Les Historiettes/Tome 3/24

Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 180-185).


LE MARÉCHAL DE GUÉBRIANT[1].


Le maréchal de Guébriant étoit de Bretagne, et bien gentilhomme. Il avoit étudié, et, s’il eût eu assez de bien pour cela, il auroit été conseiller à Rennes ; mais il n’avoit que deux mille livres de rente.

Un jour, étant à Paris, la nuit il entendit du bruit dans la rue, comme de gens qui se battoient ; il descendit, et, voyant un homme assez mal accompagné attaqué de plusieurs autres, il se met du côté du plus foible, et le tire de leurs mains : c’étoit le baron Du Bec[2] que le marquis de Praslin, qui fut tué à la bataille de Sedan, assassinoit par jalousie ; car ils étoient rivaux, et le baron étoit mieux traité que lui. On reconnut ensuite l’épée du marquis[3], qui étoit demeurée sur la place. Guébriant dit au baron que s’il découvroit jamais qui lui avoit fait un si lâche tour, et qu’il s’en voulût ressentir, il le prioit de lui faire l’honneur de le prendre pour son second. En effet, ils se battirent et ils eurent l’avantage[4].

Ce duel obligea le baron à se retirer à la campagne chez sa sœur qui étoit nouvellement démariée d’avec M. des Spy (ou Chepy), homme de qualité. Cette affaire ne fut pas trop honorable à la dame ; car elle dura dix ans, et elle est retournée plus d’une fois avec son mari. Enfin, il consentit à la dissolution, et épousa une fille. En ayant eu un enfant, il envoya prier mademoiselle Du Bec de la présenter au baptême. Elle répondit qu’elle le feroit volontiers, si elle croyoit que cet enfant fût de lui. Elle s’éprit de Guébriant, qui étoit bien fait, l’épousa et lui acheta une compagnie aux gardes : elle avoit peut-être cinquante mille écus de bien.

Durant le désordre de Corbie, il se jeta dans Guise, et rendit par ce moyen un grand service, car la place eût été attaquée et prise sans ce secours. Au retour de là, sa femme, qui a toujours eu de l’ambition, et qui vouloit pousser son mari, crut qu’il en falloit faire un titolado[5] ; et, pour le faire appeler Monsieur le comte, elle s’avisa de feindre qu’elle avoit perdu un chien, et fit dire au prône que quiconque l’auroit trouvé le portât chez M. le comte de Guébriant.

Après cela, Guébriant fut envoyé dans la Valteline avec qualité de maréchal-de-camp. Il dit d’abord à M. de Rohan qui y commandoit : « Monsieur, je suis assuré que je vous obéirai bien ; mais je vous avoue que je ne sais point le métier de maréchal-de-camp : daignez prendre la peine de m’instruire. » Cela plut fort à M. de Rohan.

Depuis, il fut envoyé en Allemagne mener un secours de deux mille hommes au duc de Weimar, qui, voulant avoir deux maréchaux-de-camp françois, demanda Guébriant, sur le témoignage que M. de Rohan lui en rendit, quand il le fut trouver un peu avant la bataille de Rheinfelden.

Le duc de Weimar fit bien voir le cas qu’il en faisoit, car il lui laissa en mourant[6] son cheval et ses armes. Il oublioit son épée ; mais Feret, son secrétaire françois, l’en fit ressouvenir, et il la lui laissa aussi. Guébriant, que nous appellerons le comte de Guébriant, par respect et par politique, ne voulut jamais monter sur ce cheval, et le faisoit même mener en main à l’abreuvoir. Cela lui gagna terriblement le cœur des Weimariens ; car, quand ils voyoient passer ce cheval, ils lui ôtoient le chapeau.

Feret, secrétaire françois du duc de Weimar, dit qu’il légua bien ses armes à Guébriant, mais qu’il légua son cheval au Roi, et qu’il fut amené à la grande écurie. Il lui avoit coûté trois mille livres. Il étoit fort doux pour Weimar ; mais il ne vouloit point souffrir qu’un autre le montât, au moins y avoit-on bien de la peine. Guébriant le monta, dit Le Laboureur, et après sa mort il fut mené chez le Roi, où il est mort[7].

Le comte commanda cette armée en la place du duc de Weimar. Sa feinte ivrognerie lui servit aussi beaucoup ; car, quoiqu’il ne bût d’ordinaire que de l’eau, avec eux pourtant il faisoit la débauche, et escamotoit si adroitement qu’il leur faisoit accroire qu’il s’enivroit, puis il se laissoit tomber sous la table[8]. On dit qu’ils en étoient charmés.

