui demanda en riant : « Madame la maréchale, celle-là est-elle de la fine ? — Non, madame, répondit-elle en riant aussi, elle n’est pas encore assez faite. » Depuis, elle se défit de ces belles amitiés.

En ce troisième veuvage elle se divertissoit à jouer, à se promener et à faire souvent des concerts : elle avoit déjà Le Pailleur[15] avec elle qui étoit fort savant dans la musique ancienne et dans la moderne. Il l’avoit apprise comme une partie des mathématiques ; il chantoit même fort bien. Elle avoit une femme-de-chambre qui avoit de la voix, et elle disposoit absolument de deux autres personnes qui en avoient aussi. Un jour que Porchères[16] avoit ouï cette musique domestique, il dit à la maréchale : « Madame, voilà qui est trop bon pour n’en faire part à personne ; allons donner la sérénade à M. de Nemours, votre voisin : il a la goutte, cela le guérira. — Mais je ne le connois point familièrement, dit-elle. — Qu’importe, répliqua-t-il, venez ; il ne faut que passer par les écuries, nous nous mettrons sous les fenêtres de sa chambre[17]. » M. de Nemours en fut averti aussitôt ; mais il ne fit pas semblant de savoir qui c’étoit, et il envoya faire mille civilités. Porchères proposa ensuite d’aller chez la princesse de Conti : on y va. Elle en fut ravie, et dit qu’il falloit faire entendre cela à la Reine. La Reine a un balcon, et, ne voulant pas faire semblant de savoir qui c’étoit, dit qu’elle étoit fort obligée à ceux qui lui avoient bien voulu donner un si agréable divertissement.

Le lendemain, M. de Nemours[18] envoya faire des compliments à la maréchale, et la prier de l’excuser si par le passé il avoit su si mal se prévaloir de l’avantage qu’il avoit d’être son voisin ; et quelques jours après il la vint voir à demi-guéri. C’étoit le soir en été : avant qu’il entrât, des cornets à bouquin avoient joué le plus agréablement du monde dans la cour de la maréchale. Le Pailleur, qui s’étoit douté d’abord de ce que c’étoit, envoya dire qu’on fît boire les menestriers. Le bon prince en entrant dit : « Madame, j’ai trouvé là-bas des cornets à bouquin qui s’en alloient ; les auriez-vous congédiés ? — Non, monsieur, répondit-elle. — Vraiment, madame, si j’eusse su cela, je les eusse fait revenir. — Mais voudriez-vous entendre des violons ? on tâcheroit d’en avoir. — Hé ! La Barre[19], dit-il, voyez si vous trouveriez des violons. » Aussitôt on entend ronfler les vingt-quatre violons ; le bonhomme devint amoureux d’elle. Il la venoit voir fort souvent, quoiqu’il ne pût aller sans être aidé par quelqu’un. Un jour en montant il se laissa tomber. Elle, qui du second étage descendoit dans sa chambre, s’en aperçut ; mais pour lui faire plaisir elle retourna sur ses pas sans faire semblant de rien. En se relevant il demanda à son écuyer La Chaise : « Madame ne m’a-t-elle point vu ? — Non, monsieur. » La maréchale étant descendue : « Madame, lui dit-il, n’avez-vous point ouï tomber quelqu’un ? La Chaise a fait un beau par terre. »

Un jour il demanda à la maréchale si elle ne vouloit point s’aller promener en quelque maison. « Je le veux bien, répondit-elle : envoyons chercher de nos voisines. » Ces voisines venues : « Où irons-nous ? Vous plairoit-il aller vers la porte Saint-Antoine ? Après voudriez-vous aller à Bagnolet, à Charonne ou à Conflans ? — Où vous voudrez, dit la maréchale. — Cocher, va donc à Conflans. » Les y voilà arrivés. On heurta long-temps sans qu’il vînt personne : les dames commençoient à s’ennuyer ; lui feignit des impatiences étranges. Il appelle une paysanne. « Ma grande amie, n’y a-t-il personne ? ne sauroit-on entrer ? ne sauriez-vous nous donner du lait chez vous ? » Enfin, on ouvre une petite porte, et une femme dit assez malgrâcieusement que M. le premier président y devoit[20] coucher. « Hé ! ma grande amie, nous ne voulons que nous promener et qu’on nous donne du lait. — Bien, monsieur, pourvu que vous n’y soyez guère. » Après il vint un homme qui, d’un air assez rude, lui dit : « Que demandez-vous, monsieur ? » et en même temps dit à cette femme : « Retirez-vous, vous n’êtes qu’une bête. » M. de Nemours lui dit ce qu’il avoit dit à cette personne. « Oui da ! monsieur, répondit l’autre, oui da. » On entre donc. Les dames, et surtout Le Pailleur, sentirent bien je ne sais quelle odeur de sauces. Le bon seigneur, qui ne pouvoit se promener, les fit tenir dans une salle où l’on ne servit d’abord que du lait et quelques autres bagatelles. Après, voici des gens qui, au son du violon et en cadence, mettent le couvert, et servent une collation toute feinte. Cela fait, il prie les dames d’aller faire un tour dans le jardin : au retour elles trouvèrent une véritable collation qui étoit magnifique. Il y avoit des galanteries à la vieille mode, car on servit des pâtés pleins de petits oiseaux en vie, qui avoient au col des rubans des couleurs de la maréchale ; il y en avoit aussi un de petits lapins blancs en vie avec des rubans de même. Il fit présenter après la collation des bassins de gants d’Espagne, et n’oublia rien de tout ce dont il put s’aviser pour divertir celle à qui il vouloit plaire.

Ce M. de Nemours avoit étudié l’art de faire des ballets ; il en avoit fait plusieurs, et avoit eu la curiosité d’en faire de grands livres, où toutes les entrées étoient peintes en miniature. Il avoit été de tous les carrousels, soit de France, soit de Savoie.

Le feu roi (Louis XIII) fit une fois chez lui un concert où tous ceux de la musique de la chambre chantoient ; il en avoit mis M. de Mortemart et M. le maréchal de Schomberg : lui-même aussi en étoit. M. de Nemours, par grande grâce, y fit entrer Le Pailleur, et il avoit dit au Roi qu’il s’entendoit fort bien en musique. On y chanta sur la fin des airs du Roi. Le Pailleur, pour faire sa cour à demi-haut, dit : « Ah ! que ce dernier air mériteroit bien d’être chanté encore une fois ! » Le Roi dit : « On trouve cet air-là beau, recommençons-le. » On le chanta encore trois fois. Le Roi battoit la mesure. Il avoit proposé de faire une symphonie depuis les plus bas instruments jusques aux trompettes, et il vouloit qu’il n’y entrât personne qui ne sût la musique, et pas une femme ; « car, disoit-il, elles ne peuvent se taire. — Ah ! Sire, dit M. de Nemours, madame la maréchale de Thémines en doit être. — Pour elle, répondit le Roi, je le veux bien. »

Un artisan devint amoureux d’elle à Charenton, en la voyant dans sa place où elle se démasquoit quelquefois. Cet homme, emporté par sa passion, s’en va chez elle, demande à lui parler, et, tout interdit, ne put jamais lui dire autre chose, sinon qu’il avoit un procès contre elle. Elle fait appeler Le Pailleur, demande ce que ce pouvoit être. Le Pailleur s’informe de cet homme, il n’y trouvoit aucune raison : il revint plusieurs fois et ne savoit que leur dire. Il rôda long-temps autour du logis, et enfin on le trouva mort derrière les murailles de Luxembourg. Elle logeoit alors auprès des Carmes-Déchaussés.

Voici une histoire encore plus étrange. La fille d’un gentilhomme de Beausse nommé Herville devint amoureuse en tout bien et tout honneur du ministre de Châteaudun nommé Lamy, qui étoit un homme bien fait, mais pauvre. Le père de la fille ne pouvant consentir à ce mariage, elle tomba dans une telle mélancolie, qu’enfin, de peur d’accident, il fut contraint de s’y résoudre. Le père lui porte donc des articles à signer. « Ah ! dit-elle, il n’est plus temps. » À trois jours de là, on la trouva noyée sur le bord du Loir.