Il défit Lamboy, et fut fait maréchal de France, du temps que le cardinal de Richelieu avoit M. Le Grand et toute sa cabale sur les bras. En reconnoissance de la dignité qu’il venoit d’avoir, il envoya assurer le cardinal à Perpignan que lui et tous ceux qu’il commandoit étoient à son service ; qu’ils se rendroient où il voudroit à point nommé.

On dit que ce fut M. de Chavigny qui le proposa au cardinal pour gouverneur du Roi, et que le cardinal avoit dessein de lui donner cet emploi.

M. de Noirmoutier en conte une chose qui me l’auroit bien fait estimer autant qu’autre qu’il ait faite. « Un peu avant sa mort, disoit-il, moi qui étois maréchal-de-camp dans les troupes de Rantzau en Allemagne, je lui écrivis pour quelque affaire, et lui donnois du monseigneur. La première fois qu’il me rencontra, il me dit que je me faisois tort, et qu’il me prioit de ne plus le traiter ainsi. Je répondis que je lui devois cela, que je le reconnoissois pour chef de la noblesse, et que tous les gentilshommes qui ne donneroient pas du monseigneur à messieurs les maréchaux de France, se feroient tort à eux-mêmes. — Pour moi, répliqua-t-il, je n’ai eu cette dignité que par pur bonheur, et une personne de la maison de La Trimouille[9] ne me doit point donner du monseigneur. M. le marquis de Montausier, qui est maréchal-de-camp sous moi, ne m’écrit que monsieur, et si vous me traitez autrement, vous m’obligerez à me plaindre de lui : enfin, je brûlerai vos lettres, si vous ne me promettez ce que je vous demande, et je vous en serai infiniment obligé. » Je ne crois pas que M. de Noirmoutier lui ait écrit depuis, car le maréchal fut tué malheureusement au siége de Rothweil, peu de temps après. La Reine, car c’étoit au commencement de la régence, alla voir la maréchale, et on enterra le maréchal dans Notre-Dame[10], honneur qu’on n’avoit fait encore qu’au maréchal de Brissac.

  1. Jean-Baptiste Budes, comte de Guébriant, maréchal de France, né en 1602, mort en 1643.
  2. La maison du Bec Crespin, en Normandie, est une bonne maison ; ils viennent des Grimaldi, de la famille du prince de Monaco. (T.)
  3. Le marquis de Praslin étoit brave, mais méchant ; il empoisonna avec de l’antimoine je ne sais combien de Wourmans en Hollande ; il en avoit été battu en je ne sais quelle rencontre, où il avoit fait l’insolent. (T.)
  4. Je pense que Guébriant eut tout l’honneur du combat, car le baron étoit méchant soldat : témoin La Capelle, qu’il défendit si mal. (T.)
  5. Un homme titré.
  6. Bernard de Saxe, duc de Weimar, mourut de la peste, le 18 juillet 1639. On prétend qu’il fut empoisonné.
  7. Ce cheval s’appeloit le Rabe, en allemand le Corbeau. « Le comte, dit Le Laboureur, le monta dans tous les combats où il se trouva depuis, où l’on a pu dire qu’il combattoit sous son maître, puisque l’on a souvent remarqué qu’il accabloit des ennemis sous ses pieds, ou bien qu’il les mordoit à sang. Il a souvent rapporté des blessures qui n’ont pas été sans récompense, puisque le comte, son maître, le voyant vieil lors de sa mort……… le laissa au Roi par testament, et pria Sa Majesté de le faire nourrir le reste de sa vie dans sa grand’écurie. Il étoit fort gros et grand ; il avoit l’encolure courte et ramassée, la tête grosse, et étoit entier. » (Histoire du maréchal de Guébriant ; Paris, 1656, in-folio, p. 128.)
  8. Le duc de Weimar avoit deux buveurs d’eau maréchaux-de-camp, Guébriant et Montausier. (T.)
  9. Noirmoutier en est. (T.)
  10. Cette cérémonie eut lieu dans l’église Notre-Dame de Paris, le 8 juin 1644. L’Oraison funèbre du maréchal y fut prononcée par Grillié, évêque d’Uzès. Imprimée en 1656 dans le même format que l’histoire du maréchal, elle y est ordinairement réunie.