Un abbé de Calvières, en Languedoc, ayant su que mademoiselle de Gouffoulens, de la maison d’Hauterive, dont il étoit amoureux, étoit morte, protesta qu’il ne lui survivroit pas long-temps. En effet, il refusa toutes sortes d’aliments durant quelques jours, avec une grande constance, et en mourut. On dit pourtant qu’on lui avoit persuadé enfin de manger, mais que les passages se trouvèrent bouchés ; tous les boyaux s’étoient rétrécis.

Vous voyez que la maréchale, en maris et en galants, n’a jusqu’ici que des vieillards ; mais elle eut un jeune galant lorsqu’elle ne fut plus jeune : c’est Monferville, fils du frère de Blainville, premier gentilhomme de la chambre ou grand-maître de la garde-robe, qui fut ambassadeur en Angleterre. C’étoit un fort beau garçon, mais un peu trop doucereux et trop normand. Il ne passoit pas pour un homme fort friand de la lame. Il ne manque pas d’esprit. On ne sait s’ils étoient mariés ou non, car on n’a vu ce garçon se marier qu’après la mort de la maréchale ; cependant il sembloit qu’il cherchât à se marier. La connoissance venoit de ce que ce garçon logeoit avec sa sœur dans une maison qui étoit à la maréchale, et elle logeoit dans une autre tout contre qui étoit aussi à elle. On l’accusoit d’avoir dit qu’une fois il avoit eu une côte enfoncée en portant des sacs d’argent qu’une dame lui avoit donnés. Le Pailleur, qui voyoit que la maréchale, par facilité, se laissoit accabler à toute la parenté de cet homme, trouva moyen de le faire sortir de cette maison et de faire passer à la maréchale une partie de l’année à la campagne.

La maréchale alla mourir à Poitiers, sept ou huit ans après[21]. Elle avoit juré de ne rentrer d’un an dans sa maison de Paris, à cause de la mort d’une vieille fille qui étoit à elle il y avoit trente ans ; on l’appeloit Boisloré ; elle étoit bâtarde d’un gentilhomme. La maréchale étoit d’un tempérament doux et mélancolique ; cette fille étoit fort sage et fort aimable. Aussi la maréchale l’aimoit jusqu’à lui faire des bouillons quand elle étoit malade, et elle l’étoit souvent. La maréchale lui avoit donné une petite terre que l’autre lui rendit par son testament.

La maréchale n’avoit que cinquante-sept ans quand elle est morte ; mais il étoit temps qu’elle mourût, car elle ne pouvoit plus subsister : le jeu et Monferville l’avoient incommodée ; cependant elle n’a pas laissé un sou de dettes. Quand elle alloit faire un voyage, elle payoit tout ce qu’elle devoit. Elle tomba malade à Poitiers en passant ; elle vouloit aller voir ses parents. Elle mourut faute de sang ; on ne lui en trouva pas une goutte dans les veines.

  1. Elle s’appeloit Marie de La Noue.
  2. François, seigneur de La Noue, dit Bras de fer, mort en 1591. Ayant eu le bras fracassé au siége de Fontenai-le-Comte, en 1570, on lui avoit fait un bras de fer, avec lequel il pouvoit tenir la bride de son cheval.
  3. Le brave La Noue fut fait prisonnier, au mois de juin 1580, par Philippe de Melun, vicomte de Gand, qu’on appeloit le marquis de Risbourg. Quoiqu’il fût parent de La Noue, le marquis abusa de sa victoire au point de faire massacrer sous les yeux de La Noue plusieurs des gentilshommes qui avoient combattu avec lui, et il livra ensuite son prisonnier aux Espagnols. (Voyez la Vie de François de La Noue, par Amirault ; Leyde, Jean Elzévier, 1661, in-4o, p. 263.)
  4. Odet de La Noue-Téligny.
  5. Ce Recueil est intitulé : Poésies chrétiennes ; Genève, 1594, in-8o. Il avoit publié en 1588 un petit volume de quarante-sept pages, ayant pour titre : Paradoxe, que les adversités sont plus nécessaires que les prospérités : et qu’entre toutes l’état d’une prison est le plus doux et le plus profitable ; Lyon, Jean de Tournes, petit in-8o. C’est une pièce très-médiocre, mais fort rare.
  6. Le sieur Bellengreville fut reçu dans la charge de prévôt de l’hôtel, en 1604. (Voyez le Prévôt de l’hostel, par Pierre de Miraulmont ; Paris, 1615, p. 146.)
  7. Il étoit homme de service, mais il ne savoit pas lire. Il prenoit dans les heures le calendrier pour les litanies. (T.)
  8. Livrée de couleur jaune.
  9. Le marquis de Thémines mourut le 11 décembre 1621.
  10. Celui qui tua Richelieu. (T.)
  11. Ce mariage fut célébré au mois de septembre 1622.
  12. Ce maréchal de Thémines se nommoit de Lauzières, en son nom ; il avoit été fait maréchal de France et gouverneur de Bretagne, pour avoir arrêté M. le Prince. Le marquis Pompeo Frangipane disoit assez plaisamment : « Non ho mai visto sbirro cosi ben pagato. » Ce même Italien disoit : « Qu’à la cour de France c’étoit une chose ennuyeuse. Di star sempre dritto e scappellato come un cazzo. » Quand on lui demandoit si madame la princesse de Guémenée ou madame la princesse n’étoient pas de belles personnes : « Si, disoit-il, ma quel Pongibo e un bel cavalier. » C’étoit un cadet du feu comte Du Lude. (T.)
  13. Il portoit l’épée, mais on l’accusoit d’avoir été violon ou joueur de luth. Un jour il s’avisa de faire des propositions au conseil, car il se mêloit de bien des choses, pour je ne sais quelles fortifications qu’on pouvoit faire, disoit-il, à bien meilleur marché qu’on ne les faisoit. Alcaume, bon mathématicien, qui y étoit employé, dit : « Messieurs, nous ne sommes pas au temps d’Amphion où les murailles se bâtissoient au son du violon. » Tout le monde se mit à rire, et Chaban fut contraint de se retirer. Ce pauvre homme fut tué depuis par L’Enclos, père de Ninon, avant que d’avoir eu le loisir de se défendre.

    Ce conte me fait souvenir d’une naïveté qu’on attribuoit au feu marquis de Nesle, gouverneur de La Fère, qui étoit pourtant un brave homme : c’est que, comme on eut proposé de faire une demi-lune, il dit : « Messieurs, ne faisons rien à demi pour le service du Roi, faisons-en une tout entière. » (T.) — Molière s’est heureusement emparé de ce mot dans ses Précieuses ridicules.

  14. Un fou qui n’a jamais rien fait de plaisant qu’un livret qu’il appeloit la Courte joie des huguenots. C’est qu’il avoit pensé mourir. (T.)
  15. Ce Le Pailleur étoit un homme singulier auquel Tallemant consacre un article à la suite de celui-ci.
  16. François de Porchères d’Arbaud, membre de l’Académie françoise. Les ouvrages de ce poète sont répandus dans les Recueils du temps.
  17. Elle logeoit dans la rue Christine. (T.) — M. de Nemours habitoit l’hôtel de Nevers, sur le terrain duquel a été construit l’hôtel de la Monnoie.
  18. Il avoit alors soixante-cinq ans. (T.)
  19. C’étoit un musicien, grand danseur qui étoit à lui. (T.)
  20. Le château de Conflans, qui est devenu depuis la maison de campagne des archevêques de Paris, appartenoit alors à Nicolas Le Jay, premier président au Parlement. Ce magistrat mourut en 1640.
  21. En 1652. (T.